HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE VIII. — CONSULTE DE LYON. - TRAITÉ D'AMIENS. - SAINT-DOMINGUE.

 

 

On aurait une bien fausse idée du caractère du Premier Consul, de ses plans, des inquiètes facultés de ce fatal génie, si l'on supposait qu'en possession d'une si haute fortune et satisfait des succès extraordinaires qui avaient signalé la fin de l'année 1801, il allait pour un temps, sinon jouir en paix de sa gloire, du moins s'appliquer à consolider les résultats acquis. Comblé de pouvoirs et d'honneurs, possédant au dehors une prépondérance incontestée, au dedans une autorité sans bornes, exerçant une sorte de fascination sur ses contemporains dont l'imagination s'emparait avec avidité des thèmes qu'il leur jetait en pâture, et prêtait à toutes ses actions une couleur légendaire, il ne tenait qu'à lui de donner l'essor à la prospérité intérieure et de devenir encore plus grand dans la paix qu'il ne l'avait été dans la guerre. Mais de telles pensées étaient bien loin de son esprit ; il était déjà tout entier à de nouvelles aventures. Les merveilleux avantages diplomatiques qu'il venait de remporter, la paix signée avec tous les grands États de l'Europe résignés désormais à laisser à notre pays non-seulement une complète indépendance, mais une grande influence dans le monde, tous ces bienfaits inestimables conquis au prix de tant de sang, étaient à ses yeux comme des biens personnels, faits pour servir à des spéculations nouvelles et pour être dépensés au profit exclusif de sa propre grandeur.

Les préliminaires de Londres, objet de l'allégresse des peuples, étaient à peine signés, qu'au risque d'entraver la conclusion -de la paix définitive dont les conditions allaient être débattues à Amiens, Bonaparte poursuivait déjà avec sa menaçante et fiévreuse activité trois ou quatre entreprises différentes, réalisables il est vrai dans ce premier moment de surprise, grâce à la lassitude passagère des puissances, mais dont une seule était plus que suffisante pour rallumer inévitablement la guerre dans un temps donné. Il profitait de son succès pour précipiter l'achèvement de ses projets, comptant sur la stupeur des uns, sur la faiblesse des autres, exploitant le silence comme un consentement, et prêt à mettre la main sur son épée le jour où l'on oserait les discuter. Il réalisait de fait la confiscation définitive de tous ces petits États qui depuis la Révolution étaient tombés sous notre dépendance, mais à titre provisoire, disait-on, dans leur propre intérêt et par suite des nécessités de la guerre, tels que la Hollande, la Suisse, la république de Gênés, enfin la Cisalpine. Traités le plus souvent en provinces conquises par leurs libérateurs, ces États avaient embrassé les principes de notre révolution, ils avaient adopté des institutions analogues aux nôtres, ils avaient accepté toutes les charges dont nous les avions accablés, dans l'espoir de racheter leur liberté au prix même de ces sacrifices. On avait encouragé cette espérance. Tout récemment le traité de Lunéville avait solennellement consacré leur indépendance. L'article XI de ce traité, œuvre de Bonaparte lui-même, était ainsi conçu e Les parties contractantes se garantissent mutuellement l'indépendance des républiques batave, helvétique, cisalpine et ligurienne, et la liberté aux peuples qui les habitent d'adopter telle forme de gouvernement qu'ils jugeront convenable. » Cet article donnait à l'Autriche un droit formel d'intervenir en leur faveur. Il était difficile d'imaginer comment cette garantie d'indépendance pourrait avoir pour effet d'imposer à ces peuples un régime calqué sur la dictature consulaire ou émanant d'elle. Telle était pourtant l'interprétation qu'allait lui donner notre politique. Perpétuer en l'aggravant encore la sujétion qui avait pesé sur ces républiques, n'était pas seulement dangereux, vu les justes mécontentements qu'une telle prétention devait créer en Europe, t'était inutile vis-à-vis d'États sans défense contre nous, qui nous étaient attachés par intérêt, avaient besoin de notre protection et ne demandaient qu'à vivre en paix sous notre influence. Mais ces projets funestes étaient déjà en voie d'exécution ; le Premier Consul poursuivait en outre un plan de reconstitution de notre ancienne puissance coloniale, au moyen d'une expédition à Saint-Domingue, dessein qui n'était pas de nature, à soulever autant de difficultés, mais qui, fondé sur les mêmes illusions que l'expédition d'Égypte, devait amener des désastres plus grands encore.

Ainsi, la paix d'Amiens n'était pas encore conclue que Bonaparte se hâtait de consommer tous les faits qui devaient l'empêcher d'être durable. Il engageait et compromettait l'avenir avant même d'avoir assuré le présent. Et tous ces projets d'agrandissement dans lesquels il se proposait de faire figurer au premier plan, non la France, mais sa propre personne, afin d'y gagner un nouvel éclat, ne devaient servir eux-mêmes qu'à accroître son pouvoir à l'intérieur : ils étaient la préface nécessaire et calculée d'une nouvelle usurpation. Celui qui allait se faire décerner en Italie une véritable royauté sous le nom de président de la Cisalpine pouvait-il se contenter de la dictature temporaire en France ? Si ses invectives tour à tour dédaigneuses et irritées contre tous les hommes qui avaient conservé quelque attachement pour la liberté, si ses empiétements successifs sur tous les pouvoirs n'avaient pas annoncé assez clairement ses intentions, cette toute-puissance décernée à l'étranger n'allait-elle pas être au dedans une invitation significative adressée à la peur et à la servilité ? Porter le dernier coup à cette opposition détestée dont la censure même murmurée à voix basse lui était devenue insupportable, effacer de la Constitution cette limite de temps, la seule qui eût été mise à son pouvoir, faire rentrer dans le néant cette ombre de pouvoir législatif qu'il avait jusque-là soufferte à ses côtés, tel devait être le prix de cet accroissement de puissance au dehors.

Il importait d'opérer avec rapidité tous ces changements, afin de pouvoir opposer le fait accompli au négociateur anglais. Lord Cornwalis n'était pas encore arrivé à Amiens que la nouvelle constitution destinée à la Cisalpine était déjà écrite, et celle de la Hollande, imposée. Bonaparte n'avait pu songer encore à se faire décerner la magistrature suprême dans la république batave ; c'était assez de la convoiter en Italie : en allant plus loin il eût dépassé la mesure. Il se contenta donc d'un changement d'institutions qui lui permettrait d'y régner en la personne de ses créatures ; mais il voulut que ce changement parût appelé par les Hollandais eux-mêmes. La république batave avait un gouvernement composé d'un directoire et de deux chambres législatives. Le Premier Consul, d'accord avec l'ambassadeur hollandais Schimmelpennink, soumit au suffrage de ces deux chambres la nouvelle constitution qu'il destinait à la Hollande. Cette constitution instituait un président éligible pour trois mois, clause qui disait assez la nature des pouvoirs qu'on laissait à cette espèce de commis. Les deux chambres dont on croyait la docilité assurée, s'honorèrent en repoussant la constitution : elles furent chassées du lieu de leurs séances par le Directoire aidé d'Augereau. a Cette opération, dit le Moniteur du 26 septembre 1801 en racontant ce coup d'État, s'est faite dans le plus grand calme. Le Directoire a. pris cette décision dans sa sagesse, avec l'approbation des présidents des deux chambres, et uniquement pour laisser au peuple le temps d'user de ses droits. » La nouvelle constitution fut en conséquence soumise au vote des populations. Sur 416.419 citoyens ayant le droit de suffrage, 52.219 votèrent contre, le reste se tut. Ce silence fut interprété comme un consentement, et la constitution fut proclamée. Ainsi fut consacrée l'indépendance de la république batave (17 octobre 1800).

Dans son exposé de la situation de la république, présenté à quelques jours de là au Corps législatif français, Bonaparte osa féliciter la Hollande de l'événement dont elle venait d'être le témoin et la victime, il l'apprécia en ces termes : « La Batavie reprochait à sort organisation de n'avoir point été conçue pour elle.... le principe du gouvernement est que rien n'est plus funeste au bonheur des peuples que l'instabilité dans les institutions, et le directoire batave a été constamment rappelé à ce principe. Mais enfin le peuple batave a voulu changer et il a adopté une constitution nouvelle. Le gouvernement l'a reconnue et il a dû la reconnaître parce qu'elle était dans la volonté d'un peuple indépendant. »

Telle était la sincérité de ces fameux comptes rendus où tous les faits sont groupés d'une façon si spécieuse et si brillante. On peut juger avec quels sentiments de pareilles déclarations étaient lues par les peuples qui savaient si bien à quoi s'en tenir sur leur exactitude Cependant cette population calme et patiente s'abstint de toute démonstration, jugeant la plainte vaine, la résistance impossible. Le cabinet de Londres, obsédé en ce moment même des réclamations du prince d'Orange, mais peu désireux de recommencer la guerre, se borna à demandera si l'on voulait faire de la Hollande une annexe de la France, comme on avait fait de la Belgique ? » A quoi Otto répondit : « que chaque État avait le droit de s'organiser comme il l'entendait, que la Hollande libre, parfaitement libre, avait son représentant à Paris comme toute autre puissance. » Et sur cette franche et cordiale explication tout fut dit, du moins pour le moment.

C'était avec les mêmes arrière-pensées que le Premier Consul se mêlait activement aux querelles intestines de la Suisse dans lesquelles on a tant de fois célébré l'impartialité et le désintéressement de son intervention. Depuis qu'à son instigation les patriotes vaudois, aveuglés par leur haine contre la tyrannie bernoise, avaient appelé sur leur pays le malheur de l'invasion étrangère, et depuis que le Directoire avait mis la Suisse au pillage pour subvenir aux dépenses de l'expédition d'Égypte, cette république avait connu à, la fois les maux de la servitude et tous ceux de l'anarchie, la domination française étant intéressée à entretenir les discordes intérieures pour se perpétuer elle-même. Les armées de la coalition n'avaient pas tardé à envahir son territoire, et sous prétexte de la délivrer lui avaient apporté tous les ravages de la guerre. Retombée sous notre dépendance à la suite de la victoire de Zurich, livrée aux luttes de ses partis qui, tantôt au nom du principe fédéral, tantôt au nom de l'idée unitaire, cherchaient la satisfaction de leurs rancunes ou le rétablissement de leurs privilèges, les promesses du traité de Lunéville lui avaient rendu l'espérance de retrouver cette salutaire neutralité qui l'avait si longtemps préservée.

Mais les troupes françaises n'évacuèrent nullement le territoire suisse. Le Premier Consul ne pouvait songer à traiter les Suisses aussi cavalièrement que les Italiens. Ni la fierté qu'ils avaient conservée de leurs mœurs républicaines, ni les ombrages de l'Europe inquiète ne lui permettaient de se faire décerner ouvertement en Suisse le pouvoir dont il s'emparait dans la Cisalpine, mais il s'efforça d'y atteindre au même but sous un nom différent et par des moyens plus couverts. Il adopta à l'égard de la Suisse une politique très-simple qui consistait à y rendre tout gouvernement impossible, jusqu'à ce que les cantons s'en remissent à sa discrétion. A côté de cet objet principal de son intervention dans les affaires intérieures de la Suisse, il poursuivait un objet secondaire qui était d'ajouter aux deux départements du Mont-Terrible et du Léman, que la France s'était déjà taillés sur les domaines de la Confédération, le canton du Valais qu'il avait résolu de s'approprier pour communiquer plus librement avec l'Italie par le Simplon.

Sous l'influence de son action habilement dissimulée, mais tenace et incessante, les gouvernements succédaient aux gouvernements sans réussir à se consolider. Exploitant les griefs que les partis nourrissaient les uns contre les autres, faisant tour à tour pencher la balance en faveur des factions opposées, poursuivant d'une haine spéciale le parti unitaire comme le plus propre à faire triompher les idées d'indépendance, il protestait en toute occasion de son intérêt pour la liberté suisse, de son désir de voir la stabilité rétablie dans les institutions, en ayant grand soin toutefois de ne jamais sortir de ces assurances générales que chacun pouvait interpréter dans le sens de ses propres vœux. Chaque fois qu'on lui soumettait un projet d'organisation, il l'approuvait ou le critiquait en termes obscurs et enveloppés comme ceux de l'oracle ; il y joignait les plus sages avis en assurant ne vouloir se mêler de rien ; mais bientôt la nouvelle administration, minée par un mal secret, dépérissait comme un arbre frappé dans sa racine. La rapidité avec laquelle ces administrations se succédaient les unes aux autres était une énigme pour les contemporains ; elle a été souvent Invoquée par les historiens comme une preuve de la nécessité qui appelait Bonaparte à jouer en Suisse le rôle de la Providence. Le mystère peut être facilement éclairci pour celui qui veut interroger les faits au lieu de se contenter de ces apparences mensongères que les gouvernements jettent si facilement sur leurs actes les plus odieux. Ici encore il suffit, pour rétablir la vérité, de rapprocher des fictions complaisantes de l'exposé de la situation de la république les instructions secrètes que Bonaparte adressait à ses agents.

« Souvent, disait-il dans l'Exposé lu au Corps législatif, l'Helvétie a soumis au Premier Consul des projets d'organisation, souvent elle lui a demandé des conseils, toujours il l'a rappelée à son indépendance.

« Souvenez-vous seulement, a-t-il dit quelquefois, du courage et des actes de vos pères. Ayez une organisation simple comme leurs mœurs.... Surtout pour l'exemple des peuples de l'Europe, conservez l'égalité et la liberté à cette nation qui leur a la première appris à être indépendants et libres. » Ce n'étaient là que des conseils et ils ont été faiblement écoutés. L'Helvétie est restée sans pilote au milieu des orages. Le ministre de la république n'a montré qu'un conciliateur impuissant aux partis divisés. »

Voici maintenant les instructions qu'il faisait donner à ce conciliateur, le citoyen Verninac, notre représentant en Helvétie. L'exposé cité plus haut est du 22 novembre, les instructions sont du 30 :

« Le citoyen Verninac ne doit faire aucun acte ostensible, mais faire connaître confidentiellement que je suis très-mécontent de l'esprit de réaction qui paraît diriger les landammans et le petit conseil ; que je ne souffrirai pas qu'on insulte à tous les hommes de la Révolution, à tous ceux qui ont montré de l'attachement à la République ; que j'ai vu avec peine que déjà le gouvernement oubliait les principes de la modération.... que ce gouvernement n'est point légitime puisque le Corps législatif n'avait pas le droit de culbuter la diète, que d'ailleurs le Corps législatif n'est composé que de seize membres, et que c'est étrangement se jouer des nations que de croire que la France reconnaîtra la volonté de seize individus comme le vœu du peuple helvétique, etc., etc. »

Ces scrupules si nouveaux chez l'homme qui avait fait le 18 brumaire, s'attaquaient à l'administration d'Aloys Reding, caractère chevaleresque et généreux, patriote qui avait combattu pour l'indépendance de son pays et qui était la plus grande popularité du moment.

« Le citoyen Verninac, poursuivait Bonaparte, doit dans toutes les circonstances et publiquement dire que le gouvernement actuel ne peut être considéré que comme provisoire, et faire sentir que non-seulement le gouvernement français ne l'approuve pas, mais n'est point satisfait de sa composition et de sa marche. Ceci doit se faire sans écrit, sans imprimé et sans éclat[1]. »

Telle était la réalité de cette politique d'abstention et des pacifiques intentions du conciliateur Verninac. Reding vint à Paris pour tâcher de s'entendre avec le Premier Consul, mais il n'en obtint que des assurances générales pour la liberté et le bonheur de ses compatriotes avec des promesses d'appui qui se traduisirent par des attaques sourdes mais incessantes de la part de Verninac[2]. « Il est vrai, lui écrivait Bonaparte, que vous êtes sans organisation, sans gouvernement, sans volonté nationale. Pourquoi vos compatriotes ne feraient-ils pas un effort[3] ? » Reding n'était pas homme à comprendre cet effort dans le sens des désirs du Premier Consul ; aussi fut-il bientôt renversé, et tel fut le sort de tous ceux qui lui succédèrent, jusqu'à ce que Bonaparte, impatienté de la lenteur d'intelligence de ce peuple insensible aux avantages de sa médiation suprême, se la fit décerner par ses propres créatures et l'imposa à la tête d'une armée.

Les choses exigeaient beaucoup moins de ménagements en Italie, où les esprits étaient depuis longtemps façonnés à la docilité ; aussi était-ce là que Bonaparte avait résolu de faire surgir l'événement destiné à avertir et à stimuler la France. Pour le rendre encore plus facile à réaliser, il avait à dessein maintenu dans le provisoire les institutions de la Cisalpine, en sorte que tout le monde y aspirait à une situation plus assise. Le moment venu, on fait répandre dans tout le Milanais le bruit que la Cisalpine va être appelée à un ordre de choses plus solide et plus durable, que les Italiens vont enfin connaître des jours meilleurs, être mis en demeure de prouver par leur patriotisme s'ils sont dignes du nom de peuple libre, que le Premier Consul s'occupe, de concert avec leurs Plus éminents concitoyens, d'achever son ouvrage en donnant des lois à cette république fille de son génie, qu'il va mettre à exécution des projets depuis longtemps formés pour leur indépendance. Des rumeurs du même genre se propagent à Gênes, où l'on avait également empêché qu'il s'établit rien de définitif. Bonaparte avait en effet appelé à Paris quatre ou cinq des hommes les plus considérables de la Cisalpine, entre autres Melzi, Serbelloni et Marescalchi. Il leur avait soumis pour la forme la nouvelle constitution qu'il destinait à leur république. Cette constitution rédigée par Talleyrand sous la dictée de Bonaparte, dans le cours du mois de septembre 1801, fut envoyée le 30 septembre par un courrier extraordinaire â la consulte de Milan, qui devait la discuter secrètement[4], et qui s'empressa de l'enregistrer. Quelques jours après la Cisalpine apprit qu'elle avait enfin des institutions.

La nouvelle constitution, pâle reflet du régime consulaire, instituait comme base de tout le système un corps électoral composé de trois collèges, les possidenti, les dotti et les commercianti, et comptant en tout sept cents électeurs. L'état nominatif du corps électoral de la Cisalpine tenait tout entier dans une page et demie du Moniteur[5]. Sur cette ombre de suffrage, on avait échafaudé des pouvoirs publics non moins débiles et exténués. Une commission de censure, chargée de veiller au maintien de la Constitution et de nommer à certains emplois, rappelait vaguement le Sénat français ; une consulte répondait à peu près au conseil d'État ; un Conseil législatif au Tribunat ; enfin le Corps législatif cisalpin était muet comme son homonyme français. Mais les attributions de ces diverses assemblées étaient encore beaucoup plus restreintes au profit du pouvoir exécutif. Celui-ci était concentré tout entier entre les mains d'un président aux côtés duquel on avait créé un vice-président, personnage encore plus effacé qu'un second consul[6]. Cette simplification, qui effaçait jusqu'aux derniers vestiges de tout élément libéral, représentait exactement celle que le Premier Consul se proposait de réaliser dans les institutions françaises. En parlant à l'Italie, le Solon de la Cisalpine voulait surtout être entendu de la France.

La Constitution acceptée, il fallait procéder à la nomination des autorités, et c'est là l'instant que Bonaparte avait choisi pour apparaître comme le deus ex machina. Supplié par le gouvernement cisalpin de faire lui-même les nominations[7], il lui écrit pour lui exprimer son embarras : « Comment veut-on qu'il puisse de mémoire nommer les hommes les plus clignes à plus de seize cents emplois ? Il ne le peut qu'autant qu'il sera à même de connaître le vœu de tous les ordres et de toutes les classes de la République. Qu'ils avisent donc aux moyens d'opérer un rapprochement[8]. »

Le moyen le plus naturel était un voyage du Consul à Milan ; mais faire venir les représentants de toutes les classes de la Cisalpine en France, au cœur l’hiver, lui parut un moyen bien plus propre à donner une grande idée de sa puissance et à frapper les esprits par la nouveauté du spectacle. Quelque soumise que fût la France, elle n'avait pas encore devant lui l'attitude et le ton d'une nation conquise ; aussi n'eut-il garde de négliger cette occasion de communiquer aux Français la contagion des adulations italiennes. Pétiet, notre agent auprès des Cisalpins, fut chargé de leur insinuer que la ville de Lyon, située à mi-chemin entre Milan et Paris, semblait l'endroit le plus convenable pour une telle réunion, et cette discrète invitation fut aussitôt acceptée comme un ordre par ces Républicains habitués de longue date à comprendre à demi-mot.

En vertu de cette résolution, les personnages les plus importants de la Cisalpine, au nombre d'environ quatre cent cinquante, s'acheminèrent à travers les Alpes au milieu de la saison la plus rigoureuse pour se trouver au rendez-vous que leur avait assigné le Premier Consul. Tout ce qui comptait dans la haute Italie par les lumières, le rang ou les richesses, fut réuni à Lyon clans les premiers jours de janvier 1802. Bonaparte y arriva lui-même le 11 de ce mois, non sans s'être fait attendre comme il convenait à un souverain. Acclamé par les Lyonnais, reçu par les Cisalpins avec des honneurs presque royaux, il s'étudia d'abord à leur plaire par la simplicité de ses manières, la bienveillance de son accueil, l'attention complaisante avec laquelle il écouta leurs observations sur la Constitution et sur le choix de leurs autorités. Il procéda ensuite aux nominations de concert avec eux. Les postes secondaires furent bientôt remplis ; une seule place était laissée vacante à dessein, celle du Président. Bonaparte se l'était réservée dès l'origine, mais, fidèle à ses habitudes de dissimulation, il ne voulait pas la demander ; il espérait qu'elle lui serait offerte spontanément par l'enthousiasme des Cisalpins. Ceux-ci, qui avaient pris au sérieux ses promesses et n'avaient aucune idée de ses désirs secrets, avaient jeté les yeux sur le comte Melzi, personnage le plus considéré et le plus incluent de la Lombardie. Comme après de longs tâtonnements ces naïfs négociateurs ne comprenaient rien aux objections persistantes qu'on opposait à leur combinaison, il fallut enfin démasquer l'artifice et leur apprendre qu'ils n'étaient pas seulement venus à Lyon pour leur propre bonheur, mais aussi pour la plus grande gloire de leur législateur. Les confidents du Premier Consul, Talleyrand, Pétiet, Marescalchi, se chargèrent de les éclairer, et grâce à la révélation qui vint si à propos aider leur enthousiasme, les Cisalpins purent enfin fixer leurs destinées. Ils vinrent à Bonaparte avec une adresse dans laquelle, se calomniant eux -mêmes, ils déclaraient n'avoir pu trouver dans leur propre pays un citoyen qui, par l'ascendant de son nom et de son caractère, fût digne de gouverner leur république et capable de la maintenir. Ils le suppliaient donc d'honorer la Cisalpine en retenant la magistrature suprême et en ne dédaignant pas de garder la grande pensée de leurs affaires au milieu de la direction de celles de la France (25 janvier 1802)[9].

Le lendemain Bonaparte vint en grande pompe leur annoncer son acceptation, sans prendre une peine superflue pour leur déguiser leur abaissement : « Je n'ai trouvé personne parmi vous, leur dit-il brutalement, qua eût assez de droits sur l'opinion publique, qui fût assez indépendant de l'esprit de localité, qui eût enfin rendu, d'assez grands services à son pays pour lui confier la première magistrature. » C'était assez leur dire qu'il ne la tenait que de lui-même. Il leur donna ensuite quelques conseils et des assurances de sa protection, puis il leur notifia les choix qu'il avait faits, entre autres celui de Melzi pour la vice-présidence. Plusieurs orateurs prirent alors la parole pour célébrer ses louanges. « Si la main qui nous a créés, dit Prina, veut bien se charger de nous guider, aucun obstacle ne peut nous arrêter, et notre confiance doit être égale à l'admiration que nous inspire le héros à qui nous devons notre bonheur. » De telles paroles équivalaient au Divis augustus de l'Italie des Césars. Cela dit, la mission de la Consulte était remplie. Cette singulière convention tenue à l'étranger, plus semblable à une captivité ou à une émigration qu'à un mandat civique, était d'un triste augure pour l'avenir de la Cisalpine ; elle se terminait d'une façon fort imprévue pour la plupart de ceux qui l'avaient commencée avec tant de joie, mais les déceptions se dissimulèrent sous les flatteries. Ainsi l'Italie si longtemps foulée et asservie par nous se vengeait en nous enseignant les leçons de la servitude.

Un mot, un mot dénué de toute application actuelle, était pourtant venu consoler les patriotes italiens de leurs humiliations dans la dernière séance de la Consulte, c'était la substitution du nom de république italienne à celui de république Cisalpine ; satisfaction donnée en paroles à des sentiments que Bonaparte n'avait garde d'encourager par des faits sérieux. Il lui eût été facile, s'il l'eût voulu, de donner-dès lors des gages solides à ces espérances d'une renaissance italienne, mais il ne leur permettait de se manifester que dans la mesure où elles pouvaient le servir lui-même. Il avait dans les mains tout ce qu'il fallait pour fonder un grand État dans la haute Italie : Gênes venait de lui adresser la même prière que la Cisalpine, il la tenait à sa discrétion ; il disposait également de cette république de Lucques qu'il avait offerte à l'Espagne au prix de quelques vaisseaux : son agent Moreau de Saint-Méry y gouvernait en maitre ; il occupait le Piémont dont le sort était encore en suspens bien qu'il fût de fait réuni à la France ; enfin la mort du duc de Parme était prévue, et il s'apprêtait déjà à s'emparer de ce duché ; tous ces éléments réunis à la, Cisalpine pouvaient constituer une grande et puissante république dont la fondation eût certainement soulevé beaucoup d'objections en Europe, mais des objections moins vives que celles qui furent motivées par leur annexion à la France. Une telle république eût eu en effet une tendance constante à se rendre indépendante, ce qui eût rassuré l'Europe, mais ce qui n'était pas une perspective de nature à tenter Bonaparte.

Ce n'est donc qu'un mot qu'il jeta en pâture aux illusions des Cisalpins, lorsqu'il autorisa leur république à se parer du nom de la patrie italienne. Loin d'entrer dans leurs vues il ne s'occupait alors des petits Etats italiens que pour les maintenir isolés et les fixer définitivement sous la domination française. Il en agissait ainsi même à l'égard de ce royaume d'Étrurie qu'il avait si singulièrement cédé à l'Espagne « en toute propriété » et où il régnait en souverain absolu en la personne de Clarke et de Murat sous prétexte de diriger les premiers pas du jeune roi. On voit par sa correspondance qu'il y disposait de tout, nommait à tous les postes importants dans l'administration et dans l'armée, réglait la solde et la composition des troupes, et fixait jusqu'au nombre de canons à conserver dans chaque place[10].

La Toscane n'était plus désormais qu'une possession française, où toutefois la conquête était moins compromettante parce qu'elle était plus déguisée.

Pour juger de l'effet que tous ces envahissements devaient produire sur l'esprit des puissances, il importe de ne pas perdre de vue qu'ils furent, non pas successifs comme on les présente d'ordinaire, mais contemporains et simultanés. Si tous ne furent pas consommés au même instant, ce qui eût paru une usurpation par trop flagrante, si par exemple la réorganisation batave précéda la médiation helvétique, si la prétendue constitution de la Cisalpine devança celle de Gênes ou l'incorporation du Piémont, tous ces actes furent commencés, poursuivis, annoncés en même temps par des manifestations non équivoques, qui formaient un étrange contraste avec nos engagements sans cesse renouvelés de respecter l'indépendance de ces républiques.

Au reste, le Premier Consul sentait si bien que cette politique ne pouvait supporter la discussion que, lorsque les conférences s'ouvrirent à Amiens entre Joseph et lord Cornwalis, son premier soin fut d'établir que toutes ces questions seraient écartées des délibérations. Dès l'ouverture des négociations il faisait écrire à Joseph : « Vous regarderez comme positif que le gouvernement français ne veut entendre parler ni du roi de Sardaigne, ni du Stathouder, ni de ce qui concerne les affaires intérieures de la Batavie, de l'Allemagne, de l'Helvétie et des républiques d'Italie. Tous ces objets sont absolument étrangers à nos discussions avec l'Angleterre, et le peu qui a été dit sur quelques-uns d'entre eux dans le cours de la négociation pour les préliminaires, prouve suffisamment qu'il ne faut sous aucun rapport y revenir aujourd'hui[11]. »

C'était dire en d'autres termes que rien de ce qui se passait en Europe ne regardait plus l'Angleterre, et il y avait une illusion singulière à espérer d'elle une semblable abnégation. Au reste cette omission systématique convenait également à l'Angleterre qui avait absolument besoin d'un temps d'arrêt et d'un repos momentané ; aussi, en faisant ses réserves contre ce que le gouvernement français accomplissait dans ces divers États à ses risques et périls, consentit-elle à passer sous silence les changements qui étaient en voie de s'y opérer, convaincue qu'elle ne pouvait ni les approuver, ni s'y opposer pour le moment. Grâce à ce sous-entendu sur le vrai sens duquel on ne pouvait se méprendre ni d'un côté ni de l'autre, le terrain des négociations se trouva tout d'abord déblayé des seuls véritables obstacles à la conclusion de la paix. Dans l'impuissance d'arriver à un accord sur ces questions compliquées, on résolut de les ignorer, de faire comme si elles n'existaient pas : car, on ne pouvait se le dissimuler, le jour où l'on s'apercevrait de leur existence il faudrait reprendre les armes. Telle fut la signification des conférences d'Amiens. On voulut bien livrer au public ces formules de paix dont il était devenu si avide, mais on le fit avec l'intime persuasion que sur de telles bases on ne pouvait signer qu'une trêve.

Par suite de ce parti pris de ne parler pour le moment de rien de ce qui pouvait diviser ou irriter, l'objet des négociations se trouva considérablement réduit. Il ne s'agissait plus que de régler des contestations relatives à l'exercice du droit de pêche, au payement des fournitures faites pour les prisonniers, enfin à la reconstitution de l'ordre de Malte la seule question qui eût une réelle importance. L'affaire de Malte, bien que secondaire auprès des questions sous-entendues, montra toute la profondeur des défiances qui séparaient les deux puissances en dépit de leurs protestations pacifiques. -Bonaparte avait mis le premier en avant l'idée du protectorat de la Russie en faveur de l'Ordre reconstitué. Mais depuis qu'il n'espérait plus gouverner Alexandre aussi facilement que Paul, il s'était beaucoup refroidi pour cette idée. Il proposait maintenant que Malte fût placée sous le patronage du roi de Naples, prince qu'il était sûr désormais de dominer se trouvant le maitre effectif du reste de l'Italie. Convaincu par expérience que dans l'état actuel de notre marine il pouvait bien s'emparer de par un coup de main, mais non pas la conserver, il demandait que ses fortifications fussent démolies et qu'on les remplaçât par un entrepôt et un lazaret. De leur côté, les Anglais déclaraient s'en tenir à une restauration pure et simple de l'Ordre sous la garantie du Czar, en effaçant de ses statuts ce qu'ils avaient de trop suranné et en adjoignant aux langues déjà existantes, une langue anglaise pour y balancer l'influence française[12]. Des deux côtés, on avait le sentiment que tous ces arrangements n'étaient que provisoires, et on gardait obstinément l'arrière-pensée de reprendre à. la première occasion un point stratégique si précieux, ou du moins de le rendre inutile à son adversaire.

En même temps qu'il jetait à l'Europe l'illusion du traité d'Amiens, et rivait définitivement sous le joug les peuples qui avaient été jusque-là simplement rattachés à notre système, et nos clients plutôt que nos sujets, Bonaparte poursuivait à. Paris, avec plus de passion et d'activité encore, les plans qu'il avait conçus pour l'accroissement d'un pouvoir qui n'était rien à ses yeux tant qu'il n'aurait pas tout absorbé autour de lui. Depuis la discussion sur les tribunaux spéciaux et la conclusion du Concordat, les projets du Premier Consul n'étaient plus un mystère pour personne. Tous ses actes le démontraient, il travaillait plus que jamais à une restauration monarchique. Le doute à cet égard n'était plus permis, et les hommes les plus connus par leur modération avaient dû renoncer à défendre une politique dont le but ne se laissait que trop deviner. A la suite de la sortie insultante de Français de Nantes au Tribunat, le pacifique Daunou avait quitté l'Assemblée en déclarant qu'il ne reparaîtrait que lorsque la tyrannie aurait cessé. » Ces mécontentements partagés par un grand nombre des membres du Tribunat et du Corps législatif, mais manifestés seulement par une très-minime fraction de ces deux Assemblées, avaient fini par gagner jusqu'au Sénat lui-même, quelque intéressé qu'il fût à tout couvrir de son invariable approbation. Sieyès, le président du Sénat, ennuyé de sa magnifique oisiveté, humilié d'un rôle dont les honneurs ne lui déguisaient pas le néant, mal résigné à son trépas anticipé bien qu'il en eût reçu le prix, avec lui tous les sénateurs qui avaient gardé quelque dignité de caractère ou quelque attachement pour la liberté, Destutt de Tracy, Volney, Cabanis, Lanjuinais, Garat, Lambrecht, se dédommageaient du huis-clos de leurs séances en blâmant dans les réunions privées la marche du gouvernement qu'il leur était impossible d'entraver. La conspiration de ce groupe inoffensif ne consistait guère que clans des causeries de salon tenues le plus souvent à Auteuil, chez Mme Helvétius ou chez Mme de Condorcet. Que pouvait au surplus cette minorité d'idéologues, même en se concertant avec les mécontents du Corps législatif et du Tribunat ? obtenir la nomination d'un candidat au lieu d'un autre, faire modifier ou rejeter quelques projets de loi, et c'était tout. Loin d'être subversive ou factieuse, elle méditait à peine une résistance légale dans l'extension ordinaire du mot. Conserver les débris de garantie existants, empêcher s'il se pouvait une usurpation nouvelle, ses vœux n'allaient pas au-delà.

Quant aux opposants du Corps législatif et du Tribunat, les faits avaient suffisamment démontré que s'ils possédaient l'estime de ces Assemblées, ils avaient fort peu d'influence sur leurs votes. Trop faibles et trop désarmés pour nourrir aucune pensée agressive, toute leur ambition était de maintenir dans la république une ombre de contrôle. Ils n'aspiraient ni à saisir ni à paralyser le pouvoir, mais à le contenir ; ils ne cherchaient pas à lui dicter des lois nouvelles, mais à lui faire respecter celles qu'il avait lui-même faites et jurées. Parmi tous ces mécontents, si l'on excepte Barras alors isolé, impuissant, et discrédité, il n'en était pas un seul qui songeât au renversement du pouvoir consulaire. Les opposants même de l'armée, qui par caractère passent plus facilement de la pensée à l'action, ne rêvaient rien de semblable. Leurs griefs étaient en général d'une nature toute différente. Étrangers pour la plupart à la notion même de la liberté, les militaires sont toujours prêts à acclamer la dictature qui possède à leurs yeux le mérite d'appliquer aux États 1.a discipline des armées. Les compagnons de Bonaparte avaient applaudi avec passion au 18 brumaire, dans lequel ils avaient vu un gage de leur propre élévation ; mais les plus clairvoyants n'avaient pas tardé à reconnaître quelle distance ce succès avait mise entre eux et lui. Ils s'étaient flattés de maintenir l'ancienne égalité, et ne renoncèrent pas sans regrets à ce rêve. Le Concordat fut celui de ses actes qui contribua le plus à dissiper leur illusion et qui pour ce motif les blessa le plus. Connaissant à fond ses sentiments intimes en matière religieuse, habitués à traiter ce sujet avec lui non-seulement avec la plus entière liberté mais avec tout le mépris du soldat pour le prêtre, ils ne purent voir dans le Concordat que les arrière-pensées d'une ambition toute personnelle. Quelques-uns lui exprimèrent très-haut leur déplaisir ; c'étaient ses anciens lieutenants de l'armée d'Italie, tels que Lannes ou Augereau, hommes peu dangereux. Lannes, traité en enfant gâté, reçut l'ambassade de Portugal, et sa demi-disgrâce fit quelque bruit.

L'armée du Rhin était le foyer de mécontentements plus sérieux quoique moins bruyants. Ses officiers avaient, en général, plus d'instruction que ceux de l'armée d'Italie ; ils avaient aussi plus d'esprit libéral. Ils étaient sincèrement attachés aux institutions républicaines ; ils en voyaient la ruine avec chagrin, mais leur désapprobation ne se manifestait que par la réserve et la froideur de leur attitude. Moreau, leur chef, de moins en moins satisfait de la marche des affaires, mais -ne voulant pas qu'on attribua ce dissentiment à des motifs de rivalité ou d'ambition personnelle, se bornait à se tenir à l'écart, dédaignant les faveurs que tant d'autres se disputaient, exprimant rarement un blâme, mais plus odieux par ce silence et cette abstention qu'il ne l'eût été par des démonstrations même exagérées, opposant enfin la dignité simple et fière de sa vie aux magnificences empruntées de la nouvelle cour.

Si l'on ajoute à ces divers éléments d'opposition, les velléités de quelques anciens membres du parti jacobin, d'ailleurs ralliés au gouvernement, tels que Réal, Fouché, Truguet, Thibaudeau, qui éprouvaient des répugnances non pour la dictature, car aucune concentration de pouvoir ne les effrayait pourvu qu'elle se recommandât des souvenirs de la Révolution, mais pour les formes et les noms qui rappelaient la royauté, on a une idée complète du genre d'obstacles que pouvait avoir à redouter l'autorité du Premier Consul. Non-seulement il n'y avait entre ces éléments aucune cohésion qui pût les rendre dangereux ; mais ils n'étaient nullement animés d'une hostilité systématique, et il ne tenait qu'à lui de se les concilier en renonçant aux desseins qu'il était si naturel de lui attribuer. Il ne chercha qu'à s'en débarrasser par la force et par la ruse. Il résolut de profiter du premier prétexte venu pour frapper l'opposition du Tribunat, soit en la dissolvant, soit en lui retirant les projets de loi pour la laisser périr d'inanition, car le mode n'était pas encore arrêté dans sa pensée. Quant à l'opposition de l'armée du Rhin, il s'en délivra par l'expédition de Saint-Domingue.

Il faut ici se mettre en garde contre une appréciation injuste et erronée. On a dit et répété que Bonaparte avait envoyé l'armée du Rhin à Saint-Domingue avec l'intime conviction qu'elle n'en reviendrait pas. C'est là une allégation que les preuves les plus fortes pourraient seules faire admettre ; or elle ne repose que sur des présomptions fort insuffisantes pour constituer une certitude et même une vraisemblance. Qu'il ait eu la pensée d'éloigner l'armée du Rhin, rien de plus évident et de plus certain ; le fait parle assez haut ; d'ailleurs il s'expliqua lui-même, en termes voilés mais expressifs, sur ses intentions dans la proclamation où il annonçait l'expédition de Saint-Domingue : « S'il reste encore, disait-il, des hommes que tourmente le désir de haïr leurs concitoyens, ou qu'aigrisse le souvenir de leurs pertes, d'immenses contrées les attendent ; qu'ils osent all.er y chercher des richesses et l'oubli de leurs infortunes et de leurs peines. Les regards de la patrie les y suivront ; elle secondera leur courage ![13] » L'expédition était donc à ses yeux une sorte de dérivatif pour des ambitions et des ardeurs qu'il ne voulait pas satisfaire en France. Qu'il connût en outre les effets meurtriers du climat et les autres difficultés de la soumission de File, rien de plus certain encore ; il reçut à cet égard tous les renseignements désirables du colonel Vincent, qui fut même disgracié pour sa franchise. Mais bien qu'il jugeât l'entreprise pénible et dangereuse, il la croyait réalisable ; elle se liait dans son esprit à l'acquisition de la Louisiane, et à. la louable ambition de relever nos colonies.

Il n'a donc pas, comme on le dit, envoyé périr l'armée du Rhin à Saint-Domingue, il n'a vu là que l'occasion de disperser au loin le foyer d'une résistance importune mais cette glorieuse armée n'en a pas moins péri par la faute de Bonaparte, péri par suite de son imprévoyance et de son obstination, péri dans une entreprise inique par son but, odieuse par ses moyens, funeste et honteuse par ses résultats. A peine échappée aux convulsions qui avaient accompagné et suivi son affranchissement, l'île de Saint-Domingue se relevait de ses ruines sous la main intelligente et forte d'un noir, dans lequel, à leur grande surprise, les Européens avaient dû reconnaître un homme. En quelques années Toussaint Louverture, par un heureux mélange de sévérité et de douceur, avait rétabli tous les éléments d'une société civilisée parmi ces esclaves révoltés, devenus indisciplinables et sur le point de retourner à l'état sauvage. Il avait mis un terme à la guerre civile, fait renaître le travail et le commerce, rappelé les anciens colons sur leurs propriétés, réorganisé la justice et l'administration. Attentif à veiller sur l'indépendance de sa république, il avait chassé de l'île les troupes anglaises et espagnoles. Nos représentants dans l'île depuis Santhonax jusqu'à Hédouville n'avaient été que les spectateurs impuissants de ces discordes si heureusement terminées ; notre souveraineté sur Saint-Domingue était restée toute nominale ; Toussaint s'était empressé de la reconnaître et de lui rendre hommage, mais avec l'ambition fort légitime de la maintenir à l'état honorifique. Il venait en dernier lieu d'envoyer à Bonaparte la constitution de sa République, afin d'obtenir pour elle la ratification consulaire. Vivre indépendante sous la tutelle de la France, accueillir ses planteurs, ses commerçants et ses marins, leur accorder tous les privilèges compatibles avec la sûreté et la liberté de l'île, tel était alors le rêve de cette République que Toussaint Louverture avait en si peu de temps élevée au plus haut point de prospérité.

Voilà quelle était la situation de cette colonie au moment où, dans un simple but de domination et contre l'avis de tous les hommes compétents, Bonaparte se décida à déchaîner de nouveau sur elle toutes les dévastations d'une guerre impitoyable. Pour bien connaître les vues qui l'inspiraient ici, objet auprès duquel les péripéties de l'expédition ne sont que secondaires, il est nécessaire d'examiner de près toutes les pièces du procès. On s'attacha d'abord à rassurer les Anglais sur le but de l'expédition. Talleyrand reçut l'ordre de leur exposer par une note[14] que dans cette entreprise le gouvernement français était guidé « moins par des conditions de finance et de commerce que par la nécessité d'étouffer dans toutes les parties du monde toute espèce de germe d'inquiétude et de troubles[15] » ; on dirait aujourd'hui la nécessité de régénérer Saint-Domingue. Il ajoutait pour les apaiser tout à fait « que dans le cas où nous aurions reconnu l'organisation de Saint-Dom in gue, le sceptre du nouveau monde serait tôt ou tard tombé clans les mains des noirs. » Il fallait croire le cabinet anglais tombé dans l'imbécillité pour le supposer accessible à de pareilles craintes, et elles n'entrèrent pour rien dans sa détermination. Mais sans s'exagérer à ce point les dangers de la domination des noirs, les Anglais avaient beaucoup de griefs contre Toussaint Louverture dont l'exemple pouvait tôt ou tard trouver des imitateurs ; ils n'étaient pas fâchés d'ailleurs de nous voir engagés dans une lutte dont ils connaissaient mieux que nous les périls. Ils ne s'opposèrent donc nullement à l'expédition ; ils se contentèrent de la surveiller avec une défiance presque injurieuse, mais justifiée. Dans la note qui vient d'être mentionnée, Bonaparte annonçait nettement son intention « d'anéantir le gouvernement des noirs ; » il ajoutait pour obtenir l'acquiescement des Anglais à ses projets, que « si le gouvernement reconnaissait et légitimait à Saint-Domingue la liberté des noirs, ce serait là un point d'appui pour la république dans le nouveau monde ; » il se proposait donc d'anéantir aussi cette liberté, puisqu'il se faisait d'avance un titre de cette intention aux yeux du cabinet anglais alors favorable à l'esclavage. Mais combien son langage était différent dans la lettre qu'il adressait en même temps à Toussaint Louverture : « Nous avons conçu pour vous de l'estime, lui disait-il, et nous nous plaisons à proclamer les grands services que vous avez rendus au peuple français. Si son pavillon flotte sur Saint-Domingue, c'est à vous et aux braves noirs qu'il le doit. Appelé par vos talents et la force des circonstances au premier commandement, vous avez détruit la guerre civile, mis un frein à la persécution de quelques hommes féroces, remis en honneur la religion et le Dieu de qui tout émane. La constitution que vous avez faite en renfermant beaucoup de bonnes choses, en contient qui sont contraires à la dignité et à la souveraineté du peuple français.... Les circonstances où vous vous êtes trouvé ont rendu légitimes les articles de cette constitution qui pourraient ne pas l'être. Mais aujourd'hui que les circonstances sont si heureusement changées, vous serez le premier à rendre hommage à la souveraineté de la nation qui vous compte au nombre de ses plus illustres citoyens par les services que vous lui avez rendus et par les talents et la force de caractère dont la nature vous a doué. Une conduite contraire serait inconciliable avec l'idée que nous avons conçue de vous.... que pouvez-vous désirer ? La liberté des noirs ? Vous savez que dans tous les pays nous l'avons donnée aux peuples qui ne l'avaient pas[16]. »

Ainsi il ne s'agissait plus ici ni d'anéantir le gouvernement des noirs, ni de toucher à leur liberté, mais seulement de modifier quelques articles de la constitution de Saint-Domingue et de rétablir la suzeraineté de la France. Il est vrai que cette lettre était portée par le capitaine-général Leclerc à la tête de vingt ou vingt-cinq mille hommes, circonstance suffisamment significative. Bonaparte disait d'autre part dans l'exposé de la situation de la République : « A Saint-Domingue, à la Guadeloupe, il n'est plus d'esclaves. Tout y est libre, tout y restera libre. A la Martinique, ce seront des principes différents. La Martinique a conservé l'esclavage, et l'esclavage y sera conservé. »

En présence de toutes ces déclarations contradictoires, qui sont loin cependant d'avoir une valeur égale, l'idée la plus naturelle pour éclaircir la question est de s'en référer aux instructions du général Leclerc. Mais ces instructions n'ont pas été publiées pour des motifs qu'il est trop facile de comprendre[17]. Tout ce qu'on en sait, c'est que malgré les rigueurs excessives qu'il déploya à Saint-Domingue, Leclerc resta fort au-dessous de ce qui lui avait été commandé ; Napoléon le lui reproche formellement dans ses Mémoires ; mais en lui reprochant sa désobéissance il se garde bien d'en faire connaître le vrai motif. Il assure que Leclerc avait simplement l'ordre d'enlever et d'envoyer en Europe tous les officiers noirs au-dessus du grade de chef de bataillon ; Toussaint Louverture, ajoute-t-il, aurait servi en France comme général de division, et les autres chefs auraient été admis dans leur grade. Il est inutile de faire ressortir l'invraisemblance de cette dernière assertion ; quant à la première, elle soulève à peine un coin du voile. On peut heureusement suppléer dans une certaine mesure à cette omission. Dans sa correspondance avec Leclerc le Premier Consul fait plusieurs fois allusion à ces instructions, et le peu qu'il en dit en donne une idée assez complète pour ceux qui ont étudié ce caractère. Peu de temps après le départ de l'expédition, le 16 mars 1802, Bonaparte écrivait à Leclerc « Suivez exactement mes instructions, et dès l'instant que vous vous serez défait de Toussaint, Christophe, Dessalines et des principaux brigands, et que les masses de noirs seront désarmées, renvoyez sur le continent tous les noirs et hommes de couleur qui auraient joué un rôle dans les troubles civils[18]. »

Voilà pour le sort qu'il réservait dans ces instructions au citoyen illustre pour lequel il professait tant d'estime, et voilà ce qu'il entendait par « changer quelques articles de la constitution. » Le mot se défaire de Toussaint dont le sens est très-clair dans la correspondance, se transforme dans les Mémoires en un grade de général de division.

Quant à la question de l'esclavage on en peut juger par voie d'induction. Personne n'ignore qu'il se hâta de le rétablir partout où il parvint à rétablir son autorité ; mais cela ne prouve pas, dit-on, qu'il en ait eu la pensée dès le début de l'expédition[19]. Il est bien difficile d'admettre que celui qui rendait à l'esclavage aboli par notre législation son ancienne existence légale, non-seulement à la Martinique, mais à Tabago, Sainte-Lucie, à la Guyane, aux îles de France et de la Réunion, eût maintenu une exception dangereuse pour la sécurité de nos colonies, à Saint-Domingue et à la Guadeloupe ; mais il y a plus, la façon dont il envisagea et remplit cet engagement à l'égard de la Guadeloupe démontre surabondamment qu'il n'a jamais eu la pensée de tenir ses promesses en ce qui concerne Saint-Domingue. Le rétablissement de l'esclavage était tout d'abord décidé dans son esprit, mais il jugeait nécessaire d'y employer des transitions, et ce projet ne devait être démasqué que graduellement. L'expédition de la Guadeloupe n'eut lieu qu'à la fin de mai 1802. Bonaparte, après s'être vainement efforcé d'en faire accepter le commandement au prévoyant Bernadotte qui le refusa, l'avait donné à Richepance, le lieutenant de Moreau, incomparable officier dont la vii glorieuse méritait une fin moins misérable que celle qu'a lait sitôt lui apporter la fièvre jaune. C'est par les mains d'un tel homme que Bonaparte avait résolu de faire rétablir l'esclavage à la Guadeloupe, au mépris des plus solennelles déclarations.

Mais il jugea convenable d'attendre que Richepance fût arrivé dans l'île pour lui faire connaître le rôle qu'il lui réservait. Un mois et demi environ après son départ, le 13 juillet 1802, il lui faisait écrire par Decrès, le ministre de la marine

« En ajoutant à ces dispositions la recommandation de mettre la plus grande activité à faire passer d'une colonie à l'autre des secours de troupes selon qu'il sera nécessaire, on aura lieu d'être parfaitement tranquille, et nous serons à même de prendre toutes les mesures que nous jugerons à propos pour les colonies. La première de toutes parait être d'établir l'esclavage à la Guadeloupe comme il l'était à la Martinique, en ayant soin de garder le plus grand secret sur cette mesure et en laissant au général Richepance le choix du moment de la publier. »

Cette recommandation, rapprochée de la note au cabinet anglais, des actes perfides et des cruautés atroces qui déshonorèrent notre expédition de Saint-Domingue, dit assez ce qu'ont pu être les instructions données au général Leclerc relativement à l'esclavage. Soumettre l'île par la terreur ou par la force, désarmer les noirs, faire périr leurs principaux chefs, déporter les autres, tel était le début d'un plan dont l'esclavage formait le couronnement nécessaire. Ces calculs furent trompés : jamais résultats plus désastreux ne répondirent à une politique plus perverse ; mais, comme il arrive d'ordinaire, les instruments supportèrent seuls le poids de l'expiation, loi historique qui devrait mettre en garde les hommes contre leur inépuisable complaisance pour ceux qui disposent si légèrement de leurs destinées. On expédia à Saint-Domingue jusqu'à trente-cinq mille hommes, il en revint à peine quelques milliers. Quant au héros de la race noire, on sait comment, attiré dans un guet-apens par le général Leclerc, qui agissait à contre-cœur d'après les injonctions réitérées de Bonaparte, il fut envoyé en France et enfermé dans les cachots glacés du fort de Joux, où il périt au bout de quelques mois. Toussaint Louverture pouvait mourir, car il avait fait une grande chose, il avait prouvé au monde que les noirs étaient des hommes, et des hommes capables de se gouverner eux-mêmes, faculté qu'on leur avait toujours refusée jusque-là. Mort naturelle ! ont soin de s'écrier nos historiens en mentionnant les bruits auxquels donna lieu cette fin prématurée, comme si le supplice prolongé auquel fut soumis ce fils des tropiques n'était pas mille fois plus cruel qu'une exécution judiciaire. Mais qu'est-ce que l'obscure agonie d'un pauvre nègre pour les narrateurs attendris du martyre convenu de Sainte-Hélène ? Il est vrai que l'équitable avenir dira peut-être de l'un de ces deux hommes qu'il fut le rédempteur de sa race ; et de l'autre, qu'il fut le fléau de la sienne.

 

 

 



[1] Bonaparte à Talleyrand, 30 novembre 1801.

[2] Histoire de la Confédération suisse par Jean de Muller, t. XVII.

[3] Bonaparte à Aloys Reding, 6 février 1802.

[4] Bonaparte à Talleyrand, 29 septembre 1801.

[5] Moniteur du 31 janvier 1802.

[6] Procès-verbal des opérations de la Consulte, dans le Moniteur du 31 janvier 1802.

[7] A la date du 8 octobre.

[8] Bonaparte au comité Cisalpin, 31 octobre 1801.

[9] Rapport de la-commission des Trente, signa Stregelli. — Procès-verbal des opérations de la Consulte. Moniteur des 30 et 31 janvier 1802.

[10] Bonaparte à Talleyrand, 25 sept. ; à Berthier, ibid.

[11] Talleyrand à Joseph, 20 novembre 1801.

[12] Conférence du 28 décembre : Négociations relatives au traité d'Amiens par Du Casse.

[13] Proclamation pour l'anniversaire du 18 brumaire.

[14] Ce qui n'empêche pas Napoléon de déclarer dans ses Mémoires avec sa véracité habituelle « qu'il n'y a eu ni noies, ni pourparlers, ni négociations avec l'Angleterre pour l'expédition de Saint-Domingue. » Notes et mélanges dictés à Montholon.

[15] Bonaparte à Talleyrand, 13 novembre.

[16] Bonaparte au général Toussaint Louverture, 18 novembre 1801.

[17] On n'a sans doute pas oublié que, d'après une déclaration mémorable, les omissions et retranchements qui se remarquent dans la Correspondance de Napoléon ont été conçus dans l'esprit qui aurait, dirigé Napoléon lui-même s'il avait eu à faire cette publication.

[18] « Le général Leclerc, écrit à ce sujet M. Thiers, avait pour instruction de ménager Toussaint, de lui offrir le rôle de lieutenant de la France, la confirmation des grades et des biens acquis par ses officiers, la garantie de la liberté des noirs. »

[19] Bignon.