On
aurait une bien fausse idée du caractère du Premier Consul, de ses plans, des
inquiètes facultés de ce fatal génie, si l'on supposait qu'en possession
d'une si haute fortune et satisfait des succès extraordinaires qui avaient
signalé la fin de l'année 1801, il allait pour un temps, sinon jouir en paix
de sa gloire, du moins s'appliquer à consolider les résultats acquis. Comblé
de pouvoirs et d'honneurs, possédant au dehors une prépondérance incontestée,
au dedans une autorité sans bornes, exerçant une sorte de fascination sur ses
contemporains dont l'imagination s'emparait avec avidité des thèmes qu'il
leur jetait en pâture, et prêtait à toutes ses actions une couleur
légendaire, il ne tenait qu'à lui de donner l'essor à la prospérité
intérieure et de devenir encore plus grand dans la paix qu'il ne l'avait été
dans la guerre. Mais de telles pensées étaient bien loin de son esprit ; il
était déjà tout entier à de nouvelles aventures. Les merveilleux avantages
diplomatiques qu'il venait de remporter, la paix signée avec tous les grands
États de l'Europe résignés désormais à laisser à notre pays non-seulement une
complète indépendance, mais une grande influence dans le monde, tous ces
bienfaits inestimables conquis au prix de tant de sang, étaient à ses yeux
comme des biens personnels, faits pour servir à des spéculations nouvelles et
pour être dépensés au profit exclusif de sa propre grandeur. Les
préliminaires de Londres, objet de l'allégresse des peuples, étaient à peine
signés, qu'au risque d'entraver la conclusion -de la paix définitive dont les
conditions allaient être débattues à Amiens, Bonaparte poursuivait déjà avec
sa menaçante et fiévreuse activité trois ou quatre entreprises différentes,
réalisables il est vrai dans ce premier moment de surprise, grâce à la
lassitude passagère des puissances, mais dont une seule était plus que
suffisante pour rallumer inévitablement la guerre dans un temps donné. Il
profitait de son succès pour précipiter l'achèvement de ses projets, comptant
sur la stupeur des uns, sur la faiblesse des autres, exploitant le silence
comme un consentement, et prêt à mettre la main sur son épée le jour où l'on
oserait les discuter. Il réalisait de fait la confiscation définitive de tous
ces petits États qui depuis la Révolution étaient tombés sous notre
dépendance, mais à titre provisoire, disait-on, dans leur propre intérêt et
par suite des nécessités de la guerre, tels que la Hollande, la Suisse, la
république de Gênés, enfin la Cisalpine. Traités le plus souvent en provinces
conquises par leurs libérateurs, ces États avaient embrassé les principes de
notre révolution, ils avaient adopté des institutions analogues aux nôtres,
ils avaient accepté toutes les charges dont nous les avions accablés, dans
l'espoir de racheter leur liberté au prix même de ces sacrifices. On avait
encouragé cette espérance. Tout récemment le traité de Lunéville avait
solennellement consacré leur indépendance. L'article XI de ce traité, œuvre
de Bonaparte lui-même, était ainsi conçu e Les parties contractantes se
garantissent mutuellement l'indépendance des républiques batave, helvétique,
cisalpine et ligurienne, et la liberté aux peuples qui les habitent d'adopter
telle forme de gouvernement qu'ils jugeront convenable. » Cet article donnait
à l'Autriche un droit formel d'intervenir en leur faveur. Il était difficile
d'imaginer comment cette garantie d'indépendance pourrait avoir pour effet
d'imposer à ces peuples un régime calqué sur la dictature consulaire ou
émanant d'elle. Telle était pourtant l'interprétation qu'allait lui donner
notre politique. Perpétuer en l'aggravant encore la sujétion qui avait pesé
sur ces républiques, n'était pas seulement dangereux, vu les justes
mécontentements qu'une telle prétention devait créer en Europe, t'était
inutile vis-à-vis d'États sans défense contre nous, qui nous étaient attachés
par intérêt, avaient besoin de notre protection et ne demandaient qu'à vivre
en paix sous notre influence. Mais ces projets funestes étaient déjà en voie
d'exécution ; le Premier Consul poursuivait en outre un plan de
reconstitution de notre ancienne puissance coloniale, au moyen d'une
expédition à Saint-Domingue, dessein qui n'était pas de nature, à soulever
autant de difficultés, mais qui, fondé sur les mêmes illusions que
l'expédition d'Égypte, devait amener des désastres plus grands encore. Ainsi,
la paix d'Amiens n'était pas encore conclue que Bonaparte se hâtait de
consommer tous les faits qui devaient l'empêcher d'être durable. Il engageait
et compromettait l'avenir avant même d'avoir assuré le présent. Et tous ces
projets d'agrandissement dans lesquels il se proposait de faire figurer au premier
plan, non la France, mais sa propre personne, afin d'y gagner un nouvel
éclat, ne devaient servir eux-mêmes qu'à accroître son pouvoir à l'intérieur
: ils étaient la préface nécessaire et calculée d'une nouvelle usurpation.
Celui qui allait se faire décerner en Italie une véritable royauté sous le
nom de président de la Cisalpine pouvait-il se contenter de la dictature
temporaire en France ? Si ses invectives tour à tour dédaigneuses et irritées
contre tous les hommes qui avaient conservé quelque attachement pour la
liberté, si ses empiétements successifs sur tous les pouvoirs n'avaient pas
annoncé assez clairement ses intentions, cette toute-puissance décernée à
l'étranger n'allait-elle pas être au dedans une invitation significative
adressée à la peur et à la servilité ? Porter le dernier coup à cette
opposition détestée dont la censure même murmurée à voix basse lui était
devenue insupportable, effacer de la Constitution cette limite de temps, la
seule qui eût été mise à son pouvoir, faire rentrer dans le néant cette ombre
de pouvoir législatif qu'il avait jusque-là soufferte à ses côtés, tel devait
être le prix de cet accroissement de puissance au dehors. Il
importait d'opérer avec rapidité tous ces changements, afin de pouvoir
opposer le fait accompli au négociateur anglais. Lord Cornwalis n'était pas
encore arrivé à Amiens que la nouvelle constitution destinée à la Cisalpine
était déjà écrite, et celle de la Hollande, imposée. Bonaparte n'avait pu
songer encore à se faire décerner la magistrature suprême dans la république
batave ; c'était assez de la convoiter en Italie : en allant plus loin il eût
dépassé la mesure. Il se contenta donc d'un changement d'institutions qui lui
permettrait d'y régner en la personne de ses créatures ; mais il voulut que
ce changement parût appelé par les Hollandais eux-mêmes. La république batave
avait un gouvernement composé d'un directoire et de deux chambres
législatives. Le Premier Consul, d'accord avec l'ambassadeur hollandais
Schimmelpennink, soumit au suffrage de ces deux chambres la nouvelle
constitution qu'il destinait à la Hollande. Cette constitution instituait un
président éligible pour trois mois, clause qui disait assez la nature des
pouvoirs qu'on laissait à cette espèce de commis. Les deux chambres dont on
croyait la docilité assurée, s'honorèrent en repoussant la constitution :
elles furent chassées du lieu de leurs séances par le Directoire aidé
d'Augereau. a Cette opération, dit le Moniteur du 26 septembre 1801 en
racontant ce coup d'État, s'est faite dans le plus grand calme. Le Directoire
a. pris cette décision dans sa sagesse, avec l'approbation des présidents des
deux chambres, et uniquement pour laisser au peuple le temps d'user de ses
droits. » La nouvelle constitution fut en conséquence soumise au vote des
populations. Sur 416.419 citoyens ayant le droit de suffrage, 52.219 votèrent
contre, le reste se tut. Ce silence fut interprété comme un consentement, et
la constitution fut proclamée. Ainsi fut consacrée l'indépendance de la
république batave (17 octobre 1800). Dans
son exposé de la situation de la république, présenté à quelques jours
de là au Corps législatif français, Bonaparte osa féliciter la Hollande de
l'événement dont elle venait d'être le témoin et la victime, il l'apprécia en
ces termes : « La Batavie reprochait à sort organisation de n'avoir point
été conçue pour elle.... le principe du gouvernement est que rien n'est
plus funeste au bonheur des peuples que l'instabilité dans les institutions,
et le directoire batave a été constamment rappelé à ce principe. Mais
enfin le peuple batave a voulu changer et il a adopté une constitution
nouvelle. Le gouvernement l'a reconnue et il a dû la reconnaître parce
qu'elle était dans la volonté d'un peuple indépendant. » Telle
était la sincérité de ces fameux comptes rendus où tous les faits sont
groupés d'une façon si spécieuse et si brillante. On peut juger avec quels
sentiments de pareilles déclarations étaient lues par les peuples qui
savaient si bien à quoi s'en tenir sur leur exactitude Cependant cette
population calme et patiente s'abstint de toute démonstration, jugeant la
plainte vaine, la résistance impossible. Le cabinet de Londres, obsédé en ce
moment même des réclamations du prince d'Orange, mais peu désireux de
recommencer la guerre, se borna à demandera si l'on voulait faire de la
Hollande une annexe de la France, comme on avait fait de la Belgique ? » A
quoi Otto répondit : « que chaque État avait le droit de s'organiser comme il
l'entendait, que la Hollande libre, parfaitement libre, avait son
représentant à Paris comme toute autre puissance. » Et sur cette franche
et cordiale explication tout fut dit, du moins pour le moment. C'était
avec les mêmes arrière-pensées que le Premier Consul se mêlait activement aux
querelles intestines de la Suisse dans lesquelles on a tant de fois célébré
l'impartialité et le désintéressement de son intervention. Depuis qu'à son
instigation les patriotes vaudois, aveuglés par leur haine contre la tyrannie
bernoise, avaient appelé sur leur pays le malheur de l'invasion étrangère, et
depuis que le Directoire avait mis la Suisse au pillage pour subvenir aux
dépenses de l'expédition d'Égypte, cette république avait connu à, la fois
les maux de la servitude et tous ceux de l'anarchie, la domination française
étant intéressée à entretenir les discordes intérieures pour se perpétuer
elle-même. Les armées de la coalition n'avaient pas tardé à envahir son territoire,
et sous prétexte de la délivrer lui avaient apporté tous les ravages de la
guerre. Retombée sous notre dépendance à la suite de la victoire de Zurich,
livrée aux luttes de ses partis qui, tantôt au nom du principe fédéral,
tantôt au nom de l'idée unitaire, cherchaient la satisfaction de leurs
rancunes ou le rétablissement de leurs privilèges, les promesses du traité de
Lunéville lui avaient rendu l'espérance de retrouver cette salutaire
neutralité qui l'avait si longtemps préservée. Mais
les troupes françaises n'évacuèrent nullement le territoire suisse. Le
Premier Consul ne pouvait songer à traiter les Suisses aussi cavalièrement
que les Italiens. Ni la fierté qu'ils avaient conservée de leurs mœurs
républicaines, ni les ombrages de l'Europe inquiète ne lui permettaient de se
faire décerner ouvertement en Suisse le pouvoir dont il s'emparait dans la
Cisalpine, mais il s'efforça d'y atteindre au même but sous un nom différent
et par des moyens plus couverts. Il adopta à l'égard de la Suisse une
politique très-simple qui consistait à y rendre tout gouvernement impossible,
jusqu'à ce que les cantons s'en remissent à sa discrétion. A côté de cet
objet principal de son intervention dans les affaires intérieures de la
Suisse, il poursuivait un objet secondaire qui était d'ajouter aux deux
départements du Mont-Terrible et du Léman, que la France s'était déjà taillés
sur les domaines de la Confédération, le canton du Valais qu'il avait résolu
de s'approprier pour communiquer plus librement avec l'Italie par le Simplon. Sous
l'influence de son action habilement dissimulée, mais tenace et incessante,
les gouvernements succédaient aux gouvernements sans réussir à se consolider.
Exploitant les griefs que les partis nourrissaient les uns contre les autres,
faisant tour à tour pencher la balance en faveur des factions opposées,
poursuivant d'une haine spéciale le parti unitaire comme le plus propre à
faire triompher les idées d'indépendance, il protestait en toute occasion de
son intérêt pour la liberté suisse, de son désir de voir la stabilité
rétablie dans les institutions, en ayant grand soin toutefois de ne jamais
sortir de ces assurances générales que chacun pouvait interpréter dans le
sens de ses propres vœux. Chaque fois qu'on lui soumettait un projet
d'organisation, il l'approuvait ou le critiquait en termes obscurs et
enveloppés comme ceux de l'oracle ; il y joignait les plus sages avis en
assurant ne vouloir se mêler de rien ; mais bientôt la nouvelle
administration, minée par un mal secret, dépérissait comme un arbre frappé
dans sa racine. La rapidité avec laquelle ces administrations se succédaient
les unes aux autres était une énigme pour les contemporains ; elle a été souvent
Invoquée par les historiens comme une preuve de la nécessité qui appelait
Bonaparte à jouer en Suisse le rôle de la Providence. Le mystère peut être
facilement éclairci pour celui qui veut interroger les faits au lieu de se
contenter de ces apparences mensongères que les gouvernements jettent si
facilement sur leurs actes les plus odieux. Ici encore il suffit, pour
rétablir la vérité, de rapprocher des fictions complaisantes de l'exposé de
la situation de la république les instructions secrètes que Bonaparte
adressait à ses agents. « Souvent,
disait-il dans l'Exposé lu au Corps législatif, l'Helvétie a soumis au
Premier Consul des projets d'organisation, souvent elle lui a demandé des
conseils, toujours il l'a rappelée à son indépendance. « Souvenez-vous
seulement, a-t-il dit quelquefois, du courage et des actes de vos pères. Ayez
une organisation simple comme leurs mœurs.... Surtout pour l'exemple des
peuples de l'Europe, conservez l'égalité et la liberté à cette nation qui
leur a la première appris à être indépendants et libres. » Ce n'étaient là
que des conseils et ils ont été faiblement écoutés. L'Helvétie est restée
sans pilote au milieu des orages. Le ministre de la république n'a montré
qu'un conciliateur impuissant aux partis divisés. » Voici
maintenant les instructions qu'il faisait donner à ce conciliateur, le
citoyen Verninac, notre représentant en Helvétie. L'exposé cité plus haut est
du 22 novembre, les instructions sont du 30 : « Le
citoyen Verninac ne doit faire aucun acte ostensible, mais faire
connaître confidentiellement que je suis très-mécontent de l'esprit de
réaction qui paraît diriger les landammans et le petit conseil ; que je ne
souffrirai pas qu'on insulte à tous les hommes de la Révolution, à tous ceux
qui ont montré de l'attachement à la République ; que j'ai vu avec peine que
déjà le gouvernement oubliait les principes de la modération.... que ce
gouvernement n'est point légitime puisque le Corps législatif n'avait pas le
droit de culbuter la diète, que d'ailleurs le Corps législatif n'est composé
que de seize membres, et que c'est étrangement se jouer des nations que de
croire que la France reconnaîtra la volonté de seize individus comme le vœu
du peuple helvétique, etc., etc. » Ces
scrupules si nouveaux chez l'homme qui avait fait le 18 brumaire,
s'attaquaient à l'administration d'Aloys Reding, caractère chevaleresque et
généreux, patriote qui avait combattu pour l'indépendance de son pays et qui
était la plus grande popularité du moment. « Le
citoyen Verninac, poursuivait Bonaparte, doit dans toutes les circonstances
et publiquement dire que le gouvernement actuel ne peut être considéré que
comme provisoire, et faire sentir que non-seulement le gouvernement français
ne l'approuve pas, mais n'est point satisfait de sa composition et de sa
marche. Ceci doit se faire sans écrit, sans imprimé et sans éclat[1]. » Telle
était la réalité de cette politique d'abstention et des pacifiques intentions
du conciliateur Verninac. Reding vint à Paris pour tâcher de s'entendre avec
le Premier Consul, mais il n'en obtint que des assurances générales pour la
liberté et le bonheur de ses compatriotes avec des promesses d'appui qui se
traduisirent par des attaques sourdes mais incessantes de la part de Verninac[2]. « Il est vrai, lui écrivait
Bonaparte, que vous êtes sans organisation, sans gouvernement, sans volonté
nationale. Pourquoi vos compatriotes ne feraient-ils pas un effort[3] ? » Reding n'était
pas homme à comprendre cet effort dans le sens des désirs du Premier Consul ;
aussi fut-il bientôt renversé, et tel fut le sort de tous ceux qui lui
succédèrent, jusqu'à ce que Bonaparte, impatienté de la lenteur
d'intelligence de ce peuple insensible aux avantages de sa médiation suprême,
se la fit décerner par ses propres créatures et l'imposa à la tête d'une
armée. Les
choses exigeaient beaucoup moins de ménagements en Italie, où les esprits
étaient depuis longtemps façonnés à la docilité ; aussi était-ce là que
Bonaparte avait résolu de faire surgir l'événement destiné à avertir et à
stimuler la France. Pour le rendre encore plus facile à réaliser, il avait à
dessein maintenu dans le provisoire les institutions de la Cisalpine, en
sorte que tout le monde y aspirait à une situation plus assise. Le moment
venu, on fait répandre dans tout le Milanais le bruit que la Cisalpine va
être appelée à un ordre de choses plus solide et plus durable, que les
Italiens vont enfin connaître des jours meilleurs, être mis en demeure de
prouver par leur patriotisme s'ils sont dignes du nom de peuple libre, que le
Premier Consul s'occupe, de concert avec leurs Plus éminents concitoyens,
d'achever son ouvrage en donnant des lois à cette république fille de son
génie, qu'il va mettre à exécution des projets depuis longtemps formés pour
leur indépendance. Des rumeurs du même genre se propagent à Gênes, où l'on
avait également empêché qu'il s'établit rien de définitif. Bonaparte avait en
effet appelé à Paris quatre ou cinq des hommes les plus considérables de la
Cisalpine, entre autres Melzi, Serbelloni et Marescalchi. Il leur avait
soumis pour la forme la nouvelle constitution qu'il destinait à leur
république. Cette constitution rédigée par Talleyrand sous la dictée de
Bonaparte, dans le cours du mois de septembre 1801, fut envoyée le 30
septembre par un courrier extraordinaire â la consulte de Milan, qui devait
la discuter secrètement[4], et qui s'empressa de
l'enregistrer. Quelques jours après la Cisalpine apprit qu'elle avait enfin
des institutions. La
nouvelle constitution, pâle reflet du régime consulaire, instituait comme
base de tout le système un corps électoral composé de trois collèges, les possidenti,
les dotti et les commercianti, et comptant en tout sept cents
électeurs. L'état nominatif du corps électoral de la Cisalpine tenait tout
entier dans une page et demie du Moniteur[5]. Sur cette ombre de suffrage,
on avait échafaudé des pouvoirs publics non moins débiles et exténués. Une
commission de censure, chargée de veiller au maintien de la Constitution et
de nommer à certains emplois, rappelait vaguement le Sénat français ; une
consulte répondait à peu près au conseil d'État ; un Conseil législatif au
Tribunat ; enfin le Corps législatif cisalpin était muet comme son homonyme
français. Mais les attributions de ces diverses assemblées étaient encore
beaucoup plus restreintes au profit du pouvoir exécutif. Celui-ci était
concentré tout entier entre les mains d'un président aux côtés duquel on
avait créé un vice-président, personnage encore plus effacé qu'un second
consul[6]. Cette simplification, qui
effaçait jusqu'aux derniers vestiges de tout élément libéral, représentait
exactement celle que le Premier Consul se proposait de réaliser dans les
institutions françaises. En parlant à l'Italie, le Solon de la Cisalpine
voulait surtout être entendu de la France. La
Constitution acceptée, il fallait procéder à la nomination des autorités, et
c'est là l'instant que Bonaparte avait choisi pour apparaître comme le deus
ex machina. Supplié par le gouvernement cisalpin de faire lui-même les
nominations[7], il lui écrit pour lui exprimer
son embarras : « Comment veut-on qu'il puisse de mémoire nommer les
hommes les plus clignes à plus de seize cents emplois ? Il ne le peut
qu'autant qu'il sera à même de connaître le vœu de tous les ordres et de
toutes les classes de la République. Qu'ils avisent donc aux moyens d'opérer
un rapprochement[8]. » Le
moyen le plus naturel était un voyage du Consul à Milan ; mais faire venir
les représentants de toutes les classes de la Cisalpine en France, au cœur l’hiver,
lui parut un moyen bien plus propre à donner une grande idée de sa puissance
et à frapper les esprits par la nouveauté du spectacle. Quelque soumise que
fût la France, elle n'avait pas encore devant lui l'attitude et le ton d'une
nation conquise ; aussi n'eut-il garde de négliger cette occasion de
communiquer aux Français la contagion des adulations italiennes. Pétiet,
notre agent auprès des Cisalpins, fut chargé de leur insinuer que la ville de
Lyon, située à mi-chemin entre Milan et Paris, semblait l'endroit le plus
convenable pour une telle réunion, et cette discrète invitation fut aussitôt
acceptée comme un ordre par ces Républicains habitués de longue date à
comprendre à demi-mot. En
vertu de cette résolution, les personnages les plus importants de la
Cisalpine, au nombre d'environ quatre cent cinquante, s'acheminèrent à
travers les Alpes au milieu de la saison la plus rigoureuse pour se trouver
au rendez-vous que leur avait assigné le Premier Consul. Tout ce qui comptait
dans la haute Italie par les lumières, le rang ou les richesses, fut réuni à
Lyon clans les premiers jours de janvier 1802. Bonaparte y arriva lui-même le
11 de ce mois, non sans s'être fait attendre comme il convenait à un
souverain. Acclamé par les Lyonnais, reçu par les Cisalpins avec des honneurs
presque royaux, il s'étudia d'abord à leur plaire par la simplicité de ses
manières, la bienveillance de son accueil, l'attention complaisante avec
laquelle il écouta leurs observations sur la Constitution et sur le choix de
leurs autorités. Il procéda ensuite aux nominations de concert avec eux. Les
postes secondaires furent bientôt remplis ; une seule place était laissée
vacante à dessein, celle du Président. Bonaparte se l'était réservée dès
l'origine, mais, fidèle à ses habitudes de dissimulation, il ne voulait pas
la demander ; il espérait qu'elle lui serait offerte spontanément par
l'enthousiasme des Cisalpins. Ceux-ci, qui avaient pris au sérieux ses
promesses et n'avaient aucune idée de ses désirs secrets, avaient jeté les
yeux sur le comte Melzi, personnage le plus considéré et le plus incluent de
la Lombardie. Comme après de longs tâtonnements ces naïfs négociateurs ne
comprenaient rien aux objections persistantes qu'on opposait à leur
combinaison, il fallut enfin démasquer l'artifice et leur apprendre qu'ils
n'étaient pas seulement venus à Lyon pour leur propre bonheur, mais aussi
pour la plus grande gloire de leur législateur. Les confidents du Premier
Consul, Talleyrand, Pétiet, Marescalchi, se chargèrent de les éclairer, et
grâce à la révélation qui vint si à propos aider leur enthousiasme, les
Cisalpins purent enfin fixer leurs destinées. Ils vinrent à Bonaparte avec
une adresse dans laquelle, se calomniant eux -mêmes, ils déclaraient n'avoir
pu trouver dans leur propre pays un citoyen qui, par l'ascendant de son nom
et de son caractère, fût digne de gouverner leur république et capable de la
maintenir. Ils le suppliaient donc d'honorer la Cisalpine en retenant la
magistrature suprême et en ne dédaignant pas de garder la grande pensée de
leurs affaires au milieu de la direction de celles de la France (25 janvier
1802)[9]. Le
lendemain Bonaparte vint en grande pompe leur annoncer son acceptation, sans
prendre une peine superflue pour leur déguiser leur abaissement : « Je
n'ai trouvé personne parmi vous, leur dit-il brutalement, qua eût assez de
droits sur l'opinion publique, qui fût assez indépendant de l'esprit de
localité, qui eût enfin rendu, d'assez grands services à son pays pour lui
confier la première magistrature. » C'était assez leur dire qu'il ne la
tenait que de lui-même. Il leur donna ensuite quelques conseils et des
assurances de sa protection, puis il leur notifia les choix qu'il avait
faits, entre autres celui de Melzi pour la vice-présidence. Plusieurs
orateurs prirent alors la parole pour célébrer ses louanges. « Si la main qui
nous a créés, dit Prina, veut bien se charger de nous guider, aucun
obstacle ne peut nous arrêter, et notre confiance doit être égale à
l'admiration que nous inspire le héros à qui nous devons notre bonheur. » De
telles paroles équivalaient au Divis augustus de l'Italie des Césars.
Cela dit, la mission de la Consulte était remplie. Cette singulière
convention tenue à l'étranger, plus semblable à une captivité ou à une
émigration qu'à un mandat civique, était d'un triste augure pour l'avenir de
la Cisalpine ; elle se terminait d'une façon fort imprévue pour la plupart de
ceux qui l'avaient commencée avec tant de joie, mais les déceptions se
dissimulèrent sous les flatteries. Ainsi l'Italie si longtemps foulée et
asservie par nous se vengeait en nous enseignant les leçons de la servitude. Un mot,
un mot dénué de toute application actuelle, était pourtant venu consoler les
patriotes italiens de leurs humiliations dans la dernière séance de la Consulte,
c'était la substitution du nom de république italienne à celui de république
Cisalpine ; satisfaction donnée en paroles à des sentiments que Bonaparte
n'avait garde d'encourager par des faits sérieux. Il lui eût été facile, s'il
l'eût voulu, de donner-dès lors des gages solides à ces espérances d'une
renaissance italienne, mais il ne leur permettait de se manifester que dans
la mesure où elles pouvaient le servir lui-même. Il avait dans les mains tout
ce qu'il fallait pour fonder un grand État dans la haute Italie : Gênes
venait de lui adresser la même prière que la Cisalpine, il la tenait à sa
discrétion ; il disposait également de cette république de Lucques qu'il avait
offerte à l'Espagne au prix de quelques vaisseaux : son agent Moreau de
Saint-Méry y gouvernait en maitre ; il occupait le Piémont dont le sort était
encore en suspens bien qu'il fût de fait réuni à la France ; enfin la mort du
duc de Parme était prévue, et il s'apprêtait déjà à s'emparer de ce duché ;
tous ces éléments réunis à la, Cisalpine pouvaient constituer une grande et
puissante république dont la fondation eût certainement soulevé beaucoup
d'objections en Europe, mais des objections moins vives que celles qui furent
motivées par leur annexion à la France. Une telle république eût eu en effet
une tendance constante à se rendre indépendante, ce qui eût rassuré l'Europe,
mais ce qui n'était pas une perspective de nature à tenter Bonaparte. Ce
n'est donc qu'un mot qu'il jeta en pâture aux illusions des Cisalpins,
lorsqu'il autorisa leur république à se parer du nom de la patrie italienne.
Loin d'entrer dans leurs vues il ne s'occupait alors des petits Etats italiens
que pour les maintenir isolés et les fixer définitivement sous la domination
française. Il en agissait ainsi même à l'égard de ce royaume d'Étrurie qu'il
avait si singulièrement cédé à l'Espagne « en toute propriété » et où il
régnait en souverain absolu en la personne de Clarke et de Murat sous
prétexte de diriger les premiers pas du jeune roi. On voit par sa
correspondance qu'il y disposait de tout, nommait à tous les postes
importants dans l'administration et dans l'armée, réglait la solde et la
composition des troupes, et fixait jusqu'au nombre de canons à conserver dans
chaque place[10]. La
Toscane n'était plus désormais qu'une possession française, où toutefois la
conquête était moins compromettante parce qu'elle était plus déguisée. Pour
juger de l'effet que tous ces envahissements devaient produire sur l'esprit
des puissances, il importe de ne pas perdre de vue qu'ils furent, non pas
successifs comme on les présente d'ordinaire, mais contemporains et
simultanés. Si tous ne furent pas consommés au même instant, ce qui eût paru
une usurpation par trop flagrante, si par exemple la réorganisation batave
précéda la médiation helvétique, si la prétendue constitution de la Cisalpine
devança celle de Gênes ou l'incorporation du Piémont, tous ces actes furent
commencés, poursuivis, annoncés en même temps par des manifestations non
équivoques, qui formaient un étrange contraste avec nos engagements sans
cesse renouvelés de respecter l'indépendance de ces républiques. Au
reste, le Premier Consul sentait si bien que cette politique ne pouvait
supporter la discussion que, lorsque les conférences s'ouvrirent à Amiens
entre Joseph et lord Cornwalis, son premier soin fut d'établir que toutes ces
questions seraient écartées des délibérations. Dès l'ouverture des
négociations il faisait écrire à Joseph : « Vous regarderez comme positif que
le gouvernement français ne veut entendre parler ni du roi de Sardaigne, ni
du Stathouder, ni de ce qui concerne les affaires intérieures de la Batavie,
de l'Allemagne, de l'Helvétie et des républiques d'Italie. Tous ces objets
sont absolument étrangers à nos discussions avec l'Angleterre, et le peu qui
a été dit sur quelques-uns d'entre eux dans le cours de la négociation pour
les préliminaires, prouve suffisamment qu'il ne faut sous aucun rapport y
revenir aujourd'hui[11]. » C'était
dire en d'autres termes que rien de ce qui se passait en Europe ne regardait
plus l'Angleterre, et il y avait une illusion singulière à espérer d'elle une
semblable abnégation. Au reste cette omission systématique convenait
également à l'Angleterre qui avait absolument besoin d'un temps d'arrêt et
d'un repos momentané ; aussi, en faisant ses réserves contre ce que le
gouvernement français accomplissait dans ces divers États à ses risques et
périls, consentit-elle à passer sous silence les changements qui étaient en
voie de s'y opérer, convaincue qu'elle ne pouvait ni les approuver, ni s'y
opposer pour le moment. Grâce à ce sous-entendu sur le vrai sens duquel on ne
pouvait se méprendre ni d'un côté ni de l'autre, le terrain des négociations
se trouva tout d'abord déblayé des seuls véritables obstacles à la conclusion
de la paix. Dans l'impuissance d'arriver à un accord sur ces questions
compliquées, on résolut de les ignorer, de faire comme si elles n'existaient
pas : car, on ne pouvait se le dissimuler, le jour où l'on s'apercevrait de
leur existence il faudrait reprendre les armes. Telle fut la signification
des conférences d'Amiens. On voulut bien livrer au public ces formules de
paix dont il était devenu si avide, mais on le fit avec l'intime persuasion
que sur de telles bases on ne pouvait signer qu'une trêve. Par
suite de ce parti pris de ne parler pour le moment de rien de ce qui pouvait
diviser ou irriter, l'objet des négociations se trouva considérablement
réduit. Il ne s'agissait plus que de régler des contestations relatives à
l'exercice du droit de pêche, au payement des fournitures faites pour les
prisonniers, enfin à la reconstitution de l'ordre de Malte la seule question
qui eût une réelle importance. L'affaire de Malte, bien que secondaire auprès
des questions sous-entendues, montra toute la profondeur des défiances qui
séparaient les deux puissances en dépit de leurs protestations pacifiques.
-Bonaparte avait mis le premier en avant l'idée du protectorat de la Russie
en faveur de l'Ordre reconstitué. Mais depuis qu'il n'espérait plus gouverner
Alexandre aussi facilement que Paul, il s'était beaucoup refroidi pour cette
idée. Il proposait maintenant que Malte fût placée sous le patronage du roi
de Naples, prince qu'il était sûr désormais de dominer se trouvant le maitre
effectif du reste de l'Italie. Convaincu par expérience que dans l'état
actuel de notre marine il pouvait bien s'emparer de par un coup de main, mais
non pas la conserver, il demandait que ses fortifications fussent démolies et
qu'on les remplaçât par un entrepôt et un lazaret. De leur côté, les Anglais
déclaraient s'en tenir à une restauration pure et simple de l'Ordre sous la
garantie du Czar, en effaçant de ses statuts ce qu'ils avaient de trop
suranné et en adjoignant aux langues déjà existantes, une langue anglaise
pour y balancer l'influence française[12]. Des deux côtés, on avait le
sentiment que tous ces arrangements n'étaient que provisoires, et on gardait
obstinément l'arrière-pensée de reprendre à. la première occasion un point
stratégique si précieux, ou du moins de le rendre inutile à son adversaire. En même
temps qu'il jetait à l'Europe l'illusion du traité d'Amiens, et rivait
définitivement sous le joug les peuples qui avaient été jusque-là simplement
rattachés à notre système, et nos clients plutôt que nos sujets, Bonaparte
poursuivait à. Paris, avec plus de passion et d'activité encore, les plans
qu'il avait conçus pour l'accroissement d'un pouvoir qui n'était rien à ses
yeux tant qu'il n'aurait pas tout absorbé autour de lui. Depuis la discussion
sur les tribunaux spéciaux et la conclusion du Concordat, les projets du
Premier Consul n'étaient plus un mystère pour personne. Tous ses actes le
démontraient, il travaillait plus que jamais à une restauration monarchique.
Le doute à cet égard n'était plus permis, et les hommes les plus connus par
leur modération avaient dû renoncer à défendre une politique dont le but ne
se laissait que trop deviner. A la suite de la sortie insultante de Français
de Nantes au Tribunat, le pacifique Daunou avait quitté l'Assemblée en
déclarant qu'il ne reparaîtrait que lorsque la tyrannie aurait cessé. » Ces
mécontentements partagés par un grand nombre des membres du Tribunat et du
Corps législatif, mais manifestés seulement par une très-minime fraction de
ces deux Assemblées, avaient fini par gagner jusqu'au Sénat lui-même, quelque
intéressé qu'il fût à tout couvrir de son invariable approbation. Sieyès, le
président du Sénat, ennuyé de sa magnifique oisiveté, humilié d'un rôle dont
les honneurs ne lui déguisaient pas le néant, mal résigné à son trépas
anticipé bien qu'il en eût reçu le prix, avec lui tous les sénateurs qui
avaient gardé quelque dignité de caractère ou quelque attachement pour la
liberté, Destutt de Tracy, Volney, Cabanis, Lanjuinais, Garat, Lambrecht, se
dédommageaient du huis-clos de leurs séances en blâmant dans les réunions
privées la marche du gouvernement qu'il leur était impossible d'entraver. La
conspiration de ce groupe inoffensif ne consistait guère que clans des
causeries de salon tenues le plus souvent à Auteuil, chez Mme Helvétius ou
chez Mme de Condorcet. Que pouvait au surplus cette minorité d'idéologues,
même en se concertant avec les mécontents du Corps législatif et du Tribunat
? obtenir la nomination d'un candidat au lieu d'un autre, faire modifier ou
rejeter quelques projets de loi, et c'était tout. Loin d'être subversive ou
factieuse, elle méditait à peine une résistance légale dans l'extension ordinaire
du mot. Conserver les débris de garantie existants, empêcher s'il se pouvait
une usurpation nouvelle, ses vœux n'allaient pas au-delà. Quant
aux opposants du Corps législatif et du Tribunat, les faits avaient
suffisamment démontré que s'ils possédaient l'estime de ces Assemblées, ils
avaient fort peu d'influence sur leurs votes. Trop faibles et trop désarmés
pour nourrir aucune pensée agressive, toute leur ambition était de maintenir
dans la république une ombre de contrôle. Ils n'aspiraient ni à saisir ni à
paralyser le pouvoir, mais à le contenir ; ils ne cherchaient pas à lui
dicter des lois nouvelles, mais à lui faire respecter celles qu'il avait
lui-même faites et jurées. Parmi tous ces mécontents, si l'on excepte Barras
alors isolé, impuissant, et discrédité, il n'en était pas un seul qui songeât
au renversement du pouvoir consulaire. Les opposants même de l'armée, qui par
caractère passent plus facilement de la pensée à l'action, ne rêvaient rien
de semblable. Leurs griefs étaient en général d'une nature toute différente.
Étrangers pour la plupart à la notion même de la liberté, les militaires sont
toujours prêts à acclamer la dictature qui possède à leurs yeux le mérite
d'appliquer aux États 1.a discipline des armées. Les compagnons de Bonaparte
avaient applaudi avec passion au 18 brumaire, dans lequel ils avaient vu un
gage de leur propre élévation ; mais les plus clairvoyants n'avaient pas
tardé à reconnaître quelle distance ce succès avait mise entre eux et lui.
Ils s'étaient flattés de maintenir l'ancienne égalité, et ne renoncèrent pas
sans regrets à ce rêve. Le Concordat fut celui de ses actes qui contribua le
plus à dissiper leur illusion et qui pour ce motif les blessa le plus.
Connaissant à fond ses sentiments intimes en matière religieuse, habitués à
traiter ce sujet avec lui non-seulement avec la plus entière liberté mais
avec tout le mépris du soldat pour le prêtre, ils ne purent voir dans le
Concordat que les arrière-pensées d'une ambition toute personnelle.
Quelques-uns lui exprimèrent très-haut leur déplaisir ; c'étaient ses anciens
lieutenants de l'armée d'Italie, tels que Lannes ou Augereau, hommes peu
dangereux. Lannes, traité en enfant gâté, reçut l'ambassade de Portugal, et
sa demi-disgrâce fit quelque bruit. L'armée
du Rhin était le foyer de mécontentements plus sérieux quoique moins
bruyants. Ses officiers avaient, en général, plus d'instruction que ceux de
l'armée d'Italie ; ils avaient aussi plus d'esprit libéral. Ils étaient
sincèrement attachés aux institutions républicaines ; ils en voyaient la
ruine avec chagrin, mais leur désapprobation ne se manifestait que par la
réserve et la froideur de leur attitude. Moreau, leur chef, de moins en moins
satisfait de la marche des affaires, mais -ne voulant pas qu'on attribua ce
dissentiment à des motifs de rivalité ou d'ambition personnelle, se bornait à
se tenir à l'écart, dédaignant les faveurs que tant d'autres se disputaient,
exprimant rarement un blâme, mais plus odieux par ce silence et cette
abstention qu'il ne l'eût été par des démonstrations même exagérées, opposant
enfin la dignité simple et fière de sa vie aux magnificences empruntées de la
nouvelle cour. Si l'on
ajoute à ces divers éléments d'opposition, les velléités de quelques anciens
membres du parti jacobin, d'ailleurs ralliés au gouvernement, tels que Réal,
Fouché, Truguet, Thibaudeau, qui éprouvaient des répugnances non pour la
dictature, car aucune concentration de pouvoir ne les effrayait pourvu
qu'elle se recommandât des souvenirs de la Révolution, mais pour les formes
et les noms qui rappelaient la royauté, on a une idée complète du genre
d'obstacles que pouvait avoir à redouter l'autorité du Premier Consul.
Non-seulement il n'y avait entre ces éléments aucune cohésion qui pût les
rendre dangereux ; mais ils n'étaient nullement animés d'une hostilité
systématique, et il ne tenait qu'à lui de se les concilier en renonçant aux
desseins qu'il était si naturel de lui attribuer. Il ne chercha qu'à s'en
débarrasser par la force et par la ruse. Il résolut de profiter du premier
prétexte venu pour frapper l'opposition du Tribunat, soit en la dissolvant,
soit en lui retirant les projets de loi pour la laisser périr d'inanition,
car le mode n'était pas encore arrêté dans sa pensée. Quant à l'opposition de
l'armée du Rhin, il s'en délivra par l'expédition de Saint-Domingue. Il faut
ici se mettre en garde contre une appréciation injuste et erronée. On a dit
et répété que Bonaparte avait envoyé l'armée du Rhin à Saint-Domingue avec
l'intime conviction qu'elle n'en reviendrait pas. C'est là une allégation que
les preuves les plus fortes pourraient seules faire admettre ; or elle ne
repose que sur des présomptions fort insuffisantes pour constituer une
certitude et même une vraisemblance. Qu'il ait eu la pensée d'éloigner
l'armée du Rhin, rien de plus évident et de plus certain ; le fait parle
assez haut ; d'ailleurs il s'expliqua lui-même, en termes voilés mais
expressifs, sur ses intentions dans la proclamation où il annonçait
l'expédition de Saint-Domingue : « S'il reste encore, disait-il, des
hommes que tourmente le désir de haïr leurs concitoyens, ou qu'aigrisse le
souvenir de leurs pertes, d'immenses contrées les attendent ; qu'ils osent
all.er y chercher des richesses et l'oubli de leurs infortunes et de leurs
peines. Les regards de la patrie les y suivront ; elle secondera leur courage ![13] » L'expédition était donc à ses
yeux une sorte de dérivatif pour des ambitions et des ardeurs qu'il ne
voulait pas satisfaire en France. Qu'il connût en outre les effets meurtriers
du climat et les autres difficultés de la soumission de File, rien de plus
certain encore ; il reçut à cet égard tous les renseignements désirables du
colonel Vincent, qui fut même disgracié pour sa franchise. Mais bien qu'il
jugeât l'entreprise pénible et dangereuse, il la croyait réalisable ; elle se
liait dans son esprit à l'acquisition de la Louisiane, et à. la louable
ambition de relever nos colonies. Il n'a
donc pas, comme on le dit, envoyé périr l'armée du Rhin à Saint-Domingue, il
n'a vu là que l'occasion de disperser au loin le foyer d'une résistance
importune mais cette glorieuse armée n'en a pas moins péri par la faute de
Bonaparte, péri par suite de son imprévoyance et de son obstination, péri
dans une entreprise inique par son but, odieuse par ses moyens, funeste et
honteuse par ses résultats. A peine échappée aux convulsions qui avaient
accompagné et suivi son affranchissement, l'île de Saint-Domingue se relevait
de ses ruines sous la main intelligente et forte d'un noir, dans lequel, à
leur grande surprise, les Européens avaient dû reconnaître un homme. En
quelques années Toussaint Louverture, par un heureux mélange de sévérité et
de douceur, avait rétabli tous les éléments d'une société civilisée parmi ces
esclaves révoltés, devenus indisciplinables et sur le point de retourner à
l'état sauvage. Il avait mis un terme à la guerre civile, fait renaître le
travail et le commerce, rappelé les anciens colons sur leurs propriétés,
réorganisé la justice et l'administration. Attentif à veiller sur
l'indépendance de sa république, il avait chassé de l'île les troupes
anglaises et espagnoles. Nos représentants dans l'île depuis Santhonax
jusqu'à Hédouville n'avaient été que les spectateurs impuissants de ces
discordes si heureusement terminées ; notre souveraineté sur Saint-Domingue
était restée toute nominale ; Toussaint s'était empressé de la reconnaître et
de lui rendre hommage, mais avec l'ambition fort légitime de la maintenir à
l'état honorifique. Il venait en dernier lieu d'envoyer à Bonaparte la
constitution de sa République, afin d'obtenir pour elle la ratification
consulaire. Vivre indépendante sous la tutelle de la France, accueillir ses
planteurs, ses commerçants et ses marins, leur accorder tous les privilèges
compatibles avec la sûreté et la liberté de l'île, tel était alors le rêve de
cette République que Toussaint Louverture avait en si peu de temps élevée au
plus haut point de prospérité. Voilà
quelle était la situation de cette colonie au moment où, dans un simple but
de domination et contre l'avis de tous les hommes compétents, Bonaparte se
décida à déchaîner de nouveau sur elle toutes les dévastations d'une guerre
impitoyable. Pour bien connaître les vues qui l'inspiraient ici, objet auprès
duquel les péripéties de l'expédition ne sont que secondaires, il est
nécessaire d'examiner de près toutes les pièces du procès. On s'attacha
d'abord à rassurer les Anglais sur le but de l'expédition. Talleyrand reçut
l'ordre de leur exposer par une note[14] que dans cette entreprise le
gouvernement français était guidé « moins par des conditions de finance
et de commerce que par la nécessité d'étouffer dans toutes les parties du
monde toute espèce de germe d'inquiétude et de troubles[15] » ; on dirait aujourd'hui
la nécessité de régénérer Saint-Domingue. Il ajoutait pour les apaiser tout à
fait « que dans le cas où nous aurions reconnu l'organisation de Saint-Dom in
gue, le sceptre du nouveau monde serait tôt ou tard tombé clans les mains des
noirs. » Il fallait croire le cabinet anglais tombé dans l'imbécillité pour
le supposer accessible à de pareilles craintes, et elles n'entrèrent pour
rien dans sa détermination. Mais sans s'exagérer à ce point les dangers de la
domination des noirs, les Anglais avaient beaucoup de griefs contre Toussaint
Louverture dont l'exemple pouvait tôt ou tard trouver des imitateurs ; ils
n'étaient pas fâchés d'ailleurs de nous voir engagés dans une lutte dont ils
connaissaient mieux que nous les périls. Ils ne s'opposèrent donc nullement à
l'expédition ; ils se contentèrent de la surveiller avec une défiance presque
injurieuse, mais justifiée. Dans la note qui vient d'être mentionnée,
Bonaparte annonçait nettement son intention « d'anéantir le gouvernement des
noirs ; » il ajoutait pour obtenir l'acquiescement des Anglais à ses projets,
que « si le gouvernement reconnaissait et légitimait à Saint-Domingue la
liberté des noirs, ce serait là un point d'appui pour la république dans le
nouveau monde ; » il se proposait donc d'anéantir aussi cette liberté,
puisqu'il se faisait d'avance un titre de cette intention aux yeux du cabinet
anglais alors favorable à l'esclavage. Mais combien son langage était
différent dans la lettre qu'il adressait en même temps à Toussaint Louverture
: « Nous avons conçu pour vous de l'estime, lui disait-il, et nous nous
plaisons à proclamer les grands services que vous avez rendus au peuple
français. Si son pavillon flotte sur Saint-Domingue, c'est à vous et aux
braves noirs qu'il le doit. Appelé par vos talents et la force des
circonstances au premier commandement, vous avez détruit la guerre civile,
mis un frein à la persécution de quelques hommes féroces, remis en honneur la
religion et le Dieu de qui tout émane. La constitution que vous avez faite en
renfermant beaucoup de bonnes choses, en contient qui sont contraires à la
dignité et à la souveraineté du peuple français.... Les circonstances où vous
vous êtes trouvé ont rendu légitimes les articles de cette constitution qui
pourraient ne pas l'être. Mais aujourd'hui que les circonstances sont si
heureusement changées, vous serez le premier à rendre hommage à la
souveraineté de la nation qui vous compte au nombre de ses plus illustres
citoyens par les services que vous lui avez rendus et par les talents et la force
de caractère dont la nature vous a doué. Une conduite contraire serait
inconciliable avec l'idée que nous avons conçue de vous.... que pouvez-vous
désirer ? La liberté des noirs ? Vous savez que dans tous les pays nous
l'avons donnée aux peuples qui ne l'avaient pas[16]. » Ainsi
il ne s'agissait plus ici ni d'anéantir le gouvernement des noirs, ni de
toucher à leur liberté, mais seulement de modifier quelques articles de la
constitution de Saint-Domingue et de rétablir la suzeraineté de la France. Il
est vrai que cette lettre était portée par le capitaine-général Leclerc à la
tête de vingt ou vingt-cinq mille hommes, circonstance suffisamment
significative. Bonaparte disait d'autre part dans l'exposé de la situation
de la République : « A Saint-Domingue, à la Guadeloupe, il n'est
plus d'esclaves. Tout y est libre, tout y restera libre. A la Martinique, ce
seront des principes différents. La Martinique a conservé l'esclavage, et
l'esclavage y sera conservé. » En
présence de toutes ces déclarations contradictoires, qui sont loin cependant
d'avoir une valeur égale, l'idée la plus naturelle pour éclaircir la question
est de s'en référer aux instructions du général Leclerc. Mais ces
instructions n'ont pas été publiées pour des motifs qu'il est trop facile de
comprendre[17]. Tout ce qu'on en sait, c'est
que malgré les rigueurs excessives qu'il déploya à Saint-Domingue, Leclerc
resta fort au-dessous de ce qui lui avait été commandé ; Napoléon le lui
reproche formellement dans ses Mémoires ; mais en lui reprochant sa
désobéissance il se garde bien d'en faire connaître le vrai motif. Il assure
que Leclerc avait simplement l'ordre d'enlever et d'envoyer en Europe tous
les officiers noirs au-dessus du grade de chef de bataillon ; Toussaint
Louverture, ajoute-t-il, aurait servi en France comme général de division, et
les autres chefs auraient été admis dans leur grade. Il est inutile de faire
ressortir l'invraisemblance de cette dernière assertion ; quant à la
première, elle soulève à peine un coin du voile. On peut heureusement suppléer
dans une certaine mesure à cette omission. Dans sa correspondance avec
Leclerc le Premier Consul fait plusieurs fois allusion à ces instructions, et
le peu qu'il en dit en donne une idée assez complète pour ceux qui ont étudié
ce caractère. Peu de temps après le départ de l'expédition, le 16 mars 1802,
Bonaparte écrivait à Leclerc « Suivez exactement mes instructions, et dès
l'instant que vous vous serez défait de Toussaint, Christophe, Dessalines et
des principaux brigands, et que les masses de noirs seront désarmées,
renvoyez sur le continent tous les noirs et hommes de couleur qui auraient
joué un rôle dans les troubles civils[18]. » Voilà
pour le sort qu'il réservait dans ces instructions au citoyen illustre pour
lequel il professait tant d'estime, et voilà ce qu'il entendait par « changer
quelques articles de la constitution. » Le mot se défaire de Toussaint
dont le sens est très-clair dans la correspondance, se transforme dans les Mémoires
en un grade de général de division. Quant à
la question de l'esclavage on en peut juger par voie d'induction. Personne
n'ignore qu'il se hâta de le rétablir partout où il parvint à rétablir son
autorité ; mais cela ne prouve pas, dit-on, qu'il en ait eu la pensée dès le
début de l'expédition[19]. Il est bien difficile
d'admettre que celui qui rendait à l'esclavage aboli par notre législation
son ancienne existence légale, non-seulement à la Martinique, mais à Tabago,
Sainte-Lucie, à la Guyane, aux îles de France et de la Réunion, eût maintenu
une exception dangereuse pour la sécurité de nos colonies, à Saint-Domingue
et à la Guadeloupe ; mais il y a plus, la façon dont il envisagea et remplit
cet engagement à l'égard de la Guadeloupe démontre surabondamment qu'il n'a
jamais eu la pensée de tenir ses promesses en ce qui concerne Saint-Domingue.
Le rétablissement de l'esclavage était tout d'abord décidé dans son esprit,
mais il jugeait nécessaire d'y employer des transitions, et ce projet ne
devait être démasqué que graduellement. L'expédition de la Guadeloupe n'eut
lieu qu'à la fin de mai 1802. Bonaparte, après s'être vainement efforcé d'en
faire accepter le commandement au prévoyant Bernadotte qui le refusa, l'avait
donné à Richepance, le lieutenant de Moreau, incomparable officier dont la
vii glorieuse méritait une fin moins misérable que celle qu'a lait sitôt lui
apporter la fièvre jaune. C'est par les mains d'un tel homme que Bonaparte
avait résolu de faire rétablir l'esclavage à la Guadeloupe, au mépris des
plus solennelles déclarations. Mais il
jugea convenable d'attendre que Richepance fût arrivé dans l'île pour lui
faire connaître le rôle qu'il lui réservait. Un mois et demi environ après
son départ, le 13 juillet 1802, il lui faisait écrire par Decrès, le ministre
de la marine « En
ajoutant à ces dispositions la recommandation de mettre la plus grande
activité à faire passer d'une colonie à l'autre des secours de troupes selon
qu'il sera nécessaire, on aura lieu d'être parfaitement tranquille, et nous
serons à même de prendre toutes les mesures que nous jugerons à propos pour
les colonies. La première de toutes parait être d'établir l'esclavage à la
Guadeloupe comme il l'était à la Martinique, en ayant soin de garder le plus
grand secret sur cette mesure et en laissant au général Richepance le choix
du moment de la publier. » Cette recommandation, rapprochée de la note au cabinet anglais, des actes perfides et des cruautés atroces qui déshonorèrent notre expédition de Saint-Domingue, dit assez ce qu'ont pu être les instructions données au général Leclerc relativement à l'esclavage. Soumettre l'île par la terreur ou par la force, désarmer les noirs, faire périr leurs principaux chefs, déporter les autres, tel était le début d'un plan dont l'esclavage formait le couronnement nécessaire. Ces calculs furent trompés : jamais résultats plus désastreux ne répondirent à une politique plus perverse ; mais, comme il arrive d'ordinaire, les instruments supportèrent seuls le poids de l'expiation, loi historique qui devrait mettre en garde les hommes contre leur inépuisable complaisance pour ceux qui disposent si légèrement de leurs destinées. On expédia à Saint-Domingue jusqu'à trente-cinq mille hommes, il en revint à peine quelques milliers. Quant au héros de la race noire, on sait comment, attiré dans un guet-apens par le général Leclerc, qui agissait à contre-cœur d'après les injonctions réitérées de Bonaparte, il fut envoyé en France et enfermé dans les cachots glacés du fort de Joux, où il périt au bout de quelques mois. Toussaint Louverture pouvait mourir, car il avait fait une grande chose, il avait prouvé au monde que les noirs étaient des hommes, et des hommes capables de se gouverner eux-mêmes, faculté qu'on leur avait toujours refusée jusque-là. Mort naturelle ! ont soin de s'écrier nos historiens en mentionnant les bruits auxquels donna lieu cette fin prématurée, comme si le supplice prolongé auquel fut soumis ce fils des tropiques n'était pas mille fois plus cruel qu'une exécution judiciaire. Mais qu'est-ce que l'obscure agonie d'un pauvre nègre pour les narrateurs attendris du martyre convenu de Sainte-Hélène ? Il est vrai que l'équitable avenir dira peut-être de l'un de ces deux hommes qu'il fut le rédempteur de sa race ; et de l'autre, qu'il fut le fléau de la sienne. |
[1]
Bonaparte à Talleyrand, 30 novembre 1801.
[2]
Histoire de la Confédération suisse par Jean de Muller, t. XVII.
[3]
Bonaparte à Aloys Reding, 6 février 1802.
[4]
Bonaparte à Talleyrand, 29 septembre 1801.
[5]
Moniteur du 31 janvier 1802.
[6]
Procès-verbal des opérations de la Consulte, dans le Moniteur du 31
janvier 1802.
[7]
A la date du 8 octobre.
[8]
Bonaparte au comité Cisalpin, 31 octobre 1801.
[9]
Rapport de la-commission des Trente, signa Stregelli. — Procès-verbal des
opérations de la Consulte. Moniteur des 30 et 31 janvier 1802.
[10]
Bonaparte à Talleyrand, 25 sept. ; à Berthier, ibid.
[11]
Talleyrand à Joseph, 20 novembre 1801.
[12]
Conférence du 28 décembre : Négociations relatives au traité d'Amiens
par Du Casse.
[13]
Proclamation pour l'anniversaire du 18 brumaire.
[14]
Ce qui n'empêche pas Napoléon de déclarer dans ses Mémoires avec sa
véracité habituelle « qu'il n'y a eu ni noies, ni pourparlers, ni négociations
avec l'Angleterre pour l'expédition de Saint-Domingue. » Notes et mélanges
dictés à Montholon.
[15]
Bonaparte à Talleyrand, 13 novembre.
[16]
Bonaparte au général Toussaint Louverture, 18 novembre 1801.
[17]
On n'a sans doute pas oublié que, d'après une déclaration mémorable, les
omissions et retranchements qui se remarquent dans la Correspondance de
Napoléon ont été conçus dans l'esprit qui aurait, dirigé Napoléon lui-même s'il
avait eu à faire cette publication.
[18]
« Le général Leclerc, écrit à ce sujet M. Thiers, avait pour instruction de
ménager Toussaint, de lui offrir le rôle de lieutenant de la France, la
confirmation des grades et des biens acquis par ses officiers, la garantie de
la liberté des noirs. »
[19]
Bignon.