HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE VIL — LES PRÉLIMINAIRES DE LONDRES. - LE CONCORDAT.

 

 

Notre double succès militaire et diplomatique de Hohenlinden et de Lunéville avait disposé le Cabinet anglais à la paix ; la victoire de Nelson dans la Baltique, la mort de Paul Ter, la dissolution de la ligue des Neutres exercèrent une influence analogue sur les dispositions du Premier Consul. Des deux côtés on était arrivé à ce degré de fatigue qui fait qu'on se prête volontiers aux transactions, et on avait acquis assez de gloire pour faire des concessions sans déshonneur. Nous avions à Londres un commissaire à demeure chargé de l'échange des prisonniers : c'était M. Otto, diplomate plein d'expérience et d'habileté ; ce fut it lui que lord Hawkesbury, le ministre des affaires étrangères dans le cabinet Addington, fit ses premières ouvertures. Dès le 21 mars (1801), sentant la nécessité de préparer le terrain longtemps d'avance et avant d'avoir aucune nouvelle de l'expédition de Nelson contre les Neutres, il fit savoir à Otto que si la France voulait écouter des propositions de paix, S. M. Britannique était prête à envoyer à Paris ou ailleurs un plénipotentiaire chargé d'en discuter les conditions. En réponse à cette démarche, le gouvernement français, après avoir vainement essayé de faire adopter son ancienne proposition d'armistice maritime autorisa Otto à ouvrir à Londres des conférences ayant pour but de déterminer préalablement les bases principales de la paix. On se remit donc à parler de paix, mais en continuant à pousser assez vivement la guerre, de façon que la partie la plus épineuse des difficultés qu'on avait à résoudre, se trouvât tranchée par le sort des armes. Dès les premiers pourparlers et aussitôt que les prétentions réciproques eurent paru au grand jour on se trouva si loin de s'entendre, qu'il y eut des deux côtés comme un accord tacite pour traîner les négociations en longueur jusqu'à ce que le fait accompli eût prononcé sur les principales questions en litige.

En France comme en Angleterre, on se préparait en effet à frapper deux grands coups dont on attendait des résultats décisifs. Le ministère Addington, plus heureux dans la guerre que le cabinet dirigé par Pitt, s'était décidé à réaliser un plan de ce dernier en débarquant en Égypte cette armée que l'Angleterre avait si longtemps gardée clans l'île de Minorque comme une menace contre nos côtes méridionales. Cette attaque devait être soutenue à la fois par une armée turque sur la frontière de Syrie et par un corps venu des Indes sur les côtes de la mer Rouge ; soit qu'elle réussit, soit qu'elle échouât, elle devait trancher au moins pour un temps, dans un sens ou dans autre, le démêlé relatif à l'occupation de l'Égypte qui était le plus grand obstacle à la conclusion de la paix. De son côté, Bonaparte s'apprêtait à faire un suprême effort pour consolider sa conquête ébranlée en lui envoyant les renforts et les approvisionnements dont elle avait si grand besoin ; il allait en même temps saisir de nouveaux gages dans lesquels il voyait un moyen assuré d'influer sur les négociations.

Profitant des bons rapports que sa cession de la Toscane à la maison de Bourbon lui avait créés avec l'Espagne, de l'admiration qu'il inspirait à un roi faible d'esprit, de la terreur qu'il causait à son favori le Prince de la Paix, il avait entraîné Charles IV à déclarer la guerre à son propre gendre le roi de Portugal, sous le prétexte apparent de décider ce dernier à fermer ses portes aux Anglais, mais dans le but réel de s'emparer d'une ou plusieurs de ses provinces pour en faire un objet d'échange dans la négociation avec l'Angleterre. Lucien avait réussi auprès du Prince de la Paix en employant tour à tour les flatteries et les menaces ; et le favori, transformé en généralissime, ayant triomphé des répugnances du roi, se tenait prêt à marcher sur le Portugal avec tout ce que pouvait fournir actuellement en fait de soldats la monarchie de Charles-Quint, c'est-à-dire avec une armée de vingt-cinq mille hommes que devait seconder un corps français, placé sous les ordres de Leclerc et de Gouvion Saint-Cyr.

Le dessein presque avoué du Premier Consul était, si les circonstances le lui permettaient, de trafiquer du Portugal avec l'Angleterre à peu près comme il avait trafiqué de la Toscane avec l'Espagne, et autrefois de Venise avec l'Autriche. Il en était dès lors arrivé sous ce rapport à un cynisme qui n'avait jamais été poussé aussi loin sous les monarchies du bon plaisir, et qui parait incroyable lorsque l'on songe au court espace de temps qui séparait l'époque du Consulat, de celle de la Révolution française. En ce qui concerne la Toscane, il ne s'était pas contenté, comme on le dit d'ordinaire, de l'ériger en royaume sans la consulter, et en faveur d'un 'jeune homme dont il tournait lui-même en dérision la nullité, il l'avait cédée à l'Espagne comme il eût fait d'un domaine personnel, c'est-à-dire en toute propriété. L'article 6 du traité signé à Madrid disait en propres termes « Comme la nouvelle maison qui s'établit en Toscane est de la famille d'Espagne, ces États seront à perpétuité une propriété de l'Espagne, et il sera appelé au trône un infant de la famille, si le roi actuel ou ses enfants n'avaient pas de postérité. » Voilà ce qu'il avait cru pouvoir faire d'une province située au cœur même de cette Italie, dont l'indépendance lui avait inspiré de si belles déclarations dans ses manifestes. Encouragé par le succès de ce marché, il était allé plus loin encore : « Vous autoriserez Lucien, écrivait-il à Talleyrand le 2 mars 1801, à offrir pour le duc de Parme, indépendamment de la Toscane, l'État de Lucques, mais à condition que les Espagnols nous donneront trois frégates de celles qui sont à Barcelone ou à Carthagène, et six vaisseaux de guerre de ceux qui sont à la Havane parfaitement armés. » Céder la Toscane sur laquelle on n'avait pas même le droit de conquête en échange de la Louisiane, c'était une transaction assez nouvelle de la part d'un gouvernement qui se disait républicain ; mais vendre un État indépendant pour six vaisseaux et trois frégates, voilà ce qui ne s'était pas encore vu dans le monde.

On ne se faisait illusion ni à Londres ni à Paris, tant que ces diverses entreprises resteraient en suspens, les conférences d'Otto avec lord Hawkesbury ne pouvaient avoir que le caractère de conversations diplomatiques dans lesquelles on tâtonnait de deux côtés pour fixer le terrain des négociations plutôt que pour aboutir à une entente. Si la France s'était beaucoup agrandie en Europe depuis l'origine de la guerre, l'Angleterre s'était emparée de presque toutes nos colonies et de celles de nos alliés, conquêtes moins éclatantes, mais beaucoup plus faciles à conserver. Elle avait pris aux Hollandais Ceylan, le cap de Bonne-Espérance, la Guyane, aux Espagnols la Trinité, l'île de Minorque, à nous la Martinique, Sainte-Lucie, nos possessions des Indes, enfin l'île de Malte, que nous avions enlevée aux Chevaliers. Elle avait conquis en outre un immense empire dans les Indes. Pendant ce temps la France avait, à la vérité, mis la main sur près de la moitié du continent ; elle avait enlevé l'Égypte à son ancienne alliée la Turquie. Mais l'instabilité de ces possessions était si évidente que le plénipotentiaire anglais n'hésita pas à nous proposer comme principe du futur arrangement l'uti possidetis, c'est-à-dire la conservation pure et simple des conquêtes respectives, principe que le gouvernement français se hâta de repousser en colorant son refus d'un beau zèle pour les intérêts de ses alliés. Comme il fallait bien adopter ainsi que dans tout arrangement de ce genre un principe général, sauf à y faire les dérogations commandées par la force des choses, on se mit alors à discuter le status ante bellum, c'est-à-dire qu'on convint de prendre pour point de départ la situation des deux nations avant la guerre. Mais on ne tarda pas à s'apercevoir que chacun des deux gouvernements entendait appliquer exclusivement la clause à son profit ; et de fait le principe des compensations resta la seule règle admise ; on s'efforça de balancer chaque restitution par un équivalent. Le Premier Consul voulait qu'on rendît toutes leurs colonies à la France et à ses alliés, la possession des Indes était selon lui pour l'Angleterre un dédommagement plus que, suffisant des acquisitions que la France avait faites en Égypte, en Italie et sur le Rhin. Le cabinet anglais ne pouvait admettre un tel système qui le poussa à exagérer ses propres prétentions à la grande exaspération de Bonaparte. Celui-ci portait dans cette négociation la violence âpre et hautaine d'une volonté qui ne connaissait plus de frein, et sans la dextérité, la mesure et le bon sens de Talleyrand, les conférences n'eussent pas duré quinze jours. Elles avaient à peine commencé que dans son irritation contre les obstacles qui en retardaient la marche, Bonaparte ordonnait à Talleyrand de remettre à lord Hawkesbury une note dans laquelle après avoir exprimé son regret de la lenteur du cabinet anglais, lenteur dont les causes n'étaient pas difficiles à pénétrer, il devait lui écrire : « Que quant au, petit nombre d'assassins qui pourraient agir dans l'intérieur par l'instigation de l'Angleterre, ils étaient très-peu redoutables, et le gouvernement anglais ne devait pas fonder un grand espoir sur leur secours[1]. »

C'est ainsi que Bonaparte entendait la diplomatie. Bien que passé maître dans l'art d'employer la ruse, il avait une impatience irréfrénable qui l'entraînait sans cesse au-delà de toute mesure. Quelque atténués que fussent de pareils outrages envers une nation fière et susceptible en passant à travers l'esprit souple et avisé de Talleyrand, il en restait toujours un contre-coup dont les négociations se ressentaient d'une façon fâcheuse. Les emportements de celui qui les dirigeait se trahissaient indirectement par des soubresauts et des surprises dont le résultat naturel était une constante défiance. Un tel langage était d'autant plus impolitique, que le Premier Consul avait perdu par la mort de Paul son principal point d'appui en Europe et son argument le plus propre à impressionner le cabinet anglais. Il avait beau, en effet, déclarer dans la même lettre « que les sentiments d'Alexandre Ier et de son cabinet étaient mal connus à Londres, si l'on croyait qu'il trahit jamais la cause des puissances continentales, » les ministres anglais avaient aussi leurs renseignements sur ce point, et s'ils n'avaient été pour rien dans l'assassinat dont, par la plus étrange contradiction, Bonaparte persistait à les charger, tout en assurant qu'ils en ignoraient les conséquences et n'en recueilleraient pas les fruits, ils savaient à n'en pas douter combien les dispositions de la cour de Saint—Pétersbourg étaient changées à l'égard du Premier Consul et de sa politique.

La Russie était en effet beaucoup plus près d'une rupture avec la France qu'avec l'Angleterre, car l'alliance anglaise était nécessaire à sa prospérité commerciale ; elle allait être cimentée par les concessions réciproques que les deux nations étaient à la veille de se faire au sujet du droit des Neutres, et Alexandre tenait fort peu pour sa part à cette grande maîtrise de Malte dont Paul avait fait un Casus belli ; tandis que l'alliance française ne représentait aux yeux de cette puissance qu'une série de tromperies grossières dont personne n'avait été dupe à l'exception du fou couronné qui s'était fait l'instrument de Bonaparte. La réunion récente du Piémont à la France avait achevé de démasquer l'artifice. Du vivant même de Paul, l'alliance franco-russe n'existait encore qu'en projet ; elle n'avait reposé que sur des illusions dont chaque jour démontrait mieux l'inanité, en sorte que malgré tout son aveuglement, ce prince eût été forcé avant peu de reconnaître combien on s'était joué de lui. Alexandre avait trouvé les relations de la France et de la Russie dans cet état d'entente cordiale apparente qui n'était fondé que sur une méprise, et qu'un seul mot d'explication' de part et d'autre pouvait changer en guerre déclarée. Il n'avait pas apporté dans sa politique les mêmes idées fixes de restauration de l'ancien régime ; mais il avait voulu conserver dans une certaine mesure ce rôle de patronage que son père avait adopté à l'égard de certains princes dépossédés ou menacés de l'être, tels que les rois de Sardaigne, de Naples et de Bavière. Dès son avènement, ses intentions à cet égard s'étaient manifestées par des notes tellement vives et hautaines de M. de Kalitscheff qu'il devint impossible de conserver ce diplomate à Paris. Dans une de ces notes, en date du 26 avril 1801, M. de Kalitscheff rappelait les promesses en cinq articles qui avaient servi de base au rapprochement des deux gouvernements, il montrait comment on venait de les violer à l'égard du roi de Piémont en lui prenant ses États, à l'égard du roi de Naples par l'armistice que venait de lui imposer Murat, et il ajoutait : « Le soussigné a l'ordre de signifier au citoyen Talleyrand que s'il ne reçoit pas l'assurance positive de l'accomplissement des cinq articles que le gouvernement français avait acceptés comme préliminaires, le rétablissement de l'harmonie entre les deux pays ne pourra subsister plus longtemps. » Talleyrand protesta contre le ton impératif de cet ultimatum, il obtint même qu'on en adoucit quelque peu les termes, mais ce langage n'en exprimait pas avec moins de vérité l'état réel de nos relations avec la Russie. La mission même de Duroc à_ Saint-Pétersbourg ne changea rien à cet état de choses. On le reçut avec beaucoup de courtoisie, Alexandre daigna même jouer pour lui une de ces petites comédies d'abandon confidentiel et familier dans lesquelles les Russes excellent, mais l'aide de camp de Bonaparte partit sans avoir rien gagné. Tout ce qu'on pouvait obtenir de la Russie, c'était une froide neutralité accompagnée de beaucoup de remontrances et de mauvaise humeur.

Le second moyen sur lequel Bonaparte comptait pour influencer les négociateurs anglais, c'est-à-dire l'invasion et la saisie du Portugal par une armée Franco-Espagnole, était plus capable d'agir sur leur esprit que le fantôme d'une alliance ensevelie désormais dans le tombeau de l'empereur Paul ; cependant il était en réalité difficile de faire figurer le résultat d'un pareil coup de main comme l'équivalent d'une conquête sérieuse et définitive, car la conservation du Portugal eût été pour la France la source de mortels embarras. Mais les choses tournèrent de telle façon, par suite même de la défiance que le Premier Consul inspirait, qu'il ne put pas invoquer ce fait de la possession sur lequel il avait fondé tant d'espérances. Au moment où les pourparlers avec le Cabinet anglais étaient engagés le plus vivement, on apprit tout à coup que le roi d'Espagne venait de traiter avec le Portugal sans avoir pris les garanties auxquelles Bonaparte tenait le plus. Le roi Charles IV n'avait entrepris cette guerre que par complaisance et par faiblesse, son favori lui-même n'y avait consenti que par calcul et par vanité ; l'Espagne n'avait aucun grief sérieux contre le Portugal, et les liens de parenté qui existaient entre les deux cours étaient plus que suffisants pour neutraliser les germes de mécontentement que Bonaparte s'était efforcé d'exploiter.

Cet état de choses rendait facile à prévoir le dénouement de cette querelle factice. Le roi d'Espagne et le Prince de la Paix n'avaient que fort peu de ressentiments personnels contre la cour de Portugal, ils devaient donc s'en tenir à son égard au minimum des satisfactions qu'on était convenu de lui demander et c'est ce qui arriva en effet. Le Prince de la Paix ayant occupé Olivença et la province d'Alentejo à la suite de quelques légères escarmouches, et ayant obtenu ce succès sans les Français, qu'il ne se souciait pas de voir s'établir en Portugal non plus qu'en Espagne, se hâta de faire venir le roi et la reine à Badajoz pour partager son triomphe et recevoir la soumission des vaincus.

Les Portugais, instruits par le voisinage même de nos troupes, du sort dont les menaçait une plus longue résistance se hâtèrent de désarmer l'Espagne en acquiesçant à toutes ses demandes. Ils s'engagèrent à fermer leurs ports aux Anglais, à céder Olivença à l'Espagne, enfin à donner vingt millions d'indemnité à la France, et Charles IV, qui ne pouvait pas vouloir la ruine de ses enfants, s'empressa d'accorder son consentement. Cette réparation était plus que suffisante eu égard aux torts que ce petit royaume avait eus envers nous, car dans l'état de faiblesse auquel il était réduit vers la fin du dix-huitième siècle, il n'avait pas dépendu de lui de se soustraire à l'influence anglaise.

Ce traité fut signé par Charles IV à Badajoz ; et Lucien y apposa lui-même sa signature avant de l'envoyer à la ratification de son frère. La copie en arriva au Premier Consul le 15 juin ; il écrivit aussitôt à Talleyrand sous le coup d'une irritation impossible à contenir : « Ce traité était contraire au traité fait avec l'Espagne, contraire aux intérêts de la République, contraire aux instructions de Lucien ; j'était un des revers les plus éclatants qu'il eût éprouvés dans sa magistrature ; il aimerait mieux perdre une province que de le ratifier ; il fallait enfin que ce traité fut rompu sur-le-champ[2]. » Il fit en même temps donner l'ordre à Leclerc et à Saint-Cyr de concentrer leurs troupes pour occuper Oporto et trois provinces portugaises. Mais le Prince de la Paix, fort des embarras croissants du gouvernement français, prit très-mal ses protestations, déclara le traité irrévocable, se montra prêt à résister au besoin par la force des armes à la contrainte qu'on voulait exercer sur sa cour, et Lucien enfermé dans une impasse offrit sa démission. Ces nouvelles portèrent au paroxysme la colère du Premier Consul : « Que Lucien fasse connaître au roi, écrivit-il, que si le Prince de la Paix, acheté par l'Angleterre, entraînait le roi et la reine dans des mesures contraires à l'intérêt et à l'honneur de la République, la dernière heure de la monarchie espagnole aurait sonné[3]. » Mais cette menace était impossible à réaliser dans un tel moment, car la France, négocient et faisant étalage de ses intentions pacifiques, ne pouvait rompre avec le seul allié qu'elle eût gardé en Europe, et les remontrances de Talleyrand et plus encore la nécessité contraignirent bientôt le Premier Consul à changer de langage. La convention relative à l'occupation des provinces portugaises n'avait d'ailleurs jamais eu le caractère obligatoire et absolu qu'il se plaisait à lui attribuer depuis l'ouverture des négociations avec l'Angleterre ; sa propre correspondance en fournit une preuve très-concluante : « Si le Roi d'Espagne, écrivait-il à Talleyrand, le 2 mars 1801, veut se relâcher à ne pas occuper une des provinces du Portugal, Lucien pourra consentir à condition que le roi de Portugal nous remettra les trois vaisseaux qui m'ont bloqué à Alexandrie. »

Une autre présomption non moins probante résulte de l'attitude de Lucien lui-même, qui le prit de très-haut avec son frère et affirma toujours avoir en sa possession une lettre de lui qui l'autorisait « à en finir, à la seule condition que les ports du Portugal fussent fermés aux Anglais[4]. »

Cette déception au sujet du Portugal, et ce refroidissement avec l'Espagne survinrent vers le même moment l'on apprit à Paris la conclusion du traité négocié par lord Saint Helens, entre l'Angleterre et la Russie (en date du 17 juin 1801), et le rapprochement intime de cette dernière puissance avec la Prusse qu'on se flattait d'avoir gagnée en lui permettant d'occuper le Hanovre et en la flattant de l'espoir de le garder. D'autres événements encore plus graves étaient venus, un peu auparavant, mettre leur poids dans la balance pour la faire pencher en faveur de la paix. Il ne fallait pas moins pour faire plier l'ambition démesurée qui rêvait déjà de dicter des lois à l'Europe La dernière de nos tentatives pour ravitailler l'Égypte avait été aussi infructueuse que les précédentes, et la nouvelle de la capitulation du Caire venait d'arriver en France.

L'assassinat de Kléber avait fait tomber le commandement de l'armée d'Égypte aux mains incapables de Menou. Le seul titre de ce général à un poste si périlleux était son droit d'ancienneté, et malgré le peu de considération dont il jouissait dans l'armée, malgré l'humiliation que ses frères d'armes ressentaient d'obéir à un tel chef, personne n'entreprit de le lui disputer. Malheureusement le Premier Consul crut devoir le confirmer dans ce commandement. La docilité et le dévouement qu'on lui témoignait commençaient à devenir à ses yeux la mesure unique du mérite. Menou était presque le seul officier général qui eût donné une complète approbation à tout ce que Bonaparte avait fait en Égypte. Son admiration s'était maintes fois manifestée en termes d'un enthousiasme tellement exalté, qu'elle l'avait fait accuser d'adulation par les uns, et par les autres, de folie. Il était allé au-devant des désirs les plus chimériques du général en chef, en se convertissant à l'islamisme et en épousant une femme turque, mais son exemple n'avait pas trouvé d'imitateurs. Il avait, en un mot, embrassé toutes les illusions de ce roman impossible avec le fanatisme consciencieux d'un esprit étroit, qui niait les obstacles faute de la clairvoyance nécessaire pour les apercevoir. Sous Kléber, à l'époque du traité d'El-Arysch, il avait montré un zèle extraordinaire pour la conservation de l'Égypte, il avait soutenu qu'on pouvait la garder indéfiniment ; mais son avis combattu par les chefs les plus intelligents de l'armée, à l'exception de Desaix, avait fait plus de tort que de bien à cette opinion. Officier très-brave et très-intègre, mais sans capacité militaire, l'esprit inconsistant, décousu, fantasque, plein de singularités et de lacunes qui lui ôtaient toute autorité sur le soldat, le caractère mobile et irrésolu, la complexion épaisse et affligée d'une extrême myopie à la fois physique et morale, tel était à peu près le seul partisan que l'occupation de l'Égypte eût gardé dans l'armée : tel était le général que Bonaparte avait préféré à Lanusse et à Reynier, hommes de premier mérite, mais peu suspects de servilité ; tel était enfin l'administrateur qu'il chargeait d'une tâche à laquelle son propre génie n'aurait pas pu suffire.

A peine arrivé aux affaires, Abdallah Menou qui avait à cœur de prouver par des arguments sans réplique, la possibilité de fonder une colonie en Égypte> s'était hâté de bouleverser ce qu'on avait fait avant lui pour tout reconstruire à neuf. Il avait entassé arrêtés sur arrêtés, règlements sur règlements, avec la désastreuse fécondité d'une intelligence en désarroi, qui prend l'agitation pour l'activité et qui croit remédier au vice des choses par la vertu des mots. Il avait tout changé dans l'administration de l'armée comme dans celle du pays lui-même ; il avait imposé à des populations à demi-sauvages, la minutieuse réglementation européenne, contraire à leurs mœurs, à leurs instincts, à leurs idées ; il avait aboli des usages nationaux, proscrit certains costumes, remplacé le système judiciaire, le mode de la perception des impôts ; il avait appliqué à l'Égypte notre régime forestier, institué des douanes et jusqu'à des octrois ; il avait choisi en un mot avec une sorte de prédilection dans notre système administratif tout ce qui s'y trouvait de vexatoire et devait rendre notre domination odieuse et insupportable aux indigènes[5]. Il portait dans son rôle de réformateur une sorte de précipitation fiévreuse comme s'il en avait pressenti la courte durée. Il s'imaginait naïvement résoudre autant de difficultés qu'il noircissait de paperasses, ce qui nous en a valu une quantité prodigieuse[6], et ce qui, dans un siècle possédé comme lui de la manie de légiférer, a fait dire à quelques historiens que Menou était un excellent administrateur. La vérité est qu'il mit en toute chose le désordre et la désorganisation qui existaient dans sa cervelle détraquée.

Tant que la tranquillité ne fut troublée par aucun danger extérieur, les bizarreries de cet excentrique n'eurent d'autre inconvénient que de créer beaucoup de mécontents dans l'armée et d'ôter tout prestige à un commandement sans dignité. Mais vers le commencement du printemps de 1801, de fâcheuses nouvelles commencèrent à circuler ; on apprit l'arrivée à Malte puis à Macri de l'armée anglaise de Mahon ; on parla de l'imminence de son débarquement probable à Aboukir, de l'irruption prochaine d'une armée turque déjà formée en Syrie. Menou ne sut prendre aucune mesure de défense efficace, hésitation qui d'ailleurs n'était pas extraordinaire dans la situation désespérée où il se trouvait. Ses généraux le suppliaient de concentrer ses troupes autour d'Alexandrie, position où l'on était le mieux à portée de diriger ses forces sur le point menacé : il resta immobile au Caire, se contentant de laisser à Alexandrie le général Friant avec quelques mille hommes et d'envoyer des troupes, trop disséminées pour être un obstacle, à Ramanieh, à Damiette, à Belbeïss. Abandonné à lui-même, Friant s'efforça en vain de s'opposer au débarquement des Anglais qui eut lieu le 5 mars 1801 sur la plage d'Aboukir. Il faut dire pour la justification de Menou que prévenir ce débarquement était une chose impossible, car si les Anglais eussent trouvé la presqu'île d'Aboukir sérieusement gardée, ils l'eussent effectué à Damiette ou à Ramanieh. L'armée était tellement réduite qu'on ne pouvait se fortifier convenablement sur un point sans dégarnir tous les autres ; et., ces autres points, il était pour nous d'un intérêt capital de les conserver. Il fallait une forte garnison au Caire dont la population s'était révoltée deux fois en trois ans ; il en fallait une non moins forte à Belbeïss pour observer l'armée turque concentrée sur la frontière de Syrie ; il en fallait enfin à Alexandrie, à Damiette, à Ramanieh, à Aboukir, pour ne mentionner que les points essentiels à notre sûreté. Ces prélèvements faits, que restait-il d'une armée qui ne comptait au plus que douze à quinze mille hommes disponibles ?

Il y a donc une criante injustice à rendre Menou responsable d'un insuccès devenu inévitable. Placé dans une situation absolument identique, Bonaparte n'avait nullement réussi à empêcher le débarquement des Turcs à Aboukir, bien qu'il eût alors une armée incomparablement plus forte que celle de Menou ; il avait, il est vrai, réussi à les jeter à la mer, mais l'eût-il fait avec autant de facilité si, au lieu de ce qu'il appelait « cette canaille turque », il eût trouvé en face de lui dix-huit mille soldats anglo-européens pleins de solidité et commandés par d'excellents officiers, s'il eût été menacé en même temps sur ses flancs par une armée de trente mille hommes venant de la Syrie, par un corps de six mille Cipayes sur les côtes de la mer Rouge, s'il eût eu enfin pour résister à cette accumulation de périls une armée réduite de près du tiers ? Menou était à la vérité un général incapable : mais qui donc l'avait choisi et maintenu malgré les murmures de l'armée ? A quelque point de vue qu'on se place, la responsabilité du désastre doit retomber tout entière sur celui qui en était la cause unique.

Il faut en dire autant des tentatives infructueuses de l'amiral Ganteaume pour amener des renforts en Égypte. Ganteaume est avec Menou, d'après le thème adopté par la routine historique, la cause principale de la ruine de l'expédition. S'il avait réussi, la gloire eût été pour un autre ; il a échoué, tout le tort doit retomber sur lui seul : telle est la justice de l'engouement. Ganteaume était, de l'aveu de tous, un très-brave et très-habile marin ; très-attaché à Bonaparte, c'est lui qui l'avait sauvé des croisières an glaises lors de son périlleux retour en France ; il tenait à honneur de réussir dans la difficile mission qui lui avait été confiée. Bloqué dans Brest par une flotte ennemie, il en sortit audacieusement à la faveur d'une affreuse tempête qui dispersa son escadre ; il rallia ses vaisseaux sur les côtes d'Espagne et franchit le détroit de Gibraltar avec non moins de hardiesse que de bonheur ; mais dans la Méditerranée il fut reconnu par les croisières de l'amiral Warren, et, ne pouvant accepter le combat avec ses vaisseaux avariés, encombrés de soldats et d'objets de transport, il rentra à Toulon le 19 février. Cette résolution lui a été amèrement reprochée ; mais à supposer qu'il eût accepté le combat, et qu'il eût été vainqueur, ce qui est fort invraisemblable, car bien qu'il eût un ou deux vaisseaux de plus que l'amiral Warren, ses bâtiments et ses marins étaient bien inférieurs à tous égards à l'escadre anglaise qui n'avait ni les embarras, ni la responsabilité d'un transport ; dans cette hypothèse même, disons-nous, il eût été hors d'état de repartir sur-le-champ pour l'Égypte ayant la presque certitude d'y rencontrer l'escadre de débarquement. On cite, il est vrai, la frégate la Régénérée, qui arriva à Alexandrie le 2 mars ; mais un bâtiment isolé peut tenter une telle aventure, un convoi ne le peut pas, et si la Régénérée eut le bonheur d'échapper aux croisières ennemies, l'Africaine, qui partit en même temps, fut prise.

Lorsque Bonaparte apprit l'insuccès de Ganteaume, il eut un de ces transports de fureur qu'il éprouvait toujours lorsqu'il se heurtait â la force des choses. L'impuissance de notre marine eut de tout temps le privilége de les porter au paroxysme. Rendant les hommes responsables de l'insuffisance des choses, il poussa plus d'une fois les reproches jusqu'à l'outrage ; emportements insensés qui coûtèrent la vie à Villeneuve et à tant d'intrépides marins, et dignes tout au plus de ce roi d'Asie qui faisait fouetter la mer lorsqu'elle se montrait indocile. Ganteaume ne reçut pas encore toutefois de reproches directs, mais on lui intima l'ordre de repartir sur-le-champ. Il ne put reprendre la mer que le 20 mars. A cette date, l'armée anglaise était débarquée en Égypte depuis quinze jours, elle avait gagné contre Friant et Lanusse une seconde bataille des plus meurtrières le 13 mars, enfin elle était à la veille même de gagner contre Menou celle de Canope, combat décisif qui fut livré le 21 mars. Dans cette situation, les quatre ou cinq mille hommes que portait l'escadre de Ganteaume ne pouvaient plus, en mettant les choses au mieux, rien changer à l'issue des événements. Mais l'escadre de Ganteaume éprouva sur les côtes de Sardaigne un de ces accidents de mer qui sont impossibles à prévoir : deux vaisseaux s'abordèrent dans la nuit et se firent mutuellement de telles avaries qu'il fallut rentrer de nouveau dans le port de Toulon (5 avril). Pendant ce temps notre armée démoralisée, qui avait perdu à Canope deux mille hommes et quelques-uns de ses meilleurs officiers, entr'autres Lanusse, le plus brillant de tous, cédait pas à pas le terrain devant des forces tellement supérieures, qu'elle ne pouvait plus songer à les affronter en rase campagne[7]. Au commencement de mai, elle perdit Rosette, et quelques jours après Ramanieh. Il ne lui restait plus que deux places, Alexandrie et le Caire, n'ayant entre elles aucune communication et dans lesquelles elle dut s'enfermer sans espérance de pouvoir les défendre longtemps. L'Égypte était dès lors irréparablement perdue.

L'amiral Ganteaume avait reçu l'ordre de mettre à la voile une troisième fois. On lui avait désigné comme point de débarquement le port de Derne, petite ville située sur le littoral africain, à plusieurs marches d'Alexandrie, et non-seulement séparée de cette capitale par un vaste désert sans eau, mais défendue par des populations extrêmement sauvages qui répondirent à nos avances par une fusillade meurtrière. Ganteaume ayant été obligé de laisser en chemin une partie de son escadre attaquée par l'épidémie, n'avait avec lui que deux mille hommes de troupes, qu'un débarquement opéré dans de telles conditions eût exposés à une destruction certaine de l'aveu de tous les officiers ; eût-il eu le double ou le triple de ces forces, il n'aurait rien changé à l'issue de la guerre qui était dès lors irrévocablement fixée. Il n'avait pu encore prendre de parti lorsque l'apparition de la flotte an-Taise le força à repartir précipitamment.

Les plaintes et les reproches dont ce courageux marin fut l'objet dans ces circonstances plus fortes que sa volonté, s'adressaient en définitive à Bruix, à Dumanoir, à Linois, aussi bien (lu% lui-même, car tous ces amiraux reçurent à ce moment une mission analogue à celle dont on l'avait, chargé, et pour la même raison, aucun d'eux ne put la remplir. Bruix avait reçu l'ordre de sortir de Rochefort[8] et de se combiner à Cadix avec Dumanoir et Linois pour faire voile ensuite pour l'Égypte ; il ne parvint pas à exécuter même la première partie de ce mouvement. Linois, plus heureux, soutint à Algésiras, contre l'amiral Saumarez, une lutte acharnée qui fut considérée comme un triomphe, parce que les pertes y furent à peu près égales de part et d'autre, mais il ne ramena à Cadix qu'une flotte mutilée et hors d'état de tenir la mer. Pendant ce temps le général Belliard signait la capitulation du Caire. Alexandrie était désormais le seul point que nous eussions conservé en Égypte (27 juin 1801).

Ces divers échecs eurent pour effet de rendre les négociations plus faciles. L'Égypte étant perdue pour nous, bien que Bonaparte affectât encore de dire « que lord Hawkesbury était trop éclairé pour ne pas savoir que l'Égypte était dans Alexandrie[9] », le gouvernement français ne fit plus difficulté de convenir qu'elle serait rendue à la Porte. Le Premier Consul rédigea lui-même pour Otto et à l'adresse de lord Hawkesbury une note qui contenait, outre cette concession, tous les sacrifices qu'il considérait comme compatibles avec l'honneur de la France. Il avait exigé jusque-là qu'on rendit Malte à la France, et Ceylan aux Hollandais ; ces deux restitutions avaient été avec celle de l'Égypte à la Turquie le plus grand obstacle à la paix ; il consentit à ce que l'Angleterre conservât Ceylan qui avait une importance capitale pour ses possessions dans l'Inde, et à ce que Malte fût rendu à l'Ordre. Il insistait en revanche pour qu'en Amérique, au cap de Bonne-Espérance et dans la Méditerranée, tout fût restitué aux anciens possesseurs. Il s'engageait de son côté à évacuer le Portugal et tous les ports qu'il occupait, soit clans les États du roi de Naples soit dans ceux du pape[10]. Il prescrivait à Otto d'ajouter que si l'Angleterre renouvelait une coalition « cela n'aurait d'autre résultat que de renouveler l'histoire de la grandeur de Rome. »

Ces concessions amenèrent le cabinet anglais à se départir de sa propre inflexibilité ; il donna son consentement à la plupart de ces arrangements, mais il refusa d'admettre le principe d'une complète restitution des colonies d'Amérique à la France et à ses alliés ; car si ses sacrifices dans les autres parties du monde étaient jusqu'à un certain point balancés par ses acquisitions, l'avantage qu'on lui demandait en Amérique restait selon lui sans compensation. Il offrit de rendre les Antilles en gardant la Guyane hollandaise, ou réciproquement de restituer celle-ci en conservant celle-là Le Premier Consul ne voulait pas entendre parler de semblables conditions ; il fit grand étalage de son indignation de ce qu'on eût osé les lui proposer ; il fit insérer au Moniteur les articles les plus menaçants, prescrivit à son négociateur un langage impérieux, annonça que si on le poussait à bout il allait faire du Hanovre lui-même un objet d'échange et de compensation, et enfin donna un éclat extraordinaire- aux préparatifs que depuis quelque temps il faisait faire contre l'Angleterre sur les côtes de Boulogne. Latouche-Tréville avait organisé par ses ordres une flottille de canonnières, qui dans la pensée même du Premier Consul, était plus propre à agir comme épouvantail que comme un armement vraiment redoutable. Ce n'est que plus tard qu'il prit tout à fait au sérieux l'idée d'une descente en Angleterre. Dans le pays même contre lequel cette menace était dirigée, les hommes spéciaux s'en émurent fort peu, les journalistes en firent un texte de plaisanteries, mais les classés moins éclairées en ressentirent quelques alarmes. « Même en partant des ports de la Flandre, écrivait Nelson à l'amirauté, la descente est inexécutable, quand il n'y aurait que les obstacles provenant des contre-courants de la marée. Quant au projet de traverser à la rame, il est impraticable humainement parlant. Vous avez raison de vous mettre en garde contre la folie de cet homme, mais avec des forces dont je puis disposer, je le défie d'exécuter son absurde projet[11]. » Cependant, pour dissiper les craintes populaires, on prit quelques mesures de défense, et Nelson reçut de l'amirauté l'ordre de détruire la flottille. Mais réduit à employer le bombardement faute de pouvoir aborder la flottille, il ne lui causa qu'un dommage insignifiant dans sa première tentative ; et la seconde, entreprise dans de meilleures conditions, mais contrariée par le vent ut la marée qui séparèrent ses quatre divisions de chaloupes, et né leur permirent d'attaquer que successivement au lieu d'opérer ensemble, échoua également devant la résistance intrépide de nos canonnières[12].

Le résultat heureux de ces deux petits combats, l'obstination de l'Espagne à ne pas vouloir revenir sur le traité de Badajoz amenèrent enfin l'entente désirée entre les deux Cabinets. On n'insista plus à Londres que pour conserver en Amérique l'île de la Trinité, possession espagnole que Bonaparte n'avait voulu jusque-là céder à aucun prix, et que d'après les conseils de Talleyrand il se résigna à abandonner pour punir l'Espagne de ce qu'il nommait sa trahison. Toutes les difficultés se trouvant ainsi aplanies, un dernier obstacle soulevé par le Premier Consul faillit faire tout échouer. Couvrant les susceptibilités de son orgueil de l'apparence d'un beau dévouement pour les intérêts de ses alliés, il insista d'abord pour que la cession de Ceylan et de la Trinité ne fût stipulée que dans des articles secrets incompatibles avec la publicité imposée au cabinet anglais par la constitution britannique, et ensuite pour que la formule de cette cession fût que la France ne s'opposerait pas. Si cette formule n'était pas acceptée, Otto avait ordre de rompre, car disait Bonaparte, il ne s'en départirait pas « quand les flottes anglaises seraient mouillées devant Chaillot[13]. » Cependant il fallut céder aussi sur ce point. Le texte des préliminaires qui furent signés à Londres le ter octobre 1801, à la grande joie des deux nations, disait « que S. M. Britannique restituerait à la République française et à ses alliés toutes leurs colonies conquises dans le cours de la guerre, à l'exception de l'île de la Trinité et des possessions hollandaises dans file de Ceylan, desquelles lies et possessions S. M. Britannique se réservait la pleine et entière souveraineté[14]. » Les préliminaires de Londres stipulaient en outre les restitutions de l'Égypte à la Turquie, de Malte à l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, l'intégrité du Portugal, l'évacuation des États romains et napolitains par les troupes françaises, des fies et ports de la Méditerranée et de l'Adriatique par les forces anglaises. Ils ne disaient rien ni du droit des Neutres, ni du Piémont, ni de Gênes, ni de la Toscane, ni des difficultés commerciales si épineuses à régler entre les deux pays. On sentait des deux côtés la presque impossibilité d'arriver à une entente sur ces diverses questions, et comme on était de part et d'autre également fatigué de la guerre, on les avait d'un accord tacite passées sous silence. Mais par ce motif même les préliminaires de Londres qui furent l'objet de tant d'allégresse, et qui étaient si glorieux pour les deux grandes nations dont ils consacraient momentanément les triomphes soit en Europe soit dans les Indes, étaient en réalité une suspension d'armes plutôt qu'une paix définitive. Sous chacune des omissions qu'on y pouvait signaler, il y avait la guerre, et la trêve n'était possible qu'à la condition qu'on s'abstint rigoureusement de s'expliquer au sujet de ces lacunes.

La France avait alors en Europe, grâce aux victoires de nos armées, une situation sans pareille, et malgré tout ce qui lui manquait au point de vue de sa dignité intérieure, elle eût facilement consolidé cette prépondérance sans rivale si le Premier Consul se fût contenté de l'influence au lieu de vouloir la domination. Est-il vrai que parvenue à cette heure d'éblouissement ce soit un devoir pour l'histoire de se boucher les oreilles et de se mettre un bandeau sur les yeux afin de ne pas prévoir un avenir d'autant plus inévitable qu'on travaillait déjà activement à le préparer ? Est-il vrai que pour être juste elle soit obligée de s'en tenir aux brillantes apparences qui trompaient les contemporains[15] ? A quoi bon pourtant connaître la suite et l'enchaînement des faits, si ce n'est pour y saisir les conséquences des faux systèmes ? et si l'on consulte la réalité des choses, comment ne pas reconnaître qu'il n'y avait lâ que des illusions qui pouvaient abuser le vulgaire mais non les esprits attentifs et prévoyants ? La France avait acquis en Europe à la suite de cette longue guerre certaines possessions que personne n'avait plus ni la volonté ni le pouvoir de lui disputer ; c'étaient la Belgique et la Savoie qui s'étaient données librement à elle, c'étaient en outre les provinces rhénanes alors peu attachées à la patrie germanique, et dont la conservation nous avait été en quelque sorte imposée par les attaques toujours renaissantes de la coalition. Dans de telles conditions, avec ce double rempart des Alpes et du Rhin, une politique à la fois forte et modérée nous eût constitué une position inexpugnable. Mais il n'y a que de l'aveuglement à ne pas voir que Bonaparte n'entendait nullement alors se renfermer dans ces limites, les seules qui fussent compatibles avec la paix européenne. Si dans les négociations il avait épousé si chaudement les intérêts de la Hollande, c'est qu'il comptait rester le maitre de la république batave et la gouverner par l'entremise de ses commis contre la volonté légalement exprimée de ce pays ; s'il s'était réservé le droit d'intervenir dans le règlement des indemnités germaniques, c'est qu'il espérait par-là dominer l'Allemagne. Il entretenait sous-main, dans le même but, les divisions de la Suisse en feignant de les déplorer. Il voulait garder le Piémont et Gênes. Quant à la Cisalpine il ne consentait pas même à déguiser l'état de dépendance où il voulait la maintenir ; il y prétendait à la souveraineté directe sous le nom dé présidence, et ce n'est point anticiper sur le temps que de lui prêter ces divers projets, car ils étaient tous arrêtés dans son esprit et déjà en cours d'exécution. Avec de telles visées, la paix n'était qu'un mot qu'il jetait en pâture à la lassitude des uns et à la crédulité des autres.

Les traités complémentaires qu'il se hâtait de conclure avec les diverses puissances dès le lendemain de la signature des préliminaires de Londres, pour ajouter à l'effet produit par un si grand résultat, reposaient pour la plupart sur des malentendus du même genre. Les traités avec le Portugal et la Turquie n'étaient guère que la ratification du traité de Badajoz et de la capitulation d'Alexandrie. La nouvelle de ce dernier événement était arrivée à Paris quelques heures après celle de l'heureuse issue des négociations d'Otto ; mais on la laissa ignorer au plénipotentiaire turc qui signa les préliminaires avec la conviction qu'on lui faisait un grand sacrifice lorsqu'on se bornait à se soumettre à la force des choses. Quant au traité avec la Bavière, il promettait à ce pays beaucoup plus d'indemnités qu'on ne pouvait lui en donner, et celui avec la Russie (signé le 8 octobre) contenait dans sa partie secrète une clause, relative au Piémont, qui prouvait que de ce côté encore il y avait eu un double parti pris d'ajourner les difficultés plutôt que de les résoudre. La Russie satisfaite du retour de Malte à l'Ordre de Saint-Jean n'avait pourtant renoncé à aucun de ses patronages : elle continuait à protéger Naples, le Wurtemberg et le Piémont. L'article 6 disait « que le Premier Consul et S. M. l'empereur de toutes les Russies s'occuperaient à l'amiable des intérêts de S. M. le roi de Sardaigne et y auraient tous les égards compatibles avec l'état actuel des choses. » Sous cette rédaction vague et embarrassée chacune des deux puissances entendait l'arrangement qui lui convenait le mieux, la Russie, une restauration du roi de Piémont dans ses Etats ou son intronisation dans les provinces qui lui seraient offertes en Italie à titre d'indemnité ; la France, la confirmation du statu quo. Ici encore, on le voit, ces stipulations étaient purement suspensives et provisoires, elles ne décidaient ni ne définissaient rien ; elles n'établissaient qu'un désarmement momentané qui n'était fondé que sur une équivoque.

Sous l'éclat inouï de cette courte trêve il y avait donc un avenir gros de menaces et de complications ; et ces dangers ne tenaient ni aux arrière-pensées des cabinets étrangers infiniment plus effrayés que désireux de voir renaître la guerre, ni à la turbulence naturelle d'une nation alors rassasiée de gloire et affamée de repos ; ils étaient tout entiers dans le caractère d'un seul homme dont le génie merveilleux était dès lors atteint de l'incurable folie d'ambition qui le perdit plus tard. Il est naturel qu'on hésite à appliquer une telle qualification à un esprit doué de facultés si extraordinaires, cependant, pour qui examine la réalité dans le vif au lieu de s'en tenir à des tableaux de convention, il est difficile d'admettre à cet égard la distinction qu'on a voulu établir entre les temps du Consulat et ceux de l'Empire.

Dès cette époque il est impossible d'assigner une limite quelconque aux desseins et aux désirs de cette âme insatiable, car elle-même se plaît à n'en reconnaître aucune. Toute la puissance que Bonaparte a conquise jusque-là n'est à ses yeux qu'une arme pour en conquérir une plus grande encore, et il se montre moins désireux de la consolider en la conformant aux lois de la nature des choses que de l'accroître au-delà de toute mesure au risque de la rendre impossible.

Dans tous Jos temps, la marque distinctive du véritable génie politique a été l'aptitude à fonder une œuvre solide et durable, en l'accommodant aux besoins profonds d'un peuple et d'une époque. Les éléments incomparables que Bonaparte possède pour réaliser un tel résultat, il ne s'en sert que pour étonner, éblouir les hommes. Il cherche à frapper leur imagination, non à satisfaire leur raison ou leurs intérêts. La fortune de son pays n'est qu'un objet secondaire auprès de l'apothéose qu'il rêve pour lui-même. En dehors de cet idéal de glorification toute personnelle il est impossible de lui découvrir un mobile persistant et défini. Il y a dans son esprit une sorte d'impossibilité de s'arrêter à un but déterminé ; il n'a pas plutôt fait un pas en avant qu'il s'élance plus loin, toujours plus loin, sans jamais attendre que le terrain soit affermi sous ses pieds. Une conquête n'est jamais pour lui qu'une pierre d'attente pour une conquête nouvelle. De là le caractère hâtif, fiévreux, improvisé de toutes les créations de sa politique à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur. Tout ce qu'il réalise sous ce rapport, avec l'impatience et la rapidité d'une ambition qui veut dévorer le monde, n'est dans son esprit qu'une transition, un commencement susceptible d'une extension indéfinie. Aussi, tout reste-t-il inachevé, à l'état d'ébauche et de préparation. Jamais il n'agit avec l'idée du définitif, il veut rester jusqu'au bout le maitre de tout changer selon l'opportunité, et surtout selon le caprice de ses insatiables convoitises. Il ne vise pas à la durée mais à la quantité, à l'éclat ; la grandeur ne lui suffit pas, il lui faut le démesuré et le gigantesque ; et par-delà ce périlleux domaine quelque chose l'attire encore plus, c'est l'inconnu et le merveilleux. Sous l'aiguillon de cette irrésistible inquiétude il oublie le chemin à parcourir et la fin à atteindre pour le mouvement lui-même. Il se préoccupe moins du résultat final que de l'art qu'il va déployer et de reflet prodigieux qu'il va produire. Peu lui importe que l'œuvre soit éphémère, pourvu qu'il y trouve plus d'activité, plus de bruit, plus de gloire. La tâche à réaliser et les moyens propres à en assurer le succès ne sont à ses yeux qu'un accessoire auprès des aventures grandioses dont ils lui offrent l'occasion ou le prétexte vertige d'autant plus redoutable qu'il s'était emparé d'une tête froide et positive, dont les rêves les plus chimériques revêtaient les formes d'une rigueur mathématique, et avaient à leur service un génie militaire sans pareil. Dans les Limes les plus ardentes l'exaltation n'est jamais que passagère ; mais le délire raisonné d'un esprit calculateur est sans remède parce qu'il ne tient pas à un sentiment mais à la forme même de l'intelligence.

Les avantages merveilleux que le Premier Consul avait obtenus n'étaient rien auprès de ceux qu'il rêvait, et les préoccupations qui assiégeaient son esprit se trahissaient dans ses discours comme dans ses actes. Dans le cours des négociations avec l'Angleterre il avait à plusieurs reprises menacé le cabinet anglais de renouveler la grandeur de Rome n'était pas là une vaine parole mais l'expression exacte de sa pensée. Son utopie favorite était déjà d'atteindre au dedans comme au dehors à la toute-puissance des Césars. Au dedans, il avait peu de chose à faire pour préparer les esprits à cette transformation ; il n'y avait qu'un mot à changer pour la consommer. Au dehors, il pouvait considérer la tache comme fort avancée ; il régnait de fait sur la France, la Belgique, la Haute Italie ; ii tenait à sa discrétion la Hollande, l'Espagne, le Portugal, la Suisse ; il avait la haute main dans les affaires de l'Allemagne ; le programme était plus qu'à moitié réalisé et son épée se chargerait du reste.

Au mois de juin 1801 il avait attiré à Paris ce jeune infant de Parme, dont il avait fait le roi d'Éturie. Sous prétexte de fêter son avènement il avait joué au protecteur et au suzerain ; ainsi que l'a écrit spirituellement une femme de génie : « il s'était essayé sur cet agneau royal à faire attendre un roi dans son antichambre[16] ; » il s'était complu à livrer un Bourbon à la risée de ses courtisans, au mépris à peine dissimulé de ses aides de camp, disant « qu'il fallait montrer aux jeunes gens comment était fait un roi, qu'il y en avait assez pour dégoûter de la royauté[17], » laissant imprimer aux journaux « qu'il avait fait un roi sans avoir voulu l'être. » Ses flatteurs le faisaient ressortir non sans raison, c'était encore là une idée romaine, avec cette différence toutefois, que les rois protégés ou vaincus qui venaient à Rome en solliciteurs ou en suppliants, s'inclinaient devant la majesté des citoyens romains, tandis qu'en accourant à Paris ils s'humiliaient devant un seul homme. L'abaissement des royautés devant son propre pouvoir lui souriait, non parce qu'il plaçait ses concitoyens à un niveau plus élevé, mais parce que cette dégradation de la vieille hiérarchie monarchique le désignait lui-même pour une dignité plus haute. Un seul rang pouvait convenir à ce faiseur de rois, c'était l'empire.

Mais bien que tout concourût à ce dénouement, personne ne prononçait encore le mot de l'avenir, et le Premier Consul moins que personne. Il voulait que la chose se fit d'elle-même. Ce qui la rendait sinon difficile, du moins d'une réalisation assez lente, c'est qu'on était réduit à le deviner et qu'il n'avait pas un seul réel confident ; il n'en eut jamais. S'il y a en effet un trait caractéristique et frappant dans les innombrables conversations qui nous ont été conservées par les hommes qui l'approchaient le plus familièrement, c'est l'absence de tout épanchement intime. On l'y voit toujours préoccupé, soit de pénétrer les idées de son interlocuteur, soit d'agir sur son esprit pour l'amener vers un but déterminé ; on y chercherait en vain un instant d'abandon, d'entrainement, de sincère ouverture sur soi et sur les autres. Même lorsqu'il se laisse aller à ces coquetteries de grâce féline dont les contemporains ont tant de fois décrit la séduction, il ne perd pas de vue l'effet à produire ; il calcule jusqu'à ses imprudences de langage. Il est fermé pour les siens comme pour les étrangers. Enfin on ne trouverait pas dans sa vie entière une seule de ces philosophiques ironies sur soi-même, qui nous ravissent dans un César ou dans un Frédéric, parce qu'elles nous montrent que l'homme est supérieur au rôle, qu'il se juge lui-même, qu'il n'est pas dupe de sa propre fortune. Écoutez Frédéric exposant les motifs qui le poussèrent à s'emparer de la Silésie : « l'ambition, dit-il, l'intérêt, le désir de faire parler de moi décidèrent de la guerre. » Cela est grand. Napoléon, au contraire, est toujours sur la scène, il est toujours occupé de son personnage ; même lorsqu'il a vendu Venise, ou fait fusiller le duc d'Enghien, il prétend avoir agi en bienfaiteur de l'humanité ; il n'a pas cette suprême grandeur de l'homme qui consiste à s'apprécier soi-même à sa juste valeur ; il reste, par son incurable infatuation, au niveau des petits esprits ; il n'a pas même ce sublime quart d'heure d'Auguste mourant, qui demande en souriant à ses amis : « S'il leur semble avoir bien joué le drame de la vie. » Jusqu'à son dernier jour il porte sur son visage le masque du héros de convention, comme s'il craignait de trop perdre à nous laisser voir l'homme.

A sa réconciliation provisoire avec les puissances européennes, le Premier Consul avait voulu ajouter une réconciliation définitive avec Rome. Le Concordat était signé depuis le 15 juillet 1801. Ici ce n'était pas un traité de paix plus ou moins révocable et précaire, mais un véritable traité d'alliance qu'il avait entendu conclure. La pensée d'un tel pacte entre les influences sacerdotales et sa propre ambition n'était pas nouvelle chez lui ; elle le hantait depuis la campagne d'Italie, bien qu'il ne pût prévoir alors tout le développement qu'elle devait prendre par la suite. C'était là qu'il avait commencé à comprendre et à pratiquer l'art « de cajoler les prêtres » pour employer l'expression dont il se servait avec Joubert en lui traçant sa ligne de conduite[18]. Tel était le secret des égards exagérés qu'il s'était étudié à témoigner au Pape et au clergé italien, sauf à se dédommager clans l'intimité par les expressions les plus méprisantes des marques de respect qu'il leur prodiguait en public. Avec ses familiers, celui qu'il nommait cc le très-saint père n'était plus que « le vieux renard[19] » et les « vénérables prélats » étaient traités sans façon de prétraille[20] ou de radoteurs imbéciles. Ces ménagements calculés n'avaient d'ailleurs duré qu'autant que l'intérêt qui les avait inspirés. A son retour à Paris, après la campagne d'Italie, trouvant l'esprit philosophique beaucoup plus puissant qu'il ne s'y était attendu, il avait aussitôt abandonné ses clients de la veille pour flatter l'opinion dominante. Dans une circonstance solennelle, en présence du Directoire et de tous les corps de l'État assemblés, on l'avait entendu ranger la religion avec le royalisme et la féodalité parmi les préjugés que le peuple français avait à vaincre[21]. En Égypte, le philosophe devient musulman. Il ne lui suffit pas de recommander à ses soldats « d'avoir pour les Muphtis et les Imans les égards qu'ils avaient eus en Italie pour les rabbins et les évêques[22]. » il s'adresse aux populations arabes : « Nous aussi, leur dit-il, nous sommes de vrais musulmans. N'est-ce pas nous qui avons détruit le pape, qui disait qu'il fallait faire la guerre aux musulmans[23] ? » Il se vante auprès d'elles d'avoir renversé la croix ; il encourage Menou à embrasser l'islamisme.

Voilà ce que venait de dire et de faire celui qui s'intitulait aujourd'hui le nouveau Charlemagne. Un tel homme devait tout naturellement se retrouver catholique le jour où il aurait un intérêt à le paraître. Après de telles manifestations, il est quelque peu puéril de vouloir comme beaucoup de graves historiens déterminer la part que le sentiment religieux a eue dans les résolutions de Bonaparte, au sujet du Concordat. Chacun peut juger d'après ces antécédents jusqu'à quel point on doit prendre au sérieux cette célèbre conversation de la Malmaison, tant de fois citée, dans laquelle Bonaparte voulant convaincre son interlocuteur de la nécessité d'un rétablissement du culte officiel s'écriait : « Le son de la cloche de Rueil vint à frapper mes oreilles, je fus ému[24]. » Il est même superflu d'examiner, si comme le dit Thibaudeau en empruntant une expression de Napoléon : « ses nerfs étaient en sympathie avec le sentiment de l'existence de Dieu, » ou si, comme le dit M. Thiers, « Bonaparte était porté aux idées religieuses par sa constitution morale. » Ses nerfs et sa constitution morale n'eurent rien à démêler avec le Concordat, Il est bon toutefois de mentionner ces rêveries si peu en rapport avec celui qui en est l'objet, car c'est un trait assez caractéristique qu'il ait pu les inspirer à des esprits doués d'une certaine pénétration.

Les mobiles du Premier Consul étaient ici ce qu'ils étaient en toute chose, ils étaient tirés uniquement des intérêts de son pouvoir et de sa politique. Aussitôt qu'il se fut emparé de la dictature, il redevint pour l'Église ce qu'il avait été en Italie et s'attacha il l'avoir pour auxiliaire. Ses mesures à l'égard du clergé de France n'eurent plus dès lors d'autre but que de préparer ce que la victoire de Marengo pouvait seule lui permettre d'accomplir. Visant au pouvoir absolu, il était naturellement porté à utiliser la discipline et l'unité de l'église catholique, mais il ne l'envisageait que comme un instrument de domination. Il ne considéra jamais Dieu lui-même que comme un moyen de gouvernement. Il n'a jamais dit à cet égard la vérité tout entière, mais il nous a laissé des demi-confidences qui, bien qu'incomplètes, suffisent pour faire tomber comme des contes de bonnes femmes tous les motifs tirés de l'ordre religieux. Dans les notes dictées à Montholon, il attribue très-nettement le Concordat « au désir de rattacher le clergé au nouvel ordre de choses, et de rompre le dernier fil par lequel l'ancienne dynastie, communiquait encore avec le pays. » Dans ses conversations avec Las Cases, il est beaucoup plus explicite. Il examine les divers partis qu'il pouvait prendre, il reconnaît qu'il pouvait choisir à son gré entre le catholicisme et le protestantisme ; il ajoute « que les dispositions du moment poussaient toutes au protestantisme. » Mais, dit-il aussitôt, « Avec le catholicisme, j'arrivais bien plus sûrement à tous mes grands résultats. Au dehors le catholicisme me conservait le pape, et avec mon influence et mes forces en Italie, je ne désespérais pas tôt ou tard par un moyen ou par un autre de finir par avoir à moi la direction de ce pape ; et dès lors quelle influence ! quel levier d'opinion sur le reste du monde ! » Passant ensuite à ses projets ultérieurs, à ce qui était la pensée la plus intime et comme l'idéal de son ambition, il disait : « Si j'étais revenu vainqueur de Moscou, j'eusse amené le pape à ne plus regretter son temporel, j'en aurais fait une idole ; il fût demeuré près de moi. Paris fût devenu la capitale du monde chrétien et j'aurais dirigé le monde religieux ainsi que le monde politique. C'était un moyen de plus de resserrer toutes les parties fédératives de l'empire et de contenir en paix tout ce qui demeurait en dehors. Mes conciles eussent été la représentation de la chrétienté, les papes n'en eussent été que les présidents. J'eusse ouvert et clos ces assemblées, approuvé et publié leurs décisions comme l'avaient fait Constantin et Charlemagne[25]. »

Pouvoir dire « mes conciles », comme il disait mon sénat, et faire mouvoir le monde spirituel comme un régiment, tel était en effet, le dernier mot de ce génie halluciné dont les conceptions aboutissent toujours à la petitesse et au borné à force de viser au grandiose et au démesuré. Dans ce rêve insensé que Bore elle-même n'a pu réaliser dans l'univers fermé de l'antiquité, la personnalité de Napoléon devient le pivot du monde, elle reste comme l'aliment unique qui doit suffire à la communion des esprits, aussi bien qu'à l'activité matérielle des nations. Le seul complément possible de cette vision est une apothéose. Il n'est pas invraisemblable d'admettre qu'en présence du fanatisme dont il s'est vu l'objet, celui qui a si souvent envié Alexandre d'avoir pu se faire proclamer fils de Jupiter Ammon, ait quelquefois rêvé les honneurs divins comme le dernier couronnement de sa gloire. Quelle que soit la superstition qui s'attache encore à l'auteur de ces chimères gigantesques, l'avenir, on peut l'affirmer, ne verra pas une preuve de discernement de sa part à les avoir conçues et caressées si peu d'années après la mort de Voltaire et de Mirabeau.

Lorsque Napoléon discutait ainsi les différents expédients qui s'offraient à lui à l'époque du Concordat, en les envisageant au point de vue de son propre intérêt, il en était un qu'il passait sous silence, c'était celui qui eût consisté à laisser les choses dans l'état où elles se trouvaient. Il est vrai d'ajouter que cet état étant purement et simplement la liberté religieuse, et ne lui promettant aucun autre avantage personnel que l'honneur et la satisfaction de consacrer un grand principe, unetelle pensée ne pouvait se présenter à son esprit. Avoir sous la main un élément assuré de puissance, et le faire servir uniquement au bien général quand il ne tenait qu'à lui de l'exploiter au profit de sa domination, lui eût paru la plus folle des duperies s'il avait pu en concevoir l'idée. L'état légal de la France à l'époque où commencèrent les négociations du Concordat était la pleine et entière liberté des cultes, telle que la possèdent les États-Unis d'Amérique. Aux proscriptions du régime conventionnel, à la tolérance encore ombrageuse et défiante du Directoire, avait succédé une entière sécurité pour tous les cultes grâce à l'abolition du serment qui avait été la cause première de nos divisions religieuses.

On n'exigeait plus des prêtres qu'une promesse d'obéissance aux lois, et la fameuse distinction entre les assermentés ou constitutionnels elles non assermentés ou orthodoxes n'était plus qu'une question doctrinale dans laquelle l'État n'avait rien à voir. Les constitutionnels parmi lesquels se trouvaient des hommes qui avaient montré un grand caractère pendant les tourmentes de la Révolution, réunissaient le plus grand nombre de fidèles ; ils comptaient cinquante évêques, dix mille prêtres mariés ; ils occupaient la grande majorité des églises alors ouvertes dans trente-quatre mille communes[26]. Le clergé non assermenté ne comptait que quinze évêques résidant en France, mais si ses adhérents étaient moins nombreux, ils étaient plus zélés et plus remuants. A côté de ces deux catégories de catholiques, dont les dissensions même étaient une sécurité au lieu d'être un danger pour l'État, vivaient en paix les églises protestantes, le culte israélite, enfin la secte inoffensive des théophilanthropes, débris des divers essais de propagande religieuse tentés sous la Révolution.

Tous ces cultes, animés les uns contre les autres de l'hostilité inséparable de l'esprit de prosélytisme, mais contenus par leur rivalité même, et plus encore par cette indifférence générale qu'avait créée l'esprit philosophique du dix-huitième siècle, jouissaient de leur situation présente comme d'un bienfait inespéré. A peine échappés au naufrage, ils n'aspiraient qu'à la tranquillité sous des lois impartiales. Ils ne recevaient aucun secours de l'État et vivaient uniquement des contributions des fidèles. Quelle que fût encore l'insuffisance de ces dons volontaires, loin de se considérer comme opprimés par un tel régime ils s'en déclaraient heureux et satisfaits. Les constitutionnels particulièrement, allaient jusqu'à repousser les ressources du casuel, les rétributions pour les bénédictions, les prières et les messes[27].

Cette église était pourtant celle dont les fidèles devaient montrer le plus de tiédeur parce qu'ils n'avaient pas été persécutés. Ses dispositions au sujet d'un état de choses dont le clergé n'a plus depuis lors parlé qu'avec une sorte d'horreur bien peu évangélique, sont consignées dans un document d'une irrécusable autorité ; c'est la lettre de convocation du concile de 1801, écrite par l'évêque Lecoz qui avait été le président du premier concile des constitutionnels en 1797. « Quelques-uns d'entre vous, disait-il dans cette lettre, sont alarmés de ce que nos églises sont dépouillées de tous leurs biens. En ceci encore adorez la providence divine. Vous le savez depuis longtemps, les impies osaient dire que la religion de Jésus-Christ n'était soutenue que par les grands biens dont jouissaient ses ministres. Depuis longtemps aussi, l'église elle-même gémissait de voir entrer dans son sanctuaire des hommes qui n'y paraissaient conduits que par la vue de ses richesses. Le Seigneur a voulu du même coup confondre les blasphèmes des incrédules et faire cesser la cupidité scandaleuse de ses ministres. La religion qu'il fonda sans le secours des richesses, il veut aussi la maintenir sans ce secours indigne de lui. Quand Jésus-Christ appela ses douze apôtres, à quoi les appela-t-il ? à la jouissance des biens, des honneurs ? non, mais au travail, à la peine, à la souffrance. Si donc, nous ministres de Jésus-Christ nous nous trouvons rapprochés de cet état apostolique, devons-nous en murmurer ? Ah ! plutôt réjouissons-nous de ce précieux dépouillement, et bénissons le seigneur qui par un coup admirable de sa sagesse a ressuscité cet ancien état de choses que les plus pieux de ses enfants ne cessaient de regretter ! »

Ce mémorable témoignage, et la noblesse des sentiments dont il est l'expression, prouvent non-seulement que la séparation de l'Église et de l'État était dès lors possible et praticable, mais qu'elle est pertinemment favorable à la moralité des églises par la surveillance sévère qu'elles sont ainsi forcées d'exercer sur elles-mêmes. Les effets qu'on a depuis attribués à ce régime, l'exaspération des haines religieuses, les prêtres prêts à secouer les torches de la guerre civile ou assiégeant le lit des mourants, sont un tableau de pure fantaisie. Les actes du concile de 1797, ceux du concile de 1801 attestent chez les constitutionnels les dispositions les plus généreuses et les plus conciliantes. Ils n'ont pour leurs adversaires que des sentiments de mansuétude et de paix. Les orthodoxes sont plus intolérants, mais rien n'était plus facile que de les contenir : loin de fomenter des troubles, ils avaient puissamment contribué à l'apaisement de la Vendée depuis que Bonaparte leur avait accordé la libre pratique des cultes. La substitution de la promesse au serment, l'amnistie accordée à ceux d'entre eux qui avaient émigré, leur réintégration dans les temples avaient fait d'eux les serviteurs dévoués de la politique consulaire, leur reconnaissance s'était manifestée par d'innombrables adresses.

A défaut de ces sentiments, la crainte de tout perdre par trop d'exigence, la concurrence d'un clergé rival qui avait élevé autel contre autel, la redoutable influence du dix-huitième siècle encore debout suffisaient amplement pour les maintenir dans le devoir. Bien qu'on vit alors en effet apparaître les premiers symptômes d'un réveil assez marqué de l'esprit religieux, toute la partie éclairée de la nation était restée voltairienne. Et si l'on examine la nature de ce réveil chez les hommes qui en donnèrent les premiers le signal, on voit qu'il était tout superficiel et n'avait rien qui pût motiver, même au point de vue de la valeur relative des opinions et des intérêts, l'importance exagérée qu'on allait rendre si gratuitement à l'église catholique. Ce retour des esprits au sentiment religieux s'était annoncé d'abord sous le Directoire, mais il n'était alors qu'une réaction d'humanité suffisamment justifiée par les persécutions iniques dont le catholicisme avait été l'objet. Les généreuses réclamations de Rayer Collard et de Camille Jordan à la tribune des Cinq cents n'avaient pas eu d'autre sens : ces cieux orateurs n'avaient demandé pourque le droit commun, la liberté d'exister, le droit de reprendre ses cérémonies, rien de plus. Ils avaient parlé en politiques plutôt qu'en croyants, et leur doctrine sur les relations de l'Église avec l'État avait en somme assez peu de rapport avec les idées religieuses proprement dites. Leur sentiment s'était généralisé, il avait con tri bu é puissamment à l'abrogation des dernières mesures de rigueur, mais il n'avait rien fait au-delà Cette réaction d'humanité avait été en quelque sorte reprise, et continuée par une réaction de l'imagination contre les doctrines matérialistes. Des gens de lettres comme Laharpe, Saint-Martin, M. de Bonald, des poètes comme Fontanes Chênedollé, Esménard, et le plus brillant de tous, Chateaubriand furent les interprètes de ce mouvement d'esprit. Ils avaient pour principal instrument de publicité le Mercure, nom qui indique à lui seul qu'il y avait là beaucoup plus de littérature que de religion. Soutenus par le Journal des Débats et son critique Geoffroy, ils livraient des batailles littéraires aux écrivains de la Pléiade Chénier, Andrieux, Ginguené, Garat. Rentré depuis peu en France, M. de Chateaubriand avait déjà écrit, mais non pas publié, son Génie du Christianisme, en sorte que le succès extraordinaire de ce livre ne peut pas être invoqué, ainsi qu'on le fait souvent, comme une preuve de l'opportunité du Concordat. Le Génie du Christianisme ne parut qu'en 1802, à l'époque du Concordat l'épisode d'Atala était seul connu du public ; on ne peut donc pas dire que la faveur avec laquelle cette œuvre éclatante fut accueillie ait éclairé ou abusé Bonaparte sur les dispositions de la France à l'égard du catholicisme. Que ce prétexte soit en lui-même bon ou mauvais, il faut l'écarter, car il fut étranger à sa détermination.

Mais si l'on va au fond des choses, on est forcé de reconnaître que la base même sur laquelle il s'appuyait n'existait pas. L'état réel des sentiments et des opinions ne réclamait rien de pareil. Le livre de Chateaubriand restera surtout comme un témoignage du peu de profondeur de la renaissance religieuse dont il fut le principal représentant. Il a raconté lui-même[28] comment l'idée d'écrire son ouvrage lui est venue. Engagé jusque-là dans une voix toute opposée, et libre penseur très-décidé, l'écrivain de l'Essai sur les Révolutions éprouve un chagrin violent à la mort de sa mère, il reçoit d'elle une exhortation pieuse qui lui semble sortir du tombeau et il se convertit soudainement non par conviction mais par sentiment cri poète. Il apporte dans cette brusque volte-face, qui ne devait pas être la dernière, toute la versatilité de l'homme d'imagination. Ce n'est pas le choix libre et réfléchi de sa raison qui le ramène au catholicisme, c'est la lassitude d'une âme malade et blessée qui veut à tout prix être consolée. A vrai dire, tout le poussait à ses souvenirs d'enfance, ses préjugés de gentilhomme et d'émigré, ses regrets du passé, enfin une imagination inquiète dont l'excès fut toujours une gêne pour ses autres facultés, et qui était surtout peu compatible avec la rigueur des études philosophiques. C'est aussi en poète qu'il avait écrit son apologie chrétienne, car si l'on veut bien y regarder de près le Génie du Christianisme n'est pas autre chose qu'une poétique. Il ne s'adresse pas au raisonnement mais à l'imagination, au sentiment esthétique. Au lieu d'arguments l'écrivain vous présente des images et des tableaux ; il fait ressortir en descriptions ravissantes bien qu'un peu uniformément fleuries, la grâce et la poésie des cérémonies chrétiennes, le charme des mœurs du vieux temps, la beauté des cathédrales, l'attrait des antiques légendes, l'accueil hospitalier de l'humble église du village, la douce mélancolie du son des cloches. Il vous demande de croire à sa religion non parce qu'elle est vraie, mais parce qu'elle est belle et féconde en poétiques émotions.

Il y avait loin de cette espèce de dilettantisme religieux aux austères inspirations des anciens défenseurs de la foi catholique, mais dans l'état d'affaiblissement auquel l'avaient réduite les terribles attaques du dix-huitième siècle, c'était là tout ce qu'elle pouvait fournir pour sa justification. Si elle recourait au genre descriptif, moyen dialectique assez nouveau dans la controverse, c'est que toutes ses anciennes armes avaient été brisées dans sa main. Tels étaient les éléments religieux de la société Française à l'époque du Consulat ; des clergés divisés, ayant peu d'empire sur les esprits, satisfaits de la liberté inespérée qui venait de succéder aux persécutions révolutionnaires, un retour à la foi dirigé par un porte à convictions très-flottantes, soutenu par des beaux esprits, propagé comme une mode littéraire, en un mot répondant surtout à un besoin d'imagination. Loin d'être agressive ou d'élever des prétentions menaçantes, l'église catholique était résignée lorsque Bonaparte vint réveiller en elle des ambitions endormies sinon éteintes. Au reste, avec l'esprit de domination qui semble indissolublement lié à ses dogmes et que lui imposaient ses traditions les plus récentes, il n'était pas difficile de lui rendre le désir de recouvrer ses privilèges ; mais le tentateur devait se repentir avant peu d'avoir excité en elle des convoitises qu'il ne pouvait ni ne voulait satisfaire.

L'allocution adressée au clergé de Milan, peu de jours avant la bataille de Marengo, avait donné l'éveil à ceux qui avaient pu prendre le change sur la vraie signification des avances de toute espèce que le Premier Consul avait prodiguées antérieurement à l'Église. On ne tarda pas à apprendre que, le lendemain de la victoire, il avait envoyé au Pape le cardinal Martiniana pour lui exprimer son désir d'entrer en négociation avec le Saint-Siège. A la suite de cette ouverture Monsignor Spina, archevêque de Corinthe, vint à Paris en qualité de représentant de la cour romaine ; et Cacault, chargé d'affaires de la République, retourna à Rome. Plusieurs projets et contre-projets de concordat furent discutés entre l'abbé Bernier et Monsignor Spina. C'était un coup de maitre de la part du Premier Consul que d'avoir mis à la tête de cette négociation le prêtre dont les excitations avaient si puissamment contribué à entretenir le fanatisme Vendéen, il se fit du moins cette illusion : il supposait qu'on ne pourrait jamais se défier à Rome d'un homme qui avait donné tant de gages de son zèle pour la cause catholique ; mais en jouant au plus fin avec cette diplomatie patiente et subtile il se trompait gravement. On savait fort bien à Rome que l'abbé Bernier, fanatique à froid en Vendée, n'était plus, depuis que la défaite du parti royaliste lui avait paru définitive, que l'instrument vénal et servile du Premier Consul. Les négociations furent donc loin de marcher avec la rapidité qu'il avait espéré leur imprimer.

Ces lenteurs inattendues compromettaient le succès de ses plans. Tout le monde à Paris, sauf l'imperceptible minorité qui rêvait le retour de l'ancien régime par intérêt, par tradition, ou par fantaisie, était hostile à l'idée d'un concordat. Singulière mesure d'utilité publique dont l'utilité n'était comprise et sentie par personnel Tous les grands corps de l'État, le Sénat, le Corps législatif, le Conseil d'État, le Tribunat, la Cour de cassation, tout ce qui avait dans la nation une valeur représentative ou une importance individuelle, les généraux, l'armée entière, les amis personnels du Premier Consul, sa famille, tout ce qui comptait en un mot par une valeur quelconque, était ouvertement opposé à ce projet. Lui seul le défendait contre leurs objections, car on l'attaquait souvent en sa présence non - seulement comme contraire à l'intérêt public, mais ce qui était plus fait pour le toucher, comme dangereux pour son propre pouvoir.

Bien qu'une telle opposition n'eût rien de redoutable pour lui dans l'état de dépendance auquel il avait réduit tous les pouvoirs publics, comme elle pouvait amener un mouvement d'opinion dont les effets étaient beaucoup moins faciles à calculer, il importait de se hâter si l'on ne voulait pas tout compromettre. Le Premier Consul résolut en conséquence d'en finir avec les temporisations de Spina et de s'adresser directement au Saint-Siège. Il fit expédier à Rome un projet de concordat, auquel il joignit à Litre de restitution la madone de Lorette, objet -de dévotion qui figurait depuis plusieurs années à la Bibliothèque comme un objet de curiosité, et dont l'envoi lui semblait propre à lui rendre le Pape favorable. Ce projet, après avoir été soumis à l'examen de trois conseillers du Saint-Siège, fut présenté à une-congrégation de douze cardinaux qui rédigea un contre-projet contenant toutes les concessions que la cour de Rome croyait pouvoir faire aux exigences du gouvernement français. Les prétentions de cette cour avaient grandi avec sa fortune. Elle accordait au Premier Consul ce qu'il avait demandé concernant les nouvelles circonscriptions diocésaines, la consécration de la vente des biens nationaux, les indulgences pour les prêtres mariés, la nomination et l'institution des évêques ; mais elle persistait à lui refuser la destitution des évêques qui refuseraient leur démission jugée nécessaire pour faciliter à la nouvelle répartition des sièges épiscopaux, et surtout elle demandait obstinément que le catholicisme fût proclamé religion de l'État.

Bonaparte, impatienté, répondit en intimant l'ordre à Cacault de quitter Rome, si, dans cinq jours, son projet n'était pas adopté dans sa teneur première. Rien n'était plus irritant pour un caractère tel que le sien que cette diplomatie cléricale dans laquelle il rencontrait une finesse au moins égale à la sienne, et qui, toujours soumise, caressante, doucereuse, lui opposait pourtant une ténacité invincible. De là ses brusques et continuels recours de la ruse à la violence dans ses rapports avec la Cour de Rome. Il ne tarda pas à s'apercevoir que la crainte était le mobile qui agissait le plus puissamment sur l'esprit de ces prélats vieillis pour la plupart dans l'intrigue et les puérils commérages d'un gouvernement de prêtres, mais cette découverte même lui fit bientôt perdre toute mesure dans l'emploi de ce moyen de persuasion. Cacault, en présence de la résistance que lui opposait le Saint-Siège, dut sortir des États romains, mais il évita la rupture des négociations en obtenant que le cardinal Consalvi, le ministre favori de Pie VII, partirait pour Paris afin d'essayer de s'entendre avec le Premier Consul. (Juin 1801.)

Le cardinal Consalvi, esprit souple et insinuant, d'une extrême finesse déguisée sous des dehors de bonhomie et de simplicité, alliant un incontestable courage d'esprit à cette pusillanimité presque féminine que développent les minuties de la vie cléricale, partit pour Paris en recommandant son âme à Dieu. Il eut la maladresse d'épancher ses terreurs dans une lettre confidentielle au chevalier Acton dont la copie fut presque aussitôt transmise au Premier Consul par Alquier, notre ministre à Naples[29]. Ce renseignement fut mis à profit par Bonaparte qui crut venir facilement à bout du diplomate romain en le prenant par l'intimidation. Tout fut en effet combiné pour que, dès son arrivée à Paris, cette âme impressionnable fût comme saisie et subjuguée avant d'avoir eu le temps de se reconnaître. Consalvi nous a laissé dans ses curieux mémoires[30] le récit exact et circonstancié de sa première entrevue avec Bonaparte. Dans les moindres détails de cette mise en scène on reconnaît la main savante de ce grand exploiteur d'hommes, et son caractère lui-même est pris sur le vif avec une vérité saisissante. Consalvi arrive le soir, on lui fixe l'audience pour le lendemain matin, sans lui donner le temps ni de se remettre des fatigues d'un long et pénible voyage, ni de se consulter soit avec Spina, soit avec son conseiller et coopérateur le théologien Caselli. Le lendemain, de bonne heure, Bernier le conduit aux Tuileries ; il est introduit dans un petit salon solitaire qui semblait être l'antichambre du cabinet du Premier Consul. Après une assez longue attente, on lui indique une petite porte ; ii entre, et là au lieu de l'audience privée à laquelle il s'attendait, il trouve une grande et solennelle réception où sont réunis tous les corps de l'État, le Sénat, ]e Corps législatif, le Tribunat, les généraux et leur état-major. Dans la cour on apercevait de nombreux régiments disposés pour la revue. C'était, selon sa propre expression, le passage subit » d'une chaumière à un palais. » Toutes les splendeurs et tous les prestiges de la puissance consulaire avaient été concentrés en un seul tableau pour mieux frapper son imagination. Il traverse des salons encombrés de grands dignitaires, il arrive enfin jusqu'aux trois consuls entourés d'un cortège éclatant. Bonaparte s'avance alors vers lui et d'un ton bref et péremptoire : « Je sais, lui dit-il, le motif qui vous amène ici. Vous avez cinq jours pour les négociations. Si d'ici là le traité n'est pas signé, tout est rompu. »

Tout avait été admirablement calculé dans ce coup de théâtre pour éblouir et troubler le timide prélat, mais on avait compté sans la finesse de l'Italien et sans la ténacité du prêtre. Consalvi reprit les négociations au point où elles en étaient restées ; il protesta contre la précipitation qu'on voulait lui imposer pour l'empêcher de communiquer avec sa cour ; il disputa pied à pied le terrain à Bernier et à Crétet, les deux champions de la politique consulaire, car Joseph ne figurait là qu'à titre de prête-nom. On se mit assez promptement d'accord pour substituer le mot e religion de la majorité des Français » à celui de religion d'État. On déclara également que les consuls taisaient profession particulière du culte catholique, ce qui ne les engageait à_ rien, et que le nombre des sièges épiscopaux était désormais fixé à soixante ; mais, quant à la destitution à décréter contre les titulaires actuels qui refuseraient leur démission, Consalvi la refusa longtemps. H fit ressortir avec force tout ce qu'elle avait de contraire aux maximes de l'Église gallicane, toujours si jalouse des prérogatives du pouvoir épiscopal. Bonaparte affichait en effet un grand zèle pour le gallicanisme ; mais, lorsque le gallicanisme contrariait ses plans il n'hésitait pas à le mettre sous ses pieds comme tout ce qui le gênait

Dans cette espèce de guerre diplomatique où il déployait toutes les ressources de son astucieux génie, Bonaparte avait sur Consalvi un immense avantage, c'est que ce qui n'était pour lui qu'une affaire d'ambition, d'une utilité jusqu'à un certain point contestable, était pour la Cour dé Rome une question de vie ou de mort. Si elle ne s'accordait pas avec lui tout était perdu pour elle et perdu à jamais selon toute apparence. A cette supériorité de situation il ajoutait les stratagèmes qu'il croyait propres à agir sur l'esprit du négociateur. Il lui laissait espérer la restitution des Légations au Saint-Siège, sans jamais les lui promettre formellement, profitant ainsi des scrupules du prélat, qui ne pouvait aborder directement la question sans s'exposer à commettre le crime de simonie. 11 lui faisait adresser remontrances sur remontrances par M. de Cobentzel, alors à Paris. : cet ambassadeur représentait à tout propos à Consalvi quelle responsabilité il allait assumer vis-à-vis des puissances catholiques en faisant échouer cet essai de réconciliation. A l'emploi de cette influence le Premier Consul ajoutait un stimulant plus puissant encore. Il avait provoqué vers la fin de juin 1801 la réunion d'un concile de l'église constitutionnelle. Ce concile tenait ses séances en ce moment même avec un appareil dont il avait encouragé la solennité et l'éclat. Bonaparte avait des entrevues avec l'abbé Grégoire ; il affectait de lui demander ses plans sur l'organisation définitive de l'église de France[31]. Aussi le clergé constitutionnel lu témoignait-il bruyamment sa reconnaissance pour une protection dont il ne pénétrait ni le but ni les motifs. L'église assermentée n'était en effet que le pis-aller du Premier Consul ; et la liberté qu'il lui accordait n'était qu'une menace à l'adresse du Saint-Siège ; il se hâta de disperser le concile aussitôt qu'il n'eut plus besoin de ses démonstrations. Mais la menace faisait impression à Rome où l'on voyait déjà le schisme triomphant sans retour en France et peut-être même en Italie, car les opinions de Scipion de Ricci avaient fait de nombreux prosélytes en Lombardie et en Piémont[32]. Ces appréhensions d'une part et, de l'autre, l'impatience d'en finir amenèrent enfin les concessions réciproques qui sont indispensables â toute transaction. « Il parait que les affaires vont et que nous nous arrangeons avec le cardinal, écrivait Bonaparte à Talleyrand, le 7 juillet. On m'a remis un second vésicatoire au bras ; l'état de malade est un moment opportun pour s'arranger avec les prêtres. »

Tout n'était pas terminé pourtant. Une dernière surprise, beaucoup plus extraordinaire que tout ce qu'il avait vu jusque-là attendait encore le cardinal Consalvi. Le traité rédigé et les copies faites, il se rend chez Joseph poux- y apposer sa signature. Après les compliments d'usage, on s'assoit autour d'une table ; on présente l'acte au cardinal. Mais au moment où il prend la plume, quel n'est pas son étonnement, lorsqu'en y jetant les yeux il s'aperçoit que non-seulement l'acte est très-différent de la rédaction définitive, mais qu'il est la reproduction exacte du premier projet du gouvernement français ! Confondu de surprise il se récrie avec indignation : Joseph aussi surpris que lui proteste qu'il ne sait rien, qu'il arrive de la campagne ; Bernier qui a apporté la malencontreuse copie affirme qu'il l'a reçue du Premier Consul et rejette tout sur ce dernier. On se remet à discuter pendant dix-neuf heures consécutives[33] et le projet ramené à sa teneur primitive est porté à Bonaparte qui entre en fureur et le met en pièces. A l'audience suivante, il aborde Consalvi et l'interpellant avec violence : « Si Henri VIII qui n'avait pas la vingtième partie de ma puissance, s'écrie-t-il, a pu changer la religion de son pays, bien plus le saurai-je et le pourrai-je faire moi Je la changerai non-seulement en France, mais dans toute l'Europe ! Rome versera des larmes de sang... mais il sera trop tard, il n'y aura plus de remède.... partez donc, partez.... quand partez-vous ? — Après dîner, général, » répond froidement Consalvi.

Au fond ni l'un ni l'autre ne voulait ce départ. L'article qui était la cause principale de ces emportements et de ces supercheries, prélude édifiant de la réconciliation entre l'Église et l'État, était conçu en ces termes : « Le culte sera public en se conformant aux règlements de police. » Aux yeux de Consalvi, cette disposition, par la latitude qu'elle laissait aux interprétations, équivalait à l'esclavage de l'Église ; et de fait quand on avait rêvé le rétablissement d'une religion d'État avec toutes ses conséquences, la chute était un peu rude. L'esclavage de l'Église ne se trouvait pas dans telle ou telle formule particulière mais dans l'ensemble de l'acte. Il crut avoir remporté une grande victoire en faisant ajouter à cette clause les mots suivants : « que le gouvernement jugera nécessaire pour la tranquillité publique ; » restriction plus apparente que réelle et dont ses perplexités lui grandirent démesurément l'importance. Moyennant cette insignifiante concession, Consalvi se résigna enfin, et signa le 15 juillet 1801 l'acte qui consacrait la dépendance de l'église en lui rendant, il est vrai, de grands avantages matériels. Bonaparte le signa de son côté avec la conviction qu'il avait fortifié son propre pouvoir en rendant une si grande part d'influence politique à une puissance qui possédait à un bien plus haut degré que lui l'esprit de domination ; car lui n'était qu'un tyran de circonstance et elle était l'incarnation même du principe théocratique. Ce pouvoir qu'il lui rendait, alors qu'il lui eût été si facile de la maintenir sous la règle du droit commun, il se flattait follement qu'elle ne s'en servirait que pour lui-même. Déjà tout entier à son rêve d'Epiménide politique, il citait à tout propos Charlemagne ; et il tomba de son haut lorsqu'il s'aperçut que la cour de Rome commençait à citer Grégoire VII, comme si l'anachronisme avait été plus insensé d'un côté que de l'autre.

Ainsi s'accomplit cette restauration artificielle qui rendit à des idées mortes un empire d'abord peu redoutable et bientôt, envahissant. A l'époque où fut conclu le Concordat, le catholicisme n'existait plus comme influence politique ; grâce à la position qu'il reconquit alors, il put s'emparer de nouveau des jeunes générations et nous préparer ces longs et stériles déchirements durant lesquels on a vu l'absolutisme ultramontain mettre en péril toutes les conquêtes de l'esprit moderne. L'abbé de Pradt assure avoir souvent entendu répéter à Bonaparte « que le concordat avait été la plus grande faute de son règne[34]. » Dans ses dictées de Ste-Hélène où il s'étudie principalement à démontrer qu'il n'a jamais commis de fautes[35], Napoléon se défend d'avoir tenu ce propos avec une vivacité qui donne une grande vraisemblance à l'assertion de l'abbé. Mais que le propos soit exact ou non, on est forcé de convenir que Bonaparte en signant le Concordat avait bien mal atteint son but, quel qu'il fût. Il avait en effet également échoué, soit qu'il n'eût cherché qu'à régulariser les rapports entre l'Église et l'État, soit qu'il eût avant tout désiré avoir, dans l'Église un auxiliaire et un instrument. En dépit des protestations d'amitié, en dépit de ce serment d'obéissance qui selon la, naïve expression d'un panégyriste du Concordat[36] « faisant du clergé une sorte de gendarmerie sacrée », ce traité de paix, dans lequel les deux parties n'avaient cherché qu'à se tromper l'une l'autre, c'était la guerre qui commençait. A Rome, le moment de la ratification venu, le Pape éprouva des troubles mortels, presque des remords. On avait mis sous ses yeux le numéro du Moniteur qui contenait les trop fameuses proclamations d'Égypte. Cette lecture avait rempli son âme timide de crainte et de défiance. On lui assura que c'était là un Moniteur falsifié, et il accepta l'explication avec l'empressement de ceux qui ne demandent qu'à se laisser abuser. A Paris on manifesta promptement l'intention de dominer l'Église comme on dominait l'État. Dès le lendemain de la signature du Concordat, Bonaparte fit venir Consalvi, et lui dit négligemment, comme s'il se fût agi d'une chose convenue : « Je suis vraiment bien embarrassé d'avoir à tenir la balance entre les constitutionnels et les non-constitutionnels dans la nomination aux évêchés. » Le Premier Consul avait cent fois assuré le Cardinal qu'il abandonnait entièrement les constitutionnels et qu'il ne serait jamais question d'eux pour les évêchés.

Ce n'était là que l'ouverture des hostilités, et ce premier déboire n'était rien auprès des mécomptes qui attendaient la cour de Rome. Consalvi voulait du moins que les constitutionnels ne fussent admis aux honneurs épiscopaux qu'après une rétractation formelle ; il n'eut pas même cette satisfaction. Caprara, le successeur de Spina, donna l'institution canonique à plusieurs d'entre eux dont Bernier avait faussement garanti l'abjuration, et qui protestèrent ensuite contre l'action déshonorante qu'on leur attribuait. Le Moniteur ne tarda pas à faire sentir au clergé que si la protection de l'État avait ses avantages elle avait aussi ses inconvénients. Un curé de Paris ayant refusé la sépulture religieuse à une danseuse, fut censuré et apprit par le journal officiel « qu'il avait trois mois de retraite afin de se souvenir que J. C. avait prié même pour ses ennemis[37]. »

Vers la même époque, le cardinal Maury qui habitait les États pontificaux, ayant eu le malheur de porter ombrage au gouvernement consulaire, le Saint-Siège dut bon gré ou malgré lui interdire le séjour de Rome. La politique impérieuse du Premier Consul allait avant peu ajouter des griefs plus cuisants encore à ces motifs de mécontentement. Le Saint-Siège ne témoignait toutefois son déplaisir que par la lenteur avec laquelle il exécutait ses engagements relatifs à la destitution des évêques récalcitrants. Il espérait encore, il demandait même expressément la restitution de ses anciennes provinces. Le Pape écrivait à Bonaparte : « Nous implorons de votre cœur magnanime, sage, et juste, la restitution des trois légations et une compensation pour la perte d'Avignon et de Carpentras. » (24 octobre 1801.) A les réclamer comme le prix du Concordat, il y aurait eu simonie ; mais à les demander comme une récompense de la bonne volonté qu'il avait montrée, il n'y avait plus simonie. Telles ont été de tout temps les distinctions de la morale ecclésiastique. Le Premier Consul, dont l'esprit n'était pas moins subtil, ne rendit pas les provinces, mais il restitua libéralement à la cour romaine la dépouille mortelle de Pie VI, don pieux qui fut reçu avec de grandes protestations de reconnaissance, mais qui ne contribua pas beaucoup à rétablir l'entente cordiale entre les deux pouvoirs.

Le sentiment qui domina dans le public à l'annonce de la conclusion du Concordat fut celui de l'étonnement ; dans l'armée ce fut le dédain, dans les assemblées politiques un froid mécontentement ou une indifférence affectée. Lorsque Bonaparte notifia la nouvelle à ses fidèles du conseil d'État, un silence glacial fut leur seule réponse ; et lorsque peu après on leur lut le bref par lequel Pie VII rendait à la vie civile « son très-cher fils Talleyrand », des rires étouffés se firent entendre, et le plus grand nombre dédaigna de voter. Cette restauration de l'autorité ecclésiastique formait un tel contraste avec les mœurs et les opinions que la Révolution avait fait triompher en France qu'on ne pouvait en croire ses yeux : on refusait de la prendre au sérieux, tant son invraisemblance était criante.

Bonaparte lui-même eut parfois quelque peine à conserver toute sa gravité. Le jour où Consalvi, revêtu de la pourpre romaine, lui présenta la copie du traité dans une audience publique, le Premier Consul fut pris d'une telle convulsion de rire que l'assistance en demeura interdite. La grande préoccupation des hommes officiels dans les cérémonies du culte était alors de garder leur sérieux jusqu'au bout. « Si un seul rire eût donné le signal, a écrit l'un d'eux au sujet du sacre, nous courions le risque de tomber dans le rire inextinguible des dieux d'Homère. » Celui que poursuivait cette crainte n'était pas un laïque, mais un des principaux dignitaires de l'Église[38].

Le Premier Consul attendait avec une vive impatience l'envoi de la bulle relative aux circonscriptions diocésaines et de celle qui devait pourvoir les évêchés ; il pressait sans relâche la cour de Rome d'en finir sur ce point, lui adressait instances sur instances, refusait de recevoir son légat Caprara, jusqu'à ce qu’elle lui eût donné satisfaction ; mais son zèle si nouveau pour les intérêts religieux n'était pour rien dans cette ardeur. Dans sa recherche incessante de l'effet, de l'impression à produire sur les imaginations, il avait conçu le plan d'un coup de théâtre d'un nouveau genre, d'une sorte de Marengo diplomatique destiné à éblouir par la paix ceux qu'il avait jusque-là éblouis par la guerre. Il voulait que tous les traités de paix qu'il venait de conclure successivement avec les puissances européennes fussent annoncés le même jour et à la même heure dans une grande fête de la Paix donnée à l'anniversaire du 18 brumaire, et à tous ces traités il voulait joindre le Concordat, « afin que la paix de l'Église et la paix de l'Europe fussent publiées en même temps dans toute l'étendue de la république[39]. » Il avait ordonné de grands préparatifs pour cette solennité, il avait fait incruster le Régent sur la garde de son épée[40], symbolique déplacement des insignes du pouvoir tombés désormais de la couronne au glaive. Mais malgré tant de soins et de combinaisons, ce grand coup d'éclat fut manqué par suite des éternels retards de la Cour romaine, qui prétexta n'avoir pas eu le temps nécessaire pour recevoir la réponse des évêques réfugiés en Allemagne. Et ce qui achève de peindre les sentiments qui avaient inspiré cette mémorable négociation et le genre d'importance qu'on y attachait, c'est que le nouveau Charlemagne ressentit un tel dépit d'avoir vu sa fête ainsi manquée, que la paix de l'Église lui devint subitement indifférente, et que la publication du Concordat subit •an nouvel ajournement de près d'une année.

 

 

 



[1] Bonaparte à Talleyrand, 28 mai.

[2] Bonaparte à Talleyrand, 15 juin 1801.

[3] Bonaparte à Talleyrand, 10 juillet 1801.

[4] Voir entre autres les mémoires de Rœderer, Notice pour mes enfants.

[5] Martin, Histoire de l'expédition d'Égypte. Général Regnier, l'Égypte après la bataille d'Héliopolis.

[6] Les ordres du jour de Menou (en partie imprimés au Caire et en partie manuscrits) forment trois volumes in-folio. C'est un fatras plein de déclamations et d'incohérence.

[7] R. Wilson, History of the british expedition to Egypt,

[8] Ordre du 19 mai 1801.

[9] Au citoyen Gaillard, 29 juillet 1801.

[10] Note du 23 juillet 1801.

[11] R. Southey, Life of Nelson.

[12] Rapports do Nelson du 4 et du 16 août 1801.

[13] Bonaparte à Talleyrand, 17 septembre 1801.

[14] Préliminaires de Londres, article 2.

[15] « Écartons donc des accusations prématurées ! ne troublons pas le bonheur présent par une injuste anticipation sur l'avenir. Chaque saison amène ses fruits. Celle où nous aurons à cueillir des fruits amers et sanglants viendra toujours trop tôt. N'en devançons pas l'instant. » (Bignon, Histoire diplomatique.) « Remercions la sagesse de Dieu d'avoir fermé aux hommes le livre du destin !... Nous qui savons tout aujourd'hui et ce qui se passait alors et ce qui s'est passé depuis, tâchons de nous rendre un moment l'ignorance de ce temps pour en comprendre, pour en partager les vives et profondes émotions. » (Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire.)

[16] Mme de Staël, Dix ans d'exil.

[17] Thibaudeau, Mémoires d'un conseiller d'État. « Nous voyons avec peine, dit Savary, un beau et grand jeune homme destiné à commander à des hommes, qui tremblait à la vue d'un cheval, passait son temps à jouer à la cachette ou à vous sauter sur les épaules. » Mémoires du duc de Rovigo.

[18] Lettre du 15 mars 1797.

[19] Lettre à Cacault (26 septembre 1796).

[20] Lettre à Joubert (18 février 1797).

[21] Discours prononcé au Luxembourg en décembre 1797.

[22] Proclamation du 28 juin 1798.

[23] Manifeste du 2 juillet 1798.

[24] Mémoires d'un conseiller d'État.

[25] Mémorial de Las Cases.

[26] Mémoires de Grégoire.

[27] Edmond de Pressensé, L'Église et la Révolution.

[28] Mémoires d'outre-tombe.

[29] Artaud, Histoire de Pie VII.

[30] Mémoires du cardinal Consalvi publiés par Crétineux-Joly.

[31] Mémoires de Grégoire.

[32] Carlo Botta, Storia d'Italia dal 1789 al 1815.

[33] Consalvi, Mémoires.

[34] De Pradt, Les quatre concordats.

[35] Notes et mélanges : Dictée à Montholon.

[36] Bignon, Histoire diplomatique.

[37] Moniteur du 20 novembre 1801.

[38] C'était l'archevêque de Malines.

[39] Bonaparte à Portalis, 15 octobre 1801.

[40] Bonaparte à Chaptal, 6 octobre 1801.