HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE VI. — LES CONSPIRATIONS. - LA SESSION DE L'AN IX (1800-1801). - LA LIGUE DES NEUTRES.

 

 

Pendant que les victoires de Moreau et les négociations de Lunéville donnaient un nouvel éclat à la politique consulaire, et que Bonaparte, au lieu de se contenter d'en partager l'honneur avec ses concitoyens, laissait de plus en plus percer l'intention de l'exploiter à son profit exclusif, les partis dont il ruinait les espérances, réduits à ne plus voir leur propre salut que dans sa perte, s'abandonnaient à des résolutions extrêmes comme la situation dans laquelle on les plaçait. Bien qu'ils fussent assurément peu capables de ressentir des scrupules quant au choix des moyens, il est à remarquer que ni la dictature de Bonaparte, ni les rigueurs excessives dont il avait usé à leur égard n'avaient pu les décider à recourir à ces expédients désespérés qui font plus de mal à ceux qui les emploient qu'à celui contre qui on les tourne. Sa dictature, ils l'avaient considérée comme chose temporaire et transitoire ; quant à ses rigueurs ils se réservaient bien de s'en venger par la loi du talion. Mais du jour où il annonça clairement l'intention d'usurper la souveraineté, de s'asseoir à cette place qu'ils pouvaient bien se résigner à voir vide, mais non à voir remplie par un parvenu, les conspirations cessèrent de lui faire une guerre de principes ou d'intérêts pour s'attaquer à sa personne elle-même.

De toutes ces menées surveillées de très-près par sa double police, le Premier Consul ne redoutait sérieusement que celles de l'ancien parti jacobin. Il le considérait comme ayant seul l'énergie nécessaire pour aller jusqu'au bout. Ayant lui-même servi autrefois dans les rangs de ce parti, il se savait l'objet de cette haine spéciale qui s'attache aux défectionnaires, mais ses souvenirs du temps de la terreur lui faisaient illusion sur ce que les jacobins, décimés par tant de proscriptions ou gagnés par les faveurs du pouvoir, étaient aujourd'hui en état d'oser et d'entreprendre. La prétendue conspiration de Ceracchi et d'Aréna, misérable épouvantail créé par la police, dont les excitations n'eurent pas même le pouvoir d'entraîner les conjurés dans la salle où l'attentat était censé devoir se consommer, avait suffisamment démontré que ce parti était désormais plus prodigue de déclamations que capable d'un acte énergique. Depuis lors, une machine explosible du genre de celles qu'on fabriquait pour la marine, et offrant une certaine analogie avec celle qui bientôt après fut connue sous le nom de machine infernale, avait été saisie chez un mécanicien artificier, nommé Chevalier, autrefois employé par Ife comité de salut public, inventeur d'une fusée inextinguible et républicain exalté. Mais Chevalier avait allégué que cette pièce lui avait été commandée par un armateur de Bordeaux, et l'on n'avait pas la moindre preuve qu'il eût eu l'intention de s'en faire une arme contre la vie du Premier Consul.

Malgré ces faits ou plutôt en raison même de ces faits, dont il connaissait mieux que personne le caractère artificiel ou la portée démesurément grossie, Fouché, plus clairvoyant que le Premier Consul parce qu'il avait plus de sang-froid, persistait à attribuer beaucoup plus d'importance aux complots des agents royalistes, alors réunis en assez grand nombre à Paris par suite de la pacification de l'Ouest, qu'à ceux des jacobins. Il était en effet parfaitement au courant de toutes les démarches de ces sectaires qu'il payait et surveillait soit par lui-même soit par l'entremise de quelques-uns de ses anciens amis de la Montagne, comme Barrère, devenu espion de polie ; après avoir gouverné la France en qualité de membre du comité de Salut Public. Circonvenu par les émigrés rentrés, par les modérés pour lesquels la haine et la peur des terroristes étaient devenues une idée fixe, par les anciens amis de Sieyès qui faisaient à Fouché et aux Montagnards ralliés une guerre incessante, le Premier Consul content au fond de ces divisions qui, selon son expression, sauvegardaient tout à la fois sa droite et sa gauche, et l'élevaient au-dessus des anciens partis comme un arbitre suprême et nécessaire, accordait pourtant plus de créance aux dénonciations des premiers qu'aux avertissements des seconds. Il considérait les avis de Fouché comme dictés par un reste de fanatisme jacobin, et comme il parlait lui-même souvent, sans y croire, de la part prise par Pitt aux complots royalistes, il se figurait que tout dans ces complots était également chimérique à l'exception des menées connues de ce qu'il se plaisait à appeler le comité anglais. En fait, l'influence anglaise s'était employée assez activement à entretenir la guerre civile, dégénérée depuis quelque temps en guerre de grandes routes, mais elle ne s'était jamais abaissée à encourager des entreprises contre la personne du Premier Consul. Ces entreprises n'en existaient pas moins en projet dans les bas-fonds de la chouannerie, et Bonaparte jugeait d'une bonne politique d'avoir l'air d'y croire, mais il n'y croyait pas. Cependant les moyens extra-légaux qu'il n'avait pas craint d'employer contre ce parti en diverses occasions, notamment lorsqu'il avait fait mettre à prix la tête du comte de Frotté et de ses compagnons, et lors du supplice de Toustaint, n'étaient guère faits pour autoriser une telle sécurité. Plus récemment, à la suite de son entrevue avec Georges Cadoudal et de ses inutiles efforts pour le gagner, il s'était presque aussitôt repenti de l'avoir laissé échapper. Ayant appris depuis que ce partisan était de retour en France après un court voyage en Angleterre, il écrivait à Bernadotte lettres sur lettres pour le presser de se débarrasser de cet ennemi inquiétant par n'importe quels moyens. Toutes les fois que Bonaparte se trouvait en présence d'une inimitié vraiment dangereuse, d'un obstacle redouté, d'un caractère indomptable, on voyait reparaître en lui l'homme primitif, le Corse aux passions violentes et sauvages, le politique inaccessible aux scrupules.

Longtemps avant que la chouannerie eût rien tenté contre sa personne, il vit dans Georges, non un adversaire politique à vaincre, mais un homme dont il fallait se défaire à tout prix. De même qu'il avait écrit à Friant, au sujet de Mourad-Bey, à Brune au sujet de Frotté, il écrivait à Bernadotte au sujet de Georges : « Prenez mort ou vif ce coquin de Georges. Si vous 1e tenez une fois, faites-le fusiller vingt-quatre heures après comme ayant été en Angleterre après la capitulation[1] ». Un mois après il insistait : « Faites donc arrêter et fusiller dans les vingt-quatre heures ce misérable Georges[2] » ; et quelques jours plus tard : « Faites-le prendre et fusiller[3] ». Or il n'y avait en ce moment de prise d'armes ni en Bretagne ni en Vendée ; pour envoyer de tels ordres à un homme qui était d'ailleurs incapable de les exécuter, il suffisait à Bonaparte d'en redouter une.

Le 3 nivôse (24 décembre 1800) comme le Premier Consul se rendait à l'Opéra pour y entendre exécuter un oratorio d'Haydn, sa voiture rencontra vers le milieu de la rue Saint-Nicaise une petite charrette qui embarrassait le passage ; cependant son cocher évita l'obstacle avec beaucoup de bonheur et d'adresse. A peine avait-il dépassé un des tournants de la rue qu'une détonation formidable se fit entendre. La force de l'explosion, semblable à la commotion produite par un tremblement de terre, souleva la voiture et ébranla toutes les maisons du quartier. Quatre personnes avaient été tuées sur le coup, une soixantaine étaient blessées plus ou moins grièvement, quarante-six maisons étaient extrêmement endommagées[4]. Le Premier Consul persista néanmoins à se rendre à l'Opéra. il parut dans sa loge avec madame Bonaparte encore toute pâle d'effroi ; lui-même affectait l'impassibilité, mais l'inquiétude de ses regards trahissait son agitation intérieure. « Les coquins ont voulu me faire sauter, » dit-il â Rapp. Il ne resta que peu d'instants à l'Opéra et se fit reconduire aux Tuileries.

Le lendemain le Moniteur publia les pièces relatives à la machine saisie chez Chevalier, aux menées des jacobins qui étaient censés être ses complices, et l'opinion s'accrédita aussitôt que l'attentat dirigé contre le Premier Consul était l'œuvre des anarchistes et des septembriseurs. Des députations de tous les corps de l'État, les maires de Paris, les membres du conseil municipal vinrent féliciter le' Premier Consul d'avoir échappé au danger. Leur satisfaction, d'ailleurs si légitime, eut le tort de s'exprimer en termes dont l'adulation dépassait tout ce qu'on avait entendu jusque-là En remerciant « le destin » d'avoir sauvé une vie si précieuse, on n'hésita pas à désigner les coupables que nul ne connaissait encore. Il n'était pas permis d'en douter, le crime était évidemment l'œuvre des septembriseurs et des jacobins[5]. Lors de l'arrestation de Ceracchi et de ses complices, on avait beaucoup remarqué les conseils courageux que le président du Tribunat avait osé faire entendre au Maitre : « Un gouvernement aussi juste, aussi sage, lui avait-il dit, n'annoncera jamais que des conspirations réelles et sérieuses ; mais aussi une fois annoncées il contracte l'engagement d'en poursuivre les auteurs avec toute la solennité et la rigueur des lois. » Ce rappel à la légalité jugé dès lors importun, eût paru séditieux aujourd'hui ; il fut remplacé dans la harangue prononcée au nom du Tribunat par un regret sur l'insuffisance de la législation pour prévenir de pareilles tentatives, et par une adjuration de pourvoir à cette lacune par de nouvelles mesures. Tous étaient unanimes pour demander une répression prompte et terrible ; quelques-uns seulement alléguaient timidement qu'en l'absence de toute preuve il était prématuré de désigner les auteurs du crime.

Au lieu de s'interposer entre les dénonciateurs et les accusés, Bonaparte s'était prononcé tout le premier avec un emportement qui dépassait de beaucoup en violence le zèle des flatteurs les plus exagérés. Il avait tout d'abord reconnu les vrais coupables : « l'événement appartenait à ces mêmes gens qui avaient déshonoré la Révolution et souillé, la cause de la liberté par toutes sortes d'excès, et notamment par la part qu'ils avaient prise aux événements des 2 et 3 septembre ; excès qui restés impunis avaient habitué au crime leurs auteurs avec lesquels il fallait pourtant en finir. » Ii ajouta « qu'il était tout dévoué à son pays et qu'il attachait autant de gloire à mourir dans l'exercice de ses fonctions de Premier Consul pour le soutien de la République et de la Constitution qu'à succomber sur le champ de bataille »[6]. En réponse à l'orateur du Conseil d'État, il dit « qu'il n'y avait là ni nobles, ni chouans, ni prêtres ; mais des septembriseurs, des scélérats couverts de crime, en bataillon carré contre tous les gouvernements successifs. C'étaient les instruments de septembre, de Versailles, du 31 mai, de prairial, de tous les attentats commis depuis. Il fallait absolument trouver un moyen d'en faire prompte justice. » En réponse au préfet Frochot, il s'écria : « que tant que cette poignée de misérables l'avait attaqué directement il avait dû laisser leur punition aux lois et aux tribunaux ordinaires ; mais que puisqu'ils venaient, par un crime sans exemple dans l'histoire, de mettre en danger une partie de la population de la cité, leur punition serait aussi prompte qu'exemplaire. Cette centaine de misérables qui avaient calomnié la liberté par leurs crimes seraient désormais placés dans l'impossibilité absolue de faire aucun mal. »

Ainsi, avant d'avoir aucun renseignement sur le crime, ce n'était pas à des individus, mais à toute une classe d'hommes qu'il se plaisait à en imputer la responsabilité. Il tenait moins à en découvrir les vrais auteurs, qu'à profiter de l'occasion pour perdre tous ceux qu'il en jugeait capables, à tort ou à raison, ou dont il voulait se défaire. C'est ainsi qu'il posa ouvertement la question au Conseil d'État deux jours après. On y avait proposé d'ajouter au projet de loi sur les tribunaux spéciaux, alors à la veille d'être discuté au Tribunat, deux dispositions qui eussent été une arme formidable entre les mains du gouvernement. Bonaparte repoussa l'action du tribunal spécial comme trop lente. « Ce qu'il fallait c'était une vengeance rapide comme la foudre. Il fallait du sang, il fallait fusiller autant de coupables qu'il y avait eu de victimes, quinze ou vingt, en déporter deux cents et profiter de l'occasion pour en purger la république... ce grand exemple était nécessaire pour rattacher la classe intermédiaire à la République, chose impossible à espérer tant que cette classe serait menacée par deux cents loups enragés qui n'attendaient que le moment de se jeter sur leur proie... il fallait considérer tout cela en hommes d'État, Il était, quant à lui, tellement convaincu de la nécessité de faire un grand exemple qu'il était prêt à faire comparaître devant lui les scélérats, à les juger et à signer leur condamnation »[7].

Comme tout le monde se taisait, l'amiral Truguet prit la parole pour s'élever contre le parti pris dont témoignait le discours du Premier Consul. Il ne se faisait pas l'apologiste des septembriseurs, mais le gouvernement avait selon lui des ennemis non moins dangereux dans la personne des émigrés, des chouans, des prêtres fanatisés, des hommes dont les pamphlets corrompaient l'esprit public. A ce mot de pamphlet le Premier Consul, piqué au vif par l'allusion, interrompit brusquement Truguet : « On ne me fera pas prendre le change par ces déclamations, s'écria-t-il. Les scélérats sont connus, ils sont signalés par la nation. Ce sont les septembriseurs, ce sont ces hommes artisans de tous les crimes qui ont toujours été défendus ou ménagés par de misérables ambitions subalternes. On parle de nobles et de prêtres ! Veut-on que je proscrive pour une qualité ? Veut-on que je déporte dix mille prêtres, des vieillards !... »

Proscrire pour une qualité ! c'était bien là ce qu'il voulait lui-même, mais seulement dans le sens qui flattait sa haine et ses préventions ; appliquée aux chouans, la mesure lui paraissait inique, appliquée aux terroristes, elle lui semblait légitime. Dès le lendemain il revint à la charge pour obtenir du Conseil d'État la loi dont il avait besoin contre le parti qu'il voulait frapper. Les conseillers d'État hésitaient, non par scrupule de donner le consentement qu'on leur demandait, mais par embarras de trouver une rédaction qui pût être acceptée par le Corps législatif. Rœderer, Regnault, exprimaient des craintes relativement au Tribunat : « Vous êtes toujours dans l'antichambre du Tribunat, dit Bonaparte. La nécessité de la mesure une fois reconnue il faut la prendre. J'ai un dictionnaire des hommes employés dans tous les massacres.

« Il faut un pouvoir extraordinaire ; qui a le droit de le donner ? Si personne n'a ce droit, le gouvernement doit-il le prendre ? » Alors Talleyrand silencieux d'ordinaire : « A quoi bon avoir un Sénat, dit-il, si ce n'est pour s'en servir ? »[8]

Ce mot de Talleyrand fut un trait de lumière. Il mettait tout le monde à l'aise, les conseillers d'État, en diminuant leur part de responsabilité, le Premier Consul en écartant le contrôle importun du Corps législatif et en donnant une apparence de légalité à ce qui était une flagrante violation de la Constitution. Il fut donc résolu en principe que la mesure serait prise par le gouvernement comme une sorte de mesure de guerre, et qu'elle serait consacrée par un sénatus-consulte, arme commode, empruntée au vieil arsenal du Césarisme. A l'aide de cet expédient dont on ne s'était pas encore avisé on allait transformer le Sénat, gardien de la Constitution, en un véritable pouvoir constituant, modifiant à son gré le pacte confié à sa vigilance, et investi du droit de légaliser tous les actes d'arbitraire. Cette vocation nouvelle du Sénat était pour Bonaparte la plus précieuse des découvertes. Il se hâta de l'établir par un mémorable précédent, se promettant bien d'en tirer parti pour ses projets ultérieurs.

Après quelques tâtonnements au sujet de la forme définitive à donner à cet acte extra-légal, Bonaparte réunit de nouveau le conseil d'État le 1er janvier 1801. On ouvrit la séance par la lecture de plusieurs rapports de police au sujet des complots, plus ou moins hypothétiques, qui avaient précédé l'attentat du 3 nivôse. On lut ensuite les conclusions de Fouché sur la mesure à prendre et sur les hommes qu'on allait frapper. Fouché, depuis le 3 nivôse, était l'objet d'invectives qui allaient jusqu'à l'accusation de complicité. Ses ennemis du camp des modérés, Redorer, Regnault, Portalis, jugeant le moment venu de le renverser, l'attaquaient avec une violence extrême ; ils attribuaient hautement la perpétration du crime à ses ménagements excessifs pour ses anciens amis du parti jacobin ; quelques-uns le regardaient comme un homme à désavouer l'insuccès, mais à profiter de la réussite. Quant à lui, convaincu dès le début que la tentative émanait du parti chouan, ému mais nullement déconcerté du déchaînement de haine qui éclatait contre lui, il avait opposé un visage impassible et une dénégation inébranlable aux affirmations de ses adversaires. Aujourd'hui ses conjectures étaient devenues une presque certitude. A l'aide des débris dispersés sur le théâtre du crime, on avait reconstruit en partie certaines pièces de la machine infernale, une portion du tonneau, de la charrette, on avait retrouvé les marchands qui les avaient vendus, ainsi que celui qui avait vendu le cheval. Les confrontations faites depuis lors, n'avaient pas encore amené la découverte des vrais coupables, mais elles avaient établi péremptoirement l'innocence de tous les révolutionnaires arrêtés comme auteurs ou complices présumés de l'attentat. Une autre circonstance était venue corroborer l'opinion de Fouché, c'était la disparition subite et complète de plusieurs des agents de Georges, dont jusqu'au 3 nivôse il avait facilement pu suivre la trace ; c'était en outre la concordance frappante qui existait entre le signalement connu de ces hommes et le portrait tracé par les témoins.

Ces éléments de conviction, Fouché les avait communiqués à Bonaparte, et celui-ci ne croyait maintenant, pas plus que son ministre, à la culpabilité des jacobins ou tout au moins de ceux qui avaient été arrêtés ; mais il n'en persistait pas moins à vouloir se débarrasser d'eux, et Fouché se prêta complaisamment à cet acte d'iniquité. Il résulta toutefois de la double certitude qu'ils avaient acquise l'un et l'autre, que dans cette séance du 1er janvier destinée à préparer la punition des auteurs de l'attentat du 3 nivôse, on fit à peine allusion à l'attentat lui-même. On dressa une liste de proscription, et on y inscrivit des citoyens « non parce qu'ils avaient été pris le poignard à la main, mais parce qu'ils étaient universellement connus pour être capables de l'aiguiser et de le prendre[9]. » Les formes de la justice, disait encore Fouché, n'avaient pas été instituées pour protéger de pareils brigands.

Rœderer ayant demandé que le rapport du ministre de la police fit au moins mention de l'attentat du 3 nivôse, Bonaparte s'y opposa formellement : « On n'avait pas de preuves, dit-il, que les terroristes fussent les auteurs de l'attentat. On les déportait, non pour le 3 nivôse, mais pour le 2 septembre, le 31 mai, la conspiration de Babeuf. Le dernier événement n'était pas la cause de la mesure, il n'en était que l'occasion ! »

Le rapport était suivi d'une liste de cent trente-trois noms tirés de ce que Bonaparte appelait son dictionnaire. Elle comprenait la plupart des hommes qu'il avait voulu proscrire dès le lendemain du 18 brumaire : il avait reculé alors devant la réprobation de l'opinion publique ; niais son cœur fermé au pardon n'avait pas abjuré ses rancunes ; il profitait aujourd'hui de l'erreur qu'il avait lui-même accréditée sur leur compte pour consommer leur perte. Un grand nombre d'hommes, même au sein du conseil d'État, eussent refusé leur adhésion à la mesure, s'ils avaient eu comme lui la certitude que pas un des individus incriminés n'avait trempé dans l'affaire de nivôse ; il ne dit pas un mot pour dissiper leur méprise[10]. Parmi les proscrits, comme le fit remarquer Réal, se trouvaient jusqu'à des hommes qui étaient employés du gouvernement, tels que Baudray, juge à la Guadeloupe depuis cinq ans ; un autre, Paris, était mort depuis six mois, tant l'accusation avait été préparée avec légèreté. On y lisait le nom du prince Charles de Hesse, le ',lus exalté, mais le plus inoffensif des illuminés ; celui du courageux Destrem, le même qui lors du 18 brumaire avait apostrophé Bonaparte avec cette parole antique : « Est-ce donc pour cela que tu as vaincu ? celui de Bottot, dont le seul crime était d'être le secrétaire de Barras, celui de Talot, ancien conventionnel, coupable comme Destrem d'avoir protesté contre le coup d'État, républicain d'opinions fermes, mais pur de tout excès, celui de l'architecte Lefranc, imagination ardente, mais à qui l'on n'avait à reprocher que des déclamations. On y voyait encore les noms de Choudieu, de Félix Lepelletier, de Tissot, hommes qui bien qu'extrêmes dans leurs opinions et plus qu'exagérés dans leur conduite révolutionnaire, ne méritaient pas d'être confondus sous la dénomination de septembriseurs, avec des hommes couverts de sang et de boue, tels que Jourdeuil ou Fournier l'américain. Ces derniers même, tout impurs qu'ils fussent, ayant été amnistiés par les réactions, se trouvaient placés sous la sauvegarde de la bonne foi publique. Après la lecture de cette liste, le Conseil décida, malgré l'opposition de Truguet, qu'il ne serait pas fait de loi, mais un simple acte de haute police, soumis à l'examen du Sénat qui prononcerait « sur la question de savoir si cette mesure était ou non conservatoire de la Constitution. » En conséquence, les Consuls rendirent un arrêté en date du 4 janvier 1801 qui « mettait en surveillance spéciale hors du territoire européen de la République » une catégorie de citoyens réduite au nombre de cent trente individus ; et le Sénat « considérant qu'on n'avait pas déterminé les mesures de sûreté nécessaires à prendre en un cas de cette nature, » s'empressa de déclarer que l'acte du gouvernement était « une mesure conservatoire de la Constitution. »

Le lendemain, le convoi des proscrits s'achemina vers Nantes. Ceux qui furent embarqués périrent tous à l'exception de deux[11] dans le lieu de leur déportation ; quelques-uns obtinrent par faveur d'être internés à Oléron. C'est là que Destrem, homme honnête et irréprochable, mourut obscurément en 1805, au moment où, par un de ces contrastes criants qui accusent la providence, son heureux persécuteur venait de se faire sacrer empereur. La mort de cet innocent ne fit pas taire un seul des applaudissements qui saluèrent le nouveau César ; elle ne fut pas même mentionnée par les annalistes, car qu'est-ce que la mort d'un innocent auprès des pompes d'un couronnement ? Tel est le misérable troupeau humain. Talot, plus heureux, survécut ainsi que Choudieu qui put s'échapper.

Au moment où eut lieu l'explosion du 3 nivôse, Ceracchi et ses compagnons étaient en prison depuis près de trois mois sans qu'on leur eût fait leur procès, tant les charges produites contre eux paraissaient insuffisantes. On n'avait à leur reprocher, en fait, que des déclamations de club et d'atelier.

Des agents de police, dirigés par un scélérat nommé haret, avaient seuls fait tout le complot. Le jour même où l'on devait selon eux frapper le Consul, Ceracchi seul s'était trouvé dans la salle de l'Opéra, et encore y était-il sans armes. L'unique témoignage qui s'élevât contre eux était la déposition de Barrère, qui prévenu par son ami Demerville de ne pas se rendre à l'Opéra, s'était empressé d'aller le dénoncer au général Lannes, commandant de la garde consulaire. Mais Denier ville avait cru à la tentative des faux conjurés dirigés par liard ; il n'y avait pris lui-même aucune part. Harel seul avait tout fait. C'est lui qui, de son propre aveu, avait acheté les pistolets, lui qui avait offert les hommes chargés de l'exécution, lui qui leur avait ensuite distribué les armes. Sa déposition était un tissu d'invraisemblances et de grossières contradictions. Pour décider quatre hommes à commettre le crime, il prétendait avoir reçu une somme totale de 150 francs. Il n'avait jamais vu Aréna et ne le reconnut pas aux débats. Ancien militaire en disponibilité, il avait combiné toute cette noire machination pour se faire valoir, et la faible tête de Demerville avait donné aveuglément dans le piège[12]. En apprenant l'explosion de la machine infernale, Aréna s'écria : « Voilà notre arrêt de mort ! » Il ne se trompait pas. On profita de l'impression d'horreur produite par l'événement de la rue Saint-Nicaise pour arracher leur condamnation à la conscience troublée d'un jury intimidé et prévenu. Ceracchi et Topino Lebrun étaient des artistes de talent dont les torts se résumaient dans cette intempérance de langage si fréquente chez les imaginations vives. Aréna et- Demerville étaient des républicains ardents ; mais on n'avait que des paroles à leur reprocher ; tout ce qui avait eu dans le complot le caractère d'un semblant d'exécution avait été l'ouvrage de la police. Tous les quatre furent condamnés à mort et exécutés.

Il en fut de même de Chevalier et de quatre de ses complices supposés, Metge, Veycer, Humbert et Chapelle. L'analogie de la machine inventée par Chevalier avec celle qui avait produit de si terribles effets, parut une preuve concluante de leur connivence avec les auteurs de l'attentat ou tout au moins de leur intention d'en faire le même usage. Ces neuf têtes venaient à peine de tomber, que la police mettait la main sur deux des chouans qui avaient commis le crime ; c'étaient Carbon et Saint-Réjant. Le troisième, Limoëlan, était parvenu à s'échapper. Saint-Réjant, renversé par l'explosion de sa propre machine, était encore malade des suites de ses blessures. Ils avaient tout fait à eux trois et n'avaient eu aucun complice dans le parti jacobin. Quant à la complicité de Georges lui-même, elle fut affirmée mais non démontrée. L'accusation élevée contre lui était fondée sur une lettre signée Gédeon ; mais il ne fut nullement prouvé que cette lettre était de lui ; et Saint-Réjant repoussa cette inculpation avec une extrême énergie, assurant qu'il avait rompu tout rapport, avec Georges depuis la pacification de la Vendée[13].

Leur supplice ne changea rien au sort des 130 déportés. Le Premier Consul témoigna très-haut sa satisfaction de se voir enfin débarrassé de l'état-major des Jacobins. Berlier étant intervenu en faveur de ces malheureux et alléguant à leur décharge qu'il était bien démontré maintenant qu'ils n'avaient été pour rien dans l'attentat de nivôse, le premier Consul ouvrit le Bulletin des lois et lui montra en riant, par les termes même du sénatus-consulte, qu'ils n'avaient nullement été déportés pour cet attentat, mais pour leur conduite antérieure. Le public apprit la vérité avec stupeur, mais sans indignation, le Tribunat recula devant une censure qui aurait été une déclaration de guerre, et qui n'était d'ailleurs plus possible depuis que le Sénat avait légalisé la mesure ; enfin Fouché, loin de se sentir embarrassé du rôle infâme qu'il avait accepté dans cette sanglante mystification, persifla cyniquement ses ennemis en se glorifiant lui-même de sa clairvoyance.

La session de l'an IX, la dernière session libre que Bonaparte ait laissée aux assemblées législatives, était ouverte depuis le Ier frimaire (10 décembre 1800). Régnier l'inaugura en présentant au nom du gouvernement un tableau général des actes de l'administration et des progrès accomplis ou à accomplir. Il insista d'une façon marquée sur les vues conciliantes du gouvernement, sur ses dispositions bienveillantes à l'égard des hommes des anciens partis : « Il ne demanderait pas ce qu'un homme avait dit, avait fait, dans telle circonstance, à telle époque ; il demanderait si cet homme avait des vertus et des talents, s'il était inaccessible à la haine et à la vengeance, s'il saurait être impartial et juste. » Beau programme, mais exact seulement en ce sens que le gouvernement était disposé à tout pardonner dans le passé, pourvu qu'on lui accordât tout dans l'avenir. Le premier projet de loi soumis au Corps législatif, était relatif aux archives nationales. Le premier Consul avait déjà pourvu, par un arrêté, à la nouvelle organisation qu'il voulait donner aux archives ; il ne laissait au Corps législatif que la faculté de déterminer les actes qui devaient y être déposés. Il avait donc de son autorité privée abrogé la loi qui leur avait donné leur organisation primitive, il avait décidé par lui-même les questions les plus graves qui se rattachaient à ce service public, il ne soumettait à la sanction législative que le côté secondaire et insignifiant de la mesure. C'était là une usurpation flagrante et calculée sur l'autorité législative déjà si restreinte. Ce débat accessoire en apparence, avait donc une gravité qui a été bien légèrement méconnue. Indépendamment de ce vice général, la nouvelle organisation avait le tort que l'on retrouvait invariablement dans tous les actes du pouvoir consulaire : elle montrait son immuable intention de s'emparer de tout, même dans les plus petites choses. L'archiviste jusque-là nommé par les assemblées et responsable devant elles seules, disposition bien naturelle puisque sa tâche principale consistait à conserver intacts les procès-verbaux de leurs séances, était placé sous la dépendance absolue du gouvernement. Ce précieux dépôt était à la merci d'un ministre si souvent intéressé à en altérer les documents. Le Tribunat ne se méprit ni sur les inconvénients de la loi, ni sur sa vraie portée ; il en fit ressortir avec force les défectuosités et le Corps législatif la rejeta, ce qui d'ailleurs n'empêcha nullement le gouvernement de régler la question comme il l'entendait.

Au reste, ces deux assemblées voulaient avertir, elles ne voulaient pas entraver ; l'opposition n'était qu'une petite minorité même au sein du Tribunat et tous ses efforts ne parvinrent pas à faire échouer un projet de loi sur les justices de paix qui avait une bien autre importance que celui sur les archives. Les justices de paix étaient la seule création de la Constituante qui fût restée debout à travers le chaos révolutionnaire. Leur autorité morale avait grandi plutôt que diminué, et les rares torts de conduite qu'on pouvait leur reprocher étaient plus imputables aux malheurs des temps qu'aux vices de l'institution. Dans les nouvelles conditions faites à la France par le 18 brumaire, cette magistrature constituait un élément bien précieux à conserver : elle était le dernier débris d'un régime libre. De toutes les fonctions publiques elle était la seule qui fût soumise au suffrage direct des citoyens, la seule qui fût populaire et réellement indépendante. La Constitution de l'an VIII n'avait pas osé toucher à cette suprême garantie, plus chère au peuple que des formes politiques dont E ne comprenait ni l'esprit ni le but. Outre leurs fonctions de conciliateurs et leur rôle de protection envers les mineurs, les interdits, les absents, les juges de paix avaient la prérogative toujours si délicate de rechercher et de poursuivre les crimes et les délits dont la connaissance appartenait aux tribunaux correctionnels et criminels.

Les auteurs du projet de loi ne pouvant songer à détruire une magistrature formellement consacrée par la Constitution, s'étaient attachés à réduire son importance et ses attributions. Ils avaient réduit le nombre des juges de six mille à environ trois mille six cents, ce qui les mettait en beaucoup de cas hors de la portée du justiciable nécessiteux, et diminuait leur influence personnelle ; en outre, chose beaucoup plus grave, ils leur avaient ôté leurs attributions relatives à la poursuite des crimes et délits pour les confier à des officiers de la police de sûreté, ce qui était distraire, au moins au point de vue de l'accusation, les citoyens de leur juge naturel, magistrat élu, inamovible, indépendant, pour les mettre à la merci d'un agent du pouvoir.

Berlier et Portalis, qui présentèrent le projet, firent valoir l'avantage des économies qu'il réalisait, l'intérêt des juges de paix eux-mêmes à n'avoir plus que des fonctions simplifiées et toutes paternelles. Il ne s'agissait pas d'affaiblir cette magistrature, mais de l'élever et de l'épurer. Portalis alla jusqu'à l'attendrissement : « Entourons, dit-il, la justice de paix de confiance et d'amour ! Débarrassons-là de fonctions odieuses. » Sans doute en principe les fonctions judiciaires devaient être inamovibles, mais la police de sûreté préparait la punition elle ne la prononçait pas : « En matière civile il faut faire plus de cas de la liberté d'un citoyen que de l'intérêt d'un autre ; mais en matière criminelle, la faveur de la liberté particulière d'un seul doit céder à la sûreté de tous. »

Ces derniers mots exprimaient l'esprit de la législation toute entière. Malgré ces belles protestations à l'égard de cette magistrature tutélaire, le projet de loi était mal vu au Tribunat, et dès les premières critiques qu'il y essuya, le gouvernement se hâta de le retirer. Mais il le présenta de nouveau peu de temps après avec des modifications insignifiantes en même temps qu'un projet sur les tribunaux d'exception. Cette tactique était d'autant plus perfide que ces modifications ne portant d'ordinaire que sur des points sans aucune importance, offraient cependant un prétexte plausible de se rallier aux esprits inconsistants ou timorés. La loi revint avec toutes ses dispositions essentielles. Benjamin Constant la combattit dans un discours admirable de clarté et de bon sens. Il montra qu'étendre le ressort des justices de paix en réduisant leur nombre, c'était en dénaturer le caractère. Le rôle conciliateur des juges de paix, pour être efficace, exigeait avant tout une connaissance intime des localités, des habitudes, des mœurs. Éloigné de ses justiciables, le juge de paix ne pouvait plus être pour eux un arbitre écouté et compétent : « Il pourra leur dire des lieux communs plus ou moins bien rédigés sur la nécessité de la concorde, et les avantages de la conciliation, mais il ne pourra pénétrer dans le secret de leur âme, car il ignorera celui de leurs relations. » Il consentait d'ailleurs, puisqu'on y tenait à tout prix, à ce que leurs fonctions de police fussent confiées à des magistrats spéciaux ; mais si, comme on l'assurait, on ne voulait diminuer en rien les garanties des citoyens, que ne faisait-on élire ces magistrats par le peuple comme les juges de paix eux-mêmes ?

Ganilh l'appuya en faisant ressortir vivement le danger de remettre la poursuite et l'accusation entre les mains du gouvernement. Avait-on déjà oublié les souvenirs de la Révolution ? Ignorait-on le mal que peut faire l'accusateur, soit en influençant le juge, soit en lui dérobant des pièces de conviction ? Enfin n'était-il pas temps de mettre un terme aux empiètements du pouvoir exécutif sur tous les autres pouvoirs ? La Constitution ne lui avait-elle pas assez donné ? Le projet de loi rendait possible un emprisonnement préventif de deux à trois mois, n'y avait-il rien là de menaçant pour la sûreté individuelle ? D'autres orateurs signalèrent après lui l'atteinte que recevait le jury d'accusation réduit à prononcer sur une procédure écrite substituée à l'enquête orale ; ils rappelèrent le mot de Thouret à la Constituante : « avec des preuves écrites vous avez encore des juges mais vous n'avez plus de jurés. » En dépit de ces sages représentations la loi fut adoptée au Tribunat comme au Corps législatif, et l'institution des juges de paix qui eut pu être si forte et si féconde, n'eût plus qu'une vie languissante appropriée à son rôle subalterne. Elle ne se releva jamais du coup dont on l'avait frappée.

Le gouvernement venait de présenter à ces assemblées sa fameuse loi sur les tribunaux spéciaux, et l'opinion publique, malgré sa torpeur habituelle s'en était vivement émue. Ici, en effet, ce n'était plus le pouvoir politique usurpant le pouvoir judiciaire, c'était l'arbitraire jetant ouvertement le masque et menaçant désormais toutes les existences. On a supposé que cette loi néfaste, digne des plus mauvais jours de la terreur, était comme née spontanément de l'indignation causée par l'attentat du 3 nivôse ; elle n'a pas même cette excuse car elle fut annoncée au Tribunat plus de quinze jours avant l'explosion de la machine infernale. Dirigée en apparence contre le brigandage qui désolait les provinces, cette loi atteignait en réalité tous les citoyens par le vague et la généralité de ses inculpations. Elle permettait au gouvernement de substituer à la justice ordinaire, où et quand il lui plairait, des tribunaux composés de trois juges des cours criminelles, de trois militaires, et de deux adjoints désignés par le Premier Consul, ce qui assurait d'avance une majorité de cinq voix au gouvernement. Ces tribunaux connaissaient de tous les crimes et délits emportant des peines afflictives ou infamantes, des crimes d'incendie, de fausse monnaie, de vols sur les grandes routes, de violences ou de voies de faits, de menaces contre les acquéreurs de biens nationaux, des embauchages, des machinations pour corrompre les gens de guerre, rassemblements séditieux. Ils ne devaient être révoqués que deux ans après la paix générale. Enfin pendant toute cette durée le gouvernement pourrait imposer une résidence forcée à tout individu dont la présence lui paraîtrait dangereuse.

Ce n'était donc pas le brigandage qu'il s'agissait de frapper : grâce au vague de quelques-unes de ces définitions, la compétence de ces tribunaux était à peu près illimitée, et cette loi n'était au fond autre chose que le droit accordé au gouvernement de se mettre quand bon lui semblerait au-dessus des formes et des garanties de la justice ordinaire. Il était d'autant moins excusable d'en agir ainsi, que lorsque la discussion s'ouvrit, il venait de frapper ses ennemis politiques par une mesure extra-légale au sujet de laquelle ni l'opinion ni l'opposition n'avaient pu faire entendre une seule plainte, et qu'il avait déjà contre le brigandage les commissions militaires jugeant sommairement à la suite des colonnes mobiles, arme terrible, plus que suffisante pour cette répression.

Ce projet plaçait enfin les optimistes en présence de la brutale vérité des choses : on ne pouvait plus se faire illusion, c'était bien là ce que dans tous les temps on avait nommé la tyrannie. L'émotion fut profonde et universelle. Des hommes obscurs et paisibles qui jusque-là avaient toujours soutenu le gouvernement, comme Desrenaudes, déclarèrent que pour la première fois, ils se lèveraient pour voter contre lui. En présence de cette première explosion le premier Consul fit retirer la disposition relative à la résidence forcée. La loi fut défendue au Tribunat par Duveyrier qui tenait à se faire pardonner sa témérité d'un moment. Mais tout ce qui comptait au sein de cette assemblée par le talent, le caractère et la modération se fit honneur de la combattre. Isnard, vieux débris de la Gironde, protesta au nom de la mémoire de ce parti généreux. Benjamin Constant démasqua avec sa critique lumineuse et pénétrante les intentions du projet. Si cette loi n'avait pour objet que de frapper le vol et le brigandage, il était prêt à l'appuyer de toutes ses forces, mais avec le vague de ses dispositions qui pouvait se flatter d'être à l'abri de ses atteintes ? Quelle réunion ne pouvait être qualifiée de rassemblement séditieux ? où commençaient l'embauchage et les machinations ? La loi était en outre une dé-, rogation flagrante aux principes de l'inamovibilité et de la non-rétroactivité. On la présentait, il est vrai, comme une mesure exceptionnelle, mais elle ne pouvait que se généraliser : « Comment en effet des préfets pouvant avoir une police extraordinaire se contenteraient-ils d'une police ordinaire ? » D'ailleurs à supposer même que les circonstances offrissent une excuse, ce qui n'était pas, la justice d'exception ne pouvait être qu'une iniquité, car, disait-il, avec sa façon rapide et saisissante : « l'abréviation des formes est une peine ; soumettre un accusé à cette peine, c'est le punir avant de le juger. »

Passant ensuite aux considérations politiques, il établissait l'étroite solidarité de la mesure avec toutes les lois de salut public que la Révolution avait enfantées, et que l'on réprouvait si haut tout en les imitant : « On a dit dans les motifs que le maintien de l'ordre public serait quelquefois compromis par la Constitution si elle était trop inflexible. Ce langage n'est pas nouveau. Si je ne voulais éviter des rapprochements qui sont loin de ma pensée je me chargerais de trouver dans chaque séance à peu près des assemblées qui nous ont précédés, des orateurs proclamant à la tribune qu'il fallait sortir de la Constitution pour la défendre, qu'on tuait la Constitution par la Constitution... je dis que c'était sur de semblables raisons que l'on motivait jadis les lois contre les prêtres, les lois contre les nobles, et cette foule de lois extraordinaires établies toujours en apparence pour le maintien des Constitutions qu'elles détruisaient de fond en comble. »

Jean Debry, ancien membre des comités de la Convention, donna raison à ces sages objections par la façon même dont il y répondit. Il parla en avocat des mesures révolutionnaires, oubliant que ces mesures n'avaient plus même l'excuse d'être employées au service de la. Révolution ; il invoqua les circonstances, la nécessité, le droit du corps social sur ses membres et tous les vieux sophismes de l'école du salut public. Chazal compara le projet à l'édit de 1670, qui avait organisé la justice prévôtale, et prouva que la nouvelle loi était beaucoup plus arbitraire et plus rigoureuse que l'ancienne si justement détestée même sous un régime absolu. Daunou prit ensuite la parole, et dans une harangue dont la simplicité et l'émotion contenue saisit fortement les esprits, il borna toute son argumentation à démontrer que le projet étant inconstitutionnel, on devait le rejeter pour ce seul motif. La Constitution étant violée sur un seul point, il n'y avait plus de Constitution ; rien n'était plus assuré dans l'État. On se proposait de supprimer les formes judiciaires et en quelle matière ? en matière politique, c'est-à-dire dans celle qui pouvait le moins se passer de leur maintien ; cc Le crime d'état, dit-il, quelque juste que soit l'effroi qu'il inspire ou même précisément à cause de la sévère attention qu'il exige, est dans toutes les hypothèses celui à l'égard duquel il convient le moins d'imprimer aux poursuites, à l'instruction, aux jugements la rapidité militaire. Si les conspirations son t réelles, il importe au gouvernement que l'éclat des preuves frappe tous les yeux, prévienne ou dissipe tous les doutes ; et s'il n'existe comme autrefois d'autres complots que ceux des délateurs et' des juges contre des victimes innocentes..... citoyens tribuns, je m'arrête, je me souviens de Bailly, de Vergniaud, de Thouret, de Malesherbes, jugés, condamnés, immolés avec cette vélocité que l'on nous redemande.

Chénier s'éleva contre la suppression des jurés : « Quoi, dit-il, vous voulez bien conserver le jury pour des délits de peu d'importance et vous l'écartez quand l'accusation est capitale ? » Ginguené releva avec force et éloquence la contradiction qu'il y avait, de la part du gouvernement à se vanter d'avoir rétabli l'ordre en France et à réclamer une machine de guerre si formidable : « On nous a dit que la révolution était finie ! on nous a flattés de l'extinction de toutes les factions de partis ; on nous a vanté la force d'un gouvernement qui n'avait plus besoin que d'être juste ; et cependant ce projet est empreint de tous les symptômes et de tous les signes révolutionnaires. Il suppose de toutes parts des factieux, des séditieux que la loi commune ne peut atteindre, il proclame enfin de la manière la plus affligeante et la moins équivoque la faiblesse du gouvernement. »

Ce fut une déroute complète parmi les défenseurs de la loi réduits à balbutier avec Caillemer « que l'homme de bien fut toujours à couvert sous les lois les plus terribles lorsque les juges n'étaient pas les vils instruments de la passion. » Mais en dépit de cette misérable apologie, et malgré les nobles et courageux efforts des opposants, la majorité du Tribunat en partie gagnée, en partie intimidée, vota la loi par quarante-neuf voix contre quarante et une. Elle avait encore assez de courage pour repousser une loi sur les archives, ou sur la procédure criminelle, mais son indépendance n'allait pas au-delà

Français de Nantes, qui défendit la loi sur les tribunaux spéciaux comme orateur du Conseil d'État, s'attacha moins à justifier le projet des critiques dont i avait été l'objet qu'à invectiver ceux qui avaient osé le faire entendre. Il les prit à partie avec une violence de langage inouïe jusque-là Le ton seul de son discours indiquait assez qu'il y avait dans ses paroles autre chose que l'expression d'un sentiment perse/1nel, et certaines récriminations, notamment celles qui avaient trait à la métaphysique et aux métaphysiciens, équivalaient à la signature du Premier Consul. C'étaient eux seuls qui selon lui avaient épaissi les ténèbres dans lesquelles on avait enveloppé la question. La loi n'avait nullement le vague qu'on reprochait à ses définitions il n'y avait que les voleurs qui pussent s'en alarmer C'était la nation entière qui dénonçait l'impuissance de ses lois ; on ne pouvait pas lui refuser satisfaction pour Complaire à quelques opposants sans consistance qui n'avaient pas même pour eux l'excuse d'une forte conviction, « car l'audace de ce qu'ils affirmaient excédait de beaucoup les bornes de ce qu'ils croyaient... à distance, ajoutait-il, l'étranger pourrait prendre ces déclamations pour une opposition de quelque consistance, mais cette erreur serait bien grossière ! »

On pouvait d'autant moins douter de l'origine de ce discours que le jour ou Ginguené s'était prononcé contre la loi, Bonaparte avait laissé éclater publiquement son irritation en termes qu'on ne se permet qu'envers des ennemis qu'on a résolu de perdre à tout prix. Recevant une députation du Sénat, il s'était écrié en pleine audience : « Ginguené nous a donné le coup de pied de l'âne ! Ils sont là douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à l'eau. C'est une vermine que j'ai sur mes habits ; mais je ne me laisserai pas attaquer comme Louis XVI ; non ; je ne le souffrirai pas ! » Déjà on avait remarqué que lorsque les autorités étaient venues le féliciter à l'occasion du traité de Lunéville, il n'avait pas répondu un seul mot à l’orateur du Tribunat et avait glissé dans sa réponse au Corps législatif un blâme peu déguisé au sujet « des attaques inconsidérées de quelques hommes. » Malgré ce qu'on savait ainsi de ses dispositions, la sortie de Français de Nantes contre le Tribunat fut universellement désapprouvée même dans les régions officielles, comme manquant à la fois de convenance et de dignité. Le Premier Consul le défendit avec une passion qui prouvait assez qu'il avait été l'inspirateur du discours ; il s'emporta contre ses collègues Cambacérès et Lebrun qui le regardaient comme inopportun et compromettant : « Il faut prouver, leur dit-il, qu'on sent les injures et qu'on ne veut pas les tolérer. » Il en était déjà venu au point de ressentir comme une injure tout contrôle exercé sur ses actions. Ce faible murmure de l'opinion dont le Tribunat lui renvoyait l'écho encore affaibli, avec tant de ménagement pour sa gloire, lui devenait plus insupportable qu'une guerre déclarée. Voyant que la menace et l'intimidation restaient sans succès, il essayait des caresses, il faisait même appel à des scrupules de dévouement au bien public. Pourquoi les Tribuns, au lieu de lui faire une opposition de tribune, au risque de jeter la division parmi les pouvoirs publics, ne venaient-ils pas comme ses conseillers d'État lui proposer leurs objections dans son cabinet, en famille ? Tout le monde ne savait-il pas qu'il laissait au Conseil d'État la plus grande liberté de discussion et même de critique ? J'ai déjà dit clans dans quelle mesure il tolérait cette liberté ; il était là comme le Dieu cunctat supercilio movens. En outre, le Conseil d'État entendu, Bonaparte agissait à sa tête, car il manquait aux délibérations du Conseil d'État deux choses sans lesquelles une assemblée n'est rien : la publicité et l'efficacité ! Ce sont ces deux 'choses, indispensable fondement de toute sanction législative, que le Premier Consul voulait retirer aux discussions du Tribunat.

La loi destinée à régler le mode de formation et de renouvellement des listes de notabilité, vint révéler tout ce qu'il y avait de faux, d'artificiel, et d'impossibilité pratique clans le système électoral créé par la Constitution de l'an vin. Cette loi sortie à grand peine des élucubrations du Conseil d'État, était hérissée de complications et de difficultés dans le dédale desquelles ses propres au Leurs avouaient ne pouvoir se retrouver eux-mêmes. On n'élude pas impunément les conditions simples et vraies de la nature dus choses. Ces efforts pour substituer une vaine apparence au suffrage direct des citoyens avaient abouti à ce résultat monstrueux que les notables compris dans la liste communale de l'arrondissement, devant élire un dixième d'entre eux pour former la liste départementale, il s'ensuivait que dans les grandes villes chaque bulletin devait contenir jusqu'à huit cents noms. Ce résultat était d'une si criante absurdité que sur les observations de Duchesnes et de Desmeuniers, le gouvernement se hâta de modifier l'article 64 de son projet de loi en autorisant l'électeur communal à n'élire que le dixième de la série communale dont il faisait partie.

Mais malgré l'empressement avec lequel il adopta d'autres améliorations de détail, comme pour dérober le plus promptement possible cette œuvre misérable aux observations du public, l'esprit que révélait l'ensemble de ses dispositions était si évidemment attentatoire à la souveraineté nationale que quelques orateurs ne craignirent pas de s'élever contre le principe même de la loi, bien qu'il fût consacré par la Constitution. Il y avait en effet un véritable cynisme à donner le nom de système électoral à un régime qui, bornant tout le rôle de l'élection à la nomination de cinq cent mille notables communaux, de cinquante mille notables départementaux, et enfin de cinq mille notables nationaux, ne laissait subsister à la place des droits électoraux qu'une vaste liste d'éligibilité dans laquelle le gouvernement pouvait à son gré choisir ses créatures. On fit observer avec raison que tous les choix seraient faits en somme par une infime minorité, et qu'il y avait là tous les éléments d'un véritable patriciat, mais d'un patriciat passif et servile, fort inférieur à l'ancienne noblesse qui créait du moins des existences indépendantes. La loi fut néanmoins adoptée par le Tribunat. Savoie-Rollin qui la défendit devant le Corps Législatif, allégua comme motif de confiance (c que, quant aux difficultés de détail qui seraient attachées à quelques calculs, le soin de leur solution étant confié aux préfets et aux sous-préfets, ce fait devait dissiper toutes les inquiétudes. » Cet argument exprime assez bien les prétentions que le gouvernement avait au rôle de la Providence. Il fallait qu'on s'en remit à lui de toute chose, même du soin de voter au besoin pour la nation. Rœderer compléta l'apologie de la loi en démontrant que la notabilité était le contraire d'un patriciat, puisqu'elle n'avait ni l'hérédité ni les privilèges. Elle n'avait rien en effet de ce qui l'eût relevée en lui donnant de l'action et de l'indépendance. Elle n'était que l'inerte surnumérariat d'un vaste fonctionnarisme. « C'était, disait Rœderer, le dernier coup porté au patriciat ancien, et un obstacle à la formation d'un patriciat nouveau. Elle n'avait rien de commun avec ces Litres de comte, de due, de marquis, gui avaient depuis des siècles indiqué une puissance féodale avilissante[14]. » Le comte Rœderer aurait pu à bien peu de temps de là donner un complet démenti à ces paroles imprévoyantes du citoyen Rœderer.

Le projet de loi pour la fixation des contributions de l'an X rencontra une opposition plus sérieuse. Dans ce projet de loi le 'gouvernement s'était mis de nouveau en opposition formelle avec la Constitution, comme il le faisait sans hésiter toutes les fois que la Constitution le gênait. Au lieu de se conformer aux articles 45 et 57, prescrivant que les recettes et les dépenses devaient être déterminées par une loi annuelle, il proposait de proroger pour l'an X les contributions de l'an IX, et présentait un budget dans lequel les recettes seules figuraient. Grâce à ce système, les dépenses d'un exercice n'étaient soumises à l'examen du Corps législatif que dans le cours de l'exercice suivant, alors que toutes les dépenses étant consommées, la critique devenait inutile. C'était rendre complétement illusoire un droit de contrôle qui formait la seule prérogative efficace qu'on eût laissée à l'autorité législative. Les orateurs du gouvernement ne nièrent pas l'atteinte qu'un tel errement portait à la Constitution ; mais ils s'attachèrent à démontrer que les circonstances exceptionnelles où l'on se trouvait, vu l'état de guerre, rendaient toute évaluation même approximative impossible. Les orateurs du Tribunat admettaient l'objection et consentaient à faire la part des circonstances ; mais en faisant celle du budget de la guerre aussi large que possible, n'y avait-il pas un moyen très-simple de circonscrire et de limiter la dépense des autres services ? Et ils offraient la division si naturelle en fonds ordinaires et fonds extraordinaires, comme la façon la plus rationnelle de résoudre le problème. En présentant un budget normal pour les ministères dont la dépense pouvait être immédiatement fixée, et en laissant aux autres la possibilité d'une rectification à l'aide de fonds supplémentaires, on eût à la fois préservé le droit du Corps législatif et soustrait à l'arbitraire une partie essentielle des grands services publics ; mais c'était justement là ce que le gouvernement consulaire voulait éviter à tout prix : il protesta au nom de l'unité du budget qui serait à jamais détruite si ce système venait à prévaloir ; la mesure qu'il réclamait n'était d'ailleurs qu'une mesure transitoire, aussitôt la crise actuelle terminée, il se hâterait de revenir aux vrais principes. Le tribun Laussat répondit avec une perspicacité qui faisait honneur à son jugement que la mesure transitoire ne pouvait manquer de s'éterniser, parce qu'elle offrait trop de facilités pour être jamais abandonnée. C'est ce qui eut lieu en effet, l'exception devint la règle et dura aussi longtemps que l'Empire lui-même. 'Bailleul, tout en votant pour la loi, ne put s'empêcher de remarquer que c'était la dernière garantie du peuple qui s'en allait.

Malgré ces justes représentations, le Tribunat voulant faire preuve de bonne volonté et montrer au gouvernement qu'il lui savait gré de l'amélioration réalisée dans l'administration des finances, vota la prorogation demandée, mais il eut soin de stipuler par l'organe de son rapporteur Chassiron que la loi n'était rendue qu'à titre transitoire. Il se montra plus sévère à l'égard du projet relatif au règlement définitif de la dette publique. Ce projet inspiré en grande partie par l'essor qu'avait pris la rente depuis l'affermissement du gouvernement consulaire, consistait principalement à substituer les ressources qu'elle offrait aux valeurs avilies avec lesquelles on avait payé jusque-là les créanciers de l'État. Le principe était excellent mais l'application laissait beaucoup à désirer sous le rapport de l'équité. Il était dû environ 90 millions pour diverses fournitures faites au Directoire pendant les années V, VI et VII. Une première disposition du projet affectait une rente perpétuelle de 2.700.000 francs à trois pour cent au payement de ces créanciers, ce qui au taux actuel des fonds publics, était réduire leur capital des deux tiers. Pour justifier cette banqueroute partielle que l'État faisait à leur égard on allégua le caractère frauduleux de quelques-uns de ces marchés, mais ainsi que le fit remarquer Benjamin Constant dans la discussion, si les conditions avaient été onéreuses c'est que l'État était connu alors pour ne pas tenir ses engagements et que toute opération faite avec lui était essentiellement aléatoire. D'ailleurs un grand nombre de ces fournitures avaient pour origine des réquisitions qui avaient frappé des artisans, des manufacturiers, des agriculteurs étrangers à toute spéculation et dont on ne pouvait suspecter la bonne foi. La liquidation confondait l'innocent avec le coupable, le pauvre avec le riche. Cette injustice était d'autant plus sensible qu'en vertu d'une autre disposition du projet, le gouvernement traitait ses propres créanciers beaucoup plus favorablement que ceux du Directoire bien que leurs marchés fussent exactement de la même nature, et s'acquittait envers eux intégralement par la création d'un million de rentes et d'une aliénation de 30 millions de biens nationaux.

Restait à fixer le sort de la dette publique propre ment dite, c'est-à-dire de cette partie de la dette que la banqueroute du Directoire avait laissé subsister. Un tiers de ce reliquat de la dette avait été maintenu sur le grand livre, c'était ce qu'on nommait le tiers consolidé, mais une partie seulement de ce tiers avait été inscrite ; le reste non inscrit bien qu'exigible se nommait le tiers provisoire. Enfin il y avait les deux tiers non consolidés désignés sous le nom des deux tiers mobilisés, valeur très-dépréciée et consacrée au payement des biens nationaux. On proposa d'inscrire pour trente millions de tiers provisoire mais en ajournant à deux ans de là le service des intérêts, et de convertir les deux tiers mobilisés en tiers consolidés en les réduisant au vingtième de leur valeur nominale, ce qui représentait assez exactement la dépréciation qu'ils avaient subie. Une dernière disposition attribua une dotation de 120 millions en biens nationaux à l'instruction publique, de 40 millions aux Invalides, et une somme de 70 millions à la caisse d’amortissement pour favoriser la diminution de la dette publique. Quelques-unes de ces mesures avaient pour elles l'excuse de la nécessité et n'étaient que la conséquence forcée de la mauvaise gestion financière du régime précédent les autres consommaient inutilement la ruine de créanciers intéressants et respectables confondus avec les agioteurs et les concussionnaires, toutes avaient le tort radical d'être arbitraires. Les opposants, en voulant obliger le gouvernement à distinguer entre les créances légitimes et les créances véreuses, ne prétendaient pas imposer à l'État des sacrifices au-dessus de ses forces, puisque selon leurs calculs les intérêts de la dette publique ne devaient pas s'élever au-dessus de 107 à 110 millions, ce qui ne formait guère plus du cinquième de ce que payait alors annuellement l'Angleterre ; mais ils croyaient cette démonstration d'exactitude et de loyauté nécessaire au complet rétablissement des finances, ils croyaient que l'État étant à la fois juge et partie dans cette matière devait se conduire d'après des principes fixes et invariables, non d'après ses propres convenances ; enfin ils jugeaient d'un bon effet sur l'opinion que cette règle fût imposée au gouvernement par le contrôle législatif. Benjamin Constant et Desrenaudes firent valoir ces diverses objections avec tant de force et de lucidité que le projet des finances fut repoussé au Tribunat ; mais le Corps législatif l'adopta à une grande majorité.

L'autorité législative n'avait donc en définitive rejeté que deux projets de loi tout à fait secondaires, et cela, faute de pouvoir les amender ; il était impossible d'exiger d'elle plus de docilité à moins de vouloir l'anéantir ; mais ce qu'on détestait en elle c'était moins l'usage si modéré qu'elle faisait de son droit que ce droit lui-même. Ce qui était odieux au Premier Consul c'était moins le contrôle, en réalité très-restreint qu'on exerçait sur ses actes, que la possibilité qu'on avait encore de rendre ce contrôle sérieux. Aussi n'avait-il pas d'autre préoccupation que de reprendre au Corps législatif les prérogatives que la Constitution lui avait laissées, employant parfois les plus indignes subterfuges pour parvenir à ce but. C'est ainsi qu'il voulait changer le droit de ratification des traités dévolu aux législateurs en un simple droit d'enregistrement, sous prétexte que la Constitution n'avait pas adopté le mot de ratification elle disait seulement « que les traités seraient proposés, discutés, décrétés et promulgués comme les lois. » Cette habitude invariable de rapporter tout à soi, de n'envisager jamais les actes soit du gouvernement, soit des grands corps d'État, qu'au point de vue du surcroît de force que le pouvoir du Premier Consul en pouvait retirer, achevait d'anéantir l'ombre de vie et d'indépendance qui avait été laissée aux autorités chargées du soin de le modérer. On corrompait ainsi les mesures les plus salutaires en les transformant en moyens de domination.

Le général Bonaparte avait montré de tout temps un goût naturel pour l'ordre et la régularité dans l'administration ; ce goût était à lui seul un bienfait précieux pour le pays dans l'état où l'avait laissé l'incurie du Directoire ; mais on avait trop souvent sujet de reconnaître qu'au lieu d'être inspiré par un sincère sentiment des besoins des populations, il n'avait sa source que dans l'intérêt même du pouvoir qui était loin d'être toujours d'accord avec l'intérêt général. Tel avait été le secret de la faveur avec laquelle les lois de finances avaient traité certaines catégories de créanciers au détriment de quelques autres ; tel était également celui de la préférence accordée à certains grands travaux publics sur d'autres d'une utilité plus réelle, mais moins propres à frapper les esprits ou à servir des projets d'ambition. Nos routes de l'intérieur étaient dans un état affreux, on faisait peu de chose pour les améliorer ; en revanche on construisait à grands frais et à grand bruit la magnifique route du Simplon, signe et instrument de notre domination sur l'Italie, et pour en assurer la possession à la France on négociait avec la Suisse la cession du Valais[15]. On annonçait la fondation sur le mont Cenis d'un hospice semblable à celui du Saint-Bernard, mais cet hospice ne figurait là que pour masquer la construction d'une caserne. On faisait élaborer successivement par Chaptal et Fourcroy un plan de réforme pour l'instruction publique, mais on leur imposait pour première condition la création de six mille bourses données non pas au concours, mais à la nomination du Premier Consul.

Quelques-uns de ces actes méritaient pourtant une approbation sans réserve tels furent le décret qui assura l'achèvement du canal de Saint-Quentin dont les travaux étaient depuis longtemps interrompus, celui qui décida l'ouverture d'une exposition des produits de l'industrie française[16] mesure excellente quoique un peu amoindrie par un excès de réglementation, mais qui ne pouvait porter que bien peu de fruits sous l'empire d'un régime tout militaire ; enfin celui qui renvoya le projet du Code civil à l'examen des tribunaux d'appel et du tribunal de cassation. Ce projet confié vers la fin de l'an VIII à une commission composée de légistes éminents, Tronchet, Portalis, Malleville, Bigot de Préameneu, et maintenant terminé, 'n'était guère que le résumé des travaux antérieurs de la Constituante et de la Convention ; ii allait être soumis au contrôle de tout ce que la France possédait de jurisconsultes éclairés ; il devait être ensuite présenté avec leurs observations au Conseil d'État dont les débats fixeraient le projet définitif ; et c'est seulement sous cette dernière forme, après avoir passé par cette longue filière d'épreuves successives, qu'il serait soumis à la sanction législative. On voit par-là ce qu'on doit entendre par ce titre si souvent prodigué à Napoléon d'auteur du Code civil. On peut dire que le Code était presque achevé lorsqu'il intervint pour sa part dans les discussions du Conseil d'État, dont, les amendements furent loin d'être toujours heureux. Je préciserai plus tard dans quel sens bon ou mauvais s'exerça l'influence du Premier Consul sur cette œuvre collective.

Depuis la conclusion du traité de Lunéville, la politique extérieure du Premier Consul n'avait plus qu'un but celui d'écraser l'Angleterre, et pour parvenir à ce but, il possédait maintenant des moyens plus efficaces que les injures sans dignité dont il ne se lassait pas de remplir tous ses discours publics, aussi bien que les colonnes du Moniteur. La défaite de l'Autriche à Hohenlinden, la résurrection de la ligue des Neutres sous les auspices de Paul Ier avaient non-seulement isolé l'Angleterre, mais avaient retourné contre elle la coalition qu'elle avait si longtemps armée contre nous. Il ne lui restait plus en Europe que deux alliés à la veille de succomber, Naples et le Portugal ; et avec eux la Turquie qui n'était guère moins impuissante. Murat marchait sur Naples ; Gouvion Saint-Cyr se préparait à entrer en Espagne avec vingt-cinq mille hommes pour opérer sa jonction avec les troupes du Prince de la Paix et soumettre le Portugal. Le traité de Lunéville, en décidant l'érection du trône de Toscane en faveur de l'infant de Parme, avait fait connaître les conditions du marché qui nous assurait la coopération de l'Espagne ; mais ce qu'il n'avait pas révélé c'est que Bonaparte avait encore stimulé le zèle de cette puissance en lui laissant entrevoir que le trône de Toscane pourrait bien se transformer plus tard en un trône de Naples[17], promesse qu'il savait pourtant bien ne pas pouvoir tenir en raison des engagements qu'il avait pris envers la Russie.

Il suffit à Murat de se montrer sur les frontières pour faire tomber toute résistance. Le roi de Naples subit la loi, s'engagea à fermer ses ports aux Anglais, à nous céder sa part de File de l'Elbe dont nous possédions déjà une moitié comme conquérants de la Toscane, enfin à recevoir et à nourrir dans le golfe de Tarente une division de quinze mille Français destinée à secourir l'Égypte. En même temps qu'elle perdait cet auxiliaire précieux par les ressources qu'il offrait à sa marine, l'Angleterre se voyait menacée au nord de l'agression imminente de la ligue des Neutres composée des forces navales réunies de la Russie, du Danemark, de la Suède et de la Prusse ; elle se voyait repoussée au midi de presque tous les ports de la Méditerranée, enfin elle était harcelée incessamment sur les côtes occidentales de l'Europe par les expéditions maritimes que le Premier Consul organisait contre elle à Brest sous Ganteaume, à Rochefort sous Bruix, en Espagne sous Dumanoir et jusqu'en Hollande.. Ces armements, dirigés en apparence contre l'Irlande, les Indes et le Brésil, n'avaient en réalité qu'une destination, l'Égypte que. Bonaparte voulait sauver à tout prix. L'Angleterre avait donc à la fois Une immense étendue de côtes à surveiller, à bloquer, et les calculs de très-habiles marins à déjouer ; mais étant elle-même sur le point de débarquer une armée en Égypte, et attachant encore plus de prix à détruire cette conquête que nous à la conserver, elle épiait nos préparatifs avec une infatigable vigilance. Ses escadres montraient, même à nombre inférieur, un sentiment de leur supériorité qui terrifiait nos plus grands hommes de mer.

Aux dangers que lui créait cette formidable coalition maritime se joignaient les embarras d'une crise intérieure des plus graves. Bien que les ressources de l'Angleterre fussent plus que doublées, depuis l'origine de la guerre, grâce à une activité qui avait concentré dans ses mains tout le commerce de l'Europe, ses populations étaient en proie à une affreuse disette par suite des mauvaises récoltes ; et le ministère que William Pitt avait dirigé pendant tant d'années avec une si indomptable énergie semblait se dissoudre sous le poids même des calamités qu'il avait déchaînées. On venait d'apprendre que Pitt avait donné sa démission dans des circonstances si décisives pour l'avenir de son pays (4 février 1801). On n'hésitait pas à attribuer sa retraite à un secret désir de se dérober à la responsabilité d'événements qu'il ne se sentait plus la force de conjurer, bien qu'il eût motivé sa démission sur le refus que lui opposait le roi au sujet de l'admission des catholiques au Parlement et aux grandes charges de l'État. Cette supposition était pourtant erronée. Jamais Pitt n'avait montré plus de résolution, plus de confiance dans la force et la grandeur de son pays ; jamais il n'avait repoussé avec une plus mâle vigueur les attaques de ses puissants adversaires de l'opposition ; et l'on peut ajouter qu'il ne fut jamais plus grand que dans ce volontaire abandon du pouvoir. C'est mal comprendre ce caractère que d'attribuer cette démission à un manque de foi même passager dans la fortune de sa patrie. Il en avait au contraire une si haute idée qu'il ne doutait pas que sa patrie ne pût se passer de lui. Pitt n'était pas de ceux qui abandonnent leur poste au moment du danger. Sa mémoire est fort au-dessus d'une pareille imputation, et aujourd'hui, grâce à la lumière qui s'est faite sur ces événements, l'accusation n'aurait pas même un prétexte. Ce ne fut pas sous l'influence d'une défaillance momentanée, mais sous l'empire des plus nobles scrupules, que Pitt abdiqua l'espèce de dictature qu'il tenait de la volonté de son pays bien plus que des préférences de Georges III. Pitt avait obtenu l'année précédente le concours des catholiques pour un des plus importants objets de sa politique, l'union de l'Irlande, c'est-à-dire la réunion du parlement irlandais à celui d'Angleterre et d'Écosse. Il avait résolu de relever cette malheureuse contrée de son état de servitude en la rattachant à l'Angleterre par des liens plus durables que ceux de la force. Il avait pris lui-même l'initiative de ce grand acte de réparation. Il s'était élevé au-dessus des préjugés de ses compatriotes ; il avait compris qu'une union qui se traduirait par des bienfaits serait la plus sûre défense contre le danger de nos descentes en friande, et celui plus grand encore de ses redoutables insurrections. Ce résultat si heureux pour la politique anglaise n'avait pu être atteint qu'avec l'appui des catholiques à qui on avait fait espérer en retour l'abolition des incapacités civiles et politiques qui pesaient sur eux. Bien que Pitt sût depuis longtemps que l'exécution de cette promesse, qui n'était pas un engagement formel, rencontrerait un obstacle dans l'esprit timide et obstiné du roi, il se croyait sûr de vaincre cet obstacle en y procédant avec une certaine lenteur et les ménagements convenables ; mais la trahison d'un de ses collègues le chancelier Loughborough[18] perdit tout par une révélation prématurée, et rendit invin-7 cible la résistance du roi Georges qui considérait l'admission des catholiques aux grandes charges de l'État comme incompatible avec son serment de couronnement. Pitt avait eu trop de preuves de son ascendant pour ne pas avoir le droit de croire qu'il vaincrait en cette occasion les répugnances du roi ; il n'y a donc pas plus de justice à le taxer d'imprévoyance qu'à lui reprocher son honorable fidélité à des engagements de position plutôt que de fait. L'Union telle que Pitt l'avait conçue, c'est-à-dire ayant pour complément l'émancipation, n'était pas pour l'Angleterre une question secondaire, comme nos historiens l'ont dit avec trop de légèreté, elle était un intérêt de premier ordre[19] et il était tout naturel que Pitt se retirât devant le refus qui mutilait et déshonorait son ouvrage.

Il est si peu exact que Pitt ait reculé devant une situation plus forte que son courage[20] que, moins d'un mois après l'offre de sa démission., se considérant comme dégagé pour un temps envers les catholiques et par les efforts qu'il venait de faire en leur faveur, et par l'aggravation de difficultés que le nouvel accès de folie du roi apportait au gouvernement et au pays, il autorisait de secrètes démarches auprès d'Addington qu'il avait lui-même désigné comme son successeur, afin de le décider à résigner le ministère. Mais Addington fit la sourde oreille et garda ses fonctions avec l'imperturbable confiance que lui donnait sa médiocrité. En réalité, la situation était beaucoup moins alarmante qu'elle -ne le semblait au premier abord, parce que jamais la nation n'avait montré plus de confiance dans ses propres forces. Elle portait avec aisance les charges écrasantes que lui imposait la guerre, et, chose presque sans exemple, Pitt avait trouvé l'unanimité dans le Parlement pour son dernier budget. C'est que l'immense accroissement de la prospérité industrielle de l'Angleterre réfutait victorieusement les prédictions de ses ennemis comme les plaintes des alarmistes. Chaque déclaration de guerre des puissances continentales n'ayant en définitive d'autre résultat que de la délivrer d'une concurrence sur le grand marché du monde et de faire tomber dans ses mains la marine et les colonies de ses adversaires, elle en était venue à ne considérer les milliards de ses emprunts et des subsides que comme autant de primes payées pour le développement de ses propres ressources. « Le ministère sortant, disait Pitt quelque temps après, dans un discours du IB mai, a trouvé moyen, au milieu de ses constants échecs de dépouiller nos ennemis de presque toutes leurs possessions coloniales, d'annihiler presque toutes leurs forces maritimes, de leur enlever leur commerce et de nous l'approprier, tout en maintenant la sécurité de nos possessions sur les divers points du globe. » Cette justification était strictement conforme à la vérité des faits.

La marine anglaise était alors en état de lutter avec succès contre les forces navales réunies. du monde entier. Aussi l'Angleterre, loin de ressentir l'épouvante qu'on lui attribue en présence de la ligue des Neutres, prit-elle avec une sorte d'empressement l'initiative des hostilités. C'est le cœur joyeux, et sans aucun doute sur l'issue de la lutte, que Nelson s'élança vers la Baltique pour aller se placer au centre même des flottes ennemies, et frapper au cœur la coalition maritime en l'empêchant de réunir ses forces. Dès la fin de mars (1801) cet incomparable marin, le héros déjà légendaire de la nouvelle génération des fils de la mer, était sur les côtes du Danemark, traînant à la remorque le vieux Parker que l'amirauté lui avait donné pour modérateur, et se moquant de l'impression que causaient à l'amiral « les sombres nuits et les champs de glace de la Baltique. » La flotte russe était encore emprisonnée par les glaces dans le port de Revel, et ni la Suède ni le Danemark n'avaient terminé leurs préparatifs. Le 30 mars, Nelson franchit les passes du Sund, en se rapprochant de la côte Suédoise qui n'était pas gardée ; le 2 avril il parut devant Copenhague. Le gouvernement Danois entraîné, un peu à son corps défendant, dans la ligue, par la crainte que lui inspirait le voisinage de la Russie, et abandonné à ses propres forces par suite de la rapidité des opérations de Nelson, avait concentré à Copenhague tous les moyens de défense dont il pouvait disposer, en sorte que les difficultés naturelles que présente l'entrée de ce port, combinées avec des travaux d'art d'une grande solidité, en rendaient les abords formidables. La ville n'était accessible et vulnérable que par un seul point, le côté sud de la passe Royale[21] ; encore £e point était-il protégé par une ligne d'embossage formée avec de vieux vaisseaux et hérissée de plus de six cents canons. Nelson n'en voulait ni au Danemark ni à sa marine trop peu importante pour porter ombrage à l'Angleterre ; mais il tenait à le détacher de la coalition afin de ne pas laisser les passages du Sund aux mains de l'ennemi dans l'éventualité possible d'une retraite forcée. S'étant fait confier douze vaisseaux de la flotte de Parker, il s'engagea avec son audace ordinaire dans la passe Royale, et vint s'aligner presque bord à bord en face des vaisseaux Danois, au milieu d'un feu effroyable, ne comptant selon son habitude ni sur les stratagèmes, ni sur une supériorité de force, mais sur une volonté que rien ne pouvait ébranler et sur le génie merveilleux dont il était comme illuminé au milieu du danger. L'échouage de trois de ses vaisseaux l'empêcha de développer toute sa ligne et d'obtenir tous les résultats qu'il espérait[22]. La résistance fut telle qu'on devait l'attendre du petit peuple qui avait tenu une si grande place dans l'histoire guerrière de l'Europe. lin instant Parker, qui assistait de loin à l'action, crut tout perdu et arbora le signal qui ordonnait de cesser le combat. Alors Nelson prenant à témoin un de ses officiers, et appliquant son œil crevé sur la lunette : « Que je sois damné si j'obéis à un pareil ordre ! Sur mon âme, je ne vois pas le signal ! Clouez le mien au mât pour qu'on se batte encore de plus près[23]. » Après quatre heures et demie d'un combat acharné les vaisseaux de Nelson étaient pour la plupart démâtés et criblés de boulets, mais la ligne d'embossage danoise était presque entièrement détruite et la ville était découverte. On parlementa, et Nelson qui avait ses raisons pour ne pas abuser de la victoire, se contenta d'imposer aux Danois une suspension d'armes de quatorze semaines, qui équivalait à ses yeux à un abandon effectif de la ligue des Neutres (9 avril 1801.) Le gouvernement danois avait de non moins bonnes raisons pour se soumettre. Il venait d'apprendre la mort de Paul Ier, assassiné dans la nuit du 23 au 2 mars, et se hâta de conclure l'armistice avant que la nouvelle ne fût connue des Anglais.

Cet événement tragique surprit l'Europe et, plus qu'aucune autre puissance l'Angleterre, qui était censée en profiter : il ne pouvait pourtant rien avoir d'inattendu pour quiconque connaissait la folie croissante de ce souverain et les mœurs de ses sujets. Selon le mot spirituel de Talleyrand, l'assassinat était le mode de destitution usité en Russie. La maladie mentale de Paul ter avait pris de telles proportions dans les derniers temps de sa vie, qu'on n'avait pas le droit de s'étonner que ceux qui étaient menacés d'en devenir victimes eussent songé à lui appliquer ce remède terrible. Dans tous les temps le régicide a été le correctif naturel de la tyrannie, et s'il est si bien implanté en Russie, c'est qu'il y a été acclimaté et entretenu par le despotisme lui-même. Paul en était venu au point de lasser jusqu'à ceux qu'il associait au partage de son arbitraire ; il était devenu si fantasque, si changeant, si irritable au milieu même de ses caprices, qu'il n'y avait plus de sûreté pour personne autour de lui. A ces mécontentements engendrés par une autocratie à la fois mesquine et violente, vexatoire et cruelle, se joignaient les maux produits par la suspension du commerce avec l'Angleterre, et l'humiliation qu'on ressentait d'une politique extérieure devenue la risée de l'Europe. Sans être dans le secret de la diplomatie, ses sujets savaient deviner d'instinct que leur souverain si inconsistant, si chimérique et si puéril dans ses réformes intérieures, ne pouvait être à l'étranger, malgré toute sa puissance, que le jouet des autres gouvernements, et cet instinct ne les trompait pas, car Bonaparte tout le premier n'avait été si prodigue à son égard de belles promesses que parce qu'il comptait bien ne jamais- les tenir. Tout se réunissait donc à la fois pour le perdre, et bien que sa mort ait été l'ouvrage d'une conspiration de palais dont les auteurs le frappèrent pour n'être pas frappés eux-mêmes, on peut dire que son arrêt fut prononcé par la nation elle-même encore plus honteuse que fatiguée d'un tel règne. Au reste, le trouble de son esprit n'était plus un secret pour personne ; une caricature populaire le représentait tenant dans sa main droite un papier avec le mot ordre ; dans sa main gauche un autre papier avec le mot contre-ordre ; et sur son front était écrit le mot désordre. Aussi lorsque Pahlen, le général Béningsen et le comte Panin, qui furent les principaux auteurs du complot, eurent débarrassé leur pays de ce dangereux maniaque, n'éprouvèrent-ils jamais la moindre hésitation à revendiquer la responsabilité de l'acte non-seulement devant l'histoire, mais devant Alexandre lui-même, auquel ils offrirent la couronne de leurs mains encore teintes du sang de son père.

Lorsque Talleyrand lui porta à la Malmaison la nouvelle de la mort de Paul, Bonaparte vit sur-le-champ le contre-coup que sa propre politique allait en éprouver, et il s'écria avec colère « les Anglais m'ont manqué le 3 nivôse à Paris, mais ils ne m'ont pas manqué à Saint-Pétersbourg ! » Avant d'avoir reçu aucun renseignement au sujet de l'événement et de ses causes, il ne craignit pas de lancer par l'entremise du Moniteur cette sanglante insulte à l'adresse du gouvernement anglais : « Paul Ier est mort dans la nuit du 24 au 25 mars... L'escadre anglaise a passé le Sund le 31. L'histoire nous apprendra le rapport qui peut exister entre ces deux événements ! » Il est revenu sur cette accusation dans ses mémoires, sans apporter à l'appui d'une imputation aussi grave d'autres preuves que les relations de lord Withworth, alors ambassadeur auprès de la Cour de Russie, avec les principaux conjurés, et sa liaison avec la sœur des Soubow. Enfin on a répété presque uniformément après lui que le soupçon était légitime, puisque l'Angleterre était la seule puissance à qui l'événement pût profiter.

L'histoire dont le Moniteur invoquait le témoignage n'a, au contraire, rien laissé subsister de ces allégations : lord Withworth fut complètement étranger à la conspiration, et son caractère personnel défiait la calomnie ; le cabinet anglais ne s'attendait nullement à la mort de Paul ; Pahlen le principal meneur de la conspiration était et resta un ennemi décidé de l'influence anglaise ; Nelson loin de s'en réjouir en fut vivement contrarié, parce qu'il se vit obligé de renoncer à l'espoir de détruire la marine russe, ce qui était Je but principal de son expédition dans la Baltique ; en dernier lieu c'était un non-sens d'alléguer que l'Angleterre était la seule puissance intéressée à l'événement, car il y avait une puissance qu'il intéressait beaucoup plus directement, et cette puissance, il n'était pas besoin d'aller la chercher si loin, c'était la Russie elle-même.

La mort de Paul Ier fut un coup de foudre pour la ligue des Neutres. La dissolution de cette ligue n'eut rien de regrettable, car bien qu'entreprise nominalement pour la défense de principes fort légitimes, elle ne devait en réalité que profiter à un double despotisme déjà menaçant pour l'Europe, je veux dire à l'autocratie de Paul et au césarisme conquérant de Bonaparte. Il ne peut venir à l'esprit de personne aujourd'hui de défendre la supériorité abusive que l'Angleterre s'arrogeait alors sur les mers, mais le triomphe de ce double despotisme était un tout autre danger pour les nations européennes que les abus du droit de visite. Depuis que Bonaparte avait démasqué à la fois son système de conquête et ses visées despotiques, quiconque prenait les armes contre lui combattait pour l'indépendance de l'Europe. La guerre que nous faisait l'Angleterre, si inique au début, était devenue, grâce à notre politique d'envahissements, une garantie et une protection pour les petits États. C'est ce que les Neutres ne surent pas voir, emportés qu'ils étaient par la justice de leurs ressentiments et la bonté de leur cause. Prévenus par la légitimité même de leurs griefs en faveur de la politique qui les exploitait, il leur était difficile de prévoir que leur ligue n'était qu'un premier pas vers le blocus continental.

On ne peut émettre que des conjectures au sujet des développements ultérieurs qu'aurait pris l'alliance franco-russe dans le cas où Paul aurait survécu. Ce qui est certain toutefois, c'est que ces concessions et ces promesses que le Premier Consul lui prodiguait, comme on fait à un enfant qu'on veut apaiser, n'étaient qu'un jeu diplomatique, destiné à entretenir son délire. Plus les illusions de Paul étaient naïves et profondes, plus sa déception eût été cruelle et son emportement, redoutable, le jour où ce Jupiter tonnant se serait vu dupé par son allié. Cette amitié dont Bonaparte faisait tant de bruit ne servait donc les intérêts du présent qu'en compromettant ceux de l'avenir ; car il n'est pas douteux que le jour où la rupture se serait faite, toute la coalition ne se fût reformée autour de Paul Ier.

Le Premier Consul avait depuis longtemps l'intention de réunir le Piémont à la France, mais connaissant le zèle de Paul pour la cause des rois légitimes, il était allé jusqu'à faire écrire à M. de Saint-Marsan « que par amitié pour la Russie il était disposé à faire quelque chose pour le roi de Sardaigne[24]. » Mais dès le jour même où il apprend la mort de Paul, tout change, et Bonaparte lance un décret qui réalise de fait l'annexion du Piémont en lui donnant, à titre provisoire il est vrai, l'administration d'un département français (12 avril 1801). Toutefois, comme on tenait à ne pas montrer trop clairement le motif d'un si subit changement de conduite, le décret fut antidaté de dix jours. Et si Kalitschef, l'ambassadeur russe, s'avisait de se plaindre, on lui répondrait, disait Bonaparte « que le Premier Consul avait été indigné du manque d'égards que lui avait montré le roi de Sardaigne — qu'il avait perdu patience — que du reste rien n'était perdu ni décidé. » Et si Lucchesini protestait au nom de la Prusse, on lui répondrait que « le gouvernement français n'avait pas à discuter les affaires d'Italie avec le roi de Prusse[25]. »

En même temps Duroc partait pour Saint-Pétersbourg, chargé d'une mission de confiance. Il y arriva pour assister à la conclusion de la paix entre l'Angleterre et la Russie.

Telle fut la fin de la ligue des Neutres et de l'alliance franco-russe.

 

 

 



[1] Bonaparte à Bernadotte (4 juin 1800).

[2] Bonaparte à Bernadotte (4 juillet 1800).

[3] Bonaparte à Bernadotte (10 juillet 1800).

[4] Rapport de Dubois, préfet de police (10 nivôse).

[5] Discours de Frochot, préfet de la Seine.

[6] Réponse au président du Corps législatif. D'après les procès-verbaux du Corps législatif.

[7] Thibaudeau, Mémoires d'un conseiller d'État.

[8] Miot de Melito, Mémoires.

[9] Rapport de Fouché.

[10] V. les comptes-rendus de la séance par Thibaudeau, etc. « Quant à moi, dit Miot, je ne me suis jamais consolé d'y avoir pris part. »

[11] Les infortunes de plusieurs victimes de la tyrannie, etc., par l'un des deux survivants (Lefranc). — Histoire de la double conspiration de 1800, par Fescourt.

[12] Procès instruit par le tribunal criminel de la Seine contre Demerville, Aréna, etc., pluviôse an IX.

[13] Procès instruit par le tribunal criminel de la Seine contre les nommés Saint-Réjant, Carbon, etc.

[14] Archives parlementaires.

[15] Bonaparte à Talleyrand, 13 février 1801.

[16] Bulletin des lois, arrêté du 4 mars 1801.

[17] Bonaparte à Talleyrand, 4 février 1801.

[18] Lord Stanhope, William Pitt et son temps.

[19] Voici en quels termes Macaulay parle du projet de Pitt : « C'est être seulement juste envers sa mémoire, que de dire que ce projet était si grand et si simple, si équitable et si humain, qu'il suffirait à lui seul pour lui assurer un haut rang parmi les hommes d'État. » Biographical essays.

[20] Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire.

[21] Edmond Jurien de la Gravière, Guerres maritimes sous le Consulat et l'Empire.

[22] Rapport de Nelson à l'amirauté.

[23] Robert Southey, Life of Nelson.

[24] Bonaparte à Talleyrand, 18 mars 1801.

[25] Bonaparte à Talleyrand, 13 avril.