Cependant
un organe restait encore à l'opinion publique : c'était la tribune ; non plus
la tribune retentissante d'où étaient partis tant d'éclairs de génie et de
décrets souverains, mais la tribune amoindrie, abaissée, entourée de silence
et d'obscurité. Dans ces conditions plus que modestes, le pouvoir législatif
n'avait guère de quoi porter ombrage à un gouvernement aussi fort que celui
du Premier Consul. On n'avait pas jugé prudent de se passer du concours de ce
pouvoir dans la tâche éminemment législative qui consistait à réorganiser la
France ; mais, en acceptant ce collaborateur forcé comme un mal nécessaire,
on aurait voulu lui ravir toutes ses anciennes prérogatives excepté le droit
d'approuver les plans du gouvernement. Des quatre assemblées entre lesquelles
Bonaparte avait réparti une faible partie des attributions qui avaient
appartenu autrefois à une assemblée unique, une seule était animée de
quelques sentiments d'indépendance, c'était celle que la Constitution avait
traitée avec le plus de défiance, parce qu'elle avait à la fois la parole et
la publicité, ce qui semblait lui promettre une ombre d'action sur le public,
le Tribunat. Mais cette disposition fort inoffensive dans un corps élu et
payé par le gouvernement, dépourvu de tout moyen efficace de faire prévaloir
son opinion, était tempérée par une prudence dont il serait peut-être
impossible de trouver un autre exemple dans l'histoire des assemblées
délibérantes. Ce n'est que par la plus audacieuse des mystifications qu'on à
pu faire accepter à l'ignorance la légende d'un Tribunat factieux. Jamais il
n'y eut une opposition plus scrupuleuse et plus modérée que celle de cette
minorité de vingt à vingt-cinq membres qui persista après le 18 brumaire à ne
pas désespérer de la liberté française. S'il y a un reproche à lui adresser,
c'est d'avoir en plus d'une circonstance poussé les ménagements Jusqu'à la
pusillanimité. On ne trouverait pas dans les volumineux procès-verbaux des
séances du Tribunat une seule violence de langage, sauf la vivacité, bientôt
rétractée, qui échappa à Duveyrier dans la troisième séance. On y chercherait
en vain une seule manifestation hostile ; on y trouve en revanche beaucoup
d'avances et de concessions qui devaient rester inutiles. Refuser quelque
chose à celui qui veut tout, c'est l'offenser autant qu'en ne lui cédant
rien. Quelque
peu redoutable que fût un Tribunat qui tenait son mandat du gouvernement au
lieu de le tenir du peuple, qui n'avait ni l'initiative ni le vote des lois,
et dont le rôle se réduisait à une sorte de consultation rendue devant une
assemblée muette, il n'en était pas moins en somme le seul représentant de la
liberté de la tribune dans les institutions nouvelles ; de là les précautions
excessives que Bonaparte avait prises contre l'extension possible de son
influence et l'espèce de haine qu'il avait conçue contre lui avant même qu'il
eût fait entendre sa voix. Deux mesures semblèrent dès le début témoigner de
sa défiance et de son aversion. La première fut le choix, même du local
assigné à l'assemblée pour la tenue de ses séances ; la seconde fut un projet
de loi qui attribuait au gouvernement lui-même la fixation du délai
nécessaire au Tribunat pour l'étude et la discussion des lois qu'on lui
présenterait. Le
Tribunat avait été installé au Palais-Royal qui était alors le repaire de la
prostitution et des maisons de jeu. Le choix d'un tel local pour la seule
assemblée où pût se faire entendre encore une parole libre parut inconvenant,
on y vit à tort ou à raison l'intention de déconsidérer les Tribuns. Quoi
qu'il en soit, ils n'élevèrent pas la moindre plainte à ce sujet ; mais
quelques citoyens ayant été expropriés sans indemnité, à l'occasion même de
cette installation, on porta leur cause devant l'assemblée. Duveyrier, tribun
très-connu par son talent d'avocat, et dont l'ardeur d'opposition se changea
très-vite en un zèle tout contraire, fit valoir leur droit dans une sortie
qui est restée célèbre en raison de sa hardiesse même. Ce discours, qui
n'engageait que son auteur, est presque le seul que les historiens se soient
attachés à mettre en lumière dans la carrière législative du Tribunat, comme
s'ils avaient voulu d'avance justifier les coups que Bonaparte devait plus
tard porter à cette institution. Tout en défendant les intérêts des
expropriés, Duveyrier fit allusion à ce qui avait été dit dans le public
relativement au choix du local assigné à ses collègues ; il déclara que, pour
son compte, il n'approuvait pas ces critiques : « Je rends hommage, dit-il, à
la conscience libre et populaire de ceux qui ont voulu que les tribuns du
peuple fussent assis au milieu du peuple ; que les soldats du peuple fussent
placés au lieu de son premier triomphe ; je les remercie de nous avoir donné
les moyens d'apercevoir de cette tribune l'endroit où le généreux Camille,
donnant le signal d'un mouvement glorieux, arbora cette cocarde nationale qui
vit naître tant de prodiges, à laquelle tant de héros doivent la célébrité de
leurs armes, et que nous ne quitterons qu'avec la vie. Je les remercie de
nous avoir fait apercevoir ce lieu où si l'on osait nous parler d'une idole
de quinze jours, nous rappellerions qu'on vit abattre une idole de quinze
siècles. » Ce
discours, revanche imprudente mais excusable du manque d'égards dont le
Tribunat était l'objet, fut inspiré par un ressentiment tout individuel.
Non-seulement il n'avait rien d'une manifestation collective, mais il forme
dans le recueil des discours tribunitiens une exception unique, et peu de
jours après, il fut désavoué par son auteur lui-même, ce qui rend difficile à
soutenir le vieux thème convenu des provocations du Tribunat. Du moment où
l'on avait reconnu à cette assemblée le droit de la parole, on ne pouvait
sans iniquité la rendre responsable de l'opinion d'un de ses membres. Dans la
séance du 5 janvier, Stanislas Girardin prit la parole pour repousser toute
solidarité avec les sentiments exprimés par Duveyrier : « il était, quant,
lui, loin de remercier ceux qui avaient assigné ce palais au Tribunat pour
lieu de ses séances. Nul lieu n'était moins convenable et sous les rapports
de la politique et sous ceux de la morale ; mais heureusement il n'était
aucun tribun assez insensé pour croire qu'après des harangues véhémentes on
pût réorganiser les groupes désorganisateurs. Il espérait bien ne plus
entendre un mot semblable à celui qui était échappé à un de ses collègues, et
qui ne pouvait recevoir aucune application, car on ne connaissait point d'idoles
en France. u Il proposa ensuite que chaque tribun vint faire individuellement
la promesse « de remplir avec fidélité les fonctions que la Constitution leur
avait attribuées. Duveyrier
remercia Girardin de lui avoir fourni l'occasion de « démentir
l'interprétation que la malveillance avait donnée à ses paroles, » sans
réfléchir que si ses paroles n'avaient pas ce sens-là, elles n'en avaient
aucun : désaveu inconsidéré d'une sortie intempestive et qui n'annonçait pas
à coup sûr un adversaire bien dangereux. Il demanda ensuite à prononcer le
premier la formule de la promesse de fidélité destinée à remplacer celle du
serment que le Premier Consul avait supprimée comme inutile. Cette
suppression était une flatterie à l'adresse de l'esprit philosophique un
simple engagement tout personnel paraissait plus sûr que celui dans lequel on
faisait intervenir la divinité. Mais Bonaparte ne devait pas tarder à se
repentir de sa détermination à cet égard, car déjà il songeait à utiliser
Dieu. La
discussion s'était ouverte sur la loi qui proposait d'attribuer au
gouvernement la fixation du délai nécessaire à l'examen des lois au sein du
Tribunat. Le projet portait en substance que le gouvernement enverrait les
lois proposées en triple expédition aux orateurs du Conseil d'État, au Corps
législatif et enfin au Tribunat. Au jour indiqué par le gouvernement, le
Tribunat devait être prêt à discuter la loi par l'organe de ses orateurs, au
sein du Corps législatif et concurremment avec les orateurs du Conseil
d'État. Si le délai fixé ne paraissait pas suffisant, le Corps législatif
pouvait le prolonger sur la demande des Tribuns_ Si ceux-ci ne se
présentaient pas au débat, ils 4taient censés consentir. :Ce n'est pas tout, la loi devait leur être
envoyée sans exposé de motifs, ce qui privait le Tribunat de tout élément
d'appréciation ; et le gouvernement se réservait le droit de la retirer et de
la présenter de nouveau à volonté dans le cours de la session. Ce
projet n'était pas seulement empreint d'une défiance injurieuse pour une
assemblée qui était en définitive le seul juge légitime du temps qui lui
était nécessaire pour se former une opinion, il mettait aux mains du pouvoir
un moyen assuré de rendre quand il lui plairait toute discussion impossible.
Bonaparte, pendant son Consulat provisoire, avait mené militairement les
commissions législatives. La tactique lui ayant réussi, il voulait imposer
aux nouvelles assemblées cette procédure rapide et sommaire. Le recours des
Tribuns aux muets du Corps législatif était it la vérité une faible garantie,
mais ce recours était blessant pour leur dignité, et la garantie deviendrait
forcément illusoire par suite du fréquent usage qu'on serait contraint d'en
faire. Les
inconvénients de la mesure et la pensée hostile qui l'avait inspirée
frappèrent vivement tous les esprits sensés. Cependant jamais loi plus
visiblement menaçante ne fut combattue avec plus de modération. On sentait si
généralement la nécessité de ne fournir aucun prétexte aux colères de l'homme
impérieux de qui tout dépendait, que la commission nommée par le Tribunat
pour l'examen de la loi en proposa l'adoption sans en dissimuler les
défectuosités[1]. Plusieurs orateurs en firent
successivement ressortir le danger sans qu'on pût leur opposer une réponse
sérieuse. L'argument le plus solide qu'on invoquât à l'appui de la loi était
comme toujours tiré des nécessités de la situation : « les Tribuns devaient
considérer, disait Chauvelin, les circonstances critiques dont ils étaient
environnés, l'état de plusieurs départements de la République qui pouvait
exiger des mesures urgentes, la calomnie qui les épiait, les divisions dont
elle se plaisait déjà à supposer l'existence, enfin le besoin si pressant de
l'union entre les pouvoirs. » Pour assurer cette union des pouvoirs, on
en était venu à vouloir les sacrifier tous à un seul. Il y
avait alors parmi les Tribuns un homme qui unissait la générosité des
sentiments aux dons les plus brillants de l'intelligence, et dont l'heureux
et facile génie aurait mérité de s'épanouir dans une époque moins disgraciée.
Issu d'une famille française exilée à l'époque de nos guerres religieuses,
Benjamin Constant de Rebecque était rentré en France avec la liberté. Il
avait pour elle un culte passionné qui était une véritable transmission
héréditaire. Placé dès ses débuts au premier rang des publicistes par les
écrits que lui avait dictés la haine intelligente et courageuse du despotisme
terroriste, il venait aujourd'hui disputer au despotisme militaire les
derniers débris de nos institutions libres. Il demanda la parole pour
combattre la loi proposée. Benjamin
Constant avait compris mieux que personne tous les désavantages résultant de
l'organisation même du Tribunat, qui semblait condamner cette assemblée à une
opposition systématique. Il s'attacha d'abord à mettre en garde ses collègues
contre une tendance faite pour ôter toute valeur à leurs critiques. Le
Tribunat n'était point un corps d'opposition permanente, ayant pour vocation
spéciale de combattre tous les projets qui lui étaient présents. Il n'était
pas non plus une assemblée de rhéteurs n'ayant pour but que des succès
d'éloquence. Il était l'organe de la discussion nationale, et intéressé,
comme tous les corps de l'État, à ce que les propositions utiles ne
rencontrassent aucun délai. « Si ces vérités avaient été bien senties,
continua-t-il, si la destination constitutionnelle du Tribunat n'avait pas
été méconnue, le projet qui est sous vos yeux aurait peut-être subi plusieurs
changements. Mais l'idée d'une opposition perpétuelle et sans définition
d'objet, l'idée que la vocation du Tribunat ne peut être que de retarder la
formation de la loi, a empreint tous les articles de ce projet d'une
impatience inquiète et démesurée d'éluder notre résistance prétendue en nous
gagnant de vitesse ; de nous présenter pour ainsi dire les propositions au
vol dans l'espérance que nous ne pourrons pas les saisir, et de leur faire
traverser notre examen comme une armée ennemie, pour les transformer en loi
sans que nous ayons pu les atteindre. » Pour
juger la loi, il fallait selon lui examiner l'abus qu'on pouvait en faire ;
et à ceux qui objectaient que c'était là un sentiment de défiance, il
répondait que la Constitution elle-même était aussi un acte de défiance. Or,
l'abus possible de la part-du pouvoir était tel avec cette loi, qu'il
dépendait de lui désormais de supprimer la discussion en abrégeant les
délais. Son incompétence pour fixer ces délais résultait de l'insuffisance
même du temps assigné à la discussion de la loi qui était en délibération. Le
gouvernement avait donné trois jours au Tribunat pour former son opinion et
ces trois jours s'étaient trouvés tout à fait insuffisants, bien qu'il ne
s'agît que d'une mesure fort peu compliquée. Que serait-ce lorsqu'il
s'agirait de lois en plus de cent articles et intéressant la vie, les biens,
l'honneur, la liberté des citoyens ? On invoquait la nécessité des lois
d'urgence ; mais c'étaient les lois d'urgence qui avaient causé tous les
malheurs et tous les crimes de la révolution ; il était temps de revenir aux
formes lentes des époques de calme ; si Les dangers devenaient imminents on
pouvait se confier au patriotisme du Tribunat. Toutes
les dispositions du projet tombèrent successivement sous les coups d'une
ironie pleine de force et de raison : « Sans doute, dit-il en finissant,
l'harmonie est désirable entre les autorités de la république ; mais
l'indépendance du Tribunat n'est pas moins nécessaire à cette harmonie que
l'autorité constitutionnelle du gouvernement. Sans l'indépendance du
Tribunat il n'y aurait plus ni harmonie ni constitution, il n'y aurait plus
que servitude et silence, silence que toute l'Europe entendrait ! » Cet
avertissement prophétique ne fut pas entendu. Malgré les efforts de Benjamin
Constant et de ses amis, le projet de loi fut adopté au Tribunat même par une
majorité de cinquante-quatre voix contre vingt-six, approbation que le Corps
législatif se hâta de consacrer par son vote. Cependant les critiques de
l'opposition ne furent point perdues. Elle avait si éloquemment dénoncé et si
vivement décrit le mauvais usage que le gouvernement pouvait faire de la loi,
qu'il n'osa en abuser qu'avec la plus grande circonspection et l'amenda même
sur un point Les exposés de motifs furent communiqués au Tribunat en même
temps que les lois. Le
discours de Benjamin Constant eut un grand retentissement, mais le public,
déjà détaché des grands intérêts de la vie politique, fut plus sensible à la
grâce voltairienne de ce brillant esprit qu'à la solidité irréfutable de ses
arguments. Au Tribunat, Riouffe en prit occasion pour se signaler par des
flatteries d'une incroyable intempérance à l'adresse du Premier Consul ; il
réclama le droit de cc louer celui que l'univers entier louait ; n'ayant loué
jusque-là que la vertu proscrite, il voulait montrer un genre de courage
nouveau, celui de louer le génie dans le sein de la puissance et de la
victoire, » et il poussa en effet si loin ce genre de courage qui n'a jamais
été périlleux, il mêla à ses hommages au nouveau maître tant de violences et
de dénonciations contre ses adversaires que l'assemblée l'interrompit à
plusieurs reprises et prononça son rappel à l'ordre. Le zèle de Riouffe fut
bientôt récompensé par une préfecture. Le
Premier Consul avait été mécontent de la faible opposition que son projet
avait rencontrée au sein du. Tribunat. Cependant on réussit à calmer son
irritation et l'article que le Moniteur publia sur cette discussion
n'exprimait qu'un dépit aigre-doux. Après tout, disait-il en substance, le
résultat était, plutôt satisfaisant et l'on ne devait pas s'alarmer de voir
une opposition de vingt-six personnes sur quatre-vingts. Le scrupule
d'esprits timorés avait eu plus de part à ce vote que la mauvaise volonté.
Enfin, cc tout permettait de conclure qu'il n'existait pas dans le Tribunat
d'opposition combinée, d'opposition systématique, en un mot de véritable
opposition. Mais chacun avait soif de gloire, chacun voulait confier son nom
aux cent bouches de la renommée, et quelques gens ignoraient encore que l'on
parvient moins sûrement à la considération par l'empressement à bien dire que
par la constance à servir utilement, obscurément même, le public qui
applaudit et qui juge[2]. » La
veille du jour où il devait prononcer son discours, B. Constant disait à son
amie, Mme de Staël, dont le salon réunissait alors tout ce qui marquait, par
le talent, la beauté et l’illustration : « Voilà votre salon rempli de
personnes qui vous plaisent ; si je parle, demain il sera désert ; pensez-y !
— Suivez votre conviction » lui répondit-elle noblement. Le lendemain la
prédiction se réalisait à la lettre ; Mme de Staël raconte elle-même que tous
ses invités s'excusèrent[3]. Le Premier Consul gronda
publiquement son frère aîné, Joseph, sur ce qu'il allait dans cette maison.
Mais il ne se contenta pas de ce témoignage de mauvaise humeur. Le vainqueur
de l'Italie ne rougit pas de s'en prendre à une femme du discours si modéré
de l'homme qu'il n'osait pas encore proscrire. Il était d'ailleurs plus sûr
de faire- hésiter un cœur délicat en le frappant d'abord dans l'objet de ses
affections. Fouché fit venir Mme de Staël pour lui dire que le Premier Consul
la soupçonnait d'avoir excité Benjamin Constant. Elle lui répondit que son
ami était un homme d'un esprit trop supérieur pour qu'on pût imputer ses
opinions à une femme, que d'ailleurs son discours ne contenait pas une parole
dont pût s'offenser le Premier Consul. Fouché en convint, mais il n'en
conclut pas moins en conseillant à. Mme de Staël d'aller à la campagne,
euphémisme hypocrite sous lequel cet homme de police devait déguiser
désormais ses ordres d'exil. Tel fut le commencement de ces viles
persécutions contre des femmes, qui atteignirent successivement Mmes de
Staël, Récamier, d'Avaux, de Chevreuse, de Balbi, de Champcenetz, de Damas,
et tant d'autres personnes remarquables par leur esprit, leur beauté ou leurs
vertus. Le monde a vu bien des despotismes, mais il n'en a pas vu souvent
d'assez ombrageux pour craindre jusqu'au pouvoir que peut exercer une femme.
Il ne suffisait déjà plus à Bonaparte d'avoir anéanti la liberté dans les
institutions, il la poursuivait jusqu'au sein de la vie privée, et la
critique inoffensive d’une causerie de salon lui devenait aussi insupportable
qu'aurait pu l'être la contradiction d'une grande assemblée libre. Le
Tribunat et le Corps législatif allaient avoir à examiner tout l'ensemble des
lois organiques élaborées par le Conseil d'État, c'est-à-dire le plan d'une
complète reconstruction de l'ordre administratif et judiciaire. On leur
présenta d'abord un premier projet sur l'organisation du tribunal de
cassation. Ce projet n'apportait que deux innovations importants à.
l'organisation créée par la Constituante : la première accordait un recours
en cassation contre les jugements rendus en premier ressort par les juges de
paix ; la seconde attribuait au tribunal de cassation la poursuite et
l'accusation contre les juges de tous les tribunaux, à raison des délits
commis par eux dans l'exercice de leurs fonctions. Cette
dernière disposition avait pour but évident de soustraire les magistrats au
droit commun et de rendre leur dépendance plus étroite. La Constitution
exigeait dans toute poursuite judiciaire, impliquant une peine afflictive ou
infamante, l'intervention d'un jury d'accusation et d'un jury de jugement.
Ici le tribunal de cassation était transformé en jury d'accusation, ce qui
était une atteinte portée à la fois à l'égalité devant la loi et au caractère
de cette magistrature suprême créée exclusivement pour veiller au maintien
des formes légales. En cette matière plus qu'en aucune autre le jury était
une garantie, car les juges étant faits pour les citoyens et non pour le
pouvoir, il était bon de les maintenir sous la juridiction et la surveillance
de ceux qui étaient le plus intéressés à leur bonne gestion. On laissait à la
vérité le jugement aux tribunaux ordinaires, mais en attribuant l'accusation
à un tribunal spécial, on lui donnait le pouvoir de paralyser à volonté
l'action de la justice, sous l'influence soit des préoccupations de l'esprit
de corps, soit des intérêts du gouvernement qui sont loin de se subordonner
toujours à ceux des citoyens. C'était la centralisation appliquée à la
justice, et c'était de plus un premier pas dans la voie fâcheuse des
tribunaux d'exception. Thiessé,
un de ces tribuns obscurs qui luttaient alors, sans autre satisfaction que
celle du devoir rempli, contre les envahissements du despotisme, démontra
dans un discours admirable de logique et de lucidité les nombreux
inconvénients du projet de loi Il passa néanmoins au Tribunat à la majorité
de deux voix, mais le Corps législatif forcé d'opter entre un vote d'adoption
et un rejet, faute de posséder un droit d'amendement qui lui permît de
corriger les défectuosités du projet, recula devant le danger de lui donner
force de loi et le repoussa. Ce fut le seul rejeté dans le cours de cette
session avec une mesure relative au droit de péage sur les ponts, et une
autre qui rétablissait au profit de l'État certaines rentes foncières,
supprimées comme féodales. Ces échecs ne dénotent pas un esprit d'opposition
bien systématique, surtout si l'on considère la quantité extraordinaire de
lois qui furent soumises à ces deux assemblées. Ce vote n'empêcha pas
d'ailleurs le gouvernement de représenter à peu de temps de là son projet de
loi, à peine modifié sur quelques points secondaires, en le fondant avec le
plan général de l'organisation judiciaire. Dans la
séance du 7 février Rœderer vint donner lecture au Corps législatif de
l'exposé des motifs du grand projet qui était comme la clef de voûte de
l'établissement consulaire. C'était la description et l'apologie de ce vaste
mécanisme administratif qui allait mettre définitivement la France sous la
main de Bonaparte, en lui permettant de faire mouvoir une nation de trente
millions d'hommes comme un simple régiment. Ce mécanisme était la
centralisation ; nom nouveau, chose vieille comme le despotisme. Toutes les
fois que les forces et les pouvoirs d'un État sont concentrés dans une seule
main, il y a centralisation sous une forme plus ou moins élémentaire : elle
existe dans sa plénitude lorsque le despotisme est régularisé et pourvu de
tous ses organes. Les grandes monarchies asiatiques, Rome à son déclin, et
plus tard Louis XIV l'avaient connue et pratiquée. Napoléon la restaura en la
perfectionnant. Après lui, l'instrument fut trouvé si commode qu'il a survécu
de longues années au régime dont il était le principal ressort. L'exposé de Rœderer
était écrit de ce style tranchant et péremptoire que les conseillers d'État
avaient dès lors emprunté à leur maitre. Humbles comme des commis dans leurs
rapports avec Bonaparte, ils portaient au Corps législatif des allures
presque cavalières et s'y seraient volontiers présentés la cravache à la
main. Rœderer procédait par aphorismes absolus, comme il convenait au
représentant d'une autorité qui ne pouvait souffrir aucune contradiction,
mais sa déclaration de principes était tout arbitraire : elle ne supporte pas
l'examen. Elle repose tout entière sur cet axiome fondamental que si « juger
est le fait de plusieurs, administrer doit être le fait d'un seul homme. »
Cette définition n'était qu'une confusion de mots, car toute administration
implique deux opérations très-distinctes, la délibération qui doit être le
fait de phi-sieurs et l'action qui gagne en effet à être le fait d'un seul. La
nouvelle organisation administrative était une simplification analogue à
celle qui venait de s'opérer dans le gouvernement lui-même. Les pouvoirs
délibérants y étaient systématiquement annulés au profit de l'autorité
exécutive. Les préfets étaient, suivant l'observation de Bonaparte lui-même,
autant de premiers consuls, c'est-à-dire de dictateurs au petit pied. Comme
le chef du pouvoir exécutif ils avaient à leurs côtés des assemblées qui
étaient censées participer à leur administration, mais dont le pouvoir était
encore plus illusoire que celui du Corps législatif, car elles n'avaient
qu'une voix consultative. Il en était de même des sous-préfets et des maires
qui représentaient le gouvernement au degré inférieur de cette échelle
administrative. Le système entier était une sorte de hiérarchie de dictatures
superposées qui se résumaient toutes en une seule, celle du Premier Consul. Cette
conception n'avait d'ailleurs pas même le mérite de l'originalité. On n'avait
eu que la peine de l'emprunter au vieil arsenal absolutiste. C'était à peu de
choses près le système des intendances de Richelieu, perfectionné par Louis
XIV, institution que l'ancien régime lui-même avait fini par abandonner comme
oppressive et stérile. Encore faut-il dire à l'avantage du régime intendantal
que ses abus étaient en partie rachetés par la protection qu'il offrait
contre les usurpations d'une noblesse insolente et tyrannique ; que les
intendants n'avaient aucune influence sur le jugement du contentieux,
c'est-à-dire des contestations entre l'administration et les particuliers,
juridiction dévolue alors aux Parlements ; enfin que la partie la plus
prospère de la France, les pays d'état, objet d'envie pour les autres
provinces, échappaient à ce gouvernement et s'administraient eux-mêmes. Ce
régime avait succombé sous ses propres abus ; les assemblées provinciales
avaient triomphé avec Turgot. La Constituante étendit encore leurs
attributions, mais les étendit outre mesure, ce qui ranima en France la vie
locale, étouffée par deux siècles de centralisation, mais en portant atteinte
à la bonne et prompte expédition des affaires générales de l'État,
imparfaitement séparées de celles des départements. La Convention gouverna
par la main de fer de ses commissaires, mais elle laissa subsister partout
les assemblées locales qui lui furent d'un grand secours pour stimuler le
patriotisme et l'élan populaire contre l'Europe coalisée ; et lorsque l'on
revint à des temps plus calmes, son premier soin fut de consacrer ces mêmes
principes dans la Constitution de l'an m, sous des formes un peu différentes.
Ces faits suffisent à eux seuls pour laver la Révolution du reproche d'avoir
créé et adoré la centralisation. Cette restauration d'une chose vieille comme
l'absolutisme appartient à une époque de lassitude et découragement qui n'a
rien de commun avec ces années d'un enthousiasme souvent désordonné, mais
plein de vie, de confiance en l'avenir, de foi en la liberté. Le
principal tort de l'organisation administrative créée par la Constitution de
l'an ni avait été de supprimer les quarante mille municipalités communales de
la Constituante, pour les remplacer par des administrations cantonales au
nombre d'environ cinq mille. Le canton, circonscription d'ailleurs
excellente, par ce qu'elle est fondée sur la nature des choses, sur chargé de
la gestion des affaires municipales de huit ou dix communes en moyenne,
indépendamment des siennes propres, n'y pouvait suffire que fort
imparfaitement ; et c'était là la principale cause du désordre et des
embarras du gouvernement directorial. Ajoutez à cela que l'agent du pouvoir
central n'avait aucune autorité réelle et se bornait à solliciter auprès des
pouvoirs locaux l'expédition des affaires générales. Au reste, comme on l'a
remarqué, avec beaucoup de raison[4], on imputait trop souvent à
l'institution les vices produits par les troubles de la Révolution. Comment
l'esprit de faction ne s'y serait-il pas introduit, quand il s'était emparé
du gouvernement lui-même ? Au lieu
de maintenir le canton, en le débarrassant de l'administration des communes,
on rétablit les municipalités, mais on ne les releva que pour réaliser leur
asservissement, car non-seulement la nomination des maires, mais même celle
des conseils municipaux fut attribuée au pouvoir central. En outre on créa
l'arrondissement, circonscription tout arbitraire, ne tenant aucun compte ni
des habitudes, ni des nécessités locales, accouplant parfois des populations
séparées par des chaînes de montagnes[5], excellent moyen de les isoler,
de les pulvériser, d'y éteindre toute vie publique, toute pensée collective,
d'y prévenir tout concert et toute résistance. Les préfets et les
sous-préfets pouvaient opérer à volonté sur cette matière désorganisée, grâce
à la dissolution de tous les groupes naturels. Le jugement du contentieux
avait été jusque-là attribué aux assemblées locales ; on en chargea des
conseils spéciaux qu'on nomme encore aujourd'hui conseils de préfecture,
institution excellente si elle n'eût pas été placée sous la dépendance des
préfets. Toutes ces petites assemblées, placées aux côtés des préfets, des
sous-préfets et des maires, devaient être réunies tous les ans, mais la durée
de leur session ne pouvait excéder quinze jours. On ne pouvait dire plus
clairement qu'elles n'étaient convoquées que pour la forme. Leur mission
était remplie, aussitôt qu'elles avaient voté les fonds dont on avait besoin,
et répondu aux questions que l'on voulait bien leur adresser. Les
mêmes historiens qui ont reproché au Tribunat son hostilité systématique, lui
ont adressé à propos de cette loi néfaste un reproche tout différent ; ils se
sont plaints de l'insignifiance de ses critiques. En lisant les nombreux
discours qui furent prononcés sur ce sujet, on est en effet frappé de voir
que les objections, souvent fort justes des orateurs, portent sur les
dispositions de détail plutôt que sur l'esprit général de la loi. Mais il y a
à ce fait une raison très-simple, c'est que cet esprit général avait, été
préjugé par la Constitution elle-même qui avait décidé en principe, d'abord
que le Premier Consul nommerait et -évoquerait à volonté les membres des
administrations locales (art. 41), et en second lieu qu'il y aurait des
arrondissements (art. 1er)
; or, toute la loi était en germe dans ces deux articles, et les Tribuns
étaient forcés de s'en tenir à, une discussion de détail, sous peine de se
voir aussitôt inculpés d'attaque à la Constitution. Malgré
la gène que leur imposait cette situation délicate, leurs orateurs firent
ressortir avec beaucoup de sens les imperfections qu'il était facile de
découvrir dans la loi, même en admettant son point de départ. Daunou qui
concluait à son adoption en raison de l'urgence, s'éleva contre la
prépondérance donnée aux préfets dans les conseils de préfecture, rappelant
que si juger devait être le fait de plusieurs comme disait Rœderer, « juger
entre les administrateurs et les administrés devait être le fait de plusieurs
parmi lesquels aucun n'administre. » Duchesnes
signala les inconvénients de la division par arrondissements ; Chauvelin,
bien que partisan de la mesure et toujours prêt à soutenir le gouvernement,
émit le vœu qu'on rendît au peuple l'élection du maire et des conseils
municipaux lorsqu'on serait revenu à des temps plus calmes ; enfin Ganilh
combattit avec une grande force une conséquence jusque-là inaperçue de la
nouvelle loi, qui était de confier aux préfets la formation de la liste des
jurés, laissée auparavant aux assemblées locales. Si cette tentative
réussissait, s'il dépendait du gouvernement de composer le jury d'hommes
choisis par ses agents, c'en était fait de la première garantie des citoyens,
il n'y avait plus de jury. Malgré
ces observations, la loi obtint une majorité considérable au Tribunat comme
au Corps législatif, et, pour de longues années, le dur réseau de la
centralisation fut jeté sur la France. Nais cette œuvre n'eût pas été
complète si on n'y eût pas aussi employé la justice. Le gouvernement s'en
empara comme de l'administration. La centralisation lui semblait d'un emploi
si commode qu'il allait bientôt l'appliquer à tout ; à la religion au moyen
du concordat, à l'instruction publique au moyen de l'université, à la presse
au moyen de la censure, à l'industrie elle-même au moyen d'un protectionnisme
à outrance et de l'étroite réglementation des patentes et des autorisations
préalables. Ce système ne demandait aucun effort de génie ; Bonaparte n'avait
qu'à choisir parmi les nombreux modèles que lui offrait le passé. L'art de
confisquer toutes les activités au profit de l'État n'avait été que trop
connu et pratiqué en France, sous l'ancien régime : il reprit cette routine
et l'exploita avec une intelligence supérieure, mais c'est insulter au bon
sens que d'appeler cela une création., Un système qui a pour effet de tuer au
sein d'un peuple toutes les énergies individuelles, n'est pas une création,
mais une destruction. On ne crée rien en politique lorsqu'on ne pense qu'à
soi-même, parce que les intérêts d'un homme, si haut placé qu'il soit, ne
sont jamais identiques aux intérêts généraux. On n'a l'intelligence des
besoins de son temps qu'à la condition de sortir de soi, de s'élever
au-dessus des calculs personnels : il y faut, sinon un complet
désintéressement, du moins une certaine participation aux idées générales et
aux passions de ses contemporains : toutes choses que Bonaparte n'a jamais
connues. Le projet de l'organisation judiciaire avait été soumis au Tribunat
; on lui accorda huit jours pour l'examiner et le discuter, délai à peine
suffisant pour s'en former une idée très sommaire ; surtout si l'on considère
la quantité de travaux que cette assemblée avait à préparer en même temps. La
préoccupation et les efforts de la Constituante dans sa réforme judiciaire
avaient porté principalement sur ce point unique : assurer l'indépendance des
juges. Ce qu'on savait le mieux, en effet, au sortir de l'ancien régime,
c'est que ce n'est pas, en général, faute de lumières que les magistrats
jugent mal, mais faute d'indépendance. Cette garantie, la Constituante
l'avait cherchée, peut-être un peu trop exclusivement, dans le principe
électif que les législateurs révolutionnaires avaient, à son exemple,
appliqué aux fonctions judiciaires. L'expérience avait démontré qu'il y avait
là, comme en toute chose, quelques perfectionnements à réaliser. On pouvait,
à l'aide de certains tempéraments, soustraire ces élections à l'influence des
passions populaires, mais ce principe n'en restait pas moins une garantie des
plus efficaces. On avait reconnu également la trop grande extension de la
compétence des justices de paix et l'insuffisance d'un tribunal unique par
département. Quant à l'appel qui se faisait d'un tribunal à un tribunal
voisin, on en a fort exagéré les inconvénients, car le but de l'appel est
d'offrir au justiciable la garantie d'une double épreuve et d'un double
contrôle plutôt que celle d'un recours à des lumières supérieures, les
lumières devant exister dans leur plénitude à tous les degrés. La
Constitution avait d'avance annoncé l'intention arrêtée de détruire la
garantie d'indépendance résultant du principe électif, en décidant que tous
les juges seraient nommés par le Premier Consul, mais elle n'avait pu se
dispenser d'en promettre une autre, l'inamovibilité. Mais l'inamovibilité
-n'était qu'un mot en présence de la perspective de faveurs et de disgrâces
que le pouvoir plaçait sous les yeux des magistrats, au moyen de
l'avancement. Lui accorder, outre la faculté de choisir les juges, celle plus
redoutable encore de stimuler leur ambition, de récompenser leur docilité ou
de punir leur résistance par des dignités enviées ou par une défaveur
accablante, lui permettre de disposer de leur avenir, c'était faire du
magistrat une sorte d'officier ministériel et de la justice un instrument.
Auprès de cet intérêt supérieur, unique, sans prix, hors de toute
comparaison, l'indépendance du juge, tout autre avantage était secondaire,
ou, pour mieux dire, disparaissait. Qu'importaient quelques perfectionnements
de détail en l'absence de cette garantie suprême et vitale ? La nouvelle
organisation apportait à l'ancienne plusieurs améliorations incontestables.
Grâce à la création des tribunaux civils d'arrondissement, qu'elle ajoutait
aux tribunaux correctionnels déjà existants, elle plaçait la justice plus
près des justiciables ; elle restreignait peut-être à l'excès la compétence alors
beaucoup trop étendue des juges de paix ; elle régularisait la juridiction
d'appel en la confiant à vingt-neuf tribunaux spéciaux placés dans les villes
où avaient siégé les parlements, enfin, elle conservait les tribunaux
criminels dans chaque chef-lieu de département. En tout cela on ne pouvait que
l'approuver ; mais cette même loi disposait les fonctions judiciaires en une
hiérarchie savamment graduée pour tenter les ambitions ; elle laissait toutes
ces dignités, tous ces bénéfices laïques à la disposition arbitraire du
gouvernement ; elle lui attribuait la nomination de tous les juges, des présidents
des tribunaux civils et criminels, du parquet, de tous les officiers
ministériels, celle même du jury qui venait d'être donnée aux préfets. Enfin,
par le rétablissement des charges et des cautionnements, elle achevait de
mettre dans sa main toutes les existences qui touchaient, de près ou de loin,
à l'administration de la justice. Par cela seul elle anéantissait
l'indépendance de la magistrature, et le mérite de quelques-unes de ses
innovations n'était plus rien auprès d'un tel malheur public. Le vice
principal de cette loi avait été mis à l'abri des critiques du Tribunat par
une précaution semblable à celle qui avait protégé contre ses attaques la loi
sur l'organisation administrative, c'est-à-dire par la disposition
constitutionnelle qui décidait que tous les juges seraient à la nomination du
Premier Consul. Cette réserve empêchait, en effet, qu'on en pût saisir et
combattre l'esprit général qui en faisait tout le danger. L'obstacle
paraissait insurmontable aux orateurs les plus opposés à la loi. Sédillez et
Thiessé, qui parlèrent les premiers sur le projet, se bornèrent à en relever
les défectuosités de détail. Heureusement, pour l'honneur de la tribune
française, une disposition du projet de loi fournit à l'un d'eux un moyen
détourné d'entrer dans cette discussion générale qui leur paraissait
interdite, et cet asservissement de nos institutions judiciaires ne fut pas
consommé sans donner lieu à une protestation digne de la grande cause qui
était en question dans ce débat. La
Constitution avait attribué au gouvernement la nomination des juges, mais
elle n'avait rien dit de celle des présidents et vice-présidents des
tribunaux civils et criminels, ni de celle des officiers ministériels. Cette
lacune permit à Ganilh de reporter la discussion sur son véritable terrain,
celui de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Laissant de côté toutes les
dispositions secondaires du projet de loi, il déclara ne vouloir l'examiner
que dans ses rapports avec les libertés publiques ; puis, après avoir analysé
la hiérarchie des fonctions judiciaires, les dignités et les traitements que
le projet mettait à la disposition du Premier Consul : « Quel sera, dit-il,
l'effet naturel nécessaire, inévitable de ces dignités introduites dans
l'organisation du pouvoir judiciaire et de leur nomination par le Premier
Consul ? Quelle sera leur influence sur les juges, sur les tribunaux, sur la
justice ? « Ces
dignités établiront des rapports de supériorité et d'infériorité parmi des
hommes (lui ont des droits égaux puisqu'ils remplissent les mêmes fonctions ;
ils altéreront la bonne harmonie qui doit régner entre eux pour l'avantage et
l'utilité des justiciables ; ils fomenteront des discussions scandaleuses et
funestes à l'honneur des tribunaux. « D'un
autre côté, la faveur du Premier Consul pouvant seule distribuer et conserver
ces dignités, ceux qui les auront méritées une première fois feront tout pour
les conserver, ou, du moins, s'il se présentait des occasions où il fallût
s'exposer à les perdre, ils se trouveraient placés entre leur intérêt et leur
devoir, situation toujours pénible et dans laquelle la loi ne doit jamais
placer les fonctionnaires publics et surtout les juges qui statuent sur les
propriétés, la vie et l'honneur du citoyen. « Enfin,
ces dignités étant annuelles et triennales exciteront l'ambition et
l'intrigue des autres juges ; tous s'agiteront pour les obtenir à leur tour,
tous seront disposés à sacrifier leur honneur et leur devoir à l'autorité qui
en disposera. « Ainsi,
les tribunaux d'un peuple libre ne lutteront désormais que de servilité
envers le premier magistrat de la République, et l'indépendance que la
constitution leur avait assurée par l'inamovibilité sera détruite et
renversée par les séductions des dignités qu'établit l'organisation
judiciaire. » En
conséquence, il revendiquait pour les tribunaux au moins le droit de nommer
leurs présidents. A ceux qui niaient l'intérêt du gouvernement à influencer
les jugements, il énumérait toutes les causes de litige dans lesquelles il
est plus ou moins intéressé, douanes, trésor public, timbre, enregistrement,
contributions indirectes, domaines nationaux. Mais combien l'indépendance da
juge n'était-elle pas plus nécessaire encore dans les causes criminelles ? Le
pouvoir du président était ici presque arbitraire, c'était dans ce rôle
terrible qu'il fallait surtout le mettre à l'abri de toute influence. S'il en
était autrement, quelle garantie resterait aux accusés ? Pas même celle des
jurés nommés par le préfet. « Eh
quoi ! tribuns, s'écria-t-il alors, lorsque l'Assemblée constituante,
composée d'hommes presque tous imbus de préjugés monarchiques, établit la
procédure par jurés, elle en mit soigneusement tous les éléments hors de
l'influence royale ; elle confia le choix des jurés aux magistrats choisis
par le peuple, la direction de l'accusation à un directeur de jury choisi par
le peuple, la poursuite dé l'accusation à un accusateur public choisi par le
peuple, la direction du débat à un président du tribunal criminel choisi par
le peuple ; en un mot, l'autorité royale ne parais-. sait dans ce grand acte
du pouvoir national que par un commissaire, dont toutes les fonctions
consistaient à requérir l'observation des formes dans l'instruction et
l'application de la loi dans le jugement. « Et
nous qui sommes nourris dans les principes républicains, qui avons fait une
épreuve si cruelle de l'arbitraire des jugements criminels lorsqu'ils sont
soumis à l'influence du gouvernement ; qui frémissons d'horreur au souvenir
des tribunaux révolutionnaires, nous avons déjà voté l'adoption d'une loi qui
a mis le choix des jurés à la disposition du gouvernement, et on nous propose
aujourd'hui une loi qui met le directeur du jury et le président du tribunal
criminel dans la dépendance du gouvernement. Mais que deviendraient donc les
tribunaux criminels dont les jurés seraient choisis par le gouvernement, dont
le directeur du jury, l'accusateur public, le président, les juges seraient
dirigés par les passions du gouvernement, si ce n'est de véritables commissions
du gouvernement ?[6] » Tel fut
ce discours substantiel et prophétique, sobre d'effets oratoires, mais fort
comme la vérité. Ceux qui ont réfléchi sur la carrière que nos institutions
judiciaires ont parcourue depuis le jour où ce discours fut prononcé,
décideront si les hommes qui s'inspiraient de tels sentiments et
manifestaient de telles vues ont mérité le dédain avec lequel les ont traités
nos historiens[7]. Ganilh
avait produit sur l'assemblée une impression profonde : on demanda de toutes
parts la publication de son discours, mais Stanislas Girardin s'y opposa en
lui reprochant d'avoir attaqué la Constitution. L'impression fut pourtant
votée, mais la loi n'en fut pas moins adoptée au Tribunat comme au Corps législatif. En même
temps que ces deux lois, une foule d'autres projets presque aussi importants
étaient soumis aux délibérations du Tribunat, et tous demandaient à être
discutés dans le plus bref délai, sous peine d'exposer l'assemblée à être
dénoncée comme un obstacle au rétablissement de l'ordre public. Les tribuns étaient,
selon l'expression de Sédillez, comme entraînés dans un tourbillon d'urgence
qui semblait avoir pour but de rendre leur contrôle moins incommode en les
privant du temps nécessaire pour la formation d'un avis motivé. Mais
l'opposition ne faillit pas à ses devoirs, et l'on est étonné du nombre et de
l'étendue de ses travaux lorsque l'on songe à la courte durée du la session
législative. L'un de
ces projets fournit à Benjamin Constant l'occasion de faire ressortir
l'importance politique que le Tribunat pouvait trouver dans le droit de
pétition, s'il savait en régler l'exercice. Le Tribunat était spécialement
chargé par la Constitution d'accueillir les pétitions individuelles (art. 83). Cette attribution combinée
avec celle qui l'autorisait à exprimer son vœu sur les lois faites ou à
faire, sur les abus à corriger, sur les améliorations à entreprendre dans
toutes les parties de l'administration (art. 29) pouvait agrandir
singulièrement le rôle politique de cette assemblée si elle voulait prendre
ses droits au sérieux. Grâce Ô. ce puissant levier, mis dans ses mains sans
doute par inadvertance, elle pouvait exercer une forte action sur l'opinion
publique. Et, trouvât-elle même un public peu disposé à la seconder dans une
telle entreprise, ce qui était en effet le cas, c'était un devoir pour elle
dans l'état d'anéantissement auquel étaient réduites les institutions,
libres, de ne laisser ni une seule de ses prérogatives, ni une seule de ses
forces sans emploi. La
motion de Benjamin Constant avait donc pour but de relever l'influence du
Tribunat, de lui donner un rôle de tutelle permanente vis-à-vis des citoyens,
de modération, de redressement vis-à-vis du pouvoir. Il proposait, en
conséquence, un règlement et un mode de classification qui eussent constitué
à eux seuls un encouragement pour les particuliers à faire usage du droit de
pétition. Il distinguait les pétitions d'intérêt local de celles qui
n'avaient pour objet qu'un intérêt individuel, les pétitions en redressement
d'abus des adresses d'amélioration. Il voulait que le Tribunat ne se
contentât pas d'un simple renvoi au gouvernement, formalité inutile dont
celui-ci ne tenait aucun compte, mais que lorsque ces pétitions seraient
fondées, on les corroborât par des observations et des renseignements à
l'appui. Ce travail fournirait au Tribunat l'emploi naturel de ses séances
une fois que le Corps législatif aurait terminé sa session qui ne durait que
quatre mois : « On verrait alors, disait-il, que ce qui est de règle chez
vous c'est l'amélioration et ce qui est du hasard l'opposition. L'opposition
est votre droit, l'amélioration votre nature. Or, l'on ne peut user que
rarement de ses droits et l'on fait toujours ce qui est conforme à sa nature.
Constituez-vous donc ce que vous devez être, non pas chambre d'opposition
permanente, ce qui serait absurde, et dans quelques circonstances coupables ;
non pas chambre d'approbation éternelle, ce qui serait servile et coupable
aussi dans certains cas, mais chambre d'opposition et d'approbation, suivant
les mesures proposées, et-chambre d'amélioration. Rassurez-vous sur ce que
l'on redoute de votre action inégale et tumultueuse en vous donnant une
action durable et tranquille de bienfaisance et de méditation. » Chauvelin
combattit le projet de Benjamin Constant en disant assez spirituellement que
c'était une pétition vers les pétitions. C'était vrai, mais c'est justement
ce qui faisait le mérite de cette motion dans un moment où l'esprit public
était éteint et avait perdu tous ses organes. Chassiron dénonça le projet « comme
pouvant fournir à un nouvel Érostrate la facilité de rallumer le flambeau
encore fumant des discordes civiles. » Girardin évoqua le souvenir des
pétitions portées à la barre de la Convention ; il rappela cet enfant de
douze ans venant un jour dire à l'assemblée des représentants : « Je
vous parle au nom de trente millions d'hommes ! » Ainsi fut écartée,
sans avoir essuyé une réfutation sérieuse, une proposition dont le principal
tort était d'être beaucoup trop hardie pour la majorité des tribuns. La loi
relative à la clôture de la liste des émigrés rencontra peu d'opposition
parce que, quels que fussent ses défauts, elle était un immense bienfait
auprès de l'état de choses antérieur. La législation sur les émigrés, œuvre
de colère et de désespoir, avait confondu l'innocent avec le coupable ; elle
assimilait la simple absence au crime de porter les armes contre son pays :
il suffisait d'avoir été inscrit à tort ou à raison sur la liste pour attirer
sur soi et sur les siens des peines terribles. Depuis ce moment de crise
désespérée les passions s'étaient beaucoup calmées, on avait ratifié un grand
nombre de radiations ; mais la loi était restée debout et le Directoire s'en
était plus d'une fois servi contre ses ennemis dans le cours de ses réactions
inconsidérées. Le Premier Consul se sentit assez fort pour abolir la
législation sur les émigrés que défendait encore un reste de superstition
terroriste, et l'on doit lui reconnaître le mérite d'avoir fait à cet égard
ce que personne n'avait osé tenter avant lui. La mesure n'eut toutefois ni
toute l'étendue ni toute la générosité qu'on lui attribue d'ordinaire. Les
inscriptions sur la liste des émigrés, faites ou-ordonnées avant la mise en
activité de la Constitution, furent considérées comme des jugements
maintenant à l'égard de ceux qui en étaient l'objet tous les effets de
l'ancienne législation. Mais ceux qui se plaignaient d'avoir été inscrits à
tort purent en appeler au gouvernement qui se fit ainsi le dispensateur
arbitraire des radiations, et put mettre à cette faveur les conditions qu'il
lui plut. Aussi y eut-il bientôt, selon l'expression de la Fayette[8] « un agiotage indécent de
radiations. » Ce n'est pas tout, au lieu de rendre ipso facto, c'est-à-dire
de plein droit, leurs biens non vendus aux émigrés rayés, ainsi que l'avait
fait le Directoire, on se réserva, grâce au silence de la loi sur ce point,
le pouvoir de les rendre ou de les garder à volonté, selon l'occasion, ou
encore de les restituer par fractions successives, de façon à se ménager un puissant
moyen d'influence. Là, comme en toute chose, Bonaparte ne voulait aucune loi
fixe, aucune situation assurée : il fallait que tout fût suspendu à sa seule volonté. Quant
aux Français qui seraient poursuivis dorénavant pour avoir commis le crime
d'émigration avant la promulgation de la loi nouvelle, ils furent soumis à la
justice ordinaire et durent être jugés conformément aux lois antérieures,
mais par un jury spécial, disposition qui avait le tort de consacrer les
tribunaux d'exception. On y ajouta cette réserve que la confiscation ne
pourrait avoir lieu qu'après la distraction préalable des droits des
créanciers, de la femme et des enfants. Il en résultait que la position des
émigrés convaincus d'après toutes les formes légales se trouva meilleure que
celle des émigrés seulement présumés et mis en suspicion par un arrêté
administratif. Les tribuns Andrieux et de Gary s'élevèrent en vain contre
cette anomalie qui avait un but très-déterminé. On critiqua sans plus de
succès le privilège que s'arrogeait le gouvernement aux dépens du droit
commun de prononcer souverainement sur les radiations ; Boulaye de la Meurthe
répondit à cette objection que les émigrés ayant été inscrits, c'est-à-dire
condamnés administrativement ; leur radiation, c'est-à-dire leur acquittement
devait s'opérer par la même voie, et que l'attribuer à l'autorité judiciaire
serait « une chose contraire à la démarcation des pouvoirs. » Ce qui était
justifier une usurpation par une usurpation. Le
crime d'émigration se trouva ainsi effacé de nos codes, du moins en ce qui
concernait l'avenir. Le Français put sortir librement du territoire à la
condition de se soumettre à la législation vexatoire des passeports. Le
Premier Consul demanda toutefois que dans le cas d'absence prolongée au-delà
de la permission accordée par le passeport, le gouvernement fût autorisé à
séquestrer les biens de l'absent après trois significations de rappel. Mais
cette loi, toute défectueuse qu'elle fût, réalisait une si salutaire
amélioration, que ceux mêmes qui la combattaient l'eussent certainement
préférée à l'état de choses qu'elle remplaçait. L'opinion fut moins juste
envers une mesure relative au rétablissement du droit de disposer de ses
biens par testament, bien qu'elle ne fût ni moins désirable, ni moins utile.
La Révolution avait anéanti d'une façon presque absolue la liberté de tester
: celui qui avait des enfants ne pouvait disposer par testament que d'un
dixième de ses biens. Le projet augmentait notablement cette quotité
disponible, mais le droit qu'il accordait au père, bien loin d'être illimité,
était proportionnel au nombre des enfants. Ce n'était là qu'un pas timide
vers l'application normale des vrais principes de la propriété tels que les
pratiquaient dès lors les États-Unis d'Amérique. Malheureusement les
théoriciens de notre Révolution n'avaient eu que trop de propension à
sacrifier la propriété comme tous les autres droits individuels à l'État. Les
passions égalitaires, égarées par le souvenir des iniquités de la propriété
féodale, avaient été jusqu'à rêver la destruction de la propriété
individuelle ; elles avaient applaudi à tous les coups qu'on lui avait
portés. On ne s'était pas contenté de détruire le privilège, on avait porté
atteinte au droit. Ces préjugés étaient encore très-vivaces. Le public
considérait comme une conquête de la Révolution toutes les restrictions qu'on
avait mises au droit de propriété, oubliant que c'étaient là autant
d'entraves à la liberté des individus déjà si faibles et si désarmés devant
le pouvoir de l'État. Il y a en France une tendance invétérée à exproprier
les citoyens au profit de la société : on la regarde comme maîtresse des
intérêts qu'elle a pour but de protéger, et les droits qu'elle veut bien nous
laisser sont considérés comme autant de faveurs qu'elle nous fait. A cette
disposition d'esprit se mêlaient certaines appréhensions plus motivées. Les
emprunts que le Premier Consul avait faits à l'ancien régime avaient déjà
éveillé beaucoup de défiances ; on vit dans ce nouveau projet un essai du
même genre. Andrieux le dénonça au Tribunat comme un retour déguisé au droit
d'aînesse, aux majorats, aux substitutions. Il demanda et fit voter la
lecture du discours que Mirabeau mourant avait laissé manuscrit sur ce sujet.
On sait en effet que ce grand homme, sous l'empire de son ressentiment contre
les abus de l'autorité paternelle dont il avait été si longtemps victime,
s'était prononcé contre la liberté de tester, mais, ainsi que le fit
remarquer Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, ce discours n'était qu'une ébauche
préparatoire écrite sur ses indications par un des nombreux collaborateurs
dont il s'assimilait les travaux, et à. laquelle il n'avait pas encore mis la
dernière main. Il n'en est pas moins vrai que ses disgrâces personnelles
avaient altéré sur ce point la justesse de ce grand esprit qui n'eût pas
tardé à reconnaître combien une forte constitution de la famille est
nécessaire à une société démocratique qui veut rester libre. Que sont en
effet les abus possibles du droit de tester, abus inséparables de toute
liberté, et qui peuvent d'ailleurs être, jusqu'à un certain point, prévenus,
auprès des inconvénients qui résultent de sa limitation excessive,
destruction de l'esprit de famille, anéantissement de l'autorité paternelle,
ruine périodique des industries tombant sous la loi de partage, pulvérisation
indéfinie des fortunes comme des individus ? La loi
fut combattue avec une vivacité significative par des orateurs qui ne
témoignaient que de l'indifférence devant des mesures dirigées formellement
contre la liberté, ce qui prouve combien on était alors plus attaché à ce
qu'on regardait comme les intérêts de la Révolution qu'à ses principes. En
revanche plusieurs des membres qui votaient avec l'opposition, entre autres
Ganilh et Benjamin Constant, se séparèrent en cette occasion de leurs
collègues et défendirent le projet de loi ; ce qui ne démontre pas avec moins
d'évidence combien l'opposition du Tribunat était éloignée de l'esprit
systématique qu'on lui a souvent attribué. Le vote
du projet de loi relatif aux contributions de l'an IX (1800-1801) apporta à cette vérité une
dernière confirmation. Les impôts ordinaires donnaient en revenu net une
somme de quatre cent vingt-sept millions chiffre reconnu insuffisant par tout
le monde, même en temps de paix. La guerre exigeait environ deux cents millions
de plus, et l'on était en guerre avec toute l'Europe. Malgré cet état de
choses, le gouvernement, à la surprise générale, proposa de proroger avec de
trèslé4ères modifications pour l'an lx les contributions établies pour l'an IX.
La Commission du Tribunat se prononça pour le rejet de la loi, mais en lui
reprochant avec raison de ne pas proposer des recettes assez élevées[9]. On eut ce singulier spectacle
d'une opposition si souvent qualifiée factieuse, offrant au gouvernement plus
d'argent qu'il n'en demandait. Il y avait bien entendu à cet étrange
renversement de rôles une cause qu'on ne disait pas. Sous le prétexte plus ou
moins spécieux de l'impossibilité de fixer l'excédant des dépenses que la
guerre rendrait nécessaire excédant qui pouvait facilement être l'objet d'une
évaluation approximative, le gouvernement cachait le désir de ménager sa
popularité auprès des populations épuisées et l'espérance de trouver dans la
guerre même de quoi nourrir et payer la guerre. Avec l'art qu'il montrait
pour rançonner des alliés, quelles ressources ne trouverait-il pas dans les
vaincus ! En même temps il se dérobait à l'obligation de présenter on
budget un an d'avance comme la Constitution de l'an viii lui en faisait un
devoir. Il n'élevait pas le montant des recettes, mais c'était pour rester
libre de fixer celui des dépenses, qu'il ne voulait faire connaître que
longtemps après qu'elles seraient effectuées., Ce double mobile qu'il ne
pouvait avouer le poussait à rendre illusoire le contrôle du Corps législatif
sur les finances, garantie que les monarchies les plus despotiques ont
souvent respectée comme une consolation de la servitude. Les objections de la
Commission contre ce budget en trompe-l'œil, qui avait pour but de dérober au
Corps législatif la connaissance exacte des intérêts de la nation, furent
reconnues justes et fondées, mais l'assemblée n'ayant pas le droit
d'amendement, comment rejeter une mesure si importante et si indispensable ?
Comment s'exposer au reproche d'avoir fait manquer tous les services ? « Le
gouvernement demande quatre cent vingt-sept millions, dit Bailleul, dans la
séance du 12 mars, sera-ce parce que vous prétendez qu'il en faut six cents,
que vous lui refuserez les quatre cents qu'il demande ?... Ce serait là
certes une révolution non pas dans l'État mais dans la nature. C'est la
première fois depuis qu'il existe des autorités populaires que celles-ci se
soient fâchées contre un gouvernement parce qu'il ne demandait pas assez. » Ce
sophisme déplaçait la question, car il s'agissait du contrôle, et non de la
quotité des sommes demandées ; mais l'esprit de conciliation l'emporta sur le
respect dû aux principes, et le budget fut voté tel que le ministre des
finances l'avait réclamé. Cette loi fut une des dernières mesures d'intérêt
général votées dans le cours de cette laborieuse session qui fut close le 1er
avril 1800. Le Tribunat n'ayant plus de projets de lois à discuter décida,
sur la motion de Chénier, qu'il continuerait toutefois à se réunir pendant
les vacances du Corps législatif, mais seulement le 1er et le 16 de chaque
mois. Ainsi qu'on l'a vu, la majorité de cette assemblée avait prêté son
concours à tous les plans du Premier Consul, sauf à deux ou trois d'entre eux
d'un intérêt tout à fait secondaire. Il était difficile d'exiger plus de
condescendance à moins de déclarer que le Tribunat n'était qu'une chambre
d'enregistrement. Tout son crime était de contenir dans son sein une
opposition généreuse et éclairée, quoique peu bruyante et peu portée à se
distinguer par de grands éclats oratoires, car elle parlait devant un peuple
qui ne l'écoutait plus que d'une oreille distraite, et qui la raillait
volontiers de son impuissance. N'ayant pour elle ni l'appui de l'opinion, ni
le prestige d'un mandat populaire, ni la sympathie d'un public follement
épris de la gloire des succès militaires, cette opposition avait maintenu
avec fermeté, bon sens et droiture, les vrais principes de la Révolution
contre les entraînements d'une ambition sans frein. Odieuse
au maître par une inaltérable modération qui ne fournissait contre elle
aucune prise, importune aux sujets à qui elle rappelait le néant de leurs
convictions républicaines, attaquée sans relâche par une meute d'écrivains
serviles, dénigrée par le gouvernement lui-même qui la dénonçait ouvertement
dans le Moniteur, publiait ses discussions en les tronquant, parfois
même les supprimait tout à fait, elle resta inébranlablement fidèle à la
liberté avec la certitude de ne rien changer à l'état désespéré de cette
cause. Elle
accepta sans illusion ce rôle modeste et sacrifié ; elle remplit sa Liche
avec conscience et courage, elle y apporta cette simplicité qui rehausse
l'accomplissement d'un devoir, et plusieurs de ses travaux, bien loin d'avoir
péché par défaut de lumières, pourraient être encore consultés avec fruit par
une génération qui se flatte de les avoir beaucoup surpassés. Les généreux efforts de cette minorité furent inutiles ; et les historiens ont été jusqu'ici plus injustes envers elle que ne le furent les contemporains eux-mêmes, mais l'avenir lui rendra plus de justice. Lorsque la sévère histoire aura à raconter l'origine et les développements de ce despotisme administratif qui prit sitôt la place de nos institutions libres, lorsqu'elle dira la formation de ce colosse aux pieds d'argile qui devait dévorer tant de biens et d'existences, elle aura un souvenir pour tous ces hommes honnêtes et oubliés dont un peuple fasciné par le succès méprisa les sages avertissements. |
[1]
Rapport de Mathieu. — Archives parlementaires, publiées par Madival et
Laurent : séance du 15 nivôse an var (5 janvier 1800).
[2]
Moniteur du 9 janvier.
[3]
Dix années d'exil, par Mme de Staël.
[4]
Thibaudeau, Histoire du Consulat.
[5]
Archives parlementaires : discours de Duchesnes.
[6]
Archives parlementaires.
[7]
Voici en quels termes M. Thiers apprécie cette discussion du Tribunat sur
l'organisation judiciaire : « Quant à l'organisation judiciaire, on cria à la
restauration des parlements ; on se plaignit surtout de la juridiction
attribuée au tribunal de cassation sur les magistrats inférieurs, toutes
objections peu dignes de mémoire. » Et c'est tout ! (Histoire du Consulat et
de l'Empire, tome Ier)
[8]
Mémoires de Lafayette.
[9]
Rapport d'Arnoult de la Seine. Archives parlementaires.