HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE III. — SESSION DE L'AN VIII. - LA CENTRALISATION.

 

 

Cependant un organe restait encore à l'opinion publique : c'était la tribune ; non plus la tribune retentissante d'où étaient partis tant d'éclairs de génie et de décrets souverains, mais la tribune amoindrie, abaissée, entourée de silence et d'obscurité. Dans ces conditions plus que modestes, le pouvoir législatif n'avait guère de quoi porter ombrage à un gouvernement aussi fort que celui du Premier Consul. On n'avait pas jugé prudent de se passer du concours de ce pouvoir dans la tâche éminemment législative qui consistait à réorganiser la France ; mais, en acceptant ce collaborateur forcé comme un mal nécessaire, on aurait voulu lui ravir toutes ses anciennes prérogatives excepté le droit d'approuver les plans du gouvernement. Des quatre assemblées entre lesquelles Bonaparte avait réparti une faible partie des attributions qui avaient appartenu autrefois à une assemblée unique, une seule était animée de quelques sentiments d'indépendance, c'était celle que la Constitution avait traitée avec le plus de défiance, parce qu'elle avait à la fois la parole et la publicité, ce qui semblait lui promettre une ombre d'action sur le public, le Tribunat. Mais cette disposition fort inoffensive dans un corps élu et payé par le gouvernement, dépourvu de tout moyen efficace de faire prévaloir son opinion, était tempérée par une prudence dont il serait peut-être impossible de trouver un autre exemple dans l'histoire des assemblées délibérantes. Ce n'est que par la plus audacieuse des mystifications qu'on à pu faire accepter à l'ignorance la légende d'un Tribunat factieux. Jamais il n'y eut une opposition plus scrupuleuse et plus modérée que celle de cette minorité de vingt à vingt-cinq membres qui persista après le 18 brumaire à ne pas désespérer de la liberté française. S'il y a un reproche à lui adresser, c'est d'avoir en plus d'une circonstance poussé les ménagements Jusqu'à la pusillanimité. On ne trouverait pas dans les volumineux procès-verbaux des séances du Tribunat une seule violence de langage, sauf la vivacité, bientôt rétractée, qui échappa à Duveyrier dans la troisième séance. On y chercherait en vain une seule manifestation hostile ; on y trouve en revanche beaucoup d'avances et de concessions qui devaient rester inutiles. Refuser quelque chose à celui qui veut tout, c'est l'offenser autant qu'en ne lui cédant rien.

Quelque peu redoutable que fût un Tribunat qui tenait son mandat du gouvernement au lieu de le tenir du peuple, qui n'avait ni l'initiative ni le vote des lois, et dont le rôle se réduisait à une sorte de consultation rendue devant une assemblée muette, il n'en était pas moins en somme le seul représentant de la liberté de la tribune dans les institutions nouvelles ; de là les précautions excessives que Bonaparte avait prises contre l'extension possible de son influence et l'espèce de haine qu'il avait conçue contre lui avant même qu'il eût fait entendre sa voix. Deux mesures semblèrent dès le début témoigner de sa défiance et de son aversion. La première fut le choix, même du local assigné à l'assemblée pour la tenue de ses séances ; la seconde fut un projet de loi qui attribuait au gouvernement lui-même la fixation du délai nécessaire au Tribunat pour l'étude et la discussion des lois qu'on lui présenterait.

Le Tribunat avait été installé au Palais-Royal qui était alors le repaire de la prostitution et des maisons de jeu. Le choix d'un tel local pour la seule assemblée où pût se faire entendre encore une parole libre parut inconvenant, on y vit à tort ou à raison l'intention de déconsidérer les Tribuns. Quoi qu'il en soit, ils n'élevèrent pas la moindre plainte à ce sujet ; mais quelques citoyens ayant été expropriés sans indemnité, à l'occasion même de cette installation, on porta leur cause devant l'assemblée. Duveyrier, tribun très-connu par son talent d'avocat, et dont l'ardeur d'opposition se changea très-vite en un zèle tout contraire, fit valoir leur droit dans une sortie qui est restée célèbre en raison de sa hardiesse même. Ce discours, qui n'engageait que son auteur, est presque le seul que les historiens se soient attachés à mettre en lumière dans la carrière législative du Tribunat, comme s'ils avaient voulu d'avance justifier les coups que Bonaparte devait plus tard porter à cette institution. Tout en défendant les intérêts des expropriés, Duveyrier fit allusion à ce qui avait été dit dans le public relativement au choix du local assigné à ses collègues ; il déclara que, pour son compte, il n'approuvait pas ces critiques : « Je rends hommage, dit-il, à la conscience libre et populaire de ceux qui ont voulu que les tribuns du peuple fussent assis au milieu du peuple ; que les soldats du peuple fussent placés au lieu de son premier triomphe ; je les remercie de nous avoir donné les moyens d'apercevoir de cette tribune l'endroit où le généreux Camille, donnant le signal d'un mouvement glorieux, arbora cette cocarde nationale qui vit naître tant de prodiges, à laquelle tant de héros doivent la célébrité de leurs armes, et que nous ne quitterons qu'avec la vie. Je les remercie de nous avoir fait apercevoir ce lieu où si l'on osait nous parler d'une idole de quinze jours, nous rappellerions qu'on vit abattre une idole de quinze siècles. »

Ce discours, revanche imprudente mais excusable du manque d'égards dont le Tribunat était l'objet, fut inspiré par un ressentiment tout individuel. Non-seulement il n'avait rien d'une manifestation collective, mais il forme dans le recueil des discours tribunitiens une exception unique, et peu de jours après, il fut désavoué par son auteur lui-même, ce qui rend difficile à soutenir le vieux thème convenu des provocations du Tribunat. Du moment où l'on avait reconnu à cette assemblée le droit de la parole, on ne pouvait sans iniquité la rendre responsable de l'opinion d'un de ses membres. Dans la séance du 5 janvier, Stanislas Girardin prit la parole pour repousser toute solidarité avec les sentiments exprimés par Duveyrier : « il était, quant, lui, loin de remercier ceux qui avaient assigné ce palais au Tribunat pour lieu de ses séances. Nul lieu n'était moins convenable et sous les rapports de la politique et sous ceux de la morale ; mais heureusement il n'était aucun tribun assez insensé pour croire qu'après des harangues véhémentes on pût réorganiser les groupes désorganisateurs. Il espérait bien ne plus entendre un mot semblable à celui qui était échappé à un de ses collègues, et qui ne pouvait recevoir aucune application, car on ne connaissait point d'idoles en France. u Il proposa ensuite que chaque tribun vint faire individuellement la promesse « de remplir avec fidélité les fonctions que la Constitution leur avait attribuées.

Duveyrier remercia Girardin de lui avoir fourni l'occasion de « démentir l'interprétation que la malveillance avait donnée à ses paroles, » sans réfléchir que si ses paroles n'avaient pas ce sens-là, elles n'en avaient aucun : désaveu inconsidéré d'une sortie intempestive et qui n'annonçait pas à coup sûr un adversaire bien dangereux. Il demanda ensuite à prononcer le premier la formule de la promesse de fidélité destinée à remplacer celle du serment que le Premier Consul avait supprimée comme inutile. Cette suppression était une flatterie à l'adresse de l'esprit philosophique un simple engagement tout personnel paraissait plus sûr que celui dans lequel on faisait intervenir la divinité. Mais Bonaparte ne devait pas tarder à se repentir de sa détermination à cet égard, car déjà il songeait à utiliser Dieu.

La discussion s'était ouverte sur la loi qui proposait d'attribuer au gouvernement la fixation du délai nécessaire à l'examen des lois au sein du Tribunat. Le projet portait en substance que le gouvernement enverrait les lois proposées en triple expédition aux orateurs du Conseil d'État, au Corps législatif et enfin au Tribunat. Au jour indiqué par le gouvernement, le Tribunat devait être prêt à discuter la loi par l'organe de ses orateurs, au sein du Corps législatif et concurremment avec les orateurs du Conseil d'État. Si le délai fixé ne paraissait pas suffisant, le Corps législatif pouvait le prolonger sur la demande des Tribuns_ Si ceux-ci ne se présentaient pas au débat, ils 4taient censés consentir.

 :Ce n'est pas tout, la loi devait leur être envoyée sans exposé de motifs, ce qui privait le Tribunat de tout élément d'appréciation ; et le gouvernement se réservait le droit de la retirer et de la présenter de nouveau à volonté dans le cours de la session.

Ce projet n'était pas seulement empreint d'une défiance injurieuse pour une assemblée qui était en définitive le seul juge légitime du temps qui lui était nécessaire pour se former une opinion, il mettait aux mains du pouvoir un moyen assuré de rendre quand il lui plairait toute discussion impossible. Bonaparte, pendant son Consulat provisoire, avait mené militairement les commissions législatives. La tactique lui ayant réussi, il voulait imposer aux nouvelles assemblées cette procédure rapide et sommaire. Le recours des Tribuns aux muets du Corps législatif était it la vérité une faible garantie, mais ce recours était blessant pour leur dignité, et la garantie deviendrait forcément illusoire par suite du fréquent usage qu'on serait contraint d'en faire.

Les inconvénients de la mesure et la pensée hostile qui l'avait inspirée frappèrent vivement tous les esprits sensés. Cependant jamais loi plus visiblement menaçante ne fut combattue avec plus de modération. On sentait si généralement la nécessité de ne fournir aucun prétexte aux colères de l'homme impérieux de qui tout dépendait, que la commission nommée par le Tribunat pour l'examen de la loi en proposa l'adoption sans en dissimuler les défectuosités[1]. Plusieurs orateurs en firent successivement ressortir le danger sans qu'on pût leur opposer une réponse sérieuse. L'argument le plus solide qu'on invoquât à l'appui de la loi était comme toujours tiré des nécessités de la situation : « les Tribuns devaient considérer, disait Chauvelin, les circonstances critiques dont ils étaient environnés, l'état de plusieurs départements de la République qui pouvait exiger des mesures urgentes, la calomnie qui les épiait, les divisions dont elle se plaisait déjà à supposer l'existence, enfin le besoin si pressant de l'union entre les pouvoirs. » Pour assurer cette union des pouvoirs, on en était venu à vouloir les sacrifier tous à un seul.

Il y avait alors parmi les Tribuns un homme qui unissait la générosité des sentiments aux dons les plus brillants de l'intelligence, et dont l'heureux et facile génie aurait mérité de s'épanouir dans une époque moins disgraciée. Issu d'une famille française exilée à l'époque de nos guerres religieuses, Benjamin Constant de Rebecque était rentré en France avec la liberté. Il avait pour elle un culte passionné qui était une véritable transmission héréditaire. Placé dès ses débuts au premier rang des publicistes par les écrits que lui avait dictés la haine intelligente et courageuse du despotisme terroriste, il venait aujourd'hui disputer au despotisme militaire les derniers débris de nos institutions libres. Il demanda la parole pour combattre la loi proposée.

Benjamin Constant avait compris mieux que personne tous les désavantages résultant de l'organisation même du Tribunat, qui semblait condamner cette assemblée à une opposition systématique. Il s'attacha d'abord à mettre en garde ses collègues contre une tendance faite pour ôter toute valeur à leurs critiques. Le Tribunat n'était point un corps d'opposition permanente, ayant pour vocation spéciale de combattre tous les projets qui lui étaient présents. Il n'était pas non plus une assemblée de rhéteurs n'ayant pour but que des succès d'éloquence. Il était l'organe de la discussion nationale, et intéressé, comme tous les corps de l'État, à ce que les propositions utiles ne rencontrassent aucun délai. « Si ces vérités avaient été bien senties, continua-t-il, si la destination constitutionnelle du Tribunat n'avait pas été méconnue, le projet qui est sous vos yeux aurait peut-être subi plusieurs changements. Mais l'idée d'une opposition perpétuelle et sans définition d'objet, l'idée que la vocation du Tribunat ne peut être que de retarder la formation de la loi, a empreint tous les articles de ce projet d'une impatience inquiète et démesurée d'éluder notre résistance prétendue en nous gagnant de vitesse ; de nous présenter pour ainsi dire les propositions au vol dans l'espérance que nous ne pourrons pas les saisir, et de leur faire traverser notre examen comme une armée ennemie, pour les transformer en loi sans que nous ayons pu les atteindre. »

Pour juger la loi, il fallait selon lui examiner l'abus qu'on pouvait en faire ; et à ceux qui objectaient que c'était là un sentiment de défiance, il répondait que la Constitution elle-même était aussi un acte de défiance. Or, l'abus possible de la part-du pouvoir était tel avec cette loi, qu'il dépendait de lui désormais de supprimer la discussion en abrégeant les délais. Son incompétence pour fixer ces délais résultait de l'insuffisance même du temps assigné à la discussion de la loi qui était en délibération. Le gouvernement avait donné trois jours au Tribunat pour former son opinion et ces trois jours s'étaient trouvés tout à fait insuffisants, bien qu'il ne s'agît que d'une mesure fort peu compliquée. Que serait-ce lorsqu'il s'agirait de lois en plus de cent articles et intéressant la vie, les biens, l'honneur, la liberté des citoyens ? On invoquait la nécessité des lois d'urgence ; mais c'étaient les lois d'urgence qui avaient causé tous les malheurs et tous les crimes de la révolution ; il était temps de revenir aux formes lentes des époques de calme ; si Les dangers devenaient imminents on pouvait se confier au patriotisme du Tribunat.

Toutes les dispositions du projet tombèrent successivement sous les coups d'une ironie pleine de force et de raison : « Sans doute, dit-il en finissant, l'harmonie est désirable entre les autorités de la république ; mais l'indépendance du Tribunat n'est pas moins nécessaire à cette harmonie que l'autorité constitutionnelle du gouvernement. Sans l'indépendance du Tribunat il n'y aurait plus ni harmonie ni constitution, il n'y aurait plus que servitude et silence, silence que toute l'Europe entendrait ! »

Cet avertissement prophétique ne fut pas entendu. Malgré les efforts de Benjamin Constant et de ses amis, le projet de loi fut adopté au Tribunat même par une majorité de cinquante-quatre voix contre vingt-six, approbation que le Corps législatif se hâta de consacrer par son vote. Cependant les critiques de l'opposition ne furent point perdues. Elle avait si éloquemment dénoncé et si vivement décrit le mauvais usage que le gouvernement pouvait faire de la loi, qu'il n'osa en abuser qu'avec la plus grande circonspection et l'amenda même sur un point Les exposés de motifs furent communiqués au Tribunat en même temps que les lois.

Le discours de Benjamin Constant eut un grand retentissement, mais le public, déjà détaché des grands intérêts de la vie politique, fut plus sensible à la grâce voltairienne de ce brillant esprit qu'à la solidité irréfutable de ses arguments. Au Tribunat, Riouffe en prit occasion pour se signaler par des flatteries d'une incroyable intempérance à l'adresse du Premier Consul ; il réclama le droit de cc louer celui que l'univers entier louait ; n'ayant loué jusque-là que la vertu proscrite, il voulait montrer un genre de courage nouveau, celui de louer le génie dans le sein de la puissance et de la victoire, » et il poussa en effet si loin ce genre de courage qui n'a jamais été périlleux, il mêla à ses hommages au nouveau maître tant de violences et de dénonciations contre ses adversaires que l'assemblée l'interrompit à plusieurs reprises et prononça son rappel à l'ordre. Le zèle de Riouffe fut bientôt récompensé par une préfecture.

Le Premier Consul avait été mécontent de la faible opposition que son projet avait rencontrée au sein du. Tribunat. Cependant on réussit à calmer son irritation et l'article que le Moniteur publia sur cette discussion n'exprimait qu'un dépit aigre-doux. Après tout, disait-il en substance, le résultat était, plutôt satisfaisant et l'on ne devait pas s'alarmer de voir une opposition de vingt-six personnes sur quatre-vingts. Le scrupule d'esprits timorés avait eu plus de part à ce vote que la mauvaise volonté. Enfin, cc tout permettait de conclure qu'il n'existait pas dans le Tribunat d'opposition combinée, d'opposition systématique, en un mot de véritable opposition. Mais chacun avait soif de gloire, chacun voulait confier son nom aux cent bouches de la renommée, et quelques gens ignoraient encore que l'on parvient moins sûrement à la considération par l'empressement à bien dire que par la constance à servir utilement, obscurément même, le public qui applaudit et qui juge[2]. »

La veille du jour où il devait prononcer son discours, B. Constant disait à son amie, Mme de Staël, dont le salon réunissait alors tout ce qui marquait, par le talent, la beauté et l’illustration : « Voilà votre salon rempli de personnes qui vous plaisent ; si je parle, demain il sera désert ; pensez-y ! — Suivez votre conviction » lui répondit-elle noblement. Le lendemain la prédiction se réalisait à la lettre ; Mme de Staël raconte elle-même que tous ses invités s'excusèrent[3]. Le Premier Consul gronda publiquement son frère aîné, Joseph, sur ce qu'il allait dans cette maison. Mais il ne se contenta pas de ce témoignage de mauvaise humeur. Le vainqueur de l'Italie ne rougit pas de s'en prendre à une femme du discours si modéré de l'homme qu'il n'osait pas encore proscrire. Il était d'ailleurs plus sûr de faire- hésiter un cœur délicat en le frappant d'abord dans l'objet de ses affections. Fouché fit venir Mme de Staël pour lui dire que le Premier Consul la soupçonnait d'avoir excité Benjamin Constant. Elle lui répondit que son ami était un homme d'un esprit trop supérieur pour qu'on pût imputer ses opinions à une femme, que d'ailleurs son discours ne contenait pas une parole dont pût s'offenser le Premier Consul. Fouché en convint, mais il n'en conclut pas moins en conseillant à. Mme de Staël d'aller à la campagne, euphémisme hypocrite sous lequel cet homme de police devait déguiser désormais ses ordres d'exil. Tel fut le commencement de ces viles persécutions contre des femmes, qui atteignirent successivement Mmes de Staël, Récamier, d'Avaux, de Chevreuse, de Balbi, de Champcenetz, de Damas, et tant d'autres personnes remarquables par leur esprit, leur beauté ou leurs vertus. Le monde a vu bien des despotismes, mais il n'en a pas vu souvent d'assez ombrageux pour craindre jusqu'au pouvoir que peut exercer une femme. Il ne suffisait déjà plus à Bonaparte d'avoir anéanti la liberté dans les institutions, il la poursuivait jusqu'au sein de la vie privée, et la critique inoffensive d’une causerie de salon lui devenait aussi insupportable qu'aurait pu l'être la contradiction d'une grande assemblée libre.

Le Tribunat et le Corps législatif allaient avoir à examiner tout l'ensemble des lois organiques élaborées par le Conseil d'État, c'est-à-dire le plan d'une complète reconstruction de l'ordre administratif et judiciaire. On leur présenta d'abord un premier projet sur l'organisation du tribunal de cassation. Ce projet n'apportait que deux innovations importants à. l'organisation créée par la Constituante : la première accordait un recours en cassation contre les jugements rendus en premier ressort par les juges de paix ; la seconde attribuait au tribunal de cassation la poursuite et l'accusation contre les juges de tous les tribunaux, à raison des délits commis par eux dans l'exercice de leurs fonctions.

Cette dernière disposition avait pour but évident de soustraire les magistrats au droit commun et de rendre leur dépendance plus étroite. La Constitution exigeait dans toute poursuite judiciaire, impliquant une peine afflictive ou infamante, l'intervention d'un jury d'accusation et d'un jury de jugement. Ici le tribunal de cassation était transformé en jury d'accusation, ce qui était une atteinte portée à la fois à l'égalité devant la loi et au caractère de cette magistrature suprême créée exclusivement pour veiller au maintien des formes légales. En cette matière plus qu'en aucune autre le jury était une garantie, car les juges étant faits pour les citoyens et non pour le pouvoir, il était bon de les maintenir sous la juridiction et la surveillance de ceux qui étaient le plus intéressés à leur bonne gestion. On laissait à la vérité le jugement aux tribunaux ordinaires, mais en attribuant l'accusation à un tribunal spécial, on lui donnait le pouvoir de paralyser à volonté l'action de la justice, sous l'influence soit des préoccupations de l'esprit de corps, soit des intérêts du gouvernement qui sont loin de se subordonner toujours à ceux des citoyens. C'était la centralisation appliquée à la justice, et c'était de plus un premier pas dans la voie fâcheuse des tribunaux d'exception.

Thiessé, un de ces tribuns obscurs qui luttaient alors, sans autre satisfaction que celle du devoir rempli, contre les envahissements du despotisme, démontra dans un discours admirable de logique et de lucidité les nombreux inconvénients du projet de loi Il passa néanmoins au Tribunat à la majorité de deux voix, mais le Corps législatif forcé d'opter entre un vote d'adoption et un rejet, faute de posséder un droit d'amendement qui lui permît de corriger les défectuosités du projet, recula devant le danger de lui donner force de loi et le repoussa. Ce fut le seul rejeté dans le cours de cette session avec une mesure relative au droit de péage sur les ponts, et une autre qui rétablissait au profit de l'État certaines rentes foncières, supprimées comme féodales. Ces échecs ne dénotent pas un esprit d'opposition bien systématique, surtout si l'on considère la quantité extraordinaire de lois qui furent soumises à ces deux assemblées. Ce vote n'empêcha pas d'ailleurs le gouvernement de représenter à peu de temps de là son projet de loi, à peine modifié sur quelques points secondaires, en le fondant avec le plan général de l'organisation judiciaire.

Dans la séance du 7 février Rœderer vint donner lecture au Corps législatif de l'exposé des motifs du grand projet qui était comme la clef de voûte de l'établissement consulaire. C'était la description et l'apologie de ce vaste mécanisme administratif qui allait mettre définitivement la France sous la main de Bonaparte, en lui permettant de faire mouvoir une nation de trente millions d'hommes comme un simple régiment. Ce mécanisme était la centralisation ; nom nouveau, chose vieille comme le despotisme. Toutes les fois que les forces et les pouvoirs d'un État sont concentrés dans une seule main, il y a centralisation sous une forme plus ou moins élémentaire : elle existe dans sa plénitude lorsque le despotisme est régularisé et pourvu de tous ses organes. Les grandes monarchies asiatiques, Rome à son déclin, et plus tard Louis XIV l'avaient connue et pratiquée. Napoléon la restaura en la perfectionnant. Après lui, l'instrument fut trouvé si commode qu'il a survécu de longues années au régime dont il était le principal ressort. L'exposé de Rœderer était écrit de ce style tranchant et péremptoire que les conseillers d'État avaient dès lors emprunté à leur maitre. Humbles comme des commis dans leurs rapports avec Bonaparte, ils portaient au Corps législatif des allures presque cavalières et s'y seraient volontiers présentés la cravache à la main. Rœderer procédait par aphorismes absolus, comme il convenait au représentant d'une autorité qui ne pouvait souffrir aucune contradiction, mais sa déclaration de principes était tout arbitraire : elle ne supporte pas l'examen. Elle repose tout entière sur cet axiome fondamental que si « juger est le fait de plusieurs, administrer doit être le fait d'un seul homme. » Cette définition n'était qu'une confusion de mots, car toute administration implique deux opérations très-distinctes, la délibération qui doit être le fait de phi-sieurs et l'action qui gagne en effet à être le fait d'un seul.

La nouvelle organisation administrative était une simplification analogue à celle qui venait de s'opérer dans le gouvernement lui-même. Les pouvoirs délibérants y étaient systématiquement annulés au profit de l'autorité exécutive. Les préfets étaient, suivant l'observation de Bonaparte lui-même, autant de premiers consuls, c'est-à-dire de dictateurs au petit pied. Comme le chef du pouvoir exécutif ils avaient à leurs côtés des assemblées qui étaient censées participer à leur administration, mais dont le pouvoir était encore plus illusoire que celui du Corps législatif, car elles n'avaient qu'une voix consultative. Il en était de même des sous-préfets et des maires qui représentaient le gouvernement au degré inférieur de cette échelle administrative. Le système entier était une sorte de hiérarchie de dictatures superposées qui se résumaient toutes en une seule, celle du Premier Consul.

Cette conception n'avait d'ailleurs pas même le mérite de l'originalité. On n'avait eu que la peine de l'emprunter au vieil arsenal absolutiste. C'était à peu de choses près le système des intendances de Richelieu, perfectionné par Louis XIV, institution que l'ancien régime lui-même avait fini par abandonner comme oppressive et stérile. Encore faut-il dire à l'avantage du régime intendantal que ses abus étaient en partie rachetés par la protection qu'il offrait contre les usurpations d'une noblesse insolente et tyrannique ; que les intendants n'avaient aucune influence sur le jugement du contentieux, c'est-à-dire des contestations entre l'administration et les particuliers, juridiction dévolue alors aux Parlements ; enfin que la partie la plus prospère de la France, les pays d'état, objet d'envie pour les autres provinces, échappaient à ce gouvernement et s'administraient eux-mêmes.

Ce régime avait succombé sous ses propres abus ; les assemblées provinciales avaient triomphé avec Turgot. La Constituante étendit encore leurs attributions, mais les étendit outre mesure, ce qui ranima en France la vie locale, étouffée par deux siècles de centralisation, mais en portant atteinte à la bonne et prompte expédition des affaires générales de l'État, imparfaitement séparées de celles des départements. La Convention gouverna par la main de fer de ses commissaires, mais elle laissa subsister partout les assemblées locales qui lui furent d'un grand secours pour stimuler le patriotisme et l'élan populaire contre l'Europe coalisée ; et lorsque l'on revint à des temps plus calmes, son premier soin fut de consacrer ces mêmes principes dans la Constitution de l'an m, sous des formes un peu différentes. Ces faits suffisent à eux seuls pour laver la Révolution du reproche d'avoir créé et adoré la centralisation. Cette restauration d'une chose vieille comme l'absolutisme appartient à une époque de lassitude et découragement qui n'a rien de commun avec ces années d'un enthousiasme souvent désordonné, mais plein de vie, de confiance en l'avenir, de foi en la liberté.

Le principal tort de l'organisation administrative créée par la Constitution de l'an ni avait été de supprimer les quarante mille municipalités communales de la Constituante, pour les remplacer par des administrations cantonales au nombre d'environ cinq mille. Le canton, circonscription d'ailleurs excellente, par ce qu'elle est fondée sur la nature des choses, sur chargé de la gestion des affaires municipales de huit ou dix communes en moyenne, indépendamment des siennes propres, n'y pouvait suffire que fort imparfaitement ; et c'était là la principale cause du désordre et des embarras du gouvernement directorial. Ajoutez à cela que l'agent du pouvoir central n'avait aucune autorité réelle et se bornait à solliciter auprès des pouvoirs locaux l'expédition des affaires générales. Au reste, comme on l'a remarqué, avec beaucoup de raison[4], on imputait trop souvent à l'institution les vices produits par les troubles de la Révolution. Comment l'esprit de faction ne s'y serait-il pas introduit, quand il s'était emparé du gouvernement lui-même ?

Au lieu de maintenir le canton, en le débarrassant de l'administration des communes, on rétablit les municipalités, mais on ne les releva que pour réaliser leur asservissement, car non-seulement la nomination des maires, mais même celle des conseils municipaux fut attribuée au pouvoir central. En outre on créa l'arrondissement, circonscription tout arbitraire, ne tenant aucun compte ni des habitudes, ni des nécessités locales, accouplant parfois des populations séparées par des chaînes de montagnes[5], excellent moyen de les isoler, de les pulvériser, d'y éteindre toute vie publique, toute pensée collective, d'y prévenir tout concert et toute résistance. Les préfets et les sous-préfets pouvaient opérer à volonté sur cette matière désorganisée, grâce à la dissolution de tous les groupes naturels. Le jugement du contentieux avait été jusque-là attribué aux assemblées locales ; on en chargea des conseils spéciaux qu'on nomme encore aujourd'hui conseils de préfecture, institution excellente si elle n'eût pas été placée sous la dépendance des préfets. Toutes ces petites assemblées, placées aux côtés des préfets, des sous-préfets et des maires, devaient être réunies tous les ans, mais la durée de leur session ne pouvait excéder quinze jours. On ne pouvait dire plus clairement qu'elles n'étaient convoquées que pour la forme. Leur mission était remplie, aussitôt qu'elles avaient voté les fonds dont on avait besoin, et répondu aux questions que l'on voulait bien leur adresser.

Les mêmes historiens qui ont reproché au Tribunat son hostilité systématique, lui ont adressé à propos de cette loi néfaste un reproche tout différent ; ils se sont plaints de l'insignifiance de ses critiques. En lisant les nombreux discours qui furent prononcés sur ce sujet, on est en effet frappé de voir que les objections, souvent fort justes des orateurs, portent sur les dispositions de détail plutôt que sur l'esprit général de la loi. Mais il y a à ce fait une raison très-simple, c'est que cet esprit général avait, été préjugé par la Constitution elle-même qui avait décidé en principe, d'abord que le Premier Consul nommerait et -évoquerait à volonté les membres des administrations locales (art. 41), et en second lieu qu'il y aurait des arrondissements (art. 1er) ; or, toute la loi était en germe dans ces deux articles, et les Tribuns étaient forcés de s'en tenir à, une discussion de détail, sous peine de se voir aussitôt inculpés d'attaque à la Constitution.

Malgré la gène que leur imposait cette situation délicate, leurs orateurs firent ressortir avec beaucoup de sens les imperfections qu'il était facile de découvrir dans la loi, même en admettant son point de départ. Daunou qui concluait à son adoption en raison de l'urgence, s'éleva contre la prépondérance donnée aux préfets dans les conseils de préfecture, rappelant que si juger devait être le fait de plusieurs comme disait Rœderer, « juger entre les administrateurs et les administrés devait être le fait de plusieurs parmi lesquels aucun n'administre. »

Duchesnes signala les inconvénients de la division par arrondissements ; Chauvelin, bien que partisan de la mesure et toujours prêt à soutenir le gouvernement, émit le vœu qu'on rendît au peuple l'élection du maire et des conseils municipaux lorsqu'on serait revenu à des temps plus calmes ; enfin Ganilh combattit avec une grande force une conséquence jusque-là inaperçue de la nouvelle loi, qui était de confier aux préfets la formation de la liste des jurés, laissée auparavant aux assemblées locales. Si cette tentative réussissait, s'il dépendait du gouvernement de composer le jury d'hommes choisis par ses agents, c'en était fait de la première garantie des citoyens, il n'y avait plus de jury.

Malgré ces observations, la loi obtint une majorité considérable au Tribunat comme au Corps législatif, et, pour de longues années, le dur réseau de la centralisation fut jeté sur la France. Nais cette œuvre n'eût pas été complète si on n'y eût pas aussi employé la justice. Le gouvernement s'en empara comme de l'administration. La centralisation lui semblait d'un emploi si commode qu'il allait bientôt l'appliquer à tout ; à la religion au moyen du concordat, à l'instruction publique au moyen de l'université, à la presse au moyen de la censure, à l'industrie elle-même au moyen d'un protectionnisme à outrance et de l'étroite réglementation des patentes et des autorisations préalables. Ce système ne demandait aucun effort de génie ; Bonaparte n'avait qu'à choisir parmi les nombreux modèles que lui offrait le passé. L'art de confisquer toutes les activités au profit de l'État n'avait été que trop connu et pratiqué en France, sous l'ancien régime : il reprit cette routine et l'exploita avec une intelligence supérieure, mais c'est insulter au bon sens que d'appeler cela une création., Un système qui a pour effet de tuer au sein d'un peuple toutes les énergies individuelles, n'est pas une création, mais une destruction. On ne crée rien en politique lorsqu'on ne pense qu'à soi-même, parce que les intérêts d'un homme, si haut placé qu'il soit, ne sont jamais identiques aux intérêts généraux. On n'a l'intelligence des besoins de son temps qu'à la condition de sortir de soi, de s'élever au-dessus des calculs personnels : il y faut, sinon un complet désintéressement, du moins une certaine participation aux idées générales et aux passions de ses contemporains : toutes choses que Bonaparte n'a jamais connues. Le projet de l'organisation judiciaire avait été soumis au Tribunat ; on lui accorda huit jours pour l'examiner et le discuter, délai à peine suffisant pour s'en former une idée très sommaire ; surtout si l'on considère la quantité de travaux que cette assemblée avait à préparer en même temps.

La préoccupation et les efforts de la Constituante dans sa réforme judiciaire avaient porté principalement sur ce point unique : assurer l'indépendance des juges. Ce qu'on savait le mieux, en effet, au sortir de l'ancien régime, c'est que ce n'est pas, en général, faute de lumières que les magistrats jugent mal, mais faute d'indépendance. Cette garantie, la Constituante l'avait cherchée, peut-être un peu trop exclusivement, dans le principe électif que les législateurs révolutionnaires avaient, à son exemple, appliqué aux fonctions judiciaires. L'expérience avait démontré qu'il y avait là, comme en toute chose, quelques perfectionnements à réaliser. On pouvait, à l'aide de certains tempéraments, soustraire ces élections à l'influence des passions populaires, mais ce principe n'en restait pas moins une garantie des plus efficaces. On avait reconnu également la trop grande extension de la compétence des justices de paix et l'insuffisance d'un tribunal unique par département. Quant à l'appel qui se faisait d'un tribunal à un tribunal voisin, on en a fort exagéré les inconvénients, car le but de l'appel est d'offrir au justiciable la garantie d'une double épreuve et d'un double contrôle plutôt que celle d'un recours à des lumières supérieures, les lumières devant exister dans leur plénitude à tous les degrés.

La Constitution avait d'avance annoncé l'intention arrêtée de détruire la garantie d'indépendance résultant du principe électif, en décidant que tous les juges seraient nommés par le Premier Consul, mais elle n'avait pu se dispenser d'en promettre une autre, l'inamovibilité. Mais l'inamovibilité -n'était qu'un mot en présence de la perspective de faveurs et de disgrâces que le pouvoir plaçait sous les yeux des magistrats, au moyen de l'avancement. Lui accorder, outre la faculté de choisir les juges, celle plus redoutable encore de stimuler leur ambition, de récompenser leur docilité ou de punir leur résistance par des dignités enviées ou par une défaveur accablante, lui permettre de disposer de leur avenir, c'était faire du magistrat une sorte d'officier ministériel et de la justice un instrument. Auprès de cet intérêt supérieur, unique, sans prix, hors de toute comparaison, l'indépendance du juge, tout autre avantage était secondaire, ou, pour mieux dire, disparaissait. Qu'importaient quelques perfectionnements de détail en l'absence de cette garantie suprême et vitale ? La nouvelle organisation apportait à l'ancienne plusieurs améliorations incontestables. Grâce à la création des tribunaux civils d'arrondissement, qu'elle ajoutait aux tribunaux correctionnels déjà existants, elle plaçait la justice plus près des justiciables ; elle restreignait peut-être à l'excès la compétence alors beaucoup trop étendue des juges de paix ; elle régularisait la juridiction d'appel en la confiant à vingt-neuf tribunaux spéciaux placés dans les villes où avaient siégé les parlements, enfin, elle conservait les tribunaux criminels dans chaque chef-lieu de département. En tout cela on ne pouvait que l'approuver ; mais cette même loi disposait les fonctions judiciaires en une hiérarchie savamment graduée pour tenter les ambitions ; elle laissait toutes ces dignités, tous ces bénéfices laïques à la disposition arbitraire du gouvernement ; elle lui attribuait la nomination de tous les juges, des présidents des tribunaux civils et criminels, du parquet, de tous les officiers ministériels, celle même du jury qui venait d'être donnée aux préfets. Enfin, par le rétablissement des charges et des cautionnements, elle achevait de mettre dans sa main toutes les existences qui touchaient, de près ou de loin, à l'administration de la justice. Par cela seul elle anéantissait l'indépendance de la magistrature, et le mérite de quelques-unes de ses innovations n'était plus rien auprès d'un tel malheur public.

Le vice principal de cette loi avait été mis à l'abri des critiques du Tribunat par une précaution semblable à celle qui avait protégé contre ses attaques la loi sur l'organisation administrative, c'est-à-dire par la disposition constitutionnelle qui décidait que tous les juges seraient à la nomination du Premier Consul. Cette réserve empêchait, en effet, qu'on en pût saisir et combattre l'esprit général qui en faisait tout le danger. L'obstacle paraissait insurmontable aux orateurs les plus opposés à la loi. Sédillez et Thiessé, qui parlèrent les premiers sur le projet, se bornèrent à en relever les défectuosités de détail. Heureusement, pour l'honneur de la tribune française, une disposition du projet de loi fournit à l'un d'eux un moyen détourné d'entrer dans cette discussion générale qui leur paraissait interdite, et cet asservissement de nos institutions judiciaires ne fut pas consommé sans donner lieu à une protestation digne de la grande cause qui était en question dans ce débat.

La Constitution avait attribué au gouvernement la nomination des juges, mais elle n'avait rien dit de celle des présidents et vice-présidents des tribunaux civils et criminels, ni de celle des officiers ministériels. Cette lacune permit à Ganilh de reporter la discussion sur son véritable terrain, celui de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Laissant de côté toutes les dispositions secondaires du projet de loi, il déclara ne vouloir l'examiner que dans ses rapports avec les libertés publiques ; puis, après avoir analysé la hiérarchie des fonctions judiciaires, les dignités et les traitements que le projet mettait à la disposition du Premier Consul : « Quel sera, dit-il, l'effet naturel nécessaire, inévitable de ces dignités introduites dans l'organisation du pouvoir judiciaire et de leur nomination par le Premier Consul ? Quelle sera leur influence sur les juges, sur les tribunaux, sur la justice ?

« Ces dignités établiront des rapports de supériorité et d'infériorité parmi des hommes (lui ont des droits égaux puisqu'ils remplissent les mêmes fonctions ; ils altéreront la bonne harmonie qui doit régner entre eux pour l'avantage et l'utilité des justiciables ; ils fomenteront des discussions scandaleuses et funestes à l'honneur des tribunaux.

« D'un autre côté, la faveur du Premier Consul pouvant seule distribuer et conserver ces dignités, ceux qui les auront méritées une première fois feront tout pour les conserver, ou, du moins, s'il se présentait des occasions où il fallût s'exposer à les perdre, ils se trouveraient placés entre leur intérêt et leur devoir, situation toujours pénible et dans laquelle la loi ne doit jamais placer les fonctionnaires publics et surtout les juges qui statuent sur les propriétés, la vie et l'honneur du citoyen.

« Enfin, ces dignités étant annuelles et triennales exciteront l'ambition et l'intrigue des autres juges ; tous s'agiteront pour les obtenir à leur tour, tous seront disposés à sacrifier leur honneur et leur devoir à l'autorité qui en disposera.

« Ainsi, les tribunaux d'un peuple libre ne lutteront désormais que de servilité envers le premier magistrat de la République, et l'indépendance que la constitution leur avait assurée par l'inamovibilité sera détruite et renversée par les séductions des dignités qu'établit l'organisation judiciaire. »

En conséquence, il revendiquait pour les tribunaux au moins le droit de nommer leurs présidents. A ceux qui niaient l'intérêt du gouvernement à influencer les jugements, il énumérait toutes les causes de litige dans lesquelles il est plus ou moins intéressé, douanes, trésor public, timbre, enregistrement, contributions indirectes, domaines nationaux. Mais combien l'indépendance da juge n'était-elle pas plus nécessaire encore dans les causes criminelles ? Le pouvoir du président était ici presque arbitraire, c'était dans ce rôle terrible qu'il fallait surtout le mettre à l'abri de toute influence. S'il en était autrement, quelle garantie resterait aux accusés ? Pas même celle des jurés nommés par le préfet.

« Eh quoi ! tribuns, s'écria-t-il alors, lorsque l'Assemblée constituante, composée d'hommes presque tous imbus de préjugés monarchiques, établit la procédure par jurés, elle en mit soigneusement tous les éléments hors de l'influence royale ; elle confia le choix des jurés aux magistrats choisis par le peuple, la direction de l'accusation à un directeur de jury choisi par le peuple, la poursuite dé l'accusation à un accusateur public choisi par le peuple, la direction du débat à un président du tribunal criminel choisi par le peuple ; en un mot, l'autorité royale ne parais-. sait dans ce grand acte du pouvoir national que par un commissaire, dont toutes les fonctions consistaient à requérir l'observation des formes dans l'instruction et l'application de la loi dans le jugement.

« Et nous qui sommes nourris dans les principes républicains, qui avons fait une épreuve si cruelle de l'arbitraire des jugements criminels lorsqu'ils sont soumis à l'influence du gouvernement ; qui frémissons d'horreur au souvenir des tribunaux révolutionnaires, nous avons déjà voté l'adoption d'une loi qui a mis le choix des jurés à la disposition du gouvernement, et on nous propose aujourd'hui une loi qui met le directeur du jury et le président du tribunal criminel dans la dépendance du gouvernement. Mais que deviendraient donc les tribunaux criminels dont les jurés seraient choisis par le gouvernement, dont le directeur du jury, l'accusateur public, le président, les juges seraient dirigés par les passions du gouvernement, si ce n'est de véritables commissions du gouvernement ?[6] »

Tel fut ce discours substantiel et prophétique, sobre d'effets oratoires, mais fort comme la vérité. Ceux qui ont réfléchi sur la carrière que nos institutions judiciaires ont parcourue depuis le jour où ce discours fut prononcé, décideront si les hommes qui s'inspiraient de tels sentiments et manifestaient de telles vues ont mérité le dédain avec lequel les ont traités nos historiens[7].

Ganilh avait produit sur l'assemblée une impression profonde : on demanda de toutes parts la publication de son discours, mais Stanislas Girardin s'y opposa en lui reprochant d'avoir attaqué la Constitution. L'impression fut pourtant votée, mais la loi n'en fut pas moins adoptée au Tribunat comme au Corps législatif.

En même temps que ces deux lois, une foule d'autres projets presque aussi importants étaient soumis aux délibérations du Tribunat, et tous demandaient à être discutés dans le plus bref délai, sous peine d'exposer l'assemblée à être dénoncée comme un obstacle au rétablissement de l'ordre public. Les tribuns étaient, selon l'expression de Sédillez, comme entraînés dans un tourbillon d'urgence qui semblait avoir pour but de rendre leur contrôle moins incommode en les privant du temps nécessaire pour la formation d'un avis motivé. Mais l'opposition ne faillit pas à ses devoirs, et l'on est étonné du nombre et de l'étendue de ses travaux lorsque l'on songe à la courte durée du la session législative.

L'un de ces projets fournit à Benjamin Constant l'occasion de faire ressortir l'importance politique que le Tribunat pouvait trouver dans le droit de pétition, s'il savait en régler l'exercice. Le Tribunat était spécialement chargé par la Constitution d'accueillir les pétitions individuelles (art. 83). Cette attribution combinée avec celle qui l'autorisait à exprimer son vœu sur les lois faites ou à faire, sur les abus à corriger, sur les améliorations à entreprendre dans toutes les parties de l'administration (art. 29) pouvait agrandir singulièrement le rôle politique de cette assemblée si elle voulait prendre ses droits au sérieux. Grâce Ô. ce puissant levier, mis dans ses mains sans doute par inadvertance, elle pouvait exercer une forte action sur l'opinion publique. Et, trouvât-elle même un public peu disposé à la seconder dans une telle entreprise, ce qui était en effet le cas, c'était un devoir pour elle dans l'état d'anéantissement auquel étaient réduites les institutions, libres, de ne laisser ni une seule de ses prérogatives, ni une seule de ses forces sans emploi.

La motion de Benjamin Constant avait donc pour but de relever l'influence du Tribunat, de lui donner un rôle de tutelle permanente vis-à-vis des citoyens, de modération, de redressement vis-à-vis du pouvoir. Il proposait, en conséquence, un règlement et un mode de classification qui eussent constitué à eux seuls un encouragement pour les particuliers à faire usage du droit de pétition. Il distinguait les pétitions d'intérêt local de celles qui n'avaient pour objet qu'un intérêt individuel, les pétitions en redressement d'abus des adresses d'amélioration. Il voulait que le Tribunat ne se contentât pas d'un simple renvoi au gouvernement, formalité inutile dont celui-ci ne tenait aucun compte, mais que lorsque ces pétitions seraient fondées, on les corroborât par des observations et des renseignements à l'appui. Ce travail fournirait au Tribunat l'emploi naturel de ses séances une fois que le Corps législatif aurait terminé sa session qui ne durait que quatre mois : « On verrait alors, disait-il, que ce qui est de règle chez vous c'est l'amélioration et ce qui est du hasard l'opposition. L'opposition est votre droit, l'amélioration votre nature. Or, l'on ne peut user que rarement de ses droits et l'on fait toujours ce qui est conforme à sa nature. Constituez-vous donc ce que vous devez être, non pas chambre d'opposition permanente, ce qui serait absurde, et dans quelques circonstances coupables ; non pas chambre d'approbation éternelle, ce qui serait servile et coupable aussi dans certains cas, mais chambre d'opposition et d'approbation, suivant les mesures proposées, et-chambre d'amélioration. Rassurez-vous sur ce que l'on redoute de votre action inégale et tumultueuse en vous donnant une action durable et tranquille de bienfaisance et de méditation. »

Chauvelin combattit le projet de Benjamin Constant en disant assez spirituellement que c'était une pétition vers les pétitions. C'était vrai, mais c'est justement ce qui faisait le mérite de cette motion dans un moment où l'esprit public était éteint et avait perdu tous ses organes. Chassiron dénonça le projet « comme pouvant fournir à un nouvel Érostrate la facilité de rallumer le flambeau encore fumant des discordes civiles. » Girardin évoqua le souvenir des pétitions portées à la barre de la Convention ; il rappela cet enfant de douze ans venant un jour dire à l'assemblée des représentants : « Je vous parle au nom de trente millions d'hommes ! » Ainsi fut écartée, sans avoir essuyé une réfutation sérieuse, une proposition dont le principal tort était d'être beaucoup trop hardie pour la majorité des tribuns.

La loi relative à la clôture de la liste des émigrés rencontra peu d'opposition parce que, quels que fussent ses défauts, elle était un immense bienfait auprès de l'état de choses antérieur. La législation sur les émigrés, œuvre de colère et de désespoir, avait confondu l'innocent avec le coupable ; elle assimilait la simple absence au crime de porter les armes contre son pays : il suffisait d'avoir été inscrit à tort ou à raison sur la liste pour attirer sur soi et sur les siens des peines terribles. Depuis ce moment de crise désespérée les passions s'étaient beaucoup calmées, on avait ratifié un grand nombre de radiations ; mais la loi était restée debout et le Directoire s'en était plus d'une fois servi contre ses ennemis dans le cours de ses réactions inconsidérées. Le Premier Consul se sentit assez fort pour abolir la législation sur les émigrés que défendait encore un reste de superstition terroriste, et l'on doit lui reconnaître le mérite d'avoir fait à cet égard ce que personne n'avait osé tenter avant lui. La mesure n'eut toutefois ni toute l'étendue ni toute la générosité qu'on lui attribue d'ordinaire. Les inscriptions sur la liste des émigrés, faites ou-ordonnées avant la mise en activité de la Constitution, furent considérées comme des jugements maintenant à l'égard de ceux qui en étaient l'objet tous les effets de l'ancienne législation. Mais ceux qui se plaignaient d'avoir été inscrits à tort purent en appeler au gouvernement qui se fit ainsi le dispensateur arbitraire des radiations, et put mettre à cette faveur les conditions qu'il lui plut. Aussi y eut-il bientôt, selon l'expression de la Fayette[8] « un agiotage indécent de radiations. » Ce n'est pas tout, au lieu de rendre ipso facto, c'est-à-dire de plein droit, leurs biens non vendus aux émigrés rayés, ainsi que l'avait fait le Directoire, on se réserva, grâce au silence de la loi sur ce point, le pouvoir de les rendre ou de les garder à volonté, selon l'occasion, ou encore de les restituer par fractions successives, de façon à se ménager un puissant moyen d'influence. Là, comme en toute chose, Bonaparte ne voulait aucune loi fixe, aucune situation assurée : il fallait que tout fût suspendu à sa seule volonté.

Quant aux Français qui seraient poursuivis dorénavant pour avoir commis le crime d'émigration avant la promulgation de la loi nouvelle, ils furent soumis à la justice ordinaire et durent être jugés conformément aux lois antérieures, mais par un jury spécial, disposition qui avait le tort de consacrer les tribunaux d'exception. On y ajouta cette réserve que la confiscation ne pourrait avoir lieu qu'après la distraction préalable des droits des créanciers, de la femme et des enfants. Il en résultait que la position des émigrés convaincus d'après toutes les formes légales se trouva meilleure que celle des émigrés seulement présumés et mis en suspicion par un arrêté administratif. Les tribuns Andrieux et de Gary s'élevèrent en vain contre cette anomalie qui avait un but très-déterminé. On critiqua sans plus de succès le privilège que s'arrogeait le gouvernement aux dépens du droit commun de prononcer souverainement sur les radiations ; Boulaye de la Meurthe répondit à cette objection que les émigrés ayant été inscrits, c'est-à-dire condamnés administrativement ; leur radiation, c'est-à-dire leur acquittement devait s'opérer par la même voie, et que l'attribuer à l'autorité judiciaire serait « une chose contraire à la démarcation des pouvoirs. » Ce qui était justifier une usurpation par une usurpation.

Le crime d'émigration se trouva ainsi effacé de nos codes, du moins en ce qui concernait l'avenir. Le Français put sortir librement du territoire à la condition de se soumettre à la législation vexatoire des passeports. Le Premier Consul demanda toutefois que dans le cas d'absence prolongée au-delà de la permission accordée par le passeport, le gouvernement fût autorisé à séquestrer les biens de l'absent après trois significations de rappel.

Mais cette loi, toute défectueuse qu'elle fût, réalisait une si salutaire amélioration, que ceux mêmes qui la combattaient l'eussent certainement préférée à l'état de choses qu'elle remplaçait. L'opinion fut moins juste envers une mesure relative au rétablissement du droit de disposer de ses biens par testament, bien qu'elle ne fût ni moins désirable, ni moins utile. La Révolution avait anéanti d'une façon presque absolue la liberté de tester : celui qui avait des enfants ne pouvait disposer par testament que d'un dixième de ses biens. Le projet augmentait notablement cette quotité disponible, mais le droit qu'il accordait au père, bien loin d'être illimité, était proportionnel au nombre des enfants. Ce n'était là qu'un pas timide vers l'application normale des vrais principes de la propriété tels que les pratiquaient dès lors les États-Unis d'Amérique. Malheureusement les théoriciens de notre Révolution n'avaient eu que trop de propension à sacrifier la propriété comme tous les autres droits individuels à l'État. Les passions égalitaires, égarées par le souvenir des iniquités de la propriété féodale, avaient été jusqu'à rêver la destruction de la propriété individuelle ; elles avaient applaudi à tous les coups qu'on lui avait portés. On ne s'était pas contenté de détruire le privilège, on avait porté atteinte au droit. Ces préjugés étaient encore très-vivaces. Le public considérait comme une conquête de la Révolution toutes les restrictions qu'on avait mises au droit de propriété, oubliant que c'étaient là autant d'entraves à la liberté des individus déjà si faibles et si désarmés devant le pouvoir de l'État. Il y a en France une tendance invétérée à exproprier les citoyens au profit de la société : on la regarde comme maîtresse des intérêts qu'elle a pour but de protéger, et les droits qu'elle veut bien nous laisser sont considérés comme autant de faveurs qu'elle nous fait. A cette disposition d'esprit se mêlaient certaines appréhensions plus motivées. Les emprunts que le Premier Consul avait faits à l'ancien régime avaient déjà éveillé beaucoup de défiances ; on vit dans ce nouveau projet un essai du même genre. Andrieux le dénonça au Tribunat comme un retour déguisé au droit d'aînesse, aux majorats, aux substitutions. Il demanda et fit voter la lecture du discours que Mirabeau mourant avait laissé manuscrit sur ce sujet. On sait en effet que ce grand homme, sous l'empire de son ressentiment contre les abus de l'autorité paternelle dont il avait été si longtemps victime, s'était prononcé contre la liberté de tester, mais, ainsi que le fit remarquer Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, ce discours n'était qu'une ébauche préparatoire écrite sur ses indications par un des nombreux collaborateurs dont il s'assimilait les travaux, et à. laquelle il n'avait pas encore mis la dernière main. Il n'en est pas moins vrai que ses disgrâces personnelles avaient altéré sur ce point la justesse de ce grand esprit qui n'eût pas tardé à reconnaître combien une forte constitution de la famille est nécessaire à une société démocratique qui veut rester libre. Que sont en effet les abus possibles du droit de tester, abus inséparables de toute liberté, et qui peuvent d'ailleurs être, jusqu'à un certain point, prévenus, auprès des inconvénients qui résultent de sa limitation excessive, destruction de l'esprit de famille, anéantissement de l'autorité paternelle, ruine périodique des industries tombant sous la loi de partage, pulvérisation indéfinie des fortunes comme des individus ?

La loi fut combattue avec une vivacité significative par des orateurs qui ne témoignaient que de l'indifférence devant des mesures dirigées formellement contre la liberté, ce qui prouve combien on était alors plus attaché à ce qu'on regardait comme les intérêts de la Révolution qu'à ses principes. En revanche plusieurs des membres qui votaient avec l'opposition, entre autres Ganilh et Benjamin Constant, se séparèrent en cette occasion de leurs collègues et défendirent le projet de loi ; ce qui ne démontre pas avec moins d'évidence combien l'opposition du Tribunat était éloignée de l'esprit systématique qu'on lui a souvent attribué.

Le vote du projet de loi relatif aux contributions de l'an IX (1800-1801) apporta à cette vérité une dernière confirmation. Les impôts ordinaires donnaient en revenu net une somme de quatre cent vingt-sept millions chiffre reconnu insuffisant par tout le monde, même en temps de paix. La guerre exigeait environ deux cents millions de plus, et l'on était en guerre avec toute l'Europe. Malgré cet état de choses, le gouvernement, à la surprise générale, proposa de proroger avec de trèslé4ères modifications pour l'an lx les contributions établies pour l'an IX. La Commission du Tribunat se prononça pour le rejet de la loi, mais en lui reprochant avec raison de ne pas proposer des recettes assez élevées[9]. On eut ce singulier spectacle d'une opposition si souvent qualifiée factieuse, offrant au gouvernement plus d'argent qu'il n'en demandait. Il y avait bien entendu à cet étrange renversement de rôles une cause qu'on ne disait pas. Sous le prétexte plus ou moins spécieux de l'impossibilité de fixer l'excédant des dépenses que la guerre rendrait nécessaire excédant qui pouvait facilement être l'objet d'une évaluation approximative, le gouvernement cachait le désir de ménager sa popularité auprès des populations épuisées et l'espérance de trouver dans la guerre même de quoi nourrir et payer la guerre. Avec l'art qu'il montrait pour rançonner des alliés, quelles ressources ne trouverait-il pas dans les vaincus ! En même temps il se dérobait à l'obligation de présenter on budget un an d'avance comme la Constitution de l'an viii lui en faisait un devoir. Il n'élevait pas le montant des recettes, mais c'était pour rester libre de fixer celui des dépenses, qu'il ne voulait faire connaître que longtemps après qu'elles seraient effectuées., Ce double mobile qu'il ne pouvait avouer le poussait à rendre illusoire le contrôle du Corps législatif sur les finances, garantie que les monarchies les plus despotiques ont souvent respectée comme une consolation de la servitude. Les objections de la Commission contre ce budget en trompe-l'œil, qui avait pour but de dérober au Corps législatif la connaissance exacte des intérêts de la nation, furent reconnues justes et fondées, mais l'assemblée n'ayant pas le droit d'amendement, comment rejeter une mesure si importante et si indispensable ? Comment s'exposer au reproche d'avoir fait manquer tous les services ? « Le gouvernement demande quatre cent vingt-sept millions, dit Bailleul, dans la séance du 12 mars, sera-ce parce que vous prétendez qu'il en faut six cents, que vous lui refuserez les quatre cents qu'il demande ?... Ce serait là certes une révolution non pas dans l'État mais dans la nature. C'est la première fois depuis qu'il existe des autorités populaires que celles-ci se soient fâchées contre un gouvernement parce qu'il ne demandait pas assez. »

Ce sophisme déplaçait la question, car il s'agissait du contrôle, et non de la quotité des sommes demandées ; mais l'esprit de conciliation l'emporta sur le respect dû aux principes, et le budget fut voté tel que le ministre des finances l'avait réclamé. Cette loi fut une des dernières mesures d'intérêt général votées dans le cours de cette laborieuse session qui fut close le 1er avril 1800. Le Tribunat n'ayant plus de projets de lois à discuter décida, sur la motion de Chénier, qu'il continuerait toutefois à se réunir pendant les vacances du Corps législatif, mais seulement le 1er et le 16 de chaque mois. Ainsi qu'on l'a vu, la majorité de cette assemblée avait prêté son concours à tous les plans du Premier Consul, sauf à deux ou trois d'entre eux d'un intérêt tout à fait secondaire. Il était difficile d'exiger plus de condescendance à moins de déclarer que le Tribunat n'était qu'une chambre d'enregistrement. Tout son crime était de contenir dans son sein une opposition généreuse et éclairée, quoique peu bruyante et peu portée à se distinguer par de grands éclats oratoires, car elle parlait devant un peuple qui ne l'écoutait plus que d'une oreille distraite, et qui la raillait volontiers de son impuissance. N'ayant pour elle ni l'appui de l'opinion, ni le prestige d'un mandat populaire, ni la sympathie d'un public follement épris de la gloire des succès militaires, cette opposition avait maintenu avec fermeté, bon sens et droiture, les vrais principes de la Révolution contre les entraînements d'une ambition sans frein.

Odieuse au maître par une inaltérable modération qui ne fournissait contre elle aucune prise, importune aux sujets à qui elle rappelait le néant de leurs convictions républicaines, attaquée sans relâche par une meute d'écrivains serviles, dénigrée par le gouvernement lui-même qui la dénonçait ouvertement dans le Moniteur, publiait ses discussions en les tronquant, parfois même les supprimait tout à fait, elle resta inébranlablement fidèle à la liberté avec la certitude de ne rien changer à l'état désespéré de cette cause.

Elle accepta sans illusion ce rôle modeste et sacrifié ; elle remplit sa Liche avec conscience et courage, elle y apporta cette simplicité qui rehausse l'accomplissement d'un devoir, et plusieurs de ses travaux, bien loin d'avoir péché par défaut de lumières, pourraient être encore consultés avec fruit par une génération qui se flatte de les avoir beaucoup surpassés.

Les généreux efforts de cette minorité furent inutiles ; et les historiens ont été jusqu'ici plus injustes envers elle que ne le furent les contemporains eux-mêmes, mais l'avenir lui rendra plus de justice. Lorsque la sévère histoire aura à raconter l'origine et les développements de ce despotisme administratif qui prit sitôt la place de nos institutions libres, lorsqu'elle dira la formation de ce colosse aux pieds d'argile qui devait dévorer tant de biens et d'existences, elle aura un souvenir pour tous ces hommes honnêtes et oubliés dont un peuple fasciné par le succès méprisa les sages avertissements.

 

 

 



[1] Rapport de Mathieu. — Archives parlementaires, publiées par Madival et Laurent : séance du 15 nivôse an var (5 janvier 1800).

[2] Moniteur du 9 janvier.

[3] Dix années d'exil, par Mme de Staël.

[4] Thibaudeau, Histoire du Consulat.

[5] Archives parlementaires : discours de Duchesnes.

[6] Archives parlementaires.

[7] Voici en quels termes M. Thiers apprécie cette discussion du Tribunat sur l'organisation judiciaire : « Quant à l'organisation judiciaire, on cria à la restauration des parlements ; on se plaignit surtout de la juridiction attribuée au tribunal de cassation sur les magistrats inférieurs, toutes objections peu dignes de mémoire. » Et c'est tout ! (Histoire du Consulat et de l'Empire, tome Ier)

[8] Mémoires de Lafayette.

[9] Rapport d'Arnoult de la Seine. Archives parlementaires.