Bonaparte n'avait d'abord demandé qu'une dictature de trois mois, le temps de donner à la France une constitution nouvelle ; il avait ensuite rédigé cette constitution en vue de perpétuer sa dictature en la décorant de quelques apparences légales ; il fallait maintenant l'enraciner dans le pays au moyen du gouvernement et de la grande armée des fonctionnaires, dans les institutions au moyen des lois organiques ; il fallait choisir le personnel des assemblées et des grands corps de l'État ; il fallait obtenir la paix ou préparer la guerre ; il fallait créer des ressources pour les besoins les plus urgents ; il fallait enfin soumettre ou pacifier la Vendée. Avant tout, le Premier Consul dut songer à distribuer les rôles aux hommes dont il avait résolu de faire ses coopérateurs ou ses instruments. Sieyès ayant dédaigné un poste dont aucune attribution effective ne déguisait la nullité, Bonaparte choisit pour second consul Cambacérès, jurisconsulte exercé, plein de ressources, qui avait rédigé des projets de code pour tous les gouvernements qui s'étaient succédé depuis le Comité du salut public. Conseiller clairvoyant, mais d'une inépuisable docilité ; confident discret, prudent, avisé, toujours prêt à s'incliner devant le pouvoir établi, qu'il se nommât Robespierre, Sieyès ou Bonaparte ; habile à parer les actes les plus corrupteurs de formes austères et spécieuses, maniant les lois avec la froide dextérité du prêtre qui ne croit plus à son idole, ce personnage était un serviteur précieux pour un despote, et il offrait en sa personne une parfaite image de ces légistes qu'on a vus à toutes les époques se faire les avocats consultants de toutes les tyrannies. Le troisième rang échut à. Lebrun, ancien secrétaire du chancelier Maupeou, rédacteur élégant et facile, condamné en politique comme en littérature à ne jamais traduire que les pensées d'autrui, personnification vivante des traditions administratives de l'ancien régime qui allaient être en partie restaurées. Au-dessous de cette trinité politique, dont les deux membres inférieurs n'avaient qu'une influence nominale, était constitué le ministère, dont la composition remontait aux premiers jours du consulat provisoire et ne fut pas sensiblement modifiée. Par la plus vaine des fictions, on avait inscrit dans la Constitution de T'an VIII le principe de la responsabilité ministérielle, comme si plusieurs pouvaient être responsables lorsqu'un seul peut tout et fait tout. Sous un tel régime, les ministres, quelle que fût leur valeur personnelle, ne pouvaient être et n'étaient que de simples commis. Talleyrand avait reçu, en échange de ses services, la direction des relations extérieures ; présent duquel on ne saurait dire s'il fut récompense ou punition, car bien que ses conseils fussent alors écoutés, Talleyrand méritait mieux qu'un poste en sous ordre, dans lequel il dut sitôt commencer l'apprentissage de servilité A. se corrompit son génie. Fouché avait gardé à la police la place qu'il y tenait de la confiance du Directoire, encouragement dangereux donné à. la trahison ! L'importance de son ministère avait démesurément grandi en quelques semaines, comme il arrive toujours sous les pouvoirs absolus. Dans un pays libre, la police n'est qu'un rouage accessoire ; sous un régime despotique, elle est le moteur qui domine tout le système. Conservé malgré la répugnance qu'inspirait son incomparable supériorité dans l'art de tromper, connaissant à fond les ressorts de son métier et le personnel des conspirations, admis dans la familiarité de plusieurs des hommes du vieux parti terroriste qu'il trahissait et patronnait en même temps, Fouché visait à devenir l'homme nécessaire, et Bonaparte le subit en effet, sauf à se repentir plus tard de n'avoir pas suivi en ceci les maximes de Machiavel. Lucien remplaça au ministère de l'intérieur le mathématicien Laplace, choisi d'abord pour l'illustration de son nom, mais qui avait apporté dans les affaires la scrupuleuse minutie du savant, peu faite pour un tel temps et pour de telles fonctions. De tous les frères du Premier Consul, Lucien était la personnalité la plus marquante. Son éloquence fougueuse et tribunitienne, sa remuante activité rappelaient de loin la fièvre du tempérament fraternel ; mais il était compromettant faute d'esprit de conduite, et son intelligence, d'ailleurs vive et rapide, manquait tout à la fois de mesure et de justesse. Il avait une ambition plus grande que ses facultés, et peu conciliable avec celte d'un homme qui n'en pouvait souffrir aucune autour de lui. Lucien avait enfin contre lui une chose encore plus difficile à pardonner que tous ses défauts, c'était l'immensité du service rendu en brumaire. En politique, des titres de ce genre sont toujours un gage assuré d'ingratitude, en raison des exigences qu'ils créent d'une part et de l'insolvabilité qu'ils établissent de l'autre. Les autres membres du ministère étaient des hommes plus spéciaux que recommandaient soit leur expérience des affaires, soit leur aptitude administrative ou leur intégrité éprouvée, comme Gaudin aux finances, Abrial à la justice, Forfait à la marine, Berthier à la guerre. On a souvent relevé le goût particulier que Bonaparte montrait pour les administrateurs probes. Ce goût est naturel chez un chef de gouvernement, qui a toujours intérêt à ce que les affaires se fassent régulièrement, mais il frappe surtout chez les despotes, à cause du contraste qu'il forme d'ordinaire avec leur conduite personnelle. Quoi de plus habile pourtant que de mettre des agents honnêtes au service d'une politique perverse ? Telle est humaine dans ces époques disgraciées, que ce triomphe est rarement refusé aux usurpations les plus iniques : on croit pouvoir les servir dans un certain ordre d'affaires, sans se rendre solidaire du reste de leurs actes ; la probité se spécialise comme les facultés de l'esprit ; elle ne reste plus assez entière pour créer une incompatibilité entre le maitre et les serviteurs, et l'on voit l'instrument se flatter de rester pur en concourant à un résultat qui ne l'est pas. Maret, travailleur exact et infatigable, remplit les fonctions de secrétaire d'État et servit d'intermédiaire entre les consuls et les ministres. Le ministère n'avait rien d'ailleurs de la solidarité d'action et de pensée que ce-mot implique dans les pays libres : chacun ne répondait que pour soi et ne se préoccupait en rien d'une marche collective. La dépendance étroite où l'on était placé vis-à-vis du Premier Consul faisait tout naturellement qu'on préférait n'avoir affaire qu'à lui seul. Plus on était obligé de lui sacrifier de ses propres opinions, moins on était disposé à faire des concessions envers tout autre ; et ce sentiment était poussé si loin que Talleyrand déchira, dès les premiers jours de son ministère, ne vouloir travailler qu'avec lui, à l'exclusion même des deux autres consuls. Les ministres n'avaient donc d'autre signification que celle qu'ils tenaient de leur valeur individuelle, et à ce point de vue les choix étaient habilement faits ; car les uns promettaient des administrateurs stricts et laborieux dont le besoin était vivement senti, les autres semblaient un gage donné à. l'opinion qui ne demandait qu'à se laisser tromper. « Quel révolutionnaire, disait le Premier Consul à son frère Joseph, n'aura pas confiance dans un ordre de choses où Fouché sera ministre ? Quel gentilhomme n'espérera pas trouver à vivre sous l'ancien évêque d'Autun ? L'un garde ma gauche, l'autre ma droite. J'ouvre une grande route où tous peuvent aboutir[1]. » Tous pouvaient y aboutir en effet, à la condition de se contenter de ces vaines apparences et de renoncer à tout ce qu'ils avaient aimé et servi jusque-là. Il voulait établir à l'ombre de son pouvoir une sorte de terrain neutre sur lequel tous les-partis eussent pu désarmer et se donner la main, toutes les opinions abdiquer à son profit ; il se flattait de les rallier sans les satisfaire ; il lui semblait que sa propre grandeur devait leur tenir lieu de tout, qu'elle suffirait pour faire tous les frais de la réconciliation ; rêve que la lassitude universelle semblait autoriser, mais qu'un principe supérieur, impersonnel et désintéressé comme la liberté pouvait seul réaliser, parce qu'il n'est pas dans la nature de l'homme de sacrifier ses opinions ni même ses préjugés à un fait. Celte pensée, qui avait dicté au Premier Consul ses choix pour le ministère, fut aussi celle dont il s'inspira pour la composition du Sénat, du Corps législatif, du Conseil d'État, du Tribunat et plus tard de l'administration tout entière. Il se plut à les peupler d'hommes de toute origine, dont le seul lien et le seul trait commun était l'hommage qu'ils rendaient à son pouvoir. Il ne s'apercevait pas qu'en se donnant à lui au prix d'un pareil reniement, ils ne pouvaient lui apporter que des dévouements de commande, et ne se donnaient en réalité qu'à sa fortune. Malheur à lui le jour où elle ferait défection ! Mais il se flattait de les transformer par son ascendant comme il avait transformé le soldat fanatisé. On eût dit qu'il dépendait de lui d'anéantir le passé et que tout allait dater désormais du jour de son avènement ; préoccupation salutaire si elle n'avait eu pour objet que le triomphe d'une cause désintéressée, profondément corruptrice du moment qu'elle n'était suggérée que par des mobiles personnels. Bonaparte pouvait tout à l'exception de cette seule chose : élever sa personne à la hauteur d'un principe. La nomination du personnel des grands corps de l'État offrait un immense appât aux ambitions. Elles en profitèrent avec l'avidité éhontée qu'elles ont toujours montrée dans les crises de ce genre, et qui fait si facilement illusion aux pouvoirs nouveaux, trop souvent disposés à voir l'élan du sentiment national dans ce qui n'est que l'élan des convoitises. Le Sénat s'ouvrit aux fortunes déjà faites, aux situations acquises ; il devint l'asile des illustrations auxquelles la vieillesse fermait la carrière active, ou la récompense de certains dévouements qui ne pouvaient être employés plus utilement. Parmi les premiers, Cabanis, Monge, Berthollet, Serrurier, Volney, Destutt de Tracy ; parmi les derniers, Cornet, Fargues, Cornudet, Vernier, et tous ces députés des Anciens qui avaient rempli leur mandat en appelant les soldats dans l'enceinte législative. Le vieux Ducis repoussa seul un honneur qu'il fallait partager avec de tels collègues ; et ce qui peint le temps, son refus parut un acte héroïque. Le Corps législatif, réunion de muets appelés à voter silencieusement des lois que d'autres discutaient, fut composé de trois cents membres ; foule anonyme du sein de laquelle aucune réputation ne pouvait surgir. Les tribuns, sorte d'eunuques législatifs qui avaient la discussion sans le vote, c'est-à-dire la parole sans l'action, déconsidérés à l'avance par cette mutilation quelque peu ridicule qui les réduisait à l'état de simples virtuoses politiques, reçurent dans leurs rangs tout ce qui avait marqué récemment parmi les orateurs et les publicistes par la jeunesse associée au talent, à l'éloquence, à la générosité des sentiments. Le Tribunat étant le seul organe que la Constitution de l'an VIII eût laissé à la liberté de discussion, on ne s'était pas contenté de le paralyser en lui retirant toute influence effective sur les affaires, on avait voulu affaiblir son autorité morale en le condamnant par son rôle même à une opposition en apparence systématique ; ce qui était fait pour ôter toute valeur devant l'opinion à ses critiques les mieux justifiées. Les tribuns, n'ayant en effet d'autre mission que de débattre contradictoirement les lois avec les conseillers d'État chargés de les proposer, se trouvaient placés, par leur institution même, vis-à-vis du gouvernement, dans une situation d'antagonisme inévitable dans lequel la masse du public ne pouvait voir qu'un parti pris. Dans de telles conditions, leur blâme paraîtrait affaire de métier, résultat prévu et réglé d'un rôle convenu ; leur éloquence perdrait toute prise sur les esprits, et tout ce beau feu se dissiperait en fumée. Ainsi, à l'avantage de maintenir sous l'œil et sous la main du gouvernement tout ce qu'il y avait de jeune et d'ardent au sein des partis politiques, cette institution joignait celui de contraindre les oppositions à se dépenser en vaines paroles, et, de plus, elle avait pour effet de les discréditer et de les rendre suspectes à l'opinion. Par-là furent condamnés à s'user dans des luttes sans retentissement et sans issue des hommes qui auraient illustré un gouvernement libre, comme Daunou, Benjamin Constant, Chénier, J.-B. Say ; d'autres qui auraient rendu de grands services par la solidité de leurs connaissances et la droiture de leur esprit, comme Ganilh, Sédillez, Ginguené, Thiessé, Andrieux. On eut soin d'ailleurs de leur adjoindre beaucoup d'hommes dont le dévouement était sûr, comme Chauvelin, Stanislas Girardin, Riouffe Autant le Tribunat était disgracié par situation autant le Premier Consul avait prodigué les faveurs et les avantages au Conseil d'État, objet de toutes ses prédilections. Il avait fait de ce corps non-seulement une sorte d'officine législative chargée d'élaborer les lois, mais un véritable conseil de gouvernement associé à l'expédition même des affaires et collaborant avec les ministres. Il l'avait divisé en plusieurs sections, ayant chacune leur tâche, la guerre, la marine, les finances, l'intérieur, la justice. Il y appela les réputations les plus brillantes, les ambitions les plus actives ; il lui donna des traitements égaux à ceux du Sénat, des missions de confiance, des gratifications extraordinaires, enfin un éclat qui effaçait celui des autres assemblées, afin que tous les regards se portassent naturellement de ce côté. Grâce à ce prestige calculé, le public s'accoutumerait insensiblement à oublier dans leur obscurité les députés et les tribuns qui représentaient la nation, pour se tourner vers les conseillers d'État qui ne représentaient que le pouvoir. On en viendrait peu à peu à attribuer à cette ombre d'assemblée délibérante placée aux côtés du Consul la valeur d'une véritable délégation nationale, et l'on aurait ainsi les apparences d'un contrôle sans en avoir les inconvénients. Le Tribunat, conception de Sieyès, que le Premier Consul n'avait subi qu'avec une extrême répugnance, pourrait alors être supprimé comme une inutile superfétation. Là se trouvaient réunis la plupart des coopérateurs de Bonaparte dans le. coup d'État de brumaire, Rœderer, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Boulaye de la Meurthe, Réal, Berlier, Régnier ; quelques-uns de ses anciens compagnons d'armes utiles à employer dans l'administration militaire, Brune, Marmont ; des royalistes ralliés comme Devaisnes, Dufresne, Defermon ; d'éminentes spécialités comme Ganteaume, Chaptal, Fourcroy. Ces hommes d'une incontestable capacité, initiés depuis longtemps à la pratique des affaires, étaient de précieux auxiliaires pour le vaste travail de réorganisation qu'avait entrepris le Premier Consul ; et bien qu'ils aient reçu de lui leur direction, Ils en furent au fond les véritables artisans. Quelque étendue qu'ait été d'ailleurs l'œuvre dont on doit leur rapporter l'honneur ou le blâme, elle fut infiniment moins difficile qu'on ne le supposerait au premier abord, grâce à la méthode expéditive que le maitre avait mise à la mode le despotisme simplifie tout. Mais ce qui manquait d'une façon absolue à cette réunion de talents brillants et variés, c'était précisément la qualité que Bonaparte tenait le plus à leur voir attribuer par l'opinion, l'indépendance. Tous les membres du Conseil d'État avaient été ou ses complices, ou ses créatures, ou ses obligés ; tous dépendaient de lui, tous tremblaient devant lui. Cette situation respective parlait plus haut que les prétendues hardiesses qu'il se plaisait à leur prêter, pour leur créer à peu de frais la popularité qui s'attache aux assemblées libres. Il pouvait leur donner tous les genres d'autorité excepté celui-là. Il dépensa beaucoup d'art à faire croire que, selon la définition de Rœderer, le conseiller d'État « était un tribun placé près de l'autorité suprême. » C'est dans ce but qu'il se rendait si souvent au milieu d'eux, y provoquait la critique et la contradiction, faisait répandre dans le public qu'un membre avait été jusqu'à lui couper la parole au milieu d'une discussion, sur quoi il s'était écrié avec une charmante bonhomie : « Laissez-moi continuer ; après tout, il me semble qu'ici chacun a bien le droit de dire son opinion ! » Mais tous ses efforts furent vains, le public ne crut jamais à l'indépendance du Conseil d'État. A Sainte-Hélène même, bien des années plus tard, il s'obstinait encore à vouloir accréditer cette légende ; mais il y mêlait par inadvertance des récits qui contrariaient singulièrement l'idée qu'il cherchait à. en donner. Il racontait, par exemple, avoir dit un jour à un membre qui l'avait poussé à bout : « Dernièrement vous avez été bien loin ; vous m'avez réduit à me gratter la tempe c'est un grand signe chez moi. Dorénavant évitez de me pousser jusque-là ![2] » Ce jusque-là marque la limite au-delà de laquelle on commençait à devenir factieux. Comme Jupiter, il voulait être obéi sur un simple froncement de sourcil ; mais il souffrait que l'opposition fût poussée jusque-là ! D'après toutes les probabilités, l'histoire, pas plus que les contemporains, ne croira à l'indépendance de ceux qui réglaient leur conduite sur de telles manifestations. Au reste, ces actifs et habiles coopérateurs, esclaves désormais d'une fortune qui avait été en partie leur ouvrage, n'étaient pas de trop pour mener à bonne fin la tâche que le général Bonaparte avait assumée en s'emparant du pouvoir. Indépendamment du grand travail de reconstruction administrative et judiciaire qu'il avait à réaliser sur les ruines des institutions républicaines, il était urgent pour lui de résoudre de menaçantes complications politiques qui s'étaient aggravées, depuis la chute du Directoire. La guerre de Vendée, en dépit des négociations entamées avec quelques-uns de ses chefs comme MM. d'Andigné et Hyde de Neuville, s'était propagée de plus en plus en Bretagne, elle avait même gagné la Normandie. Il était important de l'étouffer avant de recommencer les hostilités contre les puissances étrangères, dont les dispositions belliqueuses n'étaient pas douteuses malgré les échecs qu'elles avaient subis l'année précédente en Hollande et à Zurich. Le Premier Consul était lui-même désireux d'ouvrir une nouvelle campagne, car il savait mieux que personne que toute usurpation a besoin pour se faire pardonner, de grands succès, soit dans la paix, soit dans la guerre, et il était naturellement porté à les chercher dans une carrière qui lui avait déjà valu tant de gloire. Mais rien n'étant prêt pour frapper un grand coup, il lui fallait gagner du temps ; et par une de ces contradictions si fréquentes en France, la guerre étant momentanément très-impopulaire chez cette nation qui venait de se donner pour chef un soldat, H résolut de faire en faveur de la paix une solennelle démarche, pour s'attribuer aux yeux du peuple le mérite d'avoir voulu l'établir et faire retomber sur l'étranger seul l'odieux et la responsabilité de la reprise des hostilités. En même temps donc qu'il s'adressait, par une proclamation à la fois énergique et insinuante, aux habitants des départements de l'Ouest déjà fort ébranlés dans leur fidélité à la cause royaliste, il voulut se mettre, par une démonstration directe et personnelle, en communication avec les deux souverains les plus importants de la coalition, le roi d'Angleterre et l'empereur d'Autriche. Il leur écrivit à l'un et à l'autre pour leur offrir la paix, en leur notifiant son avènement au consulat. « N'est-il donc aucun moyen de s'entendre ? disait-il au roi d'Angleterre. La guerre qui ravage depuis huit ans les quatre parties du monde doit-elle être éternelle ? Comment les deux nations les plus éclairées de l'Europe, puissantes et fortes plus que ne l'exigent leur sûreté et leur indépendance, peuvent-elles sacrifier à de vaines idées de grandeur le bien du commerce, la prospérité intérieure, le bonheur des familles ? Comment ne sentent-elles pas que la paix est le premier des besoins comme la première des gloires ? (25 décembre 1799.) » La lettre à l'empereur exprimait les mêmes idées en termes un peu différents et rappelait à ce souverain les relations qui avaient existé antérieurement entre lui et le général Bonaparte. Ces deux manifestes, écrits à l'adresse du peuple français beaucoup plus que des deux cours étrangères, n'étaient pas seulement inusités dans les rapports diplomatiques, et comme tels plus propres à indisposer qu'à convaincre ceux à qui on les envoyait, ils avaient, du moins en ce qui concernait l'Angleterre, le tort d'impliquer une sorte de changement dans les institutions, pour le bon plaisir du général Bonaparte. En Angleterre, en effet, la direction suprême et effective des affaires, extérieures aussi bien qu'intérieures, appartenait non au monarque, mais aux ministres, seuls régulateurs de la politique nationale sous le contrôle souverain. du Parlement ; et le roi n'eût pu répondre en son propre nom aux questions que lui adressait si familièrement Bonaparte, sans violer la Constitution britannique. Quelque étranger que fût le Premier Consul à la connaissance des institutions anglaises qui restèrent toujours une énigme pour lui, quelque invraisemblables que pussent lui paraître des scrupules constitutionnels qu'il considéra toujours comme une pure comédie, il est difficile d'admettre qu'il n'ait pas été ici averti d'une telle méprise par son conseiller Talleyrand, qui avait vécu en Angleterre et y avait dirigé de grandes négociations. Mais ce que Bonaparte cherchait en ceci était uniquement de produire un grand effet. Il n'espérait ni même ne désirait la paix, mais il voulait convaincre les Français qu'il avait tout fait pour l'obtenir, et il savait que leur esprit serait bien plus frappé de cette adjuration personnelle adressée aux souverains que d'une proposition introduite selon les formes discrètes en usage dans les chancelleries. Le mépris de ces formes dont ils ne pouvaient comprendre la raison d'être, et qui n'étaient à leurs yeux que le raffinement d'une étiquette surannée, était même fait pour les flatter dans la personne de leur représentant : il se mettait du premier coup hors de pair, au-dessus des vieux préjugés et des vaines conventions ; il traitait, lui leur élu, d'égal à égal avec les têtes couronnées ; orgueil plein d'humilité chez des républicains autrefois si dédaigneux pour les rois, et déjà fiers aujourd'hui de voir un des leurs s'introduire de force dans le cénacle monarchique. Cette démarche, dont la mise en scène était si bien calculée pour exciter les imaginations, -ce qui était son but principal, semblait appelée en outre à créer des embarras sérieux au ministère anglais, à cause des armes qu'elle allait fournir à l'opposition. La nation anglaise n'était pas, en effet, moins fatiguée que la France de cette guerre interminable et ruineuse, mais Pitt qui voulait la poursuivre s'était fait un excellent argument de notre refus de traiter, refus si bien constaté d'ailleurs lors des conférences de Lille. Cet argument tombait devant la démarche du Premier Consul, et, ainsi que Talleyrand l'avait prévu et annoncé, l'opposition allait en tirer de grands avantages contre son puissant antagoniste. Pitt avait, pour refuser la paix qu'on lui offrait avec tant d'ostentation, des motifs politiques et raisonnés très-différents de la rage aveugle qu'il est de tradition de lui attribuer. Les communications qu'on a maintenant de lui, adressées à ses coopérateurs et à ses confidents les plus intimes, ne permettent pas de persévérer dans ce système commode qui a si longtemps substitué l'invective à l'exposition des faits. En premier lieu, Pitt croyait la France beaucoup plus épuisée qu'elle ne l'était réellement, opinion jusqu'à un certain point autorisée par la faiblesse et le désordre des derniers temps de l'administration directoriale eh dépit des échecs subis l'année précédente, il pensait qu'en persévérant encore quelques mois la coalition pourrait obtenir ou imposer une paix infiniment plus avantageuse qu'en ce moment. Il croyait ensuite que Bonaparte ne parviendrait pas â se consolider ; la dictature militaire ne lui paraissait pas devoir durer longtemps chez un peuple si mobile, et selon toute probabilité elle n'amènerait qu'un retour à l'ancienne monarchie. Enfin il était sur le point de recueillir le fruit de deux événements depuis longtemps attendus, et dont les négociations lui auraient fait perdre le bénéfice l'un était l'évacuation de l'Égypte, peut-être même la capture de notre armée, car ses espérances allaient jusque-là ; l'autre était le débarquement, alors imminent, bien qu'il n'ait pas eu lieu, d'une armée anglaise sur les côtes de Brest, afin d'y donner un point d'appui à l'insurrection royaliste, et de garder ce port « en dépôt pour le roi, » c'est-à-dire au nom de Monsieur, dont il avait déjà obtenu l'adhésion[3]. La lettre du Premier Consul lui arriva au moment où il était le plus occupé de ces divers projets et où il croyait toucher à leur réalisation. L'ardeur et l'impatience de ses désirs faussèrent la justesse habituelle de son jugement et lui exagérèrent démesurément les difficultés du gouvernement consulaire ; il ne comprit pas que le Premier Consul ne demandait la paix que par un calcul de popularité et pour préparer la guerre, que le plus mauvais service qu'on pût lui rendre était de le prendre au mot en acceptant ses ouvertures. A quoi bon traiter avec un pouvoir dont l'avenir paraissait si peu assuré ? C'est dans ces termes mêmes qu’il motiva sa détermination avec son collègue et ami Dundas : « Je crois, lui écrivait-il, que nous n'avons autre chose à faire pour le moment que de refuser toute négociation, par la raison que la situation actuelle de la France ne nous offre pas encore un terrain assez solide pour promettre quelque sécurité pour les négociations, tout en prenant soin d'exprimer nettement l'empressement avec lequel nous embrasserons toute ouverture pour la paix générale lorsque cette sécurité nous paraîtra possible. Je crois que cela peut être exprimé de manière à faire entendre au peuple français que le plus court chemin pour arriver à la paix serait d'effectuer la restauration de la royauté, et par-là d'accroître les chances de cette issue, la plus désirable que puisse avoir la guerre (31 décembre 1799). » Ces derniers mots nous donnent le secret de la grosse et mémorable méprise que contenait, quelques jours après, sa dépêche écrite en réponse à lettre du Premier Consul. On est surpris que le chef, si éminent à tant d'égards, d'un peuple chez lequel le sentiment national était si fier et si susceptible, n'ait pas compris quelle faute irréparable il allait commettre, quel précieux service il allait rendre à son adversaire et quel coup funeste il allait porter à la cause qu'il prétendait défendre, en paraissant faire du rétablissement d'une dynastie proscrite une condition presque indispensable de la paix. Cette dépêche n'était pas adressée au Premier Consul, mais à M. de Talleyrand, et elle était signée du secrétaire d'État aux affaires étrangères, lord Grenville. Le ministre exposait d'abord que S. M. britannique ne voyait aucune raison de se départir des formes anciennement établies pour les transactions diplomatiques. Entrant ensuite dans la discussion des faits et laissant de côté les considérations de philanthropie développées dans le manifeste consulaire, il s'efforçait d'établir que l'Angleterre avait toujours désiré la paix et la désirait encore, mais qu'il ne dépendait pas d'elle de la conclure tant que les causes de la guerre continueraient à. subsister. Ces causes étaient uniquement, disait-il, dans ce système d'envahissement et de propagande qui avait conduit nos armées en Hollande, en Italie, en Suisse, en Égypte, sans aucune provocation de la part de ces peuples. Tant que ce système ne serait pas abandonné, il n'y aurait pas de paix possible, et pour prouver qu'on y renonçait, il ne suffisait pas de vaines protestations, comme le Directoire en avait si souvent écrit ; il fallait des gages sérieux et basés sur des faits. Le meilleur de ces gages serait la restauration de l'ancienne dynastie ; mais S. M. n'entendait nullement prescrire aux Français la forme de leur gouvernement, elle demandait seulement que leur situation intérieure lui offrit une sécurité suffisante pour traiter. Quelques-unes de ces récriminations étaient fondées, particulièrement celles qui exprimaient la défiance que devait inspirer l'homme dont l'influence avait fait substituer le système des conquêtes aux guerres toutes défensives des premières années de la révolution française ; les autres étaient souverainement injustes et impolitiques, soit qu'elles tendisser1l à s'immiscer dans nos affaires intérieures, soit qu'elles ne tinssent aucun compte de la part que l'Angleterre avait eue, par ses provocations et ses intrigues, dans cette déplorable déviation de nos guerres de liberté et dans l'exaspération de l'esprit révolutionnaire. La note de lord Grenville vint à point pour servir les pians de Bonaparte, en blessant profondément l'orgueil national. Il n'était pas homme à ne pas profiter d'une telle faute, et il voulut en tirer tout le parti possible en insistant de nouveau sur sa proposition, de façon à donner un plus grand relief encore à ses intentions pacifiques et à la mauvaise volonté de ses adversaires. Un second manifeste, signé cette fois par Talleyrand, répondit point par point aux allégations de la note anglaise. Il rejeta hardiment sur la politique de Pitt non-seulement la responsabilité dü commencement de la guerre, mais les développements ultérieurs qu'elle avait pris. Quant à l'insinuation relative au rétablissement de la maison de Bourbon, il la repoussa, en rappelant à la dynastie de Hanovre ses propres origines : elle aussi avait été un pouvoir élu dans la personne de son fondateur. D'ailleurs, elle avait déjà négocié antérieurement avec le gouvernement issu de la révolution ; elle n'avait donc aucun motif sérieux de repousser des ouvertures inspirées par le désir de mettre fin à tant de calamités. Cette justification, écrite à l'adresse du public plutôt que du cabinet britannique, n'obtint de la part de celui-ci qu'une déclaration confirmative de ses premières objections ; et ce débat diplomatique, auquel on donna à dessein une immense publicité, fut clos à l'avantage de celui qui l'avait soulevé, bien qu'il eût pu, conduit plus habilement par les ministres anglais, devenir pour lui un grave sujet de déception. Au reste, le cabinet britannique prit sa revanche dans la discussion qu'il provoqua lui-même au Parlement, à l'occasion de l'Adresse, sur la question de la paix ou de la guerre, et ce ne fut pas pour l'Europe un spectacle sans enseignement que de voir cette question soumise en Angleterre au suffrage de deux assemblées libres, tandis que dans ce pays qui s'intitulait encore la République française on la voyait tranchée souverainement par la volonté d'un seul homme. L'opposition, conduite à la Chambre des lords par le duc de Bedford et lord Grey, aux Communes par Fox, Erskine, Tierney et Whitbread, profita habilement de la faute que -les ministres avaient commise en épousant les intérêts de la maison de Bourbon, mais son succès fut loin de répondre aux espérances de Talleyrand. Elle fut moins heureuse encore en reprochant au cabinet la défiance dont ses dépêches témoignaient envers le général Bonaparte ; car loin de chercher à repousser ce reproche, les orateurs ministériels s'attachèrent principalement à démontrer combien cette défiance était justifiée et firent porter tout le débat sur ce point unique. Lord Grenville, qui défendit le ministère à la Chambre des lords, rappela d'abord les principaux actes de la politique extérieure du Directoire, son mépris pour le droit des gens et pour les droits individuels, ses déprédations, ses violations des traités qu'il avait lui-même signés, ses agressions en pleine paix contre les États faibles. Et lord Grey s'étant écrié que c'étaient là les torts du Directoire et non ceux de Bonaparte : « Quoi ! dit-il, Bonaparte n'a donc rien de commun avec le gouvernement qui l'a précédé ? Mais à qui sont dus la plupart des actes que je vous ai signalés, sinon à Bonaparte ? Qui a fait un traité de paix avec la Sardaigne et l'a violé ensuite ? Bonaparte. Qui a conclu, puis rompu un traité avec le grand-duc de Toscane ? Bonaparte. Qui a fait, puis annulé des armistices avec Modène et les autres petits États de l'Italie ? Bonaparte. Qui a rançonné le grand-duc de Parme malgré sa neutralité ? Bonaparte. Si Venise a été entraînée à la guerre, qui l'y a entraînée si ce n'est Bonaparte ? Qui, après avoir fait la paix avec Venise et lui avoir donné une constitution, l'a livrée pieds et poings liés à l'Autriche ? Bonaparte. Si Gênes a été soumise et humiliée, c'est encore aux volontés de Bonaparte, qu'ont été sacrifiées les richesses et l'indépendance de cette République. Si la Suisse a été entraînée par des offres menteuses de paix et d'alliance à abandonner ses droits et ses libertés, c'est encore par Bonaparte qu'elle en a été dépouillée ! » A cette sanglante invective il y avait peu de chose à répondre, car la participation de Bonaparte à tous ces actes était incontestable, et dans ces actes se trouvaient déjà en germe tous les griefs qui devaient un jour le faire mettre hors la loi, comme, « l'ennemi de l'Europe. » L'ardente philippique de Grenville entraîna l'assemblée à l'immense majorité de 92 voix contre 6 en dépit des protestations du duc de Bedford, et de lord Holland qui excita le rire de la Chambre en se portant garant de la sincérité de Bonaparte. Aux Communes, où l'opposition était beaucoup plus puissante, la victoire fut plus disputée, mais, par une pente presque invincible et malgré les efforts des adversaires de Pitt, le débat fut amené de nouveau sur le même terrain, à savoir : si le degré de confiance qu'on pouvait accorder à Bonaparte était suffisant pour traiter avec lui Dundas prit le premier la parole au nom du cabinet et demanda si l'on pouvait se fier à l'homme qui s'était non -seulement fait un jeu de la foi des traités, mais qu'on avait vu en Égypte renier jusqu'à son Dieu lorsqu'il l'avait jugé utile à ses desseins. Il rappela que tous ceux qui avaient traité avec lui avaient été trompés par lui : Gènes, Venise, la Cisalpine, la Toscane, l- Turquie ; autant de traités autant de trahisons ! En négociant avec le gouvernement précédent, on négociait jusqu'à un certain point avec la nation française ; aujourd'hui c'était avec Bonaparte seul, car Bonaparte était tout en France. Accepter ses ouvertures c'était le reconnaître, le consolider, se faire l'instrument de sa force. Ce n'était pas à un ministère anglais qu'il convenait d'accepter et de remplir un tel rôle ![4] Whitbread s'efforça en vain de porter la discussion sur un autre sujet en abandonnant à ses adversaires la personne de Bonaparte et en avouant tout ce que son usurpation avait de criminel. Il fit observer, non sans raison, qu'adopter un tel motif de ne pas traiter, c'était se condamner à ne traiter jamais tant que Bonaparte serait maintenu au pouvoir, engagement fort téméraire. Il rappela fort justement que si la révolution française avait commis de grands excès, c'est qu'elle y avait été provoquée par la folie, les excitations et les crimes des autres puissances, et la politique anglaise était tenue plus que personne d'en prendre sa part de responsabilité. Le jeune Canning, alors% ses débuts, lui répondit en s'attachant à démontrer l'impossibilité du maintien d'un tel pouvoir : les Français ne pouvaient préférer longtemps les formes dures et repoussantes du régime militaire aux formes aimables et douces de leur ancienne monarchie ; ils ne pouvaient accepter longtemps la tyrannie de « ce nouvel usurpateur qui, pareil au spectre, porte sur sa tête quelque chose qui ressemble à une couronne. » Son élévation même prouvait une tendance au rétablissement de l'ancienne monarchie. Erskine reprit avec une admirable éloquence le thème développé par Whitbread Au nom de Dieu, dit-il en s'emparant d'un mot célèbre que Burke avait appliqué au gouvernement américain, au nom de Dieu, ne faisons pas attention au caractère et aux promesses du gouvernement français, mais occupons-nous de ce que nous pouvons faire avec lui. » A quoi donc avaient servi huit années d'injures et d'invectives ? avaient-elles diminué les maux produits par la révolution ? Non, elles les avaient empirés. Après avoir annoncé l'humiliation inévitable à laquelle devait conduire cette aveugle obstination, il fit ressortir vivement le service qu'on avait rendu à Bonaparte en allumant l'indignation du peuple français par cette maladroite apologie de la cause des Bourbons ; argumentation que Tierney appuya en s'écriant : « Que diriez-vous si le général Bonaparte, victorieux, déclarait qu'il ne veut traiter qu'avec les Stuarts ? » Ces objections, justes et politiques pour la plupart, firent impression sur l'assemblée, mais elles furent emportées par l'impétueux appel que Pitt adressa aux passions nationales. Ce discours de Pitt fut comme le programme du long duel qui allait s'ouvrir entre l'Angleterre et Napoléon. S'élevant par une étonnante puissance d'intuition au-dessus des considérations purement politiques, et devinant avec la perspicacité de la haine, au moyen des données que lui fournissait le passé, le rôle que Bonaparte devait bientôt remplir, il peignit l'Angleterre comme le seul refuge contre les calamités qui allaient inonder l'Europe, et comme l'écueil contre lequel se briserait un jour cette fortune menaçante. L'Angleterre seule était restée inaccessible aux envahissements de la révolution française. Il fallait lui conserver ce privilége, il fallait sauver l'instrument qui devait servir plus tard à la libération du monde. Il valait mieux continuer la guerre que de traiter avec un homme sans foi. Pacem nolo quia infida, disait-il en empruntant un mot de Cicéron. Il avait, à la vérité, consenti à négocier avec la République lors des conférences de Lille ; mais qui avait fait échouer ces négociations ? le succès du 18 fructidor ; et qui avait fait fructidor ? le général Bonaparte. C'était grâce à lui qu'avait été réalisé ce premier essai de despotisme, qui ne le cédait qu'à celui de brumaire. Arrivant alors au reproche qu'on lui adressait d'avoir encouragé les prétentions de l'ancienne dynastie, il montra combien l'Angleterre et l'Europe avaient intérêt à la voir rétablie, et quelle sécurité il en résulterait pour les relations internationales. Dans l'état de misère et d'épuisement où se trouvait la France, le pouvoir n'y pouvait vivre et durer que par le système du vol, des confiscations et de la conquête. Mais combien les choses seraient différentes si l'héritier des Bourbons était remis sur le trône t Loin de songer à troubler ses- voisins il aurait assez d'occupation à tâcher de guérir les blessures et de réparer les pertes causées par dix années de convulsions civiles, de relever le commerce et l'industrie, de faire re,-- -re les manufactures. Quelles que fussent les vues du monarque restauré, il s'écoulerait probablement un long espace de temps avant qu'il possédât un pouvoir de nature à le rendre redoutable pour l'Europe. Le sens général des luttes qui allaient suivre et de l'époque qui leur succéda était ainsi pressenti avec une remarquable justesse, mais aussi avec d'inévitables méprises de détail par l'homme dont la vie devait s'y consumer jusqu'à la dernière heure. Il ne se trompait pas en identifiant à Bonaparte le caractère envahissant qu'avait pris la révolution française dans sa politique extérieure des dernières années, mais il avait le tort d'oublier qu'elle avait eu aussi d'autres passions et d'autres principes, et, en négligeant cette distinction, il la mettait en quelque sorte dans la nécessité de faire cause commune avec son chef ; en dénonçant la solidarité, il contribuait à la créer ; de même qu'en affirmant avec tant de violence l'antagonisme de son pays avec Bonaparte, il fortifiait cet antagonisme, lui donnait de nouvelles raisons d'être. Enfin, erreur plus grave que toutes les autres, il supposait la France épuisée, hors d'état de soutenir une longue lutte, mal disposée en faveur du nouveau despotisme. Or, c'était là la plus fausse des hypothèses, et par cela seul que sa politique prenait le caractère d'une intimation signifiée à la France au nom d'une rivale détestée, il décuplait les forces de, l'ennemi dont il considérait la ruine comme imminente. Il n'en reste pas moins vrai que le principal obstacle au succès de cette négociation fut la défiance qu'inspiraient le caractère et le passé de Bonaparte : si ce ne fut pas là le motif déterminant de Pitt, ce fut incontestablement celui qui lui servit à entraîner l'opinion publique. Toutes les discussions du Parlement portèrent sur ce point unique ; circonstance que le Moniteur dissimula de son mieux par une cynique altération des discours ministériels. En revanche on y lut une prétendue lettre du cardinal d'York à Georges III pour lui redemander son royaume, et des félicitations ironiques adressées par Louis XVIII au même souverain[5]. Mieux conseillée par sa propre expérience et plus exposée aux coups de son adversaire, malgré ses récents succès en Italie, l'Autriche répondit avec plus de modération aux ouvertures du Premier Consul, mais elle n'en repoussa pas moins avec une invincible obstination une pacification offerte sur les bases du traité de Campo-Formio. Elle occupait maintenant non-seulement la Lombardie, mais encore le Piémont et les États du pape ; elle ne se montrait nullement pressée de rendre ces Etats à leurs anciens souverains ; elle s'était vite habituée à en disposer comme de sa propriété, et ne pouvait se résoudre à les abandonner sans combat. Bonaparte ayant, insisté sur sa proposition et lui ayant offert de grands avantages en Italie, le cabinet autrichien répondit qu'il ne pouvait traiter sans ses alliés ; il révélait par-là les subsides qu'il recevait de l'Angleterre. Tout espoir de paix se trouva donc également perdu de ce côté. Il ne restait d'autre ressource que de gagner le plus d'alliés qu'on pourrait parmi les puissances neutres, ou de détacher de la coalition celles qui semblaient hésiter, soit mécontentement, soit lassitude. Bonaparte espéra un instant atteindre ce double but au moyen de la Prusse. Dès les premiers jours du consulat provisoire, il avait envoyé à Berlin son aide de camp Duroc, le plus diplomate de ses officiers. La neutralité de la Prusse nous avait rendu de grands services dans un temps où toute l'Europe était armée contre nous ; on s'efforça de la décider à une alliance en faisant briller à ses yeux la possession des villes hanséatiques, sur lesquelles, il est vrai, nous n'avions pas même le droit de conquête ; mais ce n'était pas là une difficulté. Duroc réussit beaucoup à Berlin par sa tenue, son tact et son esprit de conduite, mais il ne parvint pas à gagner le jeune roi aux projets du Consul, et Beurnonville y échoua comme lui. La Prusse, toutefois, flattée du rôle d'arbitre et de modérateur qu'elle entrevoyait clans l'avenir, heu7euse de voir les grandes puissances se ruiner en hommes et en argent pendant qu'elle-même se fortifiait, interposa volontiers ses bons offices pour rattacher à son propre système de neutralité les petits États de l'Allemagne, et pour détacher de la coalition l'empereur Paul Ier. On pouvait espérer avoir facilement raison de cet esprit fantasque et changeant, dont la générosité native avait été pervertie par la folie du despotisme. Mécontent de l'Autriche parce qu'il lui attribuait la défaite de Suwarow et qu'elle refusait de rétablir sur leurs trônes les princes italiens, Paul était plus mécontent encore de l'Angleterre parce qu'elle refusait de s'engager à rendre Malte, en ce moment sur le point de capituler, aux chevaliers de l'Ordre hospitalier dont il s'était fait élire le grand maitre. Plus la guerre devenait inévitable, plus il était urgent d'en finir avec les difficultés intérieures. Cette nécessité de la guerre, imposée à la France au milieu de cette crise de transformation par l'avènement de l'homme qui était la personnification même de l'esprit de conquête, pesa durement sur l'avenir de notre pays. On élaborait alors les plans de réorganisation administrative ; ils furent tous conçus en vue de la situation extrême que nous traversions, ou du moins ils lui empruntèrent la force de persuasion dont ils avaient besoin, car malgré l'omnipotence de leur auteur ils n'auraient jamais été acceptés, sans les craintes que cette situation inspirait_ Inspirés par ces appréhensions, et faits pour une heure de crise, ils ne réunirent jamais les conditions qu'exigeait une époque pacifique et régulière. Cette extrémité ne fut pas moins funeste aux populations égarées que l'insurrection vendéenne avait soulevées. La France entière se trouvant transformée en un vaste camp, elles furent traitées avec l'impitoyable rigueur des usages militaires, et bientôt la nation ne fut plus qu'une armée conduite par une main de fer. Une trêve momentanée s'était établie d'un commun accord, dans les départements insurgés, pendant les négociations entamées par MM. d'Andigné et Hyde de Neuville avec le Premier Consul. Mais ces deux chefs ne tardèrent pas à s'apercevoir combien étaient vaines les espérances de restauration qu'ils avaient fondées sur lui, et l'on sut bientôt par eux qu'il fallait choisir entre une absolue soumission ou une guerre à outrance. Une proclamation habilement rédigée vint à propos pour notifier aux habitants des provinces de l'Ouest, les dispositions clémentes du Premier Consul. Bonaparte était déterminé à écraser les insurgés d'un seul coup, mais il voulait d'abord mettre les torts de leur côté. Il repoussait donc comme injuste et cruelle la politique suivie jusque-là envers eux ; il rappelait qu'il avait de lui-même abrogé la loi des otages.et celle de l'emprunt forcé ; il promettait une complète amnistie au repentir, une entière liberté au culte ; mais il frapperait impitoyablement quiconque oserait encore résister. Le passage le plus significatif de ce manifeste était un appel adressé au clergé, que déjà Bonaparte avait résolu de gagner à_ tout prix à l'intérêt de sa domination : « Les ministres d'un Dieu de paix seront les premiers moteurs de la réconciliation et de la concorde ; qu'ils parlent aux cœurs le langage qu'ils apprirent à l'école de leur maître Qu'ils aillent dans les temples, qui se rouvrent pour eux, offrir avec leurs concitoyens le sacrifice qui expiera le crime de la guerre et le sang qu'elle a fait verser ! » (28 décembre 1799.) Déjà cet appel avait été entendu et compris. L'abbé Bernier, curé de Saint-Laud, qui avait le plus contribué en Vendée à donner à la cause royaliste l'appoint du fanatisme religieux, le même que plusieurs années auparavant Charette désignait comme un traître, esprit calculateur, très-détaché au fond des passions auxquelles il avait su donner une si terrible impulsion., voyant au pouvoir un homme tout disposé à transiger avec les influences cléricales, et même prêt à. leur rendre une partie de leurs anciens privilèges, à condition de recevoir en retour une réciprocité de bons services, n'hésita pas à accepter le marché en ce qui concernait la Vendée. Il aspira dès lors à devenir le principal entremetteur d'une complète réconciliation entre l'Église et l'État. L'abbé Bernier ne faisait en cela que traduire fidèlement, en le devançant quelque peu, le sentiment presque unanime du clergé de France. Jusque-là fervent royaliste, le clergé faisait aujourd'hui défection avec la facilité ordinaire de cette corporation, pour qui la politique n'est pas une question de principes, mais une affaire d'intérêt où elle ne cherche que son propre avantage. L'église catholique ne connaît en cette matière ni droit ni devoir ; elle ne professe pour toute doctrine qu'un vague précepte de soumission aux pouvoirs établis qui permet indifféremment ou de tendre la main à l'insurrection vendéenne, ou de courber le genou devant le 18 brumaire. Le clergé fut aussi prompt à reconnaître le parti qu'il pouvait tirer des dispositions de Bonaparte, que celui-ci le fut à convoiter et à saisir ce précieux instrument. En même temps que l'un saluait dans ses adresses le 18 brumaire comme « une journée à jamais mémorable dans les fastes de l'histoire, méditée par le génie, exécutée par la sagesse et l'héroïsme, prélude de la justice universelle[6], » l'autre ordonnait à. tous ses agents de faire distribuer et placarder partout l'arrêté relatif aux honneurs funèbres accordés au pape Pie VI. De ces dispositions réciproques devait bientôt naître un pacte qui fut le concordat. L'influence de Bernier et l'épuisement de la Vendée proprement dite qui, pendant plusieurs années, avait seule porté tout le poids de la guerre, amenèrent promptement la soumission de ce département. Ses deux chefs, MM. d'Autichamp et de Châtillon, signèrent la paix avec le général Hédouville, l'un le 18 et l'autre le 20 janvier 1800 ; et à la seule condition de déposer les armes ils obtinrent la radiation de leurs principaux officiers de la liste des émigrés. Mais en Bretagne et en Normandie, où le pays avait moins souffert, où les chouans se trouvaient en communication constante avec les vaisseaux anglais et recevaient d'eux des secours de tout genre, où enfin commandaient deux chefs pleins d'énergie et d'intelligence, le comte Louis de Frotté et l'indomptable Georges Cadoudal, les offres du Premier Consul n'aboutirent qu'à d'inutiles pourparlers. Déjà, en prévision de cette résistance, il avait fait concentrer autour d'eux des forces écrasantes. Pendant les négociations même il avait mis à la disposition d'Hédouville près de soixante mille hommes, tirés pour la plupart de l'armée victorieuse de Hollande. Et dès le 5 janvier, reconnaissant avec sa vue perçante qu'on cherchait à traiter les choses en longueur pour gagner du temps, il faisait écrire à Hédouville d'agir sur-le-champ, et d'agir comme en pays ennemi, c'est-à-dire d'être impitoyable : « La mesure d'avoir des conseils militaires à la suite des colonnes est inutile. Les consuls pensent que les généraux doivent faire fusiller sur-le-champ les principaux rebelles pris les armes à la main.... Le gouvernement vous soutiendra, mais on jugera en militaire vos actions militaires ; elles seront examinées par un homme qui a l'habitude des mesures rigoureuses et énergiques et qui est accoutumé à triompher dans toutes les occasions. Quelques rusés que soient les chouans, ils ne le sont pas autant que les Arabes du désert. Le Premier Consul croit que ce serait donner un exemple salutaire que de brûler deux ou trois grosses communes choisies parmi celles qui se comporteront le plus mal. » (5 janvier 1800). » Ainsi c'étaient les traitements dont il avait usé envers les Arabes du désert qui devaient être employés envers les Français révoltés contre son autorité. Et ce n'étaient point là dans sa bouche de vaines me-nazes. Le Moniteur les avait devancées en annonçant « l'abandon, à l'armée et aux gens fidèles du pays, de tous les biens de ceux qui auraient pris les armes, jusqu'à ce que le pays se trouvât entièrement soumis et peuplé de propriétaires intéressés au maintien de la République » (Moniteur du 24 décembre) ; mesure auprès de laquelle la loi des otages, tant exploitée contre le Directoire, pouvait passer pour une inspiration de clémence. Des arrêtés relatifs à la mise hors la loi et à la mise en état de siège de ces départements vinrent compléter cette répression impitoyable. Des ordres dans le même sens furent expédiés aux généraux de tout rang qui commandaient en Bretagne et en Normandie ; Bonaparte les stimulait, les pressait avec une impatience et une irritation qui semblaient croître d'heure en heure. Il voulait terrifier et comme anéantir d'épouvante les populations qui avaient osé méconnaître et braver sa force Les insurgés avec lesquels il venait de traiter d'égal à. égal n'étaient plus que « des brigands qui devaient périr par le fer. Que nulle part ils ne trouvent d'asile contre le soldat qui va les poursuivre s et s'il était des traîtres qui osassent les recevoir et les défendre, qu'ils périssent avec eux l » (Proclamation du 11 janvier.) Le général Hédouville, ancien ami et compagnon d'armes de Hoche, esprit sage et modéré, fidèle aux traditions de ce grand citoyen qui avait su pacifier une première fois la Vendée, en restant juste et magnanime jusqu'au bout, ne parut pas propre aux fonctions d'exterminateur qu'on avait voulu lui imposer, et fut remplacé, comme « n'ayant pas assez d'énergie[7] », par Brune, dont les liaisons avec le parti terroriste semblaient mieux garantir l'inflexibilité. Les opérations commencèrent sur tous les points à la fois et furent conduites avec un ensemble que la supériorité du nombre rendait irrésistible. Quelles que fussent leur ardeur et leur habileté, les chefs royalistes étaient hors d'état de résister aux forces qu'on avait réunies contre eux. Les combats qu'ils soutinrent avec leurs bandes indisciplinées contre des soldats éprouvés ressemblèrent plus à des exécutions militaires qu'à des batailles régulières. Bourmont, échappé à grand'peine au massacre de ses paysans, lit le premier sa soumission. Peu de jours après, Georges, cerné par plusieurs colonnes de Brune, à Grandchamp en Bretagne, fut battu à deux reprises différentes et se vit à son tour réduit à déposer les armes. De tous les chefs de l'insurrection, le plus entreprenant, le plus hardi et le plus brillant était le comte Louis de Frotté, qui tenait la campagne clans la Basse Normandie. Animé d'une infatigable énergie, plein de ressources, d'activité d'ambition, iï avait montré dans cette lutte les qualités d'un chef de parti plus encore que celles d'un chef de partisans. Loin de partager les folles illusions que quelques royalistes s'étaient faites au sujet de Bonaparte, il avait compris qu'aucun homme n'était plus dangereux pour la cause des Bourbons, il avait contribué plus que personne à faire repousser ses ouvertures, et le prenant à partie dans une de ses proclamations, il s'était attaché à le ridiculiser et à le flétrir ; il l'avait peint pâlissant devant les députés qu'il voulait chasser et tombant en défaillance dans les bras de ses grenadiers. Pour tous ces motifs, le Premier Consul avait conçu contre lui une haine violente qu'on a bien vainement cherché à nier, car elle éclate dans toutes ses lettres aux divers généraux. C'est contre Frotté qu'il montre le plus d'animosité, contre lui que ses lieutenants doivent réunir les plus grands moyens de destruction : « Qu'ils ne se donnent aucun repos jusqu'à ce qu'ils aient anéanti les rassemblements de Frotté ! (à Lefebvre, 22 janvier.) » « Envoyez d'ici un officier qui ne revienne qu'avec la nouvelle de la mort ou de la prise de Frotté (au même, 10 février). » Il va plus loin encore avec le général Gardanne : « Mettez des colonnes à la poursuite de tous les brigands. Vous pouvez promettre mille louis à ceux qui tueront ou prendront Frotté, et cent louis pour les autres individus ci-dessus nommés. Il faut qu'au plus tard au 10 ventôse aucun de ces hommes n'existe plus » (11 février). On voit par-là que ce n'était point par figure qu'il avait rappelé à Hédouville sa façon d'agir avec les Arabes : il mettait à prix la tête de Frotté comme il avait fait de celle de Mourad-Bey ; et ces procédés barbares, depuis si longtemps proscrits par les nations civilisées, lui paraissaient légitimes et naturels du moment où ils étaient employés à son profit. Il ne songeait pas qu'il suggérait ainsi à ses adversaires l'idée de retourner contre lui cette arme dangereuse. Harcelé sans relâche par les généraux Guidal et Chambarlhac, abandonné de ses soldats épuisés et ne pouvant plus compter sur aucun secours de l'Angleterre qui avait été forcée de renoncer à ses projets sur Brest, Frotté demanda à traiter. Instruit de ses dispositions, le Premier Consul écrivit au général Guidal d'exiger que Frotté se rendit à discrétion : « Dans ce cas, disait-il, il pourrait compter sur la générosité du gouvernement, qui veut oublier le passé et rallier tous les Français » (14 février). Encouragé par ces assurances, Frotté se présenta à la demeure du général avec un sauf-conduit signé de lui ; ii se remit ainsi lui-même en ses mains ; mais il fut aussitôt arrêté. De nouvelles instructions arrivèrent de Pari. Il fut jugé le 17 février et fusillé le lendemain avec six de ses amis arrêtés en même temps que lui. La commission chargée de cette exécution eut l'indignité de lui imputer à trahison une lettre dans laquelle il conseillait à ses soldats de se soumettre, mais de garder leurs armes. Cette lettre, qui fut publiée par le Moniteur, était du 12 février et antérieure par conséquent à la soumission de Frotté. De nombreuses démarches avaient été faites auprès du Premier Consul en faveur de Frotté. Il feignit de se rendre à ces instances et accorda une suspension de procédure qui était une grâce déguisée. Mais au moment où il semblait céder à ce mouvement d'humanité il écrivait à Brune : 0 : Dans le moment actuel, Frotté doit être fusillé. » Et ce jour même, en effet, -c'est-à-dire le 18 février 4800, avait lieu l'exécution de ce chef intrépide. Ce mot réfute suffisamment ceux qui ont attribué à Fouché les instructions qui firent tomber cette tête. Bonaparte avait fait grâce, mais en accordant cet acte de clémence aux supplications de ses amis il savait déjà qu'il était trop tard. Celui qui venait de refuser aux larmes de Joséphine la grâce d'un enfant de dix-huit ans, le jeune comte de Toustaint saisi et fusillé à Paris, n'était pas homme à épargner une vie dans laquelle il avait reconnu un obstacle pour sa politique. Les provinces de l'Ouest étaient désormais hors d'état de fournir de nouveaux aliments à la guerre civile. Bonaparte consolida sa victoire en faisant enrôler de force dans l'armée tous les chouans en état de servir, et en incorporant quelques centaines des plus dangereux d'entre eux dans les troupes destinées à Saint-Domingue, où c'était dès lors l'usage d'envoyer les hommes dont on voulait se débarrasser (lettre à Gardanne, 20 février). Frappé de l'énergie et du fanatisme que quelques-uns des chefs avaient déployés dans cette guerre, il conçut l'idée d'utiliser au profit de son pouvoir de si précieux auxiliaires et fit venir à Paris les principaux d'entre eux, dans l'espoir de les entraîner par l'ascendant de son génie et le prestige de sa fortune : calcul d'un esprit étranger à l'intelligence des forces morales, car en séduisant ces hommes au prix d'une telle apostasie, il ne pouvait que briser en eux le ressort du caractère et tarir la source où s'était trempé leur dévouement. C'est ainsi qu'il gagna Bourmont, conquête qui devait lui coûter cher aux champs de Waterloo ! Mais toutes ses séductions échouèrent auprès de Georges, aux yeux de qui, pendant un long entretien, il fit en vain briller les plus irrésistibles tentations. Georges écouta ses propositions avec un flegme imperturbable, et lorsqu'il se fut convaincu qu'il n'avait rien à espérer pour sa cause, rompit l'entrevue et se hâta de partir pour l'Angleterre. Une fois ce grave danger écarté, le Premier Consul put se livrer tout entier à ses préparatifs de guerre et à l'achèvement de l'organisation intérieure. De tous ses embarras, le plus sérieux peut-être était la pénurie du Trésor. Dès le lendemain du 18 brumaire il avait appelé au ministère des finances Gaudin, administrateur sans grandes vues, mais plein de zèle, d'expérience et de probité : « Nous avons grand besoin de votre secours, lui dit-il, et j'y compte. Allons, prêtez serment, nous sommes pressés[8]. » Aucun soin n'était en effet plus pressant. Une somme de 137.000 francs était à ce moment tout ce que le Trésor possédait en numéraire[9]. Gaudin eut le mérite de comprendre que l'innovation la plus utile qu'il pût introduire dans une administration discréditée par de désastreux expédients était d'y apporter de l'ordre et de la régularité ; et pour atteindre ce but il ne craignit pas de revenir aux méthodes déjà éprouvées sous l'ancien régime dont il avait été lui-même un des principaux commis. Aux municipalités cantonales qui étaient chargées de la confection des rôles nécessaires à la perception des contributions directes, et qui s'acquittaient fort mal de ce devoir peu conforme à leurs attributions naturelles, il substitua une agence qui fut chargée sous la surveillance du gouvernement lui-même, de répartir l'impôt sur les personnes et les propriétés, et de constater les mutations à mesure qu'elles s'opéraient. Il y eut un directeur, un inspecteur et un certain nombre de contrôleurs par département. C'était à peu de chose près l'ancienne administration des vingtièmes. Quant à la perception, qui était abandonnée à des adjudicataires au rabais, toujours en retard pour leur payement par suite de la facilité avec laquelle le contribuable leur échappait, Gaudin l'assura au moyen des obligations des receveurs généraux. Ceux-ci furent à la fois rendus responsables du montant de l'impôt par des engagements à échéance fixe, et intéressés à sa rentrée par le délai qui leur était accordé pour leurs versements. Ces obligations furent garanties par des cautionnements au moyen desquels on créa la caisse d'amortissement, qui apporta au Trésor des ressources précieuses et immédiates. Ces diverses mesures contribuèrent puissamment à relever le crédit public ; les payements en numéraire commencèrent à se substituer partout aux payements en papier qui ne représentaient plus que des valeurs mortes. Les octrois furent rétablis sous le nom d'octrois de bienfaisance. Leur ancienne impopularité fut cause qu'on voulut leur donner le caractère d'un impôt municipal à l'usage des communes dont les revenus étaient insuffisants ; mais une disposition de la loi réservait au gouvernement seul le droit de fixer la quotité de cet impôt, ce qui permettait de reprendre d'une main ce qu'on semblait céder de l'autre. Bientôt la création de la Banque de France (janvier 1800) vint donner une nouvelle impulsion au commerce et à l'industrie en facilitant l'escompte e la circulation des valeurs. En matière de finances du moins, le système d'unité et de centralisation qu'on portait alors en toute chose n'eut pas les mêmes inconvénients que dans les autres branches de l'administration, il produisit d'heureux effets ; il en aurait produit de plus grands encore si, à côté de cette concentration devenue nécessaire, on avait laissé subsister dans son intégrité le contrôle législatif, seul moyen d'en prévenir l'abus. Mais cette amélioration était, comme beaucoup d'autres, destinée à devenir un simple instrument de règne et à perdre ainsi tout ce qu'elle avait eu d'abord de salutaire. De bonnes finances, exploitées par un gouvernement dans l'intérêt exclusif de sa propre domination, ne sont en définitive qu'une arme de plus dans les mains du despotisme. Un autre mal plus grave encore corrompit dès l'origine le système financier du Consulat et de l'Empire, et compromit aussi dès lors l'avenir de nos relations extérieures, car il n'était compatible qu'avec une politique de conquêtes : ce fut l'habitude contractée déjà sous le Directoire grâce à Bonaparte et à la campagne d'Italie, de compter pour compléter nos propres ressources sur l'argent extorqué aux États faibles. Ce n'était pas en vain que nous avions si longtemps cherché des palliatifs passagers à nos déficits dans la spoliation des peuples vaincus ou alliés ; ces expédients criminels d'un gouvernement aux abois allaient devenir une méthode constante et normale. On n'avait plus l'excuse de l'ancienne détresse mais on voulait ménager aux dépens de l'étranger, des contribuables en possession de donner ou de retirer l'empire. On s'habitua donc à considérer comme nos tributaires naturels tous les peuples hors d'état de se défendre contre nous, et cette exploitation, qui n'avait été d'abord qu'une des conséquences de la guerre, commença à en devenir un des principaux buts. Dans tous les temps et dans tous les pays, les intérêts sont par nature partisans de la paix qui seule leur assure la sécurité dont ils ont besoin ; Bonaparte nourrissait dès lors ce rêve chimérique, impossible, de les contenter par la guerre, en leur donnant l'Europe à dévorer. Une des premières pensées de Bonaparte, lorsqu'il songea à relever ses finances épuisées, fut en conséquence de faire le compte des sommes qu'il pouvait, sous différents prétextes, arracher aux peuples placés sous notre dépendance, afin de soulager d'autant les populations chez lesquelles il avait intérêt à affermir de plus en plus sa popularité. De tous ces peuples le plus faible était celui de Gènes. On commença par lui. Encore indépendant de nom, il venait d'élire un gouvernement provisoire. Bonaparte était très-décidé à incorporer Gênes à la France ; mais désireux à la fois de ne pas entraver les négociations pour la paix et de ménager le crédit du nouveau gouvernement qu'il voulait mettre à contribution, il prescrivit à Talleyrand « de faire connaître notre adhésion », en même temps qu'il lui annonçait son intention d'annexer Gènes à quelques mois de là. Ce léger sursis fut taxé à. 2 millions. « Les seigneurs de Gênes, disait-il à ce sujet, ont déjà beaucoup donné, mais les négociants n'ont pas été surchargés. Faites comprendre au ministre des finances que si cette convention n'avait pas lieu, le général Masséna serait autorisé à lever une contribution sur les principaux négociants, comme il a fait en Suisse. » (18 décembre 1799.) La Hollande vint ensuite. Tant que nos troupes avaient occupé la Hollande sous prétexte de la protéger, et en réalité pour y combattre l'Angleterre, car la Hollande ne demandait nullement à être protégée, le gouvernement de ce pays avait pourvu à leur entretien, quelque ruineuses que fussent pour lui les dépenses d'une armée si considérable. La plus grande partie de cette armée avait été retirée de là pour aller combattre en Vendée, il n'y restait plus qu'un faible corps d'occupation. Bonaparte voulut néanmoins que la République batave continuât à payer la solde, l'entretien et la nourriture de toutes les troupes qui avaient quitté la Hollande, par la raison, disait-il, cc qu'en se battait sur le Rhin (ce qui était faux, elles se battaient en Vendée) ces troupes ne cessaient pas d'être employées pour les Balayes. Cela ne devait pas faire l'objet d'une question (à Talleyrand 13 janvier 1800). Ce n'est pas tout ; à l'époque de la guerre entre la République française et la Hollande, nos armées avaient pris Flessingue ; depuis, une longue alliance avait effacé ce souvenir, et la paix conclue entre les deux peuples avait pu faire croire aux Hollandais qu'ils étaient rentrés en possession d'une ville enclavée de toutes parts dans leur territoire et que nous ne pouvions songer à conserver. Bonaparte imagina de la leur rétrocéder au prix de 40 millions comme étant devenue notre propriété (à Talleyrand, 13 janvier). Et comme il prévoyait une opposition du Corps législatif à un pareil marché, il rendit un arrêté par lequel il décidait « qu'il ne serait point donné communication de cet arrangement au Corps législatif, attendu que cette cession était une conséquence du droit de la conquête et en cette qualité appartenait exclusivement à l'autorité militaire » (arrêté du 24 janvier). Espérant, malgré l'épuisement où se trouvait la Hollande, en obtenir encore d'autres ressources, il s'adressa par une lettre aux notables et aux officiers municipaux de la ville d'Amsterdam, pour les décider par flatterie ou par intimidation à un prêt de 10 à 12 millions (le 8 mars 1800). Il eut la singulière inspiration de faire porter cette lettre par son aide de camp Marmont, militaire brillant, mais comme de raison absolument étranger à ce genre de négociation, et fort embarrassé de son rôle, ce qui le rendait pou propre à fasciner les capitaux hollandais. Marmont avait en outre la mission non moins étrange- de leur offrir pour gage de la créance un diamant, le Régent[10]. Mais cet expédient original n'obtint pour tout résultat qu'Un grand succès de rire. La ville libre de Hambourg se trouvait en assez mauvais termes avec la France depuis que le sénat.de cette cité n'avait pas cru pouvoir refuser l'extradition des Irlandais Blackwell et Napper-Tandy aux sommations simultanées de l'Angleterre, de l'Autriche et de la Russie. Le Sénat de Hambourg s'était excusé sur la contrainte qu'il avait subie et en avait _témoigné ses regrets au Premier Consul. Mais celui-ci, qui avait déjà puni ces magistrats par les plus sanglants reproches, n'avait garde de laisser passer une telle occasion de les rançonner. En faisant cette sorte de revue de ses tributaires, Hambourg se présenta à sa pensée, et il résolut aussitôt de profiter de la terreur qu'il y avait répandue. Talleyrand reçut l'ordre de faire demander de 4 à 6 millions aux Hambourgeois pour prix d'un raccommodement plus complet avec la république française. C'était à ce moment même que Duroc venait d'offrir Hambourg au roi de Prusse pour prix d'une alliance avec nous. Les convoitises de celui-ci étaient connues à Hambourg ; Bonaparte prescrivit à Talleyrand d'écrire au Sénat « que, quelles que fussent les convoitises de la Prusse et les offres même que cette puissance paraîtrait disposée à nous faire, le gouvernement français pouvait se raccommoder avec Hambourg, » mettant ainsi l'amitié de la France à prix d'argent, mais sans qu'elle devint pour cela plus sûre, car pendant qu'il spéculait si largement sur ces craintes et ces espérances, Beurnonville, le successeur de Duroc à Berlin, n'en continuait pas moins à offrir Hambourg à la Prusse. De tous les États secondaires placés à notre portée il ne restait à exploiter que la Suisse et le Portugal on ne pouvait plus songer à rien tirer de la Suisse pour longtemps ruinée par les déprédations qui avaient servi à faire les fonds de l'expédition d'Égypte et plus récemment ravagée par la guerre dont elle était devenue le théâtre. Quant au Portugal qui avait suivi à son corps défendant la fortune de l'Angleterre, il ne demandait qu'à, faire sa paix avec nous, et il nous avait même envoyé des négociateurs dans cette intention. On devait être indulgent pour ce petit État placé dans la sphère d'attraction d'une puissance à laquelle il était hors d'état.de résister et qui ne pouvait nous faire ni bien ni mal. Lui accorder la, paix était donc ce qu'il y avait de mieux, et elle eût été aussitôt conclue si l'on n'eût consulté que l'intérêt des deux peuples ; mais Bonaparte voulut la lui faire acheter, ce qui en ajourna indéfiniment la conclusion. « S'il était vrai, écrivait-il encore à Talleyrand, que dans la position des choses on peut tirer 8 à 9 millions du Portugal, cela serait d'une grande importance, puisque cette augmentation de moyens affectée, par exemple, à l'armée d'Halle, nous donnerait trente probabilités de plus sur cent (13 janvier 1800). Ainsi tous nos intérêts internationaux étaient sacrifiés au désir de battre monnaie, et au lieu de nous faire des alliés de ces petits peuples habitués par une politique séculaire à se tourner vers nous comme vers leurs protecteurs naturels, nous les forcions à devenir nos ennemis secrets par un système d'exploitation qui devait nous coûter cher au jour du danger. Et ces exactions allaient bientôt devenir plus funestes à ceux qui étaient censés en profiter qu'à ceux mêmes qu'elles dépouillaient ; car, si elles écrasaient les vaincus, elles corrompaient les vainqueurs. Adoptées aujourd'hui comme un expédient facile, elles allaient devenir peu à peu une nécessité en habituant la nation à compter sur des ressources supérieures à ses véritables revenus, en lui donnant des besoins au-dessus de ses moyens. Aujourd'hui on contentait encore cette ambitieuse démocratie en lui jetant, à la place des biens qu'elle avait d'abord poursuivis, la dépouille des États faibles ; demain il faudrait lui donner l'Europe entière à pressurer. Au reste l'histoire dira que dans ce triste marché la démocratie française ne fut pas seulement dupe ; elle fut aussi complice. C'est ainsi qu'on la vit abandonner, sans un murmure, le peu que le 18 brumaire lui avait laissé des libertés de la Révolution. Un arrêté consulaire en date du 17 janvier 1800 supprima d'un trait de plume tous les journaux politiques à l'exception de treize feuilles connues par leur dévouement au nouvel ordre de choses. L'arrêté disait que cette mesure n'était prise que « pendant toute la durée de la guerre, mais elle devait durer autant que le pouvoir de Bonaparte, et le nombre des journaux tolérés allait être encore avant peu réduit par de nouvelles suppressions. Cette exécution n'avait pas même une excuse. Des historiens ont allégué pour la justifier « les indiscrétions que la presse commettait à l'égard des opérations militaires » : Non-seulement ces journaux n'avaient donné aucun sujet de plainte à cet égard, mais l'eussent-ils voulu, il leur eût été difficile de le faire, car plusieurs mois devaient encore s'écouler avant le commencement de ces opérations. Quant aux attaques qu'ils s'étaient permises contre les cabinets étrangers, ils n'avaient fait en les publiant qu'user du droit le plus strict et le plus inoffensif, et leur violence fut bientôt de beaucoup dépassée par celle du Moniteur. Aucun de ces prétextes ne soutient l'examen ; le vrai motif de la mesure, c'est que Bonaparte voulait qu'on n'entendit, plus qu'une seule voix en France, la sienne. Les amis de la liberté sentirent le coup, mais le public resta indifférent, et telle était déjà l'intimidation que pas une seule protestation ne s'éleva. Fâcheux présage pour l'avenir ! le silence grandissait à mesure que le gouvernement semblait se consolider. L'activité du Premier Consul, l'apparente nouveauté de ses créations, qui n'étaient le plus souvent autre chose que des emprunts plus ou moins déguisés faits à l'ancien régime, le repos qu'il semblait promettre à la France, l'énergie de son administration, le prestige et l'éclat de son nom trompaient tout le monde sur la portée réelle de ses actes ; on les acceptait de parti pris avec l'étiquette qu'il lui plaisait de leur donner. Jamais le contraste entre les actions et les paroles n'a été poussé plus loin ; jamais on ne s'est servi plus audacieusement de la phraséologie populaire pour tuer tout ce que cette phraséologie représentait. Dans les moindres mesures de Bonaparte on retrouve l'homme qui lors de l'expulsion des députés des Cinq Cents avait déclaré « ouvrir l'ère des gouvernements représentatifs » ; celui qui plus tard peur rétablir les prisons d'État se fonda sur des considérants en faveur de la liberté individuelle. C'était au nom de la liberté et de l'égalité qu'il chassait les représentants de la nation, supprimait la presse, déportait sans jugement les jacobins ; et le public qui ne demandait qu'un prétexte pour prendre le change adoptait avec avidité des déclarations qui laissaient â sa soumission une ombre de dignité ; les hommes aimant mieux passer pour crédules que de s'avouer lâches. Il y avait ainsi entre eux un pacte tacite consistant d'une part à couvrir l'usurpation des souvenirs et des formules de la liberté, de l'autre à se contenter de ces hommages dérisoires, sans jamais regarder au fond des choses. Cette double hypocrisie, plus humiliante encore pour les sujets que pour le maitre, se manifesta avec éclat lors de l'installation du Premier Consul aux Tuileries. Ce changement de domicile était pour Bonaparte un cas extrêmement scabreux. Aux yeux du peuple toujours beaucoup plus frappé des faits matériels que de ceux qui ne s'adressent qu'à sa raison, cette prise de possession de l'ancien palais de nos rois était chose infiniment plus significative qu'aucun des actes qui avaient fondé la dictature de Bonaparte. Aussi, bien que cette détermination fût depuis longtemps annoncée, bien qu'on eût cherché à en atténuer la portée en publiant que les Tuileries devaient être « le palais du gouvernement », on n'ignorait pas que personne n'était dupe de cette désignation abstraite et impersonnelle ; et l'on n'était pas sans inquiétude sur les conséquences d'une telle mesure. Le gouvernement c'était Bonaparte, et peut-être y avait-il encore quelque imprudence si peu après les grandes journées de la Révolution, à loger un général aux Tuileries lorsqu'on installait les représentants de la nation au milieu des prostituées du Palais-Royal. Pour répondre aux appréhensions de ceux qui voyaient dans cette mesure un commencement de restauration monarchique, le Premier Consul imagina de faire placer dans la grande galerie des Tuileries une collection de statues dont le choix, bien loin de n'indiquer comme on l'a dit que ses prédilections personnelles, était évidemment calculé pour agir sur l'opinion publique. On voyait là réunis dans un pêle-mêle étrange les grands hommes les plus étonnés de se rencontrer et surtout de se voir les objets d'un même culte ; Démosthène à côté d'Alexandre ; Cicéron, Caton et Brutus, à côté de César ; le grand Frédéric entre Washington et Mirabeau[11] ; plus loin quelques héros républicains morts pour la Révolution française : Marceau, Dugommier, Joubert. Les uns étaient sa caution auprès des révolutionnaires et réfutaient victorieusement ceux qui dénonçaient ses projets monarchiques ; les autres étaient destinés à entretenir les espérances de ceux qui saluaient déjà en lui le nouveau César. L'amalgame entier symbolisait cette fusion qu'il lui tardait de réaliser dans les opinions et les partis. On eût dit que les choses perdaient leur sens naturel et ne gardaient que celui qu'il lui plaisait de leur donner. Une grande et pompeuse cérémonie ayant pour objet la présentation au Temple de Mars, c'est-à-dire aux Invalides, des drapeaux turcs pris à la bataille d'Aboukir, devait en outre précéder de quelques jours l'installation du Premier Consul aux Tuileries, afin que sa popularité, constatée de nouveau par une éclatante ovation, pût couvrir avec avantage le faible murmure de ceux qui osaient désapprouver ce premier pas vers le trône. Par malheur les exploits d'Aboukir étaient d'une date un peu ancienne, on en avait déjà. Tiré un grand parti lors du retour de l'expédition d'Egypte, et l'on pouvait craindre qu'ils n'offrissent pas un aliment suffisant à l'enthousiasme qu'on voulait exciter. La nouvelle de la mort de Washington arriva en Europe à ce moment même. Bonaparte ne vit dans cet événement qu'une sorte de thème inespéré pour la manifestation qui pouvait être le plus utile à ses desseins : quel autre que lui eût jamais pu concevoir l'idée de faire servir cette grande mémoire à sa propre glorification ? Il s'en empara aussitôt avec cet art de mise en scène et cet à propos incomparable qui sont peut-être le trait le plus frappant de son génie. Il l'annonça à la France par un ordre du jour imité de la motion fameuse dans laquelle Mirabeau avait annoncé à la Constituante la mort de Franklin « Washington est mort. Ce grand homme s'est battu contre la tyrannie. Il a consolidé la liberté de sa patrie. Sa mémoire sera toujours chère au peuple français comme à tous les hommes libres des deux mondes, et spécialement aux soldats français qui comme lui et les soldats américains se battent pour la liberté et l'égalité. En conséquence le Premier Consul ordonne que pendant dix jours des crêpes noirs seront suspendus à tous les drapeaux et guidons de la république. » Il décida qu'une fête funèbre en l'honneur de Washington serait célébrée en même temps que la présentation des drapeaux. La prise de possession des Tuileries, acte ouvertement monarchique, disparaîtrait ainsi au milieu de cette sorte d'apothéose des vertus républicaines. Le 9 février Lannes présenta les drapeaux au ministre de la guerre assis entre deux invalides centenaires et entouré des principales autorités. Dans le temple orné de tous les trophées de nos guerres on voyait la statue du dieu Mars au repos et non loin de là le buste de Washington, bizarre association non moins fausse que celle qui plaçait l'éloge de ce grand homme sous les auspices du 18 brumaire ! Lorsque Berthier eut répondu à Lannes, M. de Fontanes, qui fit ce jour-là ses débuts comme courtisan, prononça l'éloge funèbre du héros républicain. Rhéteur élégant, à la forme savante et pure, écrivain d'une correction parfaite, aussi supérieur qu'on peut l'être dans ce genre académique qui implique la médiocrité de l'esprit aussi bien que celle de l'âme, M. de Fontanes prouva dans ce discours qu'il avait un tact d'une rare finesse pour remplir les intentions du maitre sans laisser voir ce qu'elles avaient de choquant. Son panégyrique était en réalité une sorte de parallèle continu entre Washington et Bonaparte, et bien que le second terme de cette comparaison fût presque toujours sous-entendu, il n'était pas moins présent à l'esprit des auditeurs grâce au choix même de ses louanges et de ses contrastes. Ainsi en appréciant Washington comme général Fontanes remarquait qu'il avait eu plus de solidité que d'éclat, que le jugement avait dominé plus que l'enthousiasme dans sa manière de commander et de combattre. D'ailleurs, ajoutait-il, « aucun peuple ne pouvait donner désormais des leçons d'héroïsme à celui qui en avait dans son sein tous les modèles. Les prodiges militaires exécutés par les troupes françaises avaient affaibli la renommée de tout ce qui s'était illustré dans la même carrière.... Ses conceptions, disait-il encore, furent plus sages que hardies : il n'entraîna pas l'admiration, mais il soutint toujours l'estime..... Il est des hommes prodigieux qui apparaissent d'intervalle en intervalle sur la scène du monde avec le caractère de la domination.... Une sorte d'inspiration surnaturelle anime toutes leurs pensées, un mouvement irrésistible est donné à toutes leurs entreprises. La multitude les cherche encore au milieu d'elle et ne les trouve plus ; elle lève les yeux en haut et voit dans une sphère éclatante de lumière et de gloire celui qui ne semblait qu'un téméraire aux yeux de l'ignorance et de l'envie. Washington n'eut pas ces traits fiers et imposants qui, frappent tous les esprits ; il montra plus d'ordre et de justesse que de force et d'élévation dans les idées. On voit par ces passages à l'avantage de qui était écrit le parallèle. Aux yeux de ce rhéteur « l'élévation dans les idées » c'était l'ambition sans scrupules cherchant avant tout le bruit, l'éclat et la puissance. Ailleurs il peignait Washington a comprimant l'audace de tous les partis et ramenant l'ordre au sein de la confusion. C'est lorsqu'il eut persuadé à ses ennemis qu'il avait assez de force pour gouverner tranquillement, qu'il put rendre à son pays la paix et la liberté. Ici l'orateur dépassait la mesure et laissait voir trop clairement sa préoccupation secrète. C'était aller un peu loin que d'invoquer l'exemple et l'autorité de Washington à l'appui du coup d'État de brumaire. Il rappelait ensuite qu'une fois la paix signée, Washington avait déposé tous ses pouvoirs pour ne se servir contre les factions que des armes légales, ce qui donnait à espérer que Bonaparte ferait un jour de même, une fois la guerre terminée. « Oui, disait-il en finissant, tes conseils seront entendus, ô Washington ! ô guerrier ! ô. législateur ! ô citoyen sans reproche ! Celui qui jeune encore te surpassa dans les batailles, fermera comme toi de ses mains triomphantes les blessures de la patrie. » C'est ainsi que l'éloge de la vraie grandeur servit à exalter la fausse. L'ambition qui abaisse, écrase et avilit les hommes fut placée au-dessus de celle qui les affranchit et les élève ; le génie qui détruit fut préféré à celui qui fonde, et l'ombre de Washington fut évoquée du tombeau pour escorter dans la demeure des rois ce fils de la Révolution qui avait renié sa mère. Un nom, naguère encore cher à la France, se présentait naturellement à la pensée à l'occasion d'un éloge de Washington, c'était celui de Lafayette son frère d'armes et son ami. Fontanes avait reçu l'ordre de le passer sous silence ; trait de petitesse qui eût pu servir de commentaire à ses adulations ! Bonaparte s'installa aux Tuileries, le jour même où le Moniteur publia le discours prononcé en l'honneur du fondateur de la démocratie américaine, et le public qui associait leurs deux noms salua de ses applaudissements cette cérémonie monarchique en s'efforçant de se persuader qu'il assistait à une fête républicaine. |
[1] Mémoires du roi Joseph.
[2] Las Cases, Mémorial.
[3] Lettre de Pitt à Dundas, 22 décembre 1799, dans l'Histoire de W. Pitt et son temps, par Lord-Stanhope.
[4] Annual Register : ann. 1800.
[5] Moniteur du. 12 et du 23 février 1800.
[6] Adresse des prêtres du Doubs, de la Haute-Saône et du Jura.
[7] Bonaparte à Brune, lettre du 14 janvier 1800.
[8] Mémoires de Gaudin, duc de Gaëte.
[9] Mémoires de Gaudin, duc de Gaëte. — Notice historiques sur les finances.
[10] Mémoires de Marmont.
[11] Correspondance : ordre à Lucien. — 2 février 1800.