HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE PREMIER. — LA CONSTITUTION DE L'AN VIII.

 

 

Napoléon a raconté qu'au sortir de la première séance que les consuls provisoires tinrent au Luxembourg quelques heures après leur retour à Paris, et sous l'impression encore toute vive des scènes violentes de Saint-Cloud, Sieyès s'écria en présence des principaux auteurs du coup d'État : « Messieurs, vous avez un maître ! Bonaparte veut tout faire, il sait tout faire et il peut tout faire. » Il était un peu tard pour s'en aviser. Que Bonaparte voulût tout faire en effet, il était impossible d'en douter, on en avait de sûrs garants dans les actes qui avaient préparé ou suivi l'attentat commis contre la représentation nationale, et l'impatience de son ambition éclatait pour ainsi dire dans tout son être ; qu'il le sût, était beaucoup moins certain, et il n'est guère probable que Sieyès lui ait jamais rendu un hommage auquel ni son intelligence, ni ses prétentions personnelles ne pouvaient souscrire. Mais ce que ni Sieyès ni personne n'était en droit de contester, c'est que Bonaparte pouvait tout faire. Jamais pouvoir nouveau ne s'établit avec plus de facilité et ne rencontra moins de résistance, soit que le gouvernement qui venait de s'écrouler n'eût pas laissé de regrets, soit plutôt que lasse d'agitations et de changements, dégoûtée des partis qui l'avaient si souvent trompée, et devenue presque indifférente aux principes dont la, réalisation toujours poursuivie et jamais atteinte lui avait coûté si cher, la nation aimât mieux remettre son sort aux mains hardies de ce sauveur impérieux que de lui dicter des conditions au prix de nouvelles luttes.

N'ayant eu aucune initiative dans rétablissement du pouvoir nouveau, le public n'exerçait aucun contrôle sur ses déterminations, car c'est là le châtiment naturel de ces lâches abstentions. Absent du combat, absent du butin ; ceux qui ont vaincu sans le peuple n'ont garde de l'appeler à partager les fruits de la victoire. Bien qu'un peu humilié au fond de cette nullité méritée, il était très-résigné à en accepter toutes les conséquences. Œuvre du scepticisme et du découragement chez les classes éclairées, cette attitude inerte et passive était chez les autres l'effet de la confiance sans bornes que leur inspirait le nom de Bonaparte. Autant les premières, habituées à participer aux affaires, à disposer de l'influence, à voir les choses de près, avaient peu d'illusion et se dissimulaient peu les sacrifices par lesquels il faudrait payer la stabilité qu'on leur promettait ; autant les secondes, étrangères à la notion même des garanties politiques quoique passionnément attachées à leurs conquêtes sociales, se doutaient peu du sens et de la portée de la ratification qu'elles allaient donner à des actes accomplis sans leur participation. Aux yeux de la grande majorité, du peuple, le général Bonaparte était le représentant de la Révolution : on ne pouvait douter en effet qu'il ne fût alors fermement décidé à en maintenir les grands intérêts égalitaires, les seuls qui, avec ceux de la gloire de nos armées, fussent encore chers à cette démocratie militaire. Disposée ainsi à s'identifier avec lui, à voir en lui un soldat tribun, dans son autorité une consécration de sa propre influence, et plus avide de pouvoir que de liberté, cette classe faisait bon marché des principes les plus élevés de la Révolution, sans s'apercevoir dans son inexpérience, qu'en abandonnant les uns elle devait forcément compromettre les autres.

Ces doubles dispositions de sceptique résignation en haut, de confiance enthousiaste en bas, créaient à Bonaparte une situation d'une force incomparable. La France s'était pour ainsi dire remise en ses mains. Une fois le conseil des Cinq-Cents dispersé, toute opposition avait aussitôt cessé ; les partis eux-mêmes se taisaient et se tenaient dans une sorte d'attente en présence du médiateur que l'adhésion générale leur imposait. Il y avait entre eux comme un accord tacite d'accepter sans discussion l'origine illégale du pouvoir nouveau et de ne le juger que sur ses actes à venir. Cette sorte de désarmement instantané fut tellement universelle que la seule protestation contre le 18 brumaire dont on ait gardé le souvenir, fut faite non pas au nom d'un parti mais au nom de la loi. Un homme qui surgit ce jour-là du sein de son obscurité, et qui y rentra aussitôt pour n'en plus sortir, comme s'il avait jugé que c'était assez d'un tel acte pour remplir et honorer sa vie, Barnabé, président du tribunal criminel de l'Yonne, éleva seul la voix au milieu du silence de tous et s'opposa au nom de la Constitution violée à l'enregistrement de la loi du 19 brumaire. Frappé d'un arrêté consulaire, arraché à ses fonctions, ce courageux citoyen fut exilé à Orléans comme coupable de forfaiture, et échappa à un châtiment plus rigoureux par la singularité de son action qui devait rester sans imitateur.

Aux avantages que cette toute-puissance incontestée offrait à Bonaparte, il joignait celui de n'inspirer à personne de ces irréconciliables inimitiés qui sont le lot inévitable de la plupart des hommes qui s'élèvent à la suite des dissensions civiles. Depuis longtemps déjà il se représentait lui-même comme supérieur aux querelles des factions, et l'on avait si grand besoin d'un tel homme qu'on l'avait pris au mot sur ce point, sans examiner si celte prétendue abnégation ne couvrait pas des vues toutes personnelles. Bien qu'il eût été à diverses époques mêlé très-activement à la lutte des partis, son intervention avait été assez habilement dissimulée pour ne le compromettre vis-à-vis d'aucun d'eux, et sa longue absence à la suite de l'expédition d'Égypte l'avait merveilleusement servi à cet égard en le faisant paraître étranger à des divisions qui étaient en partie son ouvrage. Il avait laissé les partis s'épuiser eux-mêmes ; puis il était apparu soudainement au milieu d'eux lorsqu'ils avaient achevé de s'user et de se déconsidérer, et il semblait recueillir les fruits de leur défaite sans avoir presque rien fait lui-même pour l'amener. De là l'espèce de neutralité qu'après un premier moment de stupeur et d'irritation ils observaient à son égard. Il n'avait donc ni factions à combattre, ni vengeances à satisfaire, ni haines à contenir, nécessités qui s'attachent comme autant de Némésis à ceux qui s'emparent du pouvoir dans des circonstances analogues et les forcent à usurper sans cesse pour ne pas perdre ce qu'ils ont usurpé d'abord, et à détruire pour n'être pas détruits.

N'ayant rien de semblable à redouter en présence de l'assentiment unanime qui accueillit ses premiers actes, le général Bonaparte trouvait dans les éléments même de cette situation unique l'indication la plus claire du grand rôle qui s'offrait à lui. En état de défier toute compétition, armé d'un pouvoir auquel rien ne pouvait résister, il ne tenait qu'à lui d'accepter cette mission de modérateur et d'arbitre souverain qui lui semblait dévolue du consentement même de ses adversaires. Réparer les maux produits par tant de déchirements, soumettre au droit commun des partis habitués à lutter à coups de dictature, donner satisfaction aux grands principes et aux grands intérêts de la révolution française, les garantir par des institutions solides et durables, telle était la tâche à laquelle tout le conviait, et jamais il n'y en eut de plus digne de l'ambition d'un homme de génie. La place éminente, hors de pair qu'on lui avait laissé prendre, le besoin qu'on avait de son épée, l'admiration qu'on éprouvait pour sa personne, l'assentiment presque universel qui allait pour ainsi dire au-devant de tous ses actes, suffisaient à la fois pour assurer l'ordre et maintenir sa propre autorité ; n'était-il pas naturel qu'à la gloire du grand capitaine il voulût joindre celle du fondateur de la liberté ? Cette tâche était relativement facile puisque tous les vœux en appelaient la réalisation. Quoi qu'on en ait dit en effet, la France avait alors soif d'un ordre de choses stable et régulier, elle ne désirait pas l'arbitraire. Même parmi les coopérateurs les plus actifs du 18 brumaire, personne ne voulait une dictature prolongée au-delà du temps nécessaire pour réaliser le changement convenu dans la Constitution.

Mais c'est la plus vaine des illusions que de croire qu'un pouvoir qui s'est élevé par la fraude et la violence puisse rentrer à volonté dans les voies de la justice. S'il avait eu en effet l'amour du bien public que suppose un tel retour, il aurait toujours reculé devant l'emploi de pareils moyens. La crédulité des peuples, complice en cela de leur faiblesse, admet volontiers ces conversions soudaines en vertu desquelles on se flatte que le bien pourra sortir du mal, et une usurpation se changer en un régime bienfaisant, mais l'histoire donne sur ce point un démenti à l'opinion vulgaire, et il est sans doute heureux qu'elle n'autorise pas cette filiation du bien par le mal, cette promiscuité du crime et de la vertu. Une nation, qui pousse l'amour du repos jusqu'à se décharger sans réserve sur un seul homme du fardeau de ses devoirs et de sa responsabilité, en est toujours punie, parce qu'à supposer que l'ambition de cet homme s'élève jusqu'au désintéressement par sa grandeur même, miracle dont la nature est toujours avare, il est impossible que des facultés, si belles qu'on les suppose, n'aient pas besoin d'être dans une mesure quelconque dirigées ou contenues sinon par l'initiative du moins par la résistance de cette nation. En ce qui concerne le général Bonaparte, on ne saurait nier que l'inépuisable complaisance qu'il rencontra soit chez les hommes qui l'entouraient, soit chez le peuple lui-même, n'ait été pour beaucoup dans l'autorité exorbitante qu'il s'attribua et dans les fautes que l'histoire lui reproche justement. Cette abdication de tout un peuple était d'autant moins excusable, qu'abstraction faite des opinions et du caractère de Bonaparte, au sujet desquels l'illusion était permise, sa carrière écoulée jusque-là dans les camps, au milieu de tous les abus de la force et de la conquête, disait assez quelles idées et quels procédés on devait attendre de lui en matière de gouvernement. Il ne pouvait porter dans l'exercice du pouvoir que les goûts, les aptitudes, les façons de voir et d'agir que sa vie antérieure avaient développés en lui, c'est-à-dire les habitudes du commandement militaire, les formes de la discipline et de l'organisation des camps. Et bien que, dans les premiers temps surtout, Bonaparte ait souvent cherché par calcul l'occasion de rendre hommage aux principes du gouvernement civil, pour répondre à l'objection qu'il sentait devoir se présenter d'elle-même aux esprits sensés, il est certain que cette conception du pouvoir était indéracinable chez lui et tenait à sa nature même. Les leçons même de l'adversité ne devaient rien lui apprendre à cet égard ; bien des années après, dans ses conversations de Sainte-Hélène, en dépit de cette comédie de despote converti qu'il jouait alors en vue de la postérité, faisant allusion aux faibles obstacles que lui avait opposés Sieyès à cette époque, il disait encore avec plus de conviction que jamais : « En dernière analyse pour gouverner il faut être militaire. On ne gouverne qu'avec des éperons et des bottes[1]. »

Cependant, malgré l'espèce de fatalité à laquelle semblaient le vouer son passé et des penchants contre lesquels on ne pouvait trop prendre de précautions, plusieurs de ses premiers actes semblèrent annoncer chez Bonaparte un sentiment plus élevé des devoirs que de si grandes circonstances lui imposaient. Il n'est pas douteux que ce rôle de pacificateur de la république et de médiateur suprême des partis ne se soit offert à sa pensée, qu'il n'en ait senti la grandeur, qu'avant de s'abandonner au vertige de l'ambition il n'ait été tenté par l'intuition d'une destinée plus haute, d'une gloire moins funeste à lui-même et à son pays. Le nom de Washington avait fait assez de bruit dans le monde, pour qu'on fût certain de n'être ni délaissé ni méconnu en marchant sur ses traces, même de loin. Le début du consulat atteste avec évidence que si Bonaparte n'eut pas assez de désintéressement et de générosité d'âme pour entrer résolument dans cette voie, ce ne fut pas faute du moins d'avoir compris que là eût été sa véritable mission historique, et sans avoir essayé à plus d'une reprise de s'attribuer les apparences du rôle qu'il ne voulut pas remplir. Cette dernière préoccupation éclate dans toutes ses paroles de cette époque. Le mot d'ordre donné et répété incessamment, c'est : « plus de divisions, plus de factions, plus de haines nous formons une nouvelle époque. Il n'y a plus ni jacobins, ni modérés, ni terroristes, il n'y a plus que des Français. Le 18 brumaire n'est point une journée de parti, il a été fait pour la République et pour les républicains. v Ces assurances ne se trouvaient pas seulement à chaque instant sur les lèvres de Bonaparte, elles étaient chaque jour reproduites par ses principaux représentants, par Fouché à Paris, par Lannes à Toulouse, où l'on avait craint un soulèvement.

En même temps, plusieurs de ses mesures s'inspiraient de ces sentiments ; elles étaient marquées d'un caractère incontestable de réparation et d'impartialité. Il abrogea la loi des stages, mesure à la fois cruelle et spoliatrice, votée par ie Directoire aux abois, et qui avait rempli les prisons de l'État de milliers d'innocents rendus responsables dans leurs biens et leur liberté d'une insurrection dont ils étaient présumés devoir profiter ou se réjouir. Bonaparte se rendit lui-même au Temple, annonça aux détenus leur mise en liberté et leur fit ouvrir les portes de la prison. Il fit rapporter le décret sur l'emprunt forcé et progressif, disposition non-seulement injuste mais contraire à tous les principes de l'économie politique, qui était le complément de la loi des liages, qui était née de la même inspiration, et permettait au gouvernement de frapper arbitrairement au moyen de l'impôt tes classes ou les individus dont les dispositions lui étaient suspectes.

Gaudin, qui contribua puissamment à l'abrogation de cette dernière mesure, s'occupa aussitôt d'une nouvelle organisation des finances. Un autre arrêté[2] autorisa à rentrer dans leur patrie la plupart des proscrits de cette funeste journée du 18 fructidor dont Bonaparte avait été le principal promoteur ; réparation toutefois insuffisante et tardive, car elle ne pouvait faire sortir de leur tombe tant d'honnêtes citoyens dont le climat de la Guyane avait dévoré la vie. Il se mêla d'ailleurs à cet acte de justice, des exceptions qui en ternirent la pureté ; si le maintien de la peine pouvait se justifier à l'égard de Pichegru, il ne pouvait s'expliquer à l'égard d'Aubry que par des sentiments d'animosité personnelle dont la persistance après tant d'années d'un supplice immérité d'une part, et de succès merveilleux de l'autre, dénotait à elle seule une âme mesquine et cruelle. Enfin, sans toucher à la législation draconienne sur les émigrés pendant ces premiers essais de l'autorité encore mal assise du consulat provisoire, Bonaparte leur montra les dispositions les plus clémentes ; il donna pour instruction à. ses agents de fermer les yeux sur le retour en France de ceux qui seraient décidés à se tenir tranquilles ; il retrancha formellement de la liste ceux qui avaient fait partie de l'Assemblée constituante, et déclara hors de cause ceux qui n'avaient reparu sur le territoire français qu'à leur corps défendant, par le fait d'un cas de force majeure, comme ces naufragés de Calais, dont la pitié publique disputait depuis si longtemps la vie aux rigueurs d'une loi implacable. A l'égard du clergé, Bonaparte avait des vues qui étaient très-arrêtées dès son séjour en Italie et qui allaient prendre avant peu un développement fort imprévu. Il y préluda par l'élargissement immédiat d'un grand nombre de prêtres non-assermentés qui étaient encore détenus dans les îles de Ré et d'Oléron.

Ces actes, dont on ne saurait méconnaître ni l'équité ni la sagesse, semblaient promettre un gouvernement supérieur aux passions de l'esprit de parti, et d'autant plus fort qu'en subordonnant son propre intérêt à celui de la chose publique, il s'identifiait en quelque sorte avec elle ; mais cette illusion ne fut bientôt plus permise qu'à ceux qui voulaient à tout prix la conserver. Lorsqu'il parlait à tout propos de réconciliation, d'apaisement, d'oubli, lorsqu'il prêchait le sacrifice des haines et des orthodoxies de parti à la patrie, c'était à lui-même que Bonaparte prétendait qu'on les sacrifiât ; et cette pensée toute personnelle se trahissait dès lors non-seulement dans des mesures dont le caractère ne laissait aucune place à l'équivoque, mais jusque dans les actes en apparence si désintéressés qui viennent d'être exposés. Il n'était pas difficile d'y découvrir l'invariable calcul d'un pouvoir qui rapportait tout à lui-même. Ils étaient revêtus de formes discrétionnaires incompatibles avec ces conditions de largeur et de généralité qui donnent seules à la loi son caractère auguste. En décrétant le rappel des proscrits de fructidor, Bonaparte se réserva la faculté de les désigner, ce qui changea le droit en faveur, et lui permit de ne raccorder qu'à ceux qui offriraient des gages suffisants et leur docilité ; en encourageant la rentrée des émigrés, il prit à leur égard des sûretés du même genre ; en délivrant les prêtres détenus, il exigea d'eux, pas comme on avait fait jusque-là, une adhésion à certains principes abstraits consacrée par le serment à la constitution civile du clergé, mais une simple promesse de fidélité. Peu lui importait quels principes on gardait au fond du cœur, pourvu qu'on s'inclinât sans discussion devant sa personne et son autorité.

Les classes auxquelles s'adressaient particulièrement ces mesures, étaient celles qui avaient le plus souffert dans les tourmentes de la Révolution, et qu'en raison même de leurs souffrances Bonaparte croyait les plus disposées à s'accommoder de son gouvernement. Mais le coup dont il frappa le parti républicain dans le moment même où il faisait ces avances aux vaincus de la Révolution, vint prouver combien il était loin de cet esprit de modération et d'impartialité dont il disait s'inspirer, et combien il se souciait peu d'être juste envers ceux qu'il n'espérait pas gagner. Trois jours après le rapport de la loi des otages, le 25 brumaire (16 novembre 1799), parut un décret de proscription. Que s'était-il passé ? Rien. Il n'y avait eu à Paris pas l'ombre d'un mouvement. On n'y entendait pas même le murmure de l'opinion. Sous prétexte de maintenir la tranquillité publique, qui depuis le coup d'État n'avait pas été un seul instant troublée, les consuls provisoires frappaient trente-sept individus d'un arrêt de déportation en Guyane ; vingt-deux autres étaient condamnés à la détention dans l'île de Ré. Parmi ces hommes, quelques-uns avaient marqué dans la révolution par l'exaltation de leurs opinions, quelques autres s'étaient fait connaître par d'affreux exploits, mais le plus grand nombre n'avait commis d'autre crime que de laisser voir son opposition aux projets de Bonaparte dans les deux journées de brumaire. Contre certains d'entre eux on ne pouvait alléguer même des prétextes, car ils étaient ou absents ou employés dans différents services, comme l'adjudant-général Jorry ou le magistrat Audoin, que des haines privées s'étaient empressées de désigner à la vengeance publique. Pour perdre et déconsidérer plus sûrement les courageux députés qui au Conseil des Cinq-Cents avaient invoqué contre lui la loi violée, Bonaparte avait mêlé à leurs noms irréprochables des noms choisis dans la plus basse démagogie et qui excitaient à la fois l'horreur et le dégoût. Des hommes couverts d'un juste opprobre comme Fournier l'Américain, Jourdeuil, Maignet étaient perfidement associés à Grandmaison, à Destrem, à Poullain-Grandprey, à Delbrel, à Talot, citoyens honorables dont on redoutait l'attachement à la liberté et le ferme caractère. Mais quel que fut leur passé, innocent ou coupable, si tous n'étaient pas absous devant l'histoire, tous étaient également amnistiés devant la justice. Une longue prescription les plaçait sous la sauvegarde de la bonne foi publique. On n'avait aucun fait à leur reprocher depuis l'établissement du nouveau gouvernement. Ce qu'on incriminait c'était leurs intentions présumées, et personne ici-bas n'a le droit de punir pour une intention.

Sur cette liste se trouvait un nom, dont l'éclat effaçait tous les autres, et dont la réputation de vertu civique et militaire donnait la mesure des scrupules de ceux qui essayèrent de le flétrir ; c'était celui du général Jourdan, le vainqueur de Fleurus et le compagnon de Moreau, le vétéran illustre qui depuis le commencement de la Révolution portait le poids de la guerre sur la Meuse et le Rhin. Le seul tort de Jourdan était d'avoir refusé d'accueillir les ouvertures de Bonaparte lors de son retour d'Égypte ; et ce tort avait paru suffisant à ce dernier pour proscrire un de ses plus glorieux frère d'armes. Mais cette iniquité souleva un tel cri de réprobation parmi ceux mêmes qui appuyaient le décret, que le nom de Jourdan fut rayé dès le lendemain. Bonaparte lui écrivit pour « le prier de ne pas douter de son amitié et lui exprimer son désir de voir constamment le vainqueur de. Fleurus sur le chemin qui conduit à l'organisation, à la vraie liberté et au bonheur ; » mais cette protestation hypocrite n'effaçait pas la perfidie préméditée qui avait accouplé le nom du général Jourdan à celui de Fournier l'Américain. La mesure elle-même fut accueillie par le public avec une froideur significative, sans toutefois qu'il osât la critiquer ouvertement, car il n'avait déjà plus assez d'énergie pour manifester hautement son blâme. Cependant sa réprobation quoique muette donna du poids aux réclamations individuelles : le général Bonaparte avait encore assez besoin de sa popularité pour ménager avec soin l'opinion publique et en étudier attentivement les impressions. Il fut frappé de la leçon que contenait la stupeur ou la timide censure des uns et le silence désapprobateur des autres : il commua la peine en une mise en surveillance sous la haute police. Il a laissé plus tard, au sujet du retrait de cette mesure, comme sur d'autres circonstances de sa vie, deux témoignages absolument contradictoires ; assurant dans l'un[3] que cette commutation avait- été de sa part un hommage rendu à la puissance de l'opinion publique ; affirmant dans l'autre[4] que le décret de déportation n'avait été lui-même qu'une feinte destinée à effrayer ses ennemis et n'avait jamais dû être exécuté. Mais ces deux versions si différentes au sujet d'un même acte, et qui prenaient tour à tour le dessus dans son esprit selon qu'il avait le plus à cœur de prouver son infaillibilité ou son aptitude à tirer parti des circonstances, montrent seulement combien il se préoccupait moins d'être vrai que de frapper l'imagination de ses contemporains et de se draper en vue de l'histoire,

Une des premières pensées de Bonaparte en se saisissant du pouvoir avait été pour l'armée, préoccupation bien naturelle chez un homme qui devait tout à son épée, et dont le système politique n'était au fond que le gouvernement militaire. L'armée était d'ailleurs passée du rôle d'instrument à celui de ressort principal dans l'État, et son importance allait encore grandir. Il fallait d'abord s'assurer des chefs. La plupart de ceux qui se trouvaient à Paris avaient été ses coopérateurs au 18 brumaire. Des trois généraux qui lui avaient refusé leur concours, Jourdan venait de recevoir un avertissement qui l'annihilait, Augereau s'efforçait de rentrer en grâce au prix d'une complète soumission, Bernadotte gardait une attitude de réserve, protégé par sa parenté avec Joseph contre les ressentiments de Bonaparte. Parmi ceux qui commandaient à l'extérieur, Championnet envoya sur-le-champ son adhésion ; Brune, dont le premier mouvement avait été de faire marcher l'armée de Hollande[5] et de jeter son épée dans la balance, s'en repentit presque aussitôt et s'empressa de féliciter « l'illustre héros ». Les dispositions de Masséna paraissaient plus douteuses. Ce grand homme de guerre -venait de sauver la France par son admirable campagne de Zurich, lorsque Bonaparte était revenu d'Égypte. En un instant tout avait été oublié. On dirait qu'en fait de services les peuples attachent plus de prix au superflu qu'au nécessaire. Les héroïques labeurs de Zurich avaient été effacés en un jour par l'éclatante fantasmagorie d'Aboukir ; il n'était plus question de Masséna, le sauveur c'était Bonaparte. Celui-ci, d'ailleurs, ne s'était pas fait faute de répéter dans ses différents manifestes que sa dictature était nécessaire pour faire reculer l'ennemi qui menaçait nos frontières, pour rendre leur ancien prestige à nos armes humiliées, et quelque fausse que fût cette assertion, elle avait été si universellement acceptée qu'elle subsiste encore aujourd'hui à l'état d'erreur historique. U. était naturel de présumer que Masséna était resté d'autant moins insensible à cette injustice de l'opinion que ses sentiments envers Bonaparte avaient toujours tenu de la déférence plutôt que de la sympathie. Afin de prévenir toute mauvaise volonté de sa part, on se hâta de l'arracher à cette armée d'Helvétie, qu'il venait de couvrir de gloire en une seule campagne, pour lui donner le commandement de celle d'Italie qui était toute dévouée à Bonaparte, et qui, réduite à la défensive, considérablement diminuée, se maintenait péniblement dans ses positions le long du littoral de Nice et de Gênes.

L'armée d'Helvétie, réunie à celle du Rhin dont elle formait l'aile droite, fut placée sous le commandement de Moreau. Déjà honteux du râle qu'il avait joué en brumaire et mécontent des suites du coup d'État, ce général saisit avec joie cette occasion de se relever en se montrant de nouveau sur un théâtre plus digne de lui, L'armée d'Égypte fut maintenue sous le commandement de Kléber. Il y a là matière à plus d'un étonnement. Bonaparte ignorait d'autant moins les dispositions de Kléber à son égard que la correspondance de ce général avec le Directoire venait de tomber dans ses mains. Il y avait lu, avec une irritation qui bien des années après était encore aussi vive que le premier jour, les plaintes amères et trop justifiées dont son départ précipité avait été l'objet, la vive peinture du déplorable état dans lequel il avait laissé ses compagnons d'armes, enfin les témoignages de toute nature qui confirmaient une accusation dont la juste sévérité était loin de donner une idée de l'exaspération de l'armée. Ce fut presque immédiatement après avoir pris connaissance de cet exposé sincère et accablant que l'accusé, transformé en juge, écrivit une proclamation à l'armée d'Orient pour lui faire savoir cc qu'il était toujours en pensée avec elle. Soldats, ajoutait-il, portez à Kléber cette confiance sans bornes que vous aviez en moi ; il la mérite. » (2 décembre 1799.) Quinze jours après il écrivait à Kléber lui-même pour l'encourager et lui annoncer la prochaine ouverture de la campagne en Europe. « Pourquoi, lui disait-il, faut-il que des hommes comme vous ne puissent pas se trouver à la fois en plusieurs lieux ! »

En présence de tant d'abnégation dans cette âme violente et orgueilleuse le premier mouvement est d'admirer. Bonaparte savait en effet mieux que personne combien les reproches de Kléber étaient fondés, et l'on pourrait croire que son cœur, apaisé par les grands résultats qu'avait obtenus le Consul au prix des torts déjà oubliés du général, s'éleva en cette occasion jusqu'à la hauteur de la vertu antique en sacrifiant des griefs personnels à la justice et à l'estime que méritait le noble caractère de Kléber. Mais un examen plus attentif démontre qu'en cette occasion, comme dans toutes les circonstances de sa vie, il agit non par générosité mais par calcul.

Le fait le plus important qui ressortît de la dépêche de Kléber au Directoire était l'obligation où il disait se trouver de traiter pour l'évacuation de l'Égypte. Bonaparte a plus tard nié avec une incroyable acrimonie la nécessité alléguée par Kléber, il a taxé de faux et de mensonge les états sur lesquels elle était établie, et la plupart des historiens ont admis ses assertions sans les contrôler. Si telle était en effet son opinion, s'il croyait possible de conserver cette conquête, il ne tenait qu'à lui de la sauver soit en signifiant à Kléber sa volonté, soit en le destituant. Or, comment expliquer que, parvenu au pouvoir suprême, non-seulement il maintienne Kléber dans son commandement, où il était si facile de le faire remplacer par Desaix ; qu'il n'ait pour ce général que des éloges, lui qui en était si avare ; mais que dans les différentes communications qu'il lui adresse il ne dise pas un seul mot pour le détourner de cette détermination, à ses yeux inopportune et funeste, d'évacuer l'Égypte, alors qu'il suffisait d'un signe de lui pour l'empêcher ? On y chercherait en vain, à défaut d'un ordre, un conseil, une représentation de nature à éclairer Kléber sur les vraies intentions du Consul, à lui faire pressentir la désapprobation qui l'attend. Il y a-plus ; lorsqu'après la victoire de Damiette et à la veille de celle d'Héliopolis, Bonaparte croit accomplie cette évacuation qu'il déteste, il n'a encore que des compliments à lui adresser ; il le félicite de ses glorieux travaux, il lui exprime la joie qu'il éprouve de son retour et de la conduite qu'il a tenue pour soutenir la gloire du nom français (19 avril 1800). Le mot de cette singulière énigme se trouve dans le Mémorial : « Si Kléber avait évacué l'Égypte, y dit Napoléon ; je n'eusse pas manqué de le faire mettre en jugement. Toutes les pièces avaient déjà été soumises à l'examen du Conseil d'État. » Il résulte de ce curieux aveu que si Kléber n'avait pas reçu des instructions propres à conjurer une mesure qu'on disait désastreuse, c'est qu'on voulait ne la déclarer telle qu'après son exécution, afin de lui laisser la responsabilité tout, entière. Il en résulte encore qu'on ne lui prodiguait ces témoignages d'une amitié feinte qu'afin de l'endormir plus sûrement jusqu'au bout.

L'armée de Vendée, momentanément inactive par suite d'une sorte de suspension d'armes consentie de part et d'autre pendant les négociations des principaux chefs avec le gouvernement, resta provisoirement sous les ordres du général Hédouville, bon officier, mais dont la modération était incompatible avec le caractère que Bonaparte allait bientôt imprimer à cette guerre. Lefebvre continua à commander l'armée de Paris. Ce poste, qu'il avait obtenu de la confiance du Directoire et qu'il persistait à occuper sous le pouvoir nouveau, comme si rien n'était changé ni dans les choses ni dans les hommes, semblait dire assez haut et les services rendus par le général à. la conspiration et son adhésion aux actes qui l'avaient suivie. Cependant, vu les opinions bien connues de Lefebvre et ses liaisons anciennes avec les plus ardents républicains, Bonaparte jugea qu'il ne s'était pas suffisamment compromis avec ceux qui lui avaient fait déserter la cause de ses anciens amis ; il lui fit demander une déclaration publique de ses sentiments en faveur du nouveau régime. Lefebvre crut s'acquitter au moyen d'un article inséré dans les journaux, et contenant une profession de foi non équivoque ; mais une intimation plus péremptoire que la première vint lui rappeler qu'on exigeait de lui une démonstration plus catégorique et plus directe[6]. C'est sous l'influence de cette sommation que perdant tout sang-froid, et prenant occasion de la nouvelle constitution consulaire qui allait être soumise au vote du peuple et de l'armée, ce général adressa à ses soldats la proclamation suivante où la violence s'efforce de faire oublier la servilité :

« Soldats, nous sommes revenus aux beaux jours de la Révolution. Les emplois ne seront plus la proie des brigands. La Constitution met fin à toutes nos divisions. Les factieux seuls peuvent la rejeter : jurons par nos baïonnettes de les exterminer ! »

Quelle distance n'y a- t-il pas entre cette dure exigence imposée à un vieux militaire brave et honorable malgré tout, mais incapable de se défendre et dont la tête n'avait jamais été bien forte, et les ménagements infinis qu'on croyait encore devoir témoigner à un Moreau ou à un Kléber ! Mais la vraie pensée du nouveau régime était là, et non dans les vaines précautions de langage dont on s'enveloppait vis-à-vis des hommes auxquels on faisait encore l'honneur de les craindre. L'armée allait être tout, mais à la condition de recevoir elle-même le joug ; et ses chefs ne devaient s'élever au-dessus des citoyens que pour devenir les premiers serviteurs du plus impérieux et du plus jaloux des maîtres. Déguisée par d'adroites flatteries aux yeux du soldat, sur qui d'ailleurs elle pesait peu, cette dépendance devait se faire durement sentir aux généraux accoutumés à l'égalité républicaine. Bonaparte avait deviné, avec l'intelligence qu'il avait des passions qui pouvaient le servir, qu'humilier les chefs était un moyen infaillible de plaire aux inférieurs, et il affectait dès lors autant de familiarité avec ceux-ci que de réserve et de froideur avec ceux-là. S'il écrivait sans difficulté au grenadier Léon Aune : « Mon brave camarade, je vous aime comme mon fils (15 janvier 1800), » c'est qu'en achetant une facile popularité au prix d'une formule plus facile encore, il savait bien que ce langage ne l'engageait à rien, et que ce grenadier ne se prévaudrait jamais d'une telle camaraderie. Il n'avait garde de parler ainsi à ceux qui, la veille, étaient encore ses égaux ; il s'étudiait au contraire à les tenir à distance, et il se parait volontiers devant eux de cette préférence que lui donnait la faveur du soldat, pour leur faire sentir qu'ils n'étaient plus rien que par lui.

Ces dispositions à tout absorber au profit d'une personnalité unique et dévorante, à demi voilées encore par d'heureuses apparences, étaient jusqu'à un certain point explicables dans l'ordre des institutions militaires qui supportent facilement même un excès de concentration, bien qu'elles finissent aussi par en être corrompues ; mais c'était l'État tout entier que Bonaparte entendait plier à l'étroite et inflexible discipline des camps. Sa volonté à cet égard ne se montra que trop clairement à l'occasion des débats relatifs à la Constitution de l'an VIII.

Les deux commissions nommées le 19 brumaire par les Anciens et les Cinq-Cents, avaient reçu pour toute mission celle de préparer les changements reconnus nécessaires à la Constitution de l'an III ; et ces changements une fois arrêtés devaient être approuvés par les deux Conseils, qu'on avait seulement ajournés trois mois. Mais on ne s'arrêta pas un instant à l'idée de tenir un engagement qui n'était qu'un des nombreux mensonges de cette journée fameuse. Ce qu'on voulait, c'était refaire la Constitution de toutes pièces. Cette tâche difficile semblait, d'un consentement unanime, dévolue à Sieyès. Son nom, déjà illustre dès les premiers âges de la Révolution, et devant lequel Mirabeau lui-même s'était incliné avec une ironie qui était 3ncore un assez bel hommage, sa participation aux grands travaux de la Constituante, son expérience éclairée par la pratique du gouvernement, enfin ses liaisons anciennes avec tous les hommes influents du jour, sa coopération active et prépondérante au coup d'État de brumaire lui donnaient à ce rôle de législateur des titres que personne ne pouvait contester.

Tout le monde savait d'ailleurs que depuis longtemps Sieyès s'y préparait dans le secret de ses méditations. A la fin de la Convention, il avait disputé à Daunou l'honneur, qu'on lui eût volontiers accordé dès lors, de donner une constitution à la France. Mais quelques-unes de ses idées n'ayant pas été accueillies favorablement, cet esprit entier et absolu s'était aussitôt renfermé dans un complet mutisme. Depuis ce temps et à travers toutes les vicissitudes de sa vie, il n'avait cessé de retoucher et de perfectionner ce système politique destiné à fermer définitivement l'ère des révolutions ; mais on ne le connaissait que par de vagues indiscrétions, son auteur n'en ayant jamais écrit un seul article et étant d'ailleurs d'une humeur peu communicative. Plus d'une fois, Sieyès avait cru toucher au moment de mettre au jour ce grand projet, mais à l'instant décisif les hommes lui avaient toujours fait défaut.

L'heure tant désirée avait enfin sonné pour lui, il put du moins se faire cette illusion. Les membres des deux commissions s'inclinaient tous à l'envi devant son autorité, et Bonaparte, absorbé tout entier en apparence par les soins du gouvernement, fréquentait peu leurs séances. Persuadé que cette abstention lui laisserait le champ libre pour tout réorganiser à sa guise, et pour ressaisir dans le domaine législatif l'influence qu'il ne pouvait disputer à son collègue dans celui de l'action, Sieyès communiqua son plan à Boulaye de la Meurthe qui le rédigea sous sa dictée, puis il l'exposa et le développa au sein de la commission elle-même, où ses idées eurent le plus grand succès.

Ce singulier projet, l'un des plus compliqués et des plus chimériques assurément qu'ait jamais enfantés la manie de légiférer, mériterait peu de fixer l'attention de l'histoire si l'on ne considérait que sa valeur comme conception politique. Ce mécanisme, plus bizarre qu'ingénieux, est en effet loin de mériter la réputation qu'on lui a faite ; s'il avait eu les honneurs de l'application, épreuve que ces sortes d'élucubrations supportent rarement, et qui seule leur donne quelque prix, ses vices auraient très-promptement éclaté à tous les yeux. Une chose pourtant lui conservera toujours un intérêt de curiosité aux yeux de ceux qui tiennent à connaître à fond l'esprit de cette époque, ce sont les intentions et les sentiments dont il est à la fois l'expression et le témoignage. C'est un document historique des plus significatifs pour celui qui sait l'interroger. Au moyen de ce curieux débris, fût-il unique, l'historien pourra toujours retrouver, sous la poussière de tant de ruines, une image expressive des passions de ce temps ; il y lira les secrètes préoccupations des adhérents nombreux et considérables qui applaudissaient aux vues de Sieyès ; il pourra en quelque sorte reconstituer l'objet de leurs craintes et de leurs espérances aussi sûrement que s'ils nous avaient laissé à cet égard des confidences sincères et détaillées. Le but principal de Sieyès et de ses amis se révèle tout d'abord dans les dispositions qui servaient de hase à son projet de constitution, c'est-à-dire dans le système destiné à remplacer l'ancienne législation électorale. Ce système était tout entier dans la formation et le fonctionnement des listes électorales. Les cinq millions d'électeurs que possédait la France étaient appelés à élire un dixième d'entre eux, et ce dixième, montant à cinq cent mille citoyens, formait une première liste de notabilité appelée communale, parce qu'elle devait fournir tous les fonctionnaires municipaux. Ces cinq cent mille notables choisissaient à leur tour, sur leur propre liste, un nouveau dixième montant à cinquante mille citoyens et formant un second degré de notabilité dite départementale, parce que tous les fonctionnaires du département devaient être pris dans son sein. Enfin les cinquante mille notables des départements, procédant à une opération semblable, composaient une dernière liste réduite à cinq mille personnes et nommée liste de notabilité nationale, sur laquelle devaient être choisis tous les grands fonctionnaires de l'État, depuis le représentant et le ministre jusqu'au juge à la Cour de cassation.

Mais à qui devait être dévolu le redoutable droit de choisir sur ces immenses listes de candidatures ? Tantôt au pouvoir législatif, tantôt à l'exécutif, selon la nature des fonctions à pourvoir. Ils étaient ainsi appelés à recruter eux-mêmes leurs propres membres au lieu de les demander au suffrage de la nation. Ajoutons qu'en vertu d'une disposition extrêmement importante et significative, tous les hommes qui depuis le commencement de la Révolution avaient fait partie des assemblées municipales et politiques, ou exercé des fonctions publiques, étaient portés de droit sur les listes de notabilité. Ces listes ne devaient pas être remaniées avant dix ans. Qui ne reconnaît dans ce singulier simulacre de système électoral, où rien en définitive n'était laissé à l'initiative populaire, la préoccupation déjà ancienne sous l'influence de laquelle les conventionnels avaient prolongé leur mandat au-delà du terme légal, et celle qui plus tard avait fait casser les élections des départements, au 18 fructidor et au 22 floréal ? Dans ces trois circonstances on avait vu un parti s'efforcer, au nom de la Révolution, d'annuler la souveraineté nationale qu'il savait lui être contraire : celle-ci cependant avait toujours fini par reprendre le dessus, grâce aux élections qui avaient peu à peu changé les majorités. C'étaient ces élections incommodes que Sieyès voulait définitivement anéantir. Cédant à une crainte exagérée de voir le pouvoir tomber dans les mains d'une génération hostile aux idées nouvelles, il ne se demandait pas si pour mieux les préserver, il n'allait pas en sacrifier la principale conquête. En substituant au droit de suffrage ces listes de notabilité à l'aide des quelles ce parti privilégié, qu'il y inscrivait de droit, pourrait en quelque sorte s'éterniser lui-même, il croyait travailler au profit de la classe d'hommes qui après tout avait fait et maintenu la Révolution. Mais qu'arriverait-il si ce privilége, déjà si dangereux entre les mains d'une classe, venait à. tomber au pouvoir d'un seul homme ?

Voilà ce que Sieyès n'avait pas prévu, et il se trouva par-là avoir fourni au despotisme l'arme la plus perfide qui ait jamais été imaginée, car elle permettait d'annihiler absolument la nation en lui laissant toutes les apparences de la souveraineté. Le reste du projet de Sieyès était un curieux amalgame de formes empruntées à différentes époques et à différentes nations. Effrayé à juste titre des inconvénients qu'avait entraînés la concentration du pouvoir dans une seule assemblée, il était tombé dans l'excès contraire par un morcellement d'attributions non moins abusif. Oubliant que le problème n'était pas de paralyser l'action du pouvoir législatif, mais de favoriser le contrôle et la maturité de ses délibérations, il avait en quelque sorte décomposé toutes les opérations qui lui sont nécessaires pour arriver à un résultat, et les avait personnifiées dans autant d'assemblées différentes : l'initiative dans un Conseil d'État chargé de présenter et de soutenir les projets de loi ; la critique dans un Tribunat qui avait pour mission de les débattre contradictoirement avec le Conseil d'État condamné à l'apologie ; la décision et le vote dans un Corps législatif muet comme un tribunal ; enfin l'esprit de conservation dans un Sénat qu'il appelait le grand jury national, gardien de la constitution, investi du droit de casser toute loi qui lui serait contraire, et du soin d'élire non-seulement ses propres membres, mais ceux de toutes les assemblées législatives.

Le pouvoir exécutif, divisé en deux grands départements, l'un de la paix, l'autre de la guerre, était dévolu à deux consuls qui nommaient chacun les ministres dépendant de leur ressort, et ceux-ci eux-mêmes avaient la nomination non-seulement de tous les fonctionnaires du gouvernement, mais de tous les membres des assemblées administratives. Au-dessus des deux consuls un grand électeur, image effacée d'un roi constitutionnel, régnait sans gouverner et sans autre attribut que la représentation extérieure, la signature des traités et la désignation des consuls. Afin de prévenir toute tentative d'usurpation de sa part, Sieyès avait armé le Sénat du pouvoir de destituer le grand électeur comme tout autre grand fonctionnaire de l'État, en l'absorbant dans son propre sein.

Cette dernière prérogative du Sénat, jointe à la faculté de casser toute loi et toute mesure inconstitutionnelles, à celle non moins redoutable d'élire les assemblées législatives ainsi que ses propres membres, faisait de lui la seule autorité réelle qui existât dans une telle organisation. Tous les autres pouvoirs n'étaient que de vaines apparences. Leur sphère était tellement amoindrie, leur influence tellement circonscrite et atténuée, leur action si subdivisée et si indirecte, qu'ils n'étaient plus que de petits rouages insignifiants dépendant d'un grand ressort qui, ne recevant lui-même aucune impulsion de la nation, ne se servirait de son pouvoir que pour paralyser tout le reste ; en sorte que pour échapper aux inconvénients de la mobilité, Sieyès avait supprimé le mouvement. Son Sénat, maître de tout, mais isolé de tout, étant à lui-même sa propre fin et son propre, rénovateur, ayant tout à craindre et rien à espérer, avait en naissant tous les caractères de la caducité. C'était une institution condamnée à une inévitable stagnation.

Quant à l'ensemble de cet appareil compliqué c'était un mécanisme en quelque sorte superposé à la nation, pouvant fonctionner sans elle et ayant visiblement pour but de la dispenser de ces labeurs quotidiens et persévérants qui, dans tous les temps et dans tous les lieux, ont été nécessaires au maintien de la liberté. Mais une nation qui estime que sa liberté lui coûte trop cher est toujours sûre de la perdre. Ce peuple inerte et passif, parqué comme un troupeau dans les listes de notabilité, attendant docilement le choix de ses maîtres au lieu de leur dicter le sien, assistant à leur gestion sans pouvoir exprimer un avis sur ses propres affaires, destitué en un mot de tous les éléments de l'activité politique, était un peuple d'automates indignes du nom de citoyens. Ces ombres de législateurs pourvus d'une fraction infinitésimale de pensée, de volonté ou d'action, les premiers proposant sans disposer, les seconds discutant sans décider, les troisièmes décidant sans discuter ni proposer, et par surcroît de précaution, tous placés sous le coup d'un veto destiné à prévenir les abus du pouvoir dont lis possédaient à peine l'apparence, n'étaient que des expressions plus élevées du même nihilisme.- La constitution tout entière attestait chez son auteur un immense effort pour atteindre à la stabilité ; mais une telle stabilité n'eut été que la paix des tombeaux. La France était traitée comme un malade que sa faiblesse a déjà privé de l'usage de ses membres, et à qui l'on dispense avec une extrême parcimonie le mouvement, l'air, le bruit, la lumière. De là cette constitution orthopédique inspirée à Sieyès par sa propre lassitude et qui semble l'œuvre d'un législateur byzantin.

A supposer, ce qui est loin d'être vrai, qu'une telle constitution fût tout ce que pouvait supporter le tempérament de la France après les agitations de l'époque révolutionnaire (et la suite n'a que trop montré qu'elle aspirait alors à tout autre chose qu'à l'éternel repos), on se demande comment, après avoir vu Bonaparte à l'œuvre, Sieyès ne sentit pas la nécessité de la modifier ; car plus l'ambition du futur chef du gouvernement était active et menaçante, plus il était important de constituer en face de lui une nation armée de tous ses droits, et des pouvoirs publics fortement organisés. Bonaparte prit peu de part aux premières séances de la commission législative, ce qui contribua, sans doute, à entretenir les illusions de son collègue ; il ne connut d'abord les idées de Sieyès que par les commentaires auxquels elles donnèrent lieu, et comme elles obtenaient beaucoup de succès auprès d'hommes non moins blasés et fatigués que lui, qui entrevoyaient une retraite pleine d'attraits dans la toute-puissance sénatoriale, le général fut indisposé de cette sorte de popularité acquise à un projet dans lequel il n'était pour rien, et dont la rapide fortune l'engageait jusqu'à un certain point.

Sieyès s'était évidemment flatté, dans le secret de son cœur, de prendre le général au dépourvu sur la question constitutionnelle et de l'envelopper savamment dans le réseau d'une organisation dont il ne comprendrait pas toute la portée. L'abstention calculée, l'espèce d'indifférence affectée par Bonaparte en matière d'institutions clans les conférences qui avaient précédé le 18 brumaire, avaient dû persuader Sieyès que les travaux de la vie militaire avaient peu laissé au jeune général le loisir d'approfondir les problèmes de la législation politique. En cela Sieyès se trompait gravement, car si son collègue s'en était, en effet, fort peu occupé au point de vue des grands intérêts des peuples, il y avait beaucoup réfléchi au point de vue des intérêts de son ambition, témoin la lettre si 'curieuse qu'il écrivait sur ce sujet à Talleyrand à l'époque de Campo-Formio. Ses idées étaient même, sur quelques points, tout à fait voisines de celles de Sieyès : on y trouve par exemple la conception d'un conseil d'État, placé sous la dépendance du gouvernement et investi de toute l'initiative législative ; on y trouve également celle d'un corps législatif muet : « sans rang dans la république, impassible, sans yeux et sans oreilles pour tout ce qui l'entoure ; » mais en revanche on y chercherait vainement celle du tribunat. Une seule chose est très-nette dans, cette ébauche assez mal digérée : c'est l'intention de faire du pouvoir exécutif le seul représentant effectif de la nation, de constituer un gouvernement héritier à la fois des droits du souverain et de ceux du peuple, en vertu d'une fiction assez semblable à celle qui investit les Césars de la puissance tribunitienne. Bonaparte se rencontrait jusqu'à un certain point avec Sieyès en s'efforçant d'anéantir l'autorité législative que celui-ci se contentait d'affaiblir ; mais l'analogie n'allait pas au-delà, car loin de rêver un gouvernement affranchi de tout contrôle, Sieyès le subordonnait complètement à l'autorité de son Sénat.

Indépendamment de ces idées préconçues en matière de gouvernement, idées qui n'avaient pu que se fortifier depuis lors par son contact avec les peuples et les institutions de l'Orient, le général Bonaparte avait une redoutable aptitude pour discerner et saisir dans les vues des autres ce qui pouvait servir ses propres plans. Il avait à cet égard une puissance et une rapidité d'intuition qui ne peut se comparer qu'à la sûreté de l'oiseau de proie. Il vit du premier coup tout le parti qu'il pourrait tirer pour son omnipotence de ces listes de notabilité qui anéantissaient la volonté nationale, et de cette sorte de pulvérisation de l'autorité législative qui annulait le contrôle et le pouvoir des représentants. Lors donc qu'après des refus et des signes de mécontentement calculés en raison de la résistance qu'il s'attendait à rencontrer, le général consentit, sur les instances de Rœderer et de Boulaye de la Meurthe, à s'aboucher avec Sieyès et les membres de la commission, ces premières dispositions ne soulevèrent de sa part aucune objection importante. Il écouta avec attention et déférence l'exposé général que Sieyès fit de son projet, mais au lieu de l'adopter ou de le rejeter dans son ensemble, il eut l'habileté de proposer et de faire prévaloir l'idée que chaque partie du plan fût examinée et votée l'une après l'autre.

Il avait convoqué les deux commissions, fondues en une seule, dans son propre appartement du Luxembourg, comme pour mieux prendre possession du débat qui allait s'engager. On commença aussitôt à rédiger : attentif à rassurer tout le monde, il s'empressa de mettre ce travail sous la protection de l'honnêteté éprouvée de Daunou : « Citoyen Daunou, prenez la plume, » dit-il ; et le libéral auteur de la constitution de l'an III, n'osant refuser un honneur qu'il n'avait point cherché et qu'il devait regretter un jour, se mit sur-le-champ à l'œuvre. Les listes de notabilité furent conservées, mais on eut soin d'en supprimer la garantie imaginée par Sieyès en faveur des hommes qui avaient fait la révolution, ou plutôt elle fut stipulée au profit des créatures du nouveau pouvoir : les fonctionnaires nommés par les consuls lurent seuls inscrits de droit sur ces listes. Le Corps législatif muet, adoptant ou repoussant les lois après la discussion contradictoire des conseillers et des tribuns, mais sans pouvoir les amender ; le Conseil d'État et le Tribunat, ayant, l'un l'apologie l'autre l'examen critique des lois, mais également dépourvus du droit de les voter, si ce n'est pour faire connaître leur avis, furent successivement adoptés avec quelques modifications de détail. Le Sénat en subit de beaucoup plus importantes. On le dépouilla d'abord de son droit d'absorber qui plaçait tous les pouvoirs sous sa dépendance. On lui reconnut à la vérité la faculté de casser les lois et les actes inconstitutionnels, mais à, la condition qu'ils lui seraient déférés comme tels soit par le gouvernement, soit par le tribunat ; tempérament qui rendait ce droit presque illusoire, et réduisait ce corps à un rôle passif et expectant, peu dangereux pour le pouvoir qu'il s'agissait de contenir. Enfin, si on attribuait au Sénat la nomination des principales autorités législatives et judiciaires, on lui retirait indirectement celle de ses propres membres, qui seule eût pu lui donner une réelle indépendance, à défaut de l'élection populaire il était forcé de choisir entre trois candidats présentés, l'un par le gouvernement, l'autre par le tribunat, le troisième par le Corps législatif. Quant à sa première formation, elle était composée pour la plus grande partie par le gouvernement : or ce premier choix était tout, car cet embryon gouvernemental ne pouvait ensuite que chercher à se reproduire lui-même clans ses adoptions.

Mais c'était surtout contre l'organisation du pou- voir exécutif que Bonaparte avait résolu de concentrer son attaque. Aussitôt que Sieyès eût, exposé sa hiérarchie couronnée par le grand électeur, le général se récria avec véhémence : « Un pareil gouvernement était une création monstrueuse, composée d'idées hétérogènes qui n'offraient rien de raisonnable ! ce grand électeur était l'ombre décharnée d'un roi fainéant. Personne dans ce projet n'avait de garanties, car si l'électeur pouvait dominer les deux consuls, en les menaçant d'une destitution, il était lui-même placé sous le coup de l'absorption du Sénat. Quant à la séparation du ministère en deux départements, l'un de la paix, l'autre de la guerre, c'était une véritable anarchie, car ils avaient, avant tout, besoin d'ensemble et d'unité. Connaissez-vous, continua-t-il en s'adressant à Sieyès, un homme de caractère assez vil pour se complaire dans une pareille singerie ? Avez-vous pu imaginer qu'un homme de quelque talent et d'un peu d'honneur voulût se résigner au rôle d'un cochon à l’engrais de quelques millions ?[7] »

La conception de Sieyès fut comme emportée par la violence de ces récriminations. Une seule de ces critiques était justifiée, celle qui était relative aux consuls de la paix ou de la guerre, et qui séparait des attributions indivisibles par une distinction plus métaphysique que praticable. Le grand électeur irresponsable et sans action directe, mais non sans influence, fut remplacé par un premier consul tout-puissant, accompagné de deux espèces de figurants n'ayant pour toute prérogative que le privilége d'être consultés par leur collègue ; association imaginée par ménagement pour l'esprit républicain et afin de faire croire à un partage du pouvoir qui n'existait pas. Une fois le terrain ainsi déblayé, Bonaparte mit la main sur tout ce qu'on avait voulu lui soustraire. Le premier consul avait, outre la direction suprême de la paix et de la guerre, l'initiative des lois dont la rédaction seulement était confiée au conseil d'État, la nomination de tout le personnel administratif, militaire, judiciaire et diplomatique, ce qui mettait dans ses mains non-seulement tous les fonctionnaires de l'État, mais toutes les assemblées locales et tous les tribunaux, à l'exception toutefois de la Cour de cassation et des justices de paix, qui furent, laissées à l'élection.

Ce dont on peut à bon droit s'étonner, ou pour mieux dire ce qui est vraiment inconcevable, c'est qu'en créant ce pouvoir écrasant auquel l'ancien régime lui-même n'avait rien vu de comparable, Sieyès et ses amis n'aient pas senti aussitôt l'impérieuse nécessité de revenir par cela même sur les autres bases de la constitution. Le projet de Sieyès formait en effet un tout, et l'on ne pouvait en altérer une partie sans dénaturer toutes les autres. Ses listes de notabilité n'étaient pour ainsi dire que le décor d'un système électoral, ses assemblées délibérantes n'étaient que l'apparence d'un pouvoir législatif, mais l'un et l'autre de ces deux éléments avait été conçu en vue d'un pouvoir exécutif également faible et désarmé, et du moment où celui-ci était fortifié d'une façon si formidable et si inattendue, il devenait la seule réalité au milieu de ces apparences, et se trouvait le maitre de tout. Les deux autres pièces du mécanisme devaient être aussitôt renforcées sous peine d'être annihilées, car tout l'équilibre était détruit au profit d'un seul pouvoir. Un système électoral direct et fortement établi, un pouvoir législatif appuyé sur des garanties solides et efficaces auraient au moins essayé d'empêcher un tel gouvernement de tout dévorer autour de lui. Lafayette raconte que Bonaparte, qui le voyait souvent à cette époque et non sans quelque espoir de le gagner à ses vues, lui disait un jour à ce sujet : « Que voulez-vous ? Sieyès n'avait mis partout que des ombres : ombre de pouvoir législatif, ombre de pouvoir judiciaire, ombre de gouvernement ; il fallait bien de la substance quelque part ; et, ma foi je l'ai mise là[8]. » On ne pouvait dire plus juste ; mais par cela seul que la substance était placée quelque part au milieu de toutes ces ombres, elle y acquérait une force irrésistible, et sa seule présence suffisait pour les faire évanouir.

Il est difficile de supposer que les conséquences d'un tel bouleversement de ses idées ait échappé à l'esprit de Sieyès, car le résultat de la victoire que Bonaparte venait de remporter sur lui n'était plus, comme on l'avait vu jusque-là, la domination d'un parti sur un autre, c'était la ruine complète et irrémédiable de tout ce qui fait l'essence du gouvernement représentatif, c'était l'anéantissement au profit d'un seul homme de toutes les conquêtes libérales de la révolution. En dehors de lui, de sa volonté, de son pouvoir, il n'y avait que des mots et de vains simulacres. La seule garantie politique qu'on eût jugé à propos d'inscrire dans la Constitution de l'an VIII était la, responsabilité des ministres ; mais ils étaient responsables devant des assemblées nommées et payées par eux, ce qui faisait de cette garantie une véritable dérision. Ce n'était pas tout, leurs agents ne pouvaient être mis en accusation qu'en vertu d'une décision du Conseil d'État, ce qui créait en leur faveur une monstrueuse inviolabilité en constituant le pouvoir exécutif à la fois juge et partie dans sa propre cause. Tel était le sens de ce fameux article 75 que tous nos gouvernements successifs se sont transmis depuis lors pour leur propre commodité et pour notre honte. L'ancien régime, tant décrié, n'avait pas eu de privilége plus inique. La pire des aristocraties sera toujours celle des fonctionnaires, parce qu'elle est une aristocratie servile. L'égalité devant la loi, sans laquelle la démocratie n'est qu'un mot vide de sens, périt ce jour-là en France. Le seul droit reconnu aux Français était celui de pétition, ressource et consolation dernières des époques de servitude. Quant à la liberté de la presse, on n'en prononçait pas même le nom.

Il est probable qu'en ce moment une protestation énergique de Sieyès et de ses amis contre cette transformation audacieuse de leur projet en instrument de despotisme aurait pu faire prévaloir un remaniement au moins partiel de la constitution dans un sens plus large ; mais les amis de Sieyès, séduits par la perspective des hautes faveurs qui leur étaient promises pour prix de leur connivence, avaient pour la plupart passé à. son puissant antagoniste, et Sieyès lui-même, depuis l'échec infligé à son grand électeur, s'était renfermé dans le plus complet mutisme. Ce silence n'était pourtant pas, comme on eût pu le supposer, celui de l'orgueil blessé. Par son lâche effacement sous le règne de la terreur Sieyès avait déjà montré ce qu'on devait attendre de sa force d'âme. Attaché uniquement à se faire oublier sous le masque d'apathie et d'insignifiance qu'il s'était composé, on l'avait vu s'enfoncer dans les rangs les plus épais de ceux que Robespierre flétrissait du nom de « serpents du Marais, » tout en spéculant sur leur servilité ; là, perdu dans cette foule sans nom pendant deux années consécutives, il avait prodigué ses votes et ses applaudissements aux hommes qu'il exécrait le plus. Son âme, façonnée par une longue habitude à l'ignominie d'un tel rôle, y avait pour jamais perdu le ressort du caractère et de la dignité. Son ambition même y avait péri dans ce qu'elle avait pu avoir de noble et d'élevé. Peu jalouse au fond d'un pouvoir dont la responsabilité l'effrayait, elle en convoitait moins les honneurs que les jouissances. Dès les premiers jours du consulat provisoire, Bonaparte, dont le regard perçant fouillait les cœurs jusque dans leurs derniers replis avec un don presque magique pour y découvrir les passions bonnes ou mauvaises dont il voulait se servir, avait pénétré d'un coup d'œil la secrète faiblesse de son collègue, et, selon -sa méthode habituelle, il en avait aussitôt profité pour enchaîner son indépendance. Il a lui-même raconté cette scène singulière. Les directeurs avaient au Luxembourg, dans une caisse particulière, une sorte de fonds de réserve destiné à servir d'indemnité aux directeurs sortants.

« Voyez-vous ce beau meuble ? dit un jour Sieyès à Bonaparte en lui montrant l'armoire où était renfermée cette somme qui montait à plusieurs centaines de mille francs ; vous ne vous doutez peut-être pas de sa valeur ? » Et il lui révéla la provenance de ces fonds ainsi que leur destination, en le consultant sur l'usage qu'il convenait d'en faire. Bonaparte, frappé de l'expression de cupidité qui se peignait sur ses traits, lui répondit : « Si je le sais, la somme ira au trésor public ; mais si je l'ignore, et je ne le sais point encore, vous pouvez vous la partager avec Ducos. » Ce que Sieyès s'empressa de faire en s'adjugeant la part du lion.

Les amis de Sieyès ont contesté la forme et les détails de ce récit, mais ils n'ont pu en contester le fond, qui reste acquis à l'histoire. On reconnait là celui de qui Bourrienne, qui s'y connaissait, a pu écrire « que son regard semblait toujours dire : donnez-moi de l'argent ! C'est ainsi que Sieyès s'était mis à la merci du général. Bonaparte savait désormais qu'il n'avait rien de sérieux à redouter de l'opposition d'un homme qu'il avait enrichi de la dépouille de ses collègues et dont il ne tenait qu'à lui de publier la honte. Un message adressé à la commission législative peu de jours après l'achèvement de la Constitution (20 décembre 1799) vint bientôt faire savoir comment on avait triomphé des derniers scrupules de Sieyès, ou du moins récompensé ses dernières complaisances. Dans cette pièce, qui semble l'œuvre de la dérision elle-même, Bonaparte, rendant un public hommage aux vertus désintéressées de son collègue, au moment même où il dévoilait à tous les yeux sa faiblesse, proposait à la commission de lui décerner, à titre de récompense nationale, la propriété du domaine de Crâne. On lui assura en même temps la présidence du Sénat, retraite conforme à ses goûts, à la fois oisive et opulente. Loin de ressentir l'injure d'un tel présent, Sieyès se glorifia de son propre abaissement ; il opposa un front d'airain aux reproches de ses amis, un imperturbable sang-froid aux sarcasmes de l'opinion ; mais il tomba dès lors dans ce néant politique d'où il ne devait jamais plus sortir. Accablé sous le poids de ces honneurs sans gloire, enseveli vivant dans le silence et l'oubli, pendant les longues années d'une vieillesse inutile il se survécut à lui-même ; il vit du fond de son obscurité renaître et refleurir des réputations qu'il avait éclipsées, il assista à cette seconde jeunesse que la popularité refit à Lafayette, mais ni son âme ni sa renommée ne se relevèrent de ce trépas anticipé.

Produit d'une sorte de transaction entre la subtilité d'un métaphysicien sans conviction et l'impatience d'un ambitieux sans frein, la Constitution de l'an VIII a gardé ce double caractère. Elle est pleine à la fois d'artifice et de brutalité, et semble tantôt l'œuvre de la ruse qui s'attache à tourner les difficultés, tantôt l'œuvre de la force qui montre à tous son épée nue ; mais ces deux éléments y concourent au même but et s'y prêtent un mutuel appui. Le monde avait déjà vu plus d'un de ces pactes entre le sophiste et le soldat ; il devait en revoir plus d'un encore, car l'extrême subtilité s'est toujours courbée devant la force. Les raffinements corrompent la pensée comme la vertu. Or, il faut le dire à l'honneur de l'esprit humain, ce n'est jamais que la pensée corrompue qui se met au service du despotisme. Tant qu'elle a foi en la vérité, elle a aussi foi en elle-même, et garde le glorieux orgueil qui la préserve. Lorsqu'il se donna à Bonaparte, Sieyès n'était plus qu'un logicien ingénieux aux yeux de qui les principes étaient de pures formules, dont il se plaisait à varier les combinaisons avec une sorte de curiosité de dilettante. De tels esprits ne portent jamais ombrage au despotisme, car il les exploite ou les annule avec une égale facilité.

La Constitution de l'an VIII fut présentée aux Français par une proclamation qui en faisait ressortir les mérites et les incomparables avantages : elle seule était fondée sur les vrais principes du gouvernement représentatif, sur les droits sacrés de la propriété, de la liberté, de l'égalité ; elle garantissait les droits des citoyens et les intérêts de l'État. » Ce manifeste se terminait par une assertion qui parut bien téméraire à ceux mêmes qui eussent le plus désiré la voir se vérifier. « Citoyens, disait-il, la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée. Elle est finie »

La Révolution est finie ! c'était le mot de Barnave dès l'année 1791 ; et depuis lors tous les partis l'avaient successivement répété dans le court espace de temps qui leur avait été laissé entre leur élévation et leur chute. Mais ce qui avait été chez eux une conviction sincère et profonde qu'en allant plus loin la Révolution courait à sa perte et tentait l'impossible, n'était ici que la prétention intéressée d'en confisquer toutes les conquêtes au profit d'un seul homme. Lui satisfait, la nation ne devait plus rien rêver au-delà. Mais comment persuader à ce peuple, d'une façon durable, qu'il était en effet en possession de tous les principes qu'il avait proclamés en 89 ? Plus le mensonge était exposé bruyamment, plus le silence qui l'accueillit était éloquent.

On avait résolu de soumettre la nouvelle Constitution au suffrage populaire. Des registres furent ouverts à cet effet dans chaque municipalité, et tous les citoyens purent aller y inscrire leur nom et leur vote avec une pleine liberté, mais aussi avec une pleine certitude que ni l'un ni l'autre ne serait oublié, circonstance qui suffisait à elle seule pour faire de ce prétendu appel à la nation la plus vaine des formalités. Si l'on ajoute à cette cause d'intimidation la crainte toujours dominante dans de telles occasions de livrer le pays, sans gouvernement, à tous les hasards d'une longue incertitude, les proclamations menaçantes des généraux, enfin l'absence de tout contrôle dans l'évaluation et la vérification des votes, loin de s'étonner du petit nombre des opposants à la Constitution de l’an VIII, on est surpris qu'il en soit resté quelques-uns.

Au reste, le consentement national était chose si accessoire dans la pensée de ceux mêmes qui le demandaient, qu'ils ne prirent pas même la peine de l'attendre. Jamais on ne traita plus cavalièrement celui que si peu de temps avant on appelait encore le peuple souverain. Dès le 22 décembre, avant même que le texte de la Constitution fût connu dans les provinces éloignées de Paris, Bonaparte, emporté par son impatience naturelle, imposait à la commission la mise en activité immédiate de la Constitution, attendu, disait-il, qu'en présence de l'accueil qu'elle recevait on ne pouvait pas er douter que la presque unanimité des citoyens n'acceptât ce nouveau pacte des Français ; la prédiction faite à coup sûr qui rappelle ce que les philosophes ont dit de la prescience divine, et qui n'avait rien de rassurant pour le libre arbitre de la nation.

Le jour où la Constitution fut publiée, Garat, parleur éloquent, qui, malgré les fluctuations de sa conduite politique, avait conservé un certain crédit auprès des républicains, prononça un discours apologétique au sein de la commission. Il s'attacha surtout à dissiper les appréhensions et les défiances qu'avait fait naître une si formidable concentration de pouvoirs aux mains de Bonaparte ; il rappela les gages que le général avait donnés dans le passé par son génie et ses vertus, et cherchant, sans les trouver dans la Constitution, les bornes que son pouvoir pourrait rencontrer à l'avenir, « sa gloire, dit-il, et cette influence que par son nom seul il exerce sur toutes les imaginations, seront non-seulement un puissant ressort de plus dans l'action du gouvernement, mais une limite et une barrière devant le pouvoir exécutif. Et cette borne sera d'autant plus sûre qu'elle ne sera pas dans une charte, mais dans le cœur et les passions mêmes d'un grand homme ! »

Le cœur et les passions d'un grand homme, voilà tout ce qui restait des garanties si ardemment réclamées et si péniblement conquises en 1789 ! La France allait bientôt savoir ce que valait une telle barrière.

 

 

 



[1] Las Cases, Mémorial.

[2] En date du 23 décembre 1799.

[3] Mémorial de Las Cases.

[4] Mémoires dictés à Gourgaud.

[5] Mémoires de Miot de Melito.

[6] Ordre au général Lefebvre (17 décembre 1799), Correspondance de Napoléon.

[7] Mémoires dictés à Gourgaud. — Mémorial de Las Cases.

[8] Mémoires de Lafayette.