Depuis
le départ du général Bonaparte pour l'Égypte, de grands changements s'étaient
accomplis dans la situation de la France. A l'intérieur, les partis avaient
poursuivi à outrance cette guerre de conspirations et de coups d'État qui
avait été inaugurée par le 18 fructidor ; mais ils y dépensaient désormais
plus l'intrigue que de violence, et il ne leur était plus donné de soulever
les mêmes passions, signe évident de la lassitude de la nation. Tombée devant
le mépris aussitôt qu'elle avait cessé d'inspirer la crainte, la tyrannie,
mal soutenue, des Fructidoriens, avait fait place à une perpétuelle
instabilité dans les pouvoirs publics comme dans l'opinion. A l'extérieur,
ces créations éphémères que nous avions importées chez tous nos voisins, en
décorant de quelques lambeaux de légalité républicaine l'insolence et la
brutalité du régime militaire, s'étaient partout écroulées à la première
annonce d'une coalition nouvelle. Les peuples auxquels nous nous étions
vantés d'apporter la liberté et à qui nous étions parvenus à faire regretter
leurs anciens maîtres à force d'abus et de vexations, ne se levèrent nulle
part pour défendre des institutions déshonorées par le pillage, la violence
et tous les excès de la domination soldatesque. La
double invasion de la Suisse et des États-Romains, qui s'était exécutée sous
la haute direction de Bonaparte quelques semaines avant son départ pour
l'Égypte, avait déjà gravement compromis le succès des négociations entamées
à Rastadt ; l'éloignement de la plus belle armée et des meilleurs généraux de
la République au moment où leur présence était si nécessaire pour intimider
nos ennemis, fit définitivement avorter les essais de conciliation.
L'Angleterre n'eut pas de peine à rallier nos anciens adversaires :
l'Autriche brûlait de prendre sa revanche de tant d'humiliations, elle en
saisit avec joie l'occasion ; l'Allemagne entra dans la coalition pour
reconquérir les provinces rhénanes, le roi de Naples pour éloigner la
révolution de ses frontières, et deux nouveaux alliés se joignirent à ces
puissances : la Turquie, que nous avions pris soin de pousser nous-mêmes dans
le camp des coalisés, et la Russie, qui épousa leur cause en raison du vif
intérêt qu'elle portait dès lors à la Turquie. La
reprise des hostilités nous fut notifiée par l'assassinat de nos
plénipotentiaires à Rastadt, atrocité dont la maison d'Autriche ne s'est pas
encore lavée. Elles avaient déjà commencé en Italie, où le roi de Naples,
emporté par une haine longtemps contenue, devança le signal et paya de la
perte de son trône sa précipitation inconsidérée. Championnet était entré à
Naples après une campagne rapide comme une promenade militaire ; il avait
ajouté la république parthénopéenne â toutes ces républiques d'un jour que
nous avions fondées en Italie. Presque en même temps le roi de Sardaigne et
le grand-duc de Toscane étaient détrônés et le Piémont était réuni à la
France. Grâce à
ces conquêtes plus funestes que des défaites, la ligne que nous avions à
défendre avec nos armées si réduites, lorsque les troupes de la coalition
s'avancèrent sur nous, s'étendait d'Amsterdam jusqu'à Naples. Nous fûmes
attaqués à la fois en Suisse, en Hollande, en Italie et sur le Rhin. Occuper
Naples avec une partie considérable de nos forces pendant que les
Austro-Russes nous débordaient de tous côtés sur l'Adige, était une faute
d'autant plus impardonnable que Bonaparte l'avait maintes fois signalée comme
faite pour perdre irréparablement notre conquête. Plutôt que de la commettre,
il n'avait pas hésité à désobéir au Directoire, et c'était avec Schérer pour
général en chef qu'on croyait aujourd'hui pouvoir se la permettre impunément
! Elle fut expiée par plusieurs défaites tellement désastreuses, que Moreau
lui-même ne fut plus en état de les réparer, lorsque Schérer, accablé sous le
poids de sa propre incapacité, abandonna son commandement poursuivi par les
huées de ses soldais. Tout ce qu'il put faire fut de sauver les restes de
l'armée par une de ces retraites incomparables où l'habileté de ses
dispositions, la variété de ses ressources, son sang -froid et son
inébranlable solidité s'élevaient à la hauteur du génie ; mais il ne réussit
pas à opérer à temps sa jonction avec l'armée de Championnet que Macdonald
ramenait dans la haute Italie, et qui fut écrasée à la Trebia par Souvarow.
Moreau en rallia toutefois les débris et dut se borner à garder la ligne des
Apennins. L'Italie était perdue pour nous, et les Italiens étaient restés
jusqu'au bout spectateurs passifs et presque indifférents d'une lutte qui ne
leur laissait que le choix entre leurs anciens et leurs nouveaux oppresseurs. Nos
armes n'étaient pas plus heureuses sur le Rhin, où Jourdan s'était fait
battre par l'archiduc et avait été forcé de repasser le fleuve. En Hollande
et en Belgique, notre position était tout aussi compromise. Le duc d'York y
était débarqué à la tête d'une armée de quarante mille Anglo-Russes, et
menaçait nos provinces du Nord. Enfin la guerre civile, rallumée par la
chouannerie, avait reparu en Bretagne et en Vendée, et semblait concerter ses
efforts avec la guerre étrangère pour précipiter notre ruine. La France était
à la veille d'être envahie. C'est
sous l'impression de ces désastres que se firent les élections du mois de mai
1799. L'opinion publique en France était presque unanime à imputer ces
malheurs aux fautes du Directoire, et en cela elle ne se trompait point, bien
qu'il ne fût ni le seul, ni peut-être le principal coupable. Les élections se
ressentirent de ces dispositions de l'esprit public, et les Conseils, domptés
et soumis depuis l'épuration de fructidor, virent avec des transports de joie
leur opposition muette se transformer tout à coup en une majorité à laquelle
le désarroi, la stupeur du gouvernement et l'irritation du sentiment national
communiquaient une force irrésistible dans des circonstances aussi critiques.
Le Directoire, démoralisé, se sentant atteint personnellement par cette
manifestation dont le sens ne pouvait plus être équivoque, n'osa pas
recommencer cette fois les cyniques prévarications à l'aide desquelles il
avait faussé les élections précédentes, en substituant ses propres créatures
aux élus de la nation par son coup d'État du 22 floréal. Encouragés par le
cri public qui imputait tous nos revers à l'incapacité des directeurs, les
Conseils s'empressèrent de prendre leur revanche des avanies de fructidor. Leur
premier soin fut de faire entrer Sieyès au Directoire en remplacement de
Rewbell dont les pouvoirs venaient d'expirer légalement. De retour depuis peu
de son ambassade de Berlin, où il avait montré du tact et de l'habileté,
l'abbé Sieyès était notoirement hostile à la politique du gouvernement ; on
savait qu'il avait un système, visait plus haut qu'à un changement de
personnes et pousserait de toutes ses forces à l'établissement d'un nouvel
ordre de choses. Quant à Rewbell, il était devenu impopulaire on raison de
son amitié pour Schérer et de ses liaisons avec le fameux Rapinat, dont les
exactions avaient trop bien justifié le nom. Cette amitié compromettante
avait fait soupçonner à tort la probité de Rewbell, qui vécut et mourut
pauvre ; mais l'instinct public ne s'était pas trompé en lui attribuant la
principale influence dans le Directoire depuis le 18 fructidor, et il portait
justement la peine de son inintelligente administration. Comme chez tous les
hommes dont l'esprit est trop inférieur au caractère, la fermeté, chez Rewbell,
dégénérait en, un aveugle entêtement, et l'attachement aux principes en vues
étroitement exclusives, plus faites pour une secte que pour un parti
politique. Par la
nomination, de Sieyès, la brèche était ouverte dans le Directoire. Les
Conseils poursuivirent leur succès en destituant Treilhard, dont l'élection
avait été entachée par un vice de forme, et ils achevèrent leur victoire en
forçant Merlin et Laréveillère à. donner leur démission. Barras, épargné
parce qu'il était devenu insignifiant et se retrouvait toujours du côté des
plus forts, resta seul de l'ancien Directoire ; et Gohier, Moulins,
Roger-Ducos, hommes sans notoriété, dont la médiocrité ne pouvait alarmer
personne, prirent la place des directeurs sortants. Tel fut le résultat de la
journée connue sous le nom de 30 prairial, qui fut une réplique au 18
fructidor, et le coup d'État du Corps législatif contre le Directoire. Le
réveil du sentiment national rendit aux mesures défensives l'énergie et
l'élan qui étaient nécessaires pour sauver la France. Bernadotte, esprit
politique en même temps que militaire distingué, avait été nommé ministre de
la guerre ; il réorganisa tous les services avec une admirable activité et
enflamma de son zèle patriotique les généraux et les soldats. La conscription
venait d'être votée et remplit les cadres presque vides de nos armées.
Bernadotte passait en revue cette jeunesse et l'électrisait par ses
exhortations : « Enfants, leur disait-il, il y a sûrement parmi vous de
grands capitaines ! » Ces simples paroles suffisaient encore pour faire des
héros. Le trésor, épuisé, trouva des ressources nouvelles dans un emprunt
forcé qui avait le tort de consacrer le principe de l'impôt progressif,
c'est-à-dire l'arbitraire en matière d'impôts. La chouannerie fut frappée au
cœur par la loi des otages, mesure inique qui rendait toute une classe de
personnes responsable des excès commis par les chouans. On vit reparaître les
sociétés populaires, toujours présentes dans un grand danger national ; les
débris de la société des jacobins se réunirent au Manège, dans la
salle où avaient siégé nos grandes assemblées. Enfin nos armées se
préparèrent à reprendre l'offensive sur tous les points. Mais la
victoire des Conseils, loin d'apaiser les partis, n'avait fait qu'encourager
leurs espérances, La Constitution de l'an III n'avait été à leurs yeux qu'une
arme dont ils avaient, chacun à son tour, cherché à s'emparer pour se frapper
les uns les autres. Voyant que cette arme leur échappait sans cesse, ils
reprochèrent aux imperfections de ce régime le mauvais usage qu'ils en
avaient fait, et commencèrent à méditer sa ruine. Les deux principaux défauts
de la Constitution de l'an III frappaient tous les esprits clairvoyants ; ils
avaient été suffisamment mis en lumière, l'un par l'antagonisme permanent des
Conseils et du Directoire, l'autre par la conspiration toujours renaissante
d'une moitié des directeurs contre l'autre moitié. Ces défauts pouvaient être
facilement corrigés par une définition plus exacte des prérogatives
parlementaires d'une part, et par l'introduction de l'unité dans le pouvoir
exécutif de l'autre ; mais chaque faction, ne voulant du pouvoir que pour en
faire sa forteresse, trouvait plus commode de procéder en faisant table rase
de toutes les institutions existantes. Les républicains du Manège rêvaient un
rétablissement de la dictature jacobine. Ils avaient à leur tête deux
généraux, Jourdan et Augereau, l'un républicain austère -et convaincu,
l'autre le héros turbulent de la démagogie militaire. Sieyès, porté au
Directoire par l'opinion modérée après son ambassade de Berlin, à laquelle on
attribuait le maintien de la neutralité prussienne, avait toujours en poche
ce fameux projet de constitution dont tout le monde parlait et que personne
n'avait jamais vu. Il ne pouvait pardonner à la Constitution de l'an III
d'avoir supplanté ce chef-d'œuvre incompris, dernier mot de son expérience
révolutionnaire. Sa position à la tête du gouvernement qu'il voulait
renverser, sa réputation consacrée par une flatterie de Mirabeau et
habilement surfaite grâce au mystère même dont il se plaisait à s'entourer,
sa supériorité évidente sur ses collègues, sa connaissance des hommes et des
partis, lui donnaient de grands avantages comme chef de conspiration et
avaient rallié autour de lui, avec les plus ambitieux et les plus habiles,
tous ceux qui, étant las des agitations, voulaient un changement de nature à
réaliser un ordre de choses plus stable et à assurer leur propre repos. Son
ton d'oracle, son esprit sarcastique et dédaigneux, sa célébrité, due à
quelques mots fortement frappés qui avaient retenti dans la Révolution comme
des axiomes, faisaient illusion sur le vide de ses conceptions politiques ;
de même que la simplicité apparente de ses habitudes et la hauteur présumée
de son ambition faisaient illusion sur les mobiles qui dominaient ce prêtre
cupide. Sieyès n'avait pas eu de peine à subjuguer l'esprit faible et
incertain de son collègue Roger-Ducos ; il avait également gagné à ses vues
la majorité du conseil des Anciens, composée en grande partie de ces
conventionnels, de la Plaine qui, comme lui, pendant la tourmente de 93,
avaient baissé la tête pour se faire oublier, et pour toute gloire s'étaient
contentés de vivre. Ses intentions n'ayant pas tardé à être devinées et
publiées, toute la classe très-nombreuse dont les intérêts ont avant tout
besoin de sécurité et d'ordre avait placé en lui ses espérances, se faisant
conspiratrice au nom des idées de conservation. Ces éléments avaient fait de
ce groupe le parti le plus fort, sinon le plus entreprenant, et tous ceux qui
savaient le mieux voir de quel côté soufflait le vent, ceux qui, soit
ambition, soit découragement, soit expérience, n'attendaient plus rien des
institutions de l'an III, Talleyrand, Rœderer, Cambacérès, Regnault de
Saint-Jean d'Angély, Cabanis, Sémonville, Benjamin Constant, Daunou lui-même,
lui avaient tout naturellement apporté leur adhésion. Quant à
Barras, son nom avait perdu toute signification politique. Ayant trahi tour à
tour tous les partis, renié toutes les opinions, il ne représentait plus
qu'une chose, l'immoralité ; mais telle était la corruption publique et
privée, que c'était encore là une force. Entouré d'une cour d'agioteurs et le
femmes perdues, usé et méprisé, mais conservant encore une sorte de
popularité due à sa facilité d'homme vicieux, il ne s'étudiait plus qu'à
sauver sa situation personnelle ; il allait des uns aux autres, inquiet,
étonné de ne plus faire peur, prodiguant l'intrigue, les artifices, les
insinuations, les perfides avances, offrant des gages auxquels personne ne
croyait plus, et flottant, comme l'écume, à la surface des partis. Toujours
préoccupé du soin de sa sûreté, il était entré, par l'entremise de
Fauche-Borel et de David Monnier, en négociation avec Louis XVIII, avait
obtenu de lui une sauvegarde avec de magnifiques promesses ; puis, craignant
d'être découvert, il avait mis ses collègues au courant de toute l'intrigue,
sous prétexte de les éclairer sur les dangers de la République, en réalité
pour les tromper plus à son aise et se faire un mérite de toutes ses
trahisons en trahissant tout le monde à la fois. Il s'était peu à peu retiré
des affaires, ne retenant dans ses mains que la police qu'il gardait comme
son égide par l'entremise de Fouché, ministre digne d'un tel maître, et de
Réal, son ami et son confident. La
Constitution de l'an III n'avait plus, au sein du Directoire, que deux
défenseurs, Gohier, ex-ministre de la justice, âme honnête et inoffensive,
jurisconsulte intègre et érudit, mais esprit sans pénétration, complètement
étranger à la connaissance des hommes et des affaires, qu'une ironie du sort
avait seule pu fourvoyer dans la politique. Avec lui, le général Moulins,
républicain ardent, mais homme d'État non moins inexpérimenté que Gohier,
officier inconnu aux armées, sans influence sur le soldat. Ce qu'il y a de
plus triste dans cette histoire des derniers jours de la République, c'est de
voir tant de droiture inutile, et la vertu presque ridicule. Jamais il
n'apparut plus clairement combien dans certaines situations les bonnes
intentions servent de peu sans une grande âme, car la république française
aurait peut-être évité César si elle avait possédé Caton. Dans le
ministère, ces deux directeurs avaient pour principal appui Bernadotte, le
ministre de la guerre, homme d'une incontestable capacité politique et
militaire, d'un esprit ferme, actif, entreprenant, et dont l'ambition avait
depuis longtemps deviné celle de Bonaparte. Mais Bernadotte, qui d'ailleurs
fut bientôt écarté des affaires par le défiant Sieyès, ne pouvait guère à lui
seul suppléer à l'insuffisance d'un parti dont s'était séparé Daunou
lui-même, le principal auteur de la Constitution de l'an III, témoin
mélancolique et résigné des efforts qui préparaient la chute de son œuvre. Pour
réaliser ses plans et pour consolider le gouvernement qu'il se proposait
d'établir, il fallait à Sieyès un homme d'action, un bras dont il serait
l'âme et le moteur. Étant encore ambassadeur en Prusse, il avait songé un
instant à confier ce rôle à un prince de la maison de Brunswick, choix qui
prouve assez tout ce qu'il y avait de chimérique dans ce singulier esprit. Le
nom des Brunswick était indissolublement lié au souvenir d'un manifeste qui
les rendait à tout jamais impopulaires en France. Plus tard, il avait,
assure-t-on, fait adresser à Bonaparte, sous le couvert du chargé d'affaires
de la Prusse à Constantinople, un mémoire pour le presser de revenir en
France ; mais il n'est nullement établi que ce mémoire soit jamais parvenu à
son adresse. Il avait ensuite tenté Bernadotte, qu'il n'avait pas trouvé
d'humeur à lui servir d'instrument. Il avait enfin jeté les yeux sur le
général Joubert, dont les opinions à la fois fermes et modérées et le noble
caractère étaient sympathiques à tons les partis. Mais Joubert n'ayant pas
encore conquis, malgré ses brillants services, une illustration qui le mit
hors de pair, on résolut de lui donner le commandement de l'armée d'Italie
pour lui fournir une occasion de faire promptement de grandes choses. En même
temps, pour faire taire ses hésitations et pour l'attacher par des liens plus
étroits à un parti dont les intrigues et les arrière-pensées lui plaisaient
si peu qu'il dénonçait de lui-même à Gohier les projets de Sieyès, on le
maria à la fille de M. de Sémonville. En
attendant que la renommée de Joubert eût suffisamment grandi pour lui donner
droit à une place à la tête du gouvernement, Sieyès résolut de frapper le
seul parti dont l'énergie lui parût à craindre. C'était le vieux parti
jacobin qui avait relevé la tête depuis le 30 prairial, et qui, par
l'agitation qu'entretenaient les clubs, principalement celui du Manège
tendait à reprendre son ancienne influence sur le peuple. Un rapprochement,
ménagé par Bernadotte, était en voie de s'opérer entre ce parti et les Constitutionnels
conduits par les directeurs Gohier et Moulins. Sieyès prévint ce danger par
une série de mesures arbitraires dirigées à la fois contre la presse et
contre les clubs. Ses deux collègues se trouvèrent ainsi compromis et les
Jacobins désarmés. Les principaux journalistes du parti furent déportés à
Oléron, en vertu d'un simple arrêté (12 fructidor), et la salle du Manège fut
fermée ainsi que les autres lieux de réunion des sociétés populaires.
Personne ne s'en émut. Grâce aux épouvantables souvenirs laissés par la
Terreur, on pouvait dès lors tout oser contre les lois en menaçant la France
du fantôme du terrorisme. Jourdan s'efforça d'arracher aux Conseils une
déclaration constatant « que la patrie était en danger ; » mais cette motion,
qui avait pour but de substituer une dictature des assemblées au gouvernement
du Directoire, fut écartée, et la faction du Manège resta battue et
désorganisée. Le
parti de Sieyès allait sans cesse en se fortifiant et en recrutant de
nouvelles adhésions. Rais la mort prématurée de Joubert, tué à Novi à la tête
de ses soldats le jour même de l'ouverture de la campagne, arrêta court
l'entreprise. Sieyès essaya de gagner Moreau ; mais il ne put entraîner cet
esprit timide et incertain, dont l'honnêteté native sut repousser cette
tentation, mais resta toujours inutile faute d'initiative et de décision[1]. En présence de ce refus,
Sieyès fut de nouveau contraint d'ajourner ses projets. Pendant
ce temps, nos armées, grâce à l'élan imprimé par Bernadotte aux choses de la
guerre, et grâce au génie et à l'intrépidité des chefs, avaient ressaisi la
victoire sur tous les points, excepté en Italie, où nous étions réduits à la
défensive. Masséna, dans une admirable campagne de quinze jours, qui est
connue sous le nom sommaire de bataille de Zurich, avait complétement détruit
l'armée austro-russe ; et le général Brune, après avoir défait le duc d'York à
Berghen et à Castricum, l'avait forcé à capituler. La Hollande se trouvait
dégagée comme la Suisse, et si nous avions été moins heureux en Italie, du
moins notre frontière des Alpes était intacte, et Championnet en avait fait
une barrière impénétrable. Quelques
jours à peine s'étaient écoulés depuis l'annonce de ces victoires, lorsqu'un
messager d'État, envoyé aux Conseils par le Directoire, fut introduit avec
une certaine solennité dans la salle où siégeaient les Cinq-Cents. Il se fit
un profond silence. Alors le président lut à l'assemblée le bulletin de la
victoire d'Aboukir, que le gouvernement venait de recevoir du général
Bonaparte. Cette lecture fut accueillie par une triple salve
d'applaudissements. Depuis longtemps aucune de ses dépêches n'était parvenue
au Directoire. On ne connaissait la situation de notre armée d'Égypte que par
des rapports venus de l'étranger, et l'obscurité qu'ils laissaient planer sur
le sort de cette aventureuse expédition, loin de diminuer l'intérêt qui
s'attachait à nos soldats et à leur chef, avait jeté une inexprimable anxiété
dans tous les cœurs. Leurs noms, qui nous revenaient associés aux souvenirs
de cette contrée antique et mystérieuse, leur avaient emprunté un reflet de
poésie que grandissaient encore l'éloignement, le péril, et cette vague
incertitude qui les enveloppait de toutes parts comme la fumée des batailles,
et les dérobait aux regards. L'armée d'Égypte ne nous apparaissait plus qu'à
travers le double mirage du désert et de l'histoire. L'imagination populaire,
où tout se transforme au gré d'une fantaisie qui est loin d'être toujours
équitable, s'était déjà emparée de cette grande aventure ; elle en avait fait
une légende selon laquelle Bonaparte et l'armée d'Italie avaient été déportés[2] en Égypte par un gouvernement
jaloux de leur gloire. Le mot exit de Bonaparte était une formule consacrée
dans la plupart des motions populaires. On exaltait son désintéressement et
son patriotisme. On le plaignait hautement de n'avoir échappé au sort de
Hoche que pour se voir condamné à une fin plus funeste encore. De là
l'effet immense que produisit la victoire d'Aboukir, fait d'armes dont
l'importance réelle était loin d'égaler le prestige. Les jours suivants, le
Moniteur publia les rapports de Bonaparte sur des faits plus anciens : la
campagne de Syrie, la bataille du mont Thabor, la prétendue destruction de
Saint Jean d'Acre, avec toutes les dissimulations et les brillants artifices
de mise en scène qui accompagnaient ces récits. Le Directoire qui, dans le
cours de la saison précédente, avait eu à annoncer plus de défaites que de
victoires, donna à dessein un grand éclat à cette publication. Le Moniteur en
était encore aux relations plus circonstanciées de Berthier, le chef
d'état-major, sur les mêmes événements, lorsque, le 15 octobre, il annonça
une nouvelle auprès de laquelle tout le reste pâlissait : Bonaparte était
débarqué à Fréjus ; il y avait été accueilli avec transport par les habitants
de cette ville, qui l'avaient dispensé de l'observation des lois sanitaires,
et il se dirigeait vers Paris, salué par l'enthousiasme des populations. Le
général était en effet de retour en France après une longue et pénible
traversée, pendant laquelle il avait échappé aux croisières anglaises avec ce
bonheur surprenant, merveilleux, qui ne lui faisait jamais défaut dans les
circonstances qui dépendent du seul hasard. Il avait été forcé de relâcher
pendant quelques jours en Corse, et là s'était promptement remis au courant
de l'état des affaires et de la situation respective des partis. Ses
intentions étaient déjà arrêtées le jour où il avait résolu de quitter
l'Égypte. Il revenait appartenant plus que jamais à cette pensée secrète qui,
depuis deux ans, le suivait côte à côte et l'avait accompagné jusqu'au fond
des déserts. Il était décidé à tout faire pour s'emparer du pouvoir. Mais
quels auxiliaires choisir au milieu de ce chaos des factions ? sur quels
éléments s'appuyer ? Quelque déchue que fût la République, parviendrait-il, à
la faveur de tant de déchirements, à trouver un parti capable de renier les
généreuses visées de la Révolution pour s'attacher à la fortune d'un soldat ?
ou bien lui faudrait-il s'absorber lui-même dans un de ces groupes
d'opinions, en servir les intérêts, en épouser les vues, en subir les
conditions ? Dans
l'état de fractionnement extrême où se trouvaient les partis, son isolement
était une force plutôt qu'un désavantage, car il lui donnait vis-à-vis d'eux
une apparence de désintéressement et d'impartialité supérieure qui lui
promettait des adhésions dans tous les camps. Il était, en effet,
très-désintéressé dans les querelles de parti, en ce sens qu'il ne pensait
qu'à lui-même. Indépendamment des alliés de toute origine et de toute couleur
que lui assurait cette situation, il aurait pour lui tous ceux qui, comme
lui, ne poursuivaient qu'un but personnel, et les militaires, dont la grande
majorité lui était acquise à l'avance, parce que son élévation était un gage
assuré de leur propre influence dans l'État. Pendant son absence, ses frères,
Joseph et Lucien, soit qu'ils eussent obéi à ses instructions, soit qu'ils
n'eussent fait que suivre les suggestions de leur intérêt qui était d'accord
avec le sien, avaient tenu la conduite la plus propre à lui préparer les
voies, Joseph, en ménageant toutes les puissances avec un soin diplomatique,
en se rendant agréable aux esprits les plus opposés par l'optimisme toujours
souriant de son apparente bonhomie ; Lucien, en se jetant avec ardeur dans la
mêlée et en travaillant de toutes ses forces à accroître les divisions et la
désorganisation générale. Il avait été élu député aux Cinq-Cents, et 11,y
avait acquis, grâce à son éloquence fougueuse et imagée, à sa remuante
activité, au grand nom de son frère, une influence avec laquelle il fallait
compter. Joséphine elle-même s'était créé des amitiés qui ne furent pas sans
utilité pour l'ambition du général. Par un calcul tout féminin et pour
répondre victorieusement aux accusations de ses ennemis, elle s'était
intimement liée avec l'honnête 11Pne Gohier, qui jouissait d'une réputation
de vertu proverbiale. Cette précaution n'était pas inutile vis-à-vis d'un
époux irrité, que l'écho des médisances publiques avait poursuivi jusqu'en
Égypte, et dont l'orgueil et la jalousie avaient cruellement souffert.
Joséphine avait ainsi conquis à Bonaparte la confiante bienveillance de
Gohier, qui venait d'être nominé président du Directoire. C'est à
ce directeur que le général fit sa première visite en arrivant à Paris.
Malgré l'éclat inouï de sa marche triomphale à travers la France, il n'était
pas sans une certaine inquiétude au suje.t de l'accueil qui lui serait fait
pour avoir abandonné son armée sans autorisation ; car le succès final de ses
projets dépendait jusqu'à un certain point de la façon dont la partie allait
être engagée. « Président, dit-il à Gohier, les nouvelles qui nous sont
parvenues en Égypte étaient tellement alarmantes, que je n'ai pas balancé à
quitter mon armée pour venir partager vos périls. — Ils étaient grands,
général, répondit Gohier, mais nous en sommes glorieusement sortis. Vous
arrivez à propos pour célébrer avec nous les triomphes de vos compagnons
d'armes. » Le lendemain (17 octobre), le Directoire le reçut en audience solennelle. Le
général renouvela ses protestations. Il ajouta, en mettant la main sur la
garde de son épée, « ne la tirerait jamais que pour la défense de la
République et de son gouvernement 1[3]. » On lui répondit par des
souhaits de bienvenue qui ne dissimulaient qu'imparfaitement les sentiments
de défiance et d'inquiétude que son retour inattendu avait fait naître dans
l'âme des directeurs. Loin de
partager ces craintes, le public de Paris s'était associé aux impressions de
la France entière avec un entraînement qui tenait de l'ivresse, et que ceux
qui en ont été les témoins n'ont jamais pu oublier. Lors de son passage à
Lyon, le général avait été accueilli par une pièce de circonstance intitulée
le Retour du héros. C'était le mot du moment. Bonaparte était le sujet de
tous les entretiens, l'objet de toutes les espérances. Les journaux ne
parlaient plus que de lui et répétaient ses moindres paroles. Il n'y avait
plus qu'un homme dans la République, et c'était lui. Son absence avait seule
causé tous nos malheurs, son retour y mettait un terme. Lui revenu, tous nos
maux allaient finir ; l'ordre était rétabli à l'intérieur, la victoire
enrôlée de nouveau sous nos drapeaux. Ce peuple d'artistes et de soldats, qui
joignait à une vive imagination l'ambition effrénée des jeunes démocraties,
humilié, dégoûté de la mesquinerie des intrigues et de la médiocrité des
hommes qui occupaient la scène depuis deux ans, voulait à tout prix un héros
: il s'empara de celui qui se présentait à lui, lui prêta libéralement tous
les mérites et toutes les vertus, sans se souvenir un seul instant de la part
si considérable que cet homme avait eue dans les fautes que l'on reprochait
le plus au Directoire. Et pourtant, si l'on voulait rendre à chacun sa part
de responsabilité, qui avait entraîné le Directoire dans le système des
conquêtes ? qui l'avait poussé, au 18 fructidor, dans la voie funeste des
coups d'État ? qui avait inauguré les usurpations du pouvoir militaire sur
les pouvoirs civils ? qui avait pris l'initiative de la création de ces
républiques éphémères, première cause de nos revers ? qui avait décidé
l'éloignement si inopportun de la plus belle de nos armées ? Mais
l'expérience sert de peu à un peuple inconsidéré dans ses engouements comme
dans ses rigueurs. Au fond, ce qu'il ne pouvait pardonner aux hommes du
Directoire, ce n'était pas d'avoir adopté une politique tantôt imprudente,
tantôt inique, c'était de n'avoir pas su la faire triompher. Ce qu'il aimait
dans Bonaparte, c'était moins le génie que la fortune, c'était l'audace
heureuse et une épée jusque-là réputée invincible. Et le mouvement qui
poussait la France vers lui entraînait les hommes d'intelligence aussi bien
que la foule. Il eut, dès son arrivée, une sorte de cour composée de tout ce
qui marquait dans les différents partis. Très-réservé vis-à-vis du public
dont il fuyait les regards pour irriter la curiosité, évitant avec un soin
extrême de se montrer à la foule avide de contempler ses traits, n'allant au
théâtre que dans une loge grillée, partout invisible et par là même partout
présent pour les yeux qui s'obstinaient à le chercher, portant l'habit de
l'Institut de préférence à son uniforme, comme pour rendre hommage à la
prééminence de l'ordre civil et démentir ainsi les projets qu'on lui prêtait,
Bonaparte appelait à lui les hommes connus ; il les accueillait avec une
affabilité étudiée et les faisait parler ; il les pressait de proposer leurs
plans, en se montrant tout disposé à les adopter ; il essayait sur eux tantôt
ses idées réelles, tantôt celles qu'il voulait qu'on lui attribuât. Son petit
hôtel de la rue de la Victoire était encombré de ces visiteurs de tout ordre,
attirés vers lui par une pensée analogue à celle qui les lui faisait
rechercher, le désir de pénétrer ses intentions et ses desseins. On voyait là
les amis de Sieyès à côté de ceux de Gohier et de Bernadotte, les hommes du Manège
à côté des adhérents de Barras, et avec eux des savants, des lettrés, des
artistes et les généraux _les plus distingués de l'armée. Le
prévoyant Talleyrand était allé des premiers se joindre à ce cortége du
général, et celui-ci, trop habile pour se souvenir de sa petite trahison au
sujet de l'ambassade projetée à Constantinople, lui avait fait l'accueil le
plus amical. Regnault de Saint-Jean d'Angély, que Bonaparte avait employé et
apprécié en Italie et à Malte ; Rœderer, politique plein de finesse et de
dextérité, dont l'expérience s'était changée en scepticisme, et qui, selon
une expression du temps, avait serpenté à travers tous les partis ; Réal,
homme d'esprit et de plaisir, à qui ses talents d'orateur, d'écrivain, et
surtout sa place de commissaire du Directoire auprès de l'administration de
la Seine, donnaient une importance peu bruyante, mais utile à ménager ;
Cabanis, l'ancien ami de Mirabeau, qui devait se repentir un jour d'une
coopération dont il ne prévoyait pas toutes les suites ; Volney, savant
illustre qui essaya vainement plus tard de se dérober aux honneurs forcés du
Sénat impérial ; enfin l'amiral Bruix, ex-ministre de la marine, esprit des
plus déliés, étaient avec Talleyrand les conseillers les plus intimes de
Bonaparte, et ceux qui étaient le plus avant dans sa confiance, ce qui n'est
pas beaucoup dire ; car un tel homme pouvait avoir des familiers, mais non de
réels confidents. Les
directeurs, Gohier, Roger-Ducos, et surtout Moulins, qui dirigeait le
département de la guerre, étaient ses visiteurs assidus et le consultaient
sans cesse, ainsi que Cambacérès, le ministre de la justice, qui avait pour
lui ce faible que les légistes ont de tout temps ressenti pour la puissance,
et Dubois de Crancé, le successeur de Bernadotte. Quant à Fouché, le ministre
favori de Barras, flairant une conspiration avec son subtil odorat d'homme de
police, inquiet de voir se former une intrigue où il n'était pas, mais
incapable de se prononcer contre un complot qui semblait appelé à un grand et
prochain succès, il accablait le général de ses protestations de dévouement,
sauf à le trahir plus tard, si l'événement venait à tourner mal. Les hommes
de guerre les plus renommés de la République étaient accourus auprès de
Bonaparte, sans distinction d'opinion, l€t3 uns parce qu'ils le considéraient
comme le représentant le plus élevé de leurs intérêts et de leur gloire, les
autres parce qu'il leur importait de pénétrer ses plans pour régler leur
propre conduite. Parmi ces derniers se trouvaient des hommes qui lui étaient
presque ouvertement hostiles, comme Augereau, Jourdan, Bernadotte ; parmi les
premiers, les généraux qu'il avait ramenés d'Égypte, Lannes, Marmont,
Berthier, Murat, auxquels se joignaient des officiers qui avaient fait leur
réputation sous d'autres chefs, tels que Macdonald et Beurnonville. Bientôt
on vit aussi chez lui le plus illustre de tous, celui que l'opinion lui avait
un instant donné pour rival, Moreau enfin, alors mécontent, ulcéré contre le
Directoire qui ne l'avait tiré d'une longue disgrâce que pour l'exposer à des
revers inévitables. Bonaparte le rencontra pour la première fois chez Gohier.
Ces deux grands capitaines ne s'étaient jamais vus. Bonaparte alla au-devant
de Moreau avec un empressement qui n'aurait pas été aussi vif, on a quelques
raisons de le supposer, sans les malheurs qui avaient fait clé-choir ce
général de sa réputation première. On remarqua qu'avant de s'adresser la
parole, ils se considérèrent quelques instants en silence, comme pour
compléter par ce rapide examen l'idée qu'ils s'étaient faite l'un de l'autre.
Bonaparte parla le premier ; il lui exprima dans les termes les plus
flatteurs l'impatience qu'il avait de le connaître. Moreau reçut ces avances
avec sa simplicité accoutumée, et ils s'entretinrent ensemble de l'art
militaire et de ses chances diverses. Quelques jours après, Bonaparte alla le
voir, lui fit présent d'un magnifique damas rapporté d'Orient, et, grâce aux
rancunes de Moreau, il put s'emparer de cet esprit indécis, aussi dépaysé
dans la politique qu'il était éminent dans la guerre. Mais par un scrupule
bien caractéristique, Moreau, tout en se mettant à la disposition de
Bonaparte, refusa d'écouter l'exposé de ses plans. Ainsi
le général Bonaparte voyait se grouper d'eux-mêmes autour de lui tous les
éléments dont il avait besoin pour s'éclairer et faire son choix. Cependant
cette attitude d'observation ne pouvait durer long- temps sans danger pour le
succès de l'entreprise ; il fallait se préparer à agir. Avant de se lancer
dans la tentative nécessairement hasardeuse d'une attaque de vive force
contre les institutions existantes, Bona- parte chercha d'abord à s'assurer
s'il ne lui serait pas possible de s'introduire dans le gouvernement par des
voies légales et régulières. Il éprouvait pour Sieyès une antipathie des plus
prononcées. Madame Bonaparte disait à qui voulait l'entendre ce directeur
était « la bête noire » de son mari. Sieyès était en effet par son caractère
et par sa position le seul homme qui fat en état de lui imposer des
conditions et de mettre obstacle à ses projets. L'aversion du directeur pour
le général n'était pas moins vive, car ces deux personnages étaient ennemis
par situation. Trop pénétrants pour ne pas se deviner l'un l'autre, ils
sentaient bien que le difficile n'était pas de surmonter leurs répugnances,
mais de concilier leurs ambitions. Sieyès avait rencontré Bonaparte à un
diner où celui-ci avait affecté de ne pas le regarder une seule fois. «
Voyez-vous, s'était écrié le directeur furieux, la conduite de ce petit
insolent envers le membre d'une autorité qui aurait dû le faire fusiller ! »
Bonaparte pensa donc tout d'abord à se faire nommer directeur à sa place. En
s'alliant au parti constitutionnel, il ferait casser sous un prétexte ou sous
un autre l'élection de Sieyès et pourrait recueillir sa succession. Il
s'ouvrit très-nettement de ce projet à Gohier et à Moulins : mais comme il
n'avait pas les quarante ans requis par la Constitution pour être nommé
directeur, il rencontra en eux une invincible résistance. Au
reste, ni cette proposition ni l'insistance significative avec laquelle il la
soutint ne purent les mettre en garde contre les projets du général. La seule
précaution que sa démarche leur suggéra fut de lui faire offrir un
commandement par le Directoire, dans l'espoir chimérique qu'ils pourraient se
débarrasser de cette ambition sans la satisfaire. Ce moyen terme fut adopté
malgré l'opposition de Sieyès et sur tout de Barras qui s'écria à-cette
occasion « que le petit caporal avait assez bien fait ses affaires en Italie
pour n'avoir pas envie d'y retourner ; » faisant allusion aux bénéfices que
le général avait prélevés sur l'exploitation des mines d'Hydria. Le propos
était revenu aux oreilles de Bonaparte ; et le jour où_ les directeurs lui
firent l'offre, il dit en fixant sur Barras un regard de défi « que s'il
avait fait ses affaires en Italie, ce n'avait pas été du moins aux dépens de
la République. » Il repoussa le commandement qu'on lui proposait en alléguant
son besoin de repos et le délabrement de sa santé. Après
cette tentative manquée, Bonaparte s'adressa aux hommes du Manège, au parti
de la dictature républicaine. Bernadotte s'était plus étroitement rapproché
de ce parti depuis que Sieyès l'avait renvoyé du ministère pour se défaire
d'une surveillance trop clairvoyante. Il formait avec Augereau et Jourdan une
sorte de triumvirat militaire autour duquel se groupaient les débris mutilés
du jacobinisme. Ce parti représentait assez exactement les opinions passées
du général Bonaparte ; il convenait à son tempérament despotique
qu'irritaient les scrupules constitutionnels ; il avait une redoutable
énergie, une rare discipline, des traditions de gouvernement ; il savait
agir, organiser, commander ; enfin s'il était en horreur à une portion
très-considérable de la nation, il était resté populaire auprès des classes
inférieures qu'il avait enrichies des dépouilles de la noblesse, et auprès
des soldats qu'il rassurait contre un retour de l'émigration. Mais Joseph
s'efforça en vain de séduire et d'entraîner Bernadotte qui était son
beau-frère et son ami. Bernadotte resta inflexible, mais plutôt par rivalité
d'ambition que par une réelle opposition de principes. Entre la dictature
collective que rêvait Bernadotte et la dictature d'un seul que préparait
Bonaparte il n'y a guère qu'une question de temps, car la première conduit
presque nécessairement à la seconde, qui n'est pas toujours la plus funeste. Bonaparte
essaya d'une nouvelle combinaison. Fouché, de plus en plus inquiet de voir
son patron Barras en mauvais termes avec une puissance dont il voyait chaque
jour grandir l'ascendant, avait résolu de ménager un raccommodement entre les
deux anciens amis. Bonaparte devait beaucoup à Barras. C'était grâce à lui
qu'il avait obtenu son commandement lors du 13 vendémiaire, et plus tard sa
nomination de général en chef à l'armée d'Italie. Intimes dès le siège de
Toulon, ils s'étaient élevés ensemble, avaient traversé les mêmes épreuves.
Sans être précisément crédule en matière de sentiment, Fouché 'espérait que
la solidarité établie entre eux par ces antécédents communs, le souvenir des
services rendus, et peut-être aussi le réveil d'une ancienne affection, leur
permettraient d'oublier leurs griefs plus récents et de marcher d'accord.
Barras consentit à faire le premier pas et engagea Bonaparte à dîner au
Luxembourg. Mais l'entrevue n'amena pas le résultat désiré. On y apporta des
deux parts au lieu de cordialité une extrême circonspection, l'un et l'autre
se tenant sur-la défensive pour mieux voir venir son antagoniste. Enfin
Barras aborda le sujet auquel on pensait d'autant plus qu'on en parlait
moins, mais il y toucha d'une façon oblique et détournée, avec une banalité
préméditée, comme pour forcer le général à s'avancer tout en se réservant
lui-même « La République périt, dit-il, rien ne peut plus aller. Il faut
faire un grand changement et nommer Hédouville président de la République.
Vous, vous irez à l'armée. Quant à moi, je suis malade, dépopularisé, usé. Je
ne suis plus bon qu'à la vie privée. » Hédouville était un général obscur,
mais non sans mérite, qui montra plus tard les qualités d'un excellent
administrateur, alors le protégé de Barras après avoir été celui de Hoche, et
dont le nom n'était mis en avant que pour amorcer l'interlocuteur. Pour toute
réponse, Bonaparte, peu soucieux de se livrer à qui ne voulait pas se confier
à lui, regarda fixement Barras qui demeura interdit. La conversation en resta
là. Quelques instants après, le général sortait de chez son hôte et
descendait dans les appartements de Sieyès, pour lui déclarer qu'il ne
voulait marcher qu'avec lui. Les
amis communs de Sieyès et de Bonaparte, Talleyrand, Rœderer, Cabanis, frappés
de l'avantage que ces deux hommes avaient à s'unir, de la force qu'ils y
gagneraient l'un et l'autre, de la facilité qu'ils y trouveraient pour la
réalisation de leurs projets, avaient souvent déploré l'éloignement et les
défiances qui les séparaient. Ils regrettaient d'autant plus cette mutuelle
aversion qu'ils en appréciaient mal la vraie cause. Indifférents au conflit
de ces deux ambitions, ils ne songeaient qu'au succès de la commune
entreprise, et pourvu que l'un des compétiteurs réussît, leur propre intérêt
étant sauf, peu leur importait lequel des deux il faudrait sacrifier. Ils
avaient plus d'une fois essayé de dissiper leurs préventions et de leur faire
comprendre qu'ils ne pouvaient rien l'un sans l'autre. Mais l'incompatibilité
était entre leurs prétentions et non entre leurs personnes. Il y avait
d'ailleurs quelques jours à peine que Sieyès parlait de faire fusiller
Bonaparte pour avoir enfreint les lois militaires, et que Bonaparte proposait
de faire destituer Sieyès comme vendu à la Prusse ; de là à une alliance
intime ta transition n'était pas facile. Quels que fussent le tact et
l'habileté des conciliateurs, ils auraient sans doute échoué dans cette
tâche, vu l'ambition et l'orgueil intraitable de ces deux hommes, si la
nécessité n'avait parlé encore plus haut que les conseils. Il devenait urgent
d'agir si l'on ne voulait pas être prévenu. Joseph et Cabanis finirent par
obtenir à force d'instances le consentement de Sieyès à un rapprochement avec
le général. Mais Sieyès ne se rendit qu'à contre-cœur, avec le pressentiment
que Bona parte n'acceptait en lui qu'un coopérateur de circonstance dont il
se hâterait de se défaire après la victoire : « Je sais le sort qui m'attend,
leur dit-il ; après le succès il écartera ses collègues et les rejettera en
arrière comme je le fais en ce moment. » Et joignant l'action à la parole, il
passa brusquement entre ses deux interlocuteurs en les repoussant derrière
lui[4]. Prévision
parfaitement juste, car ce consentement entraînait en effet la fin politique
de Sieyès. Une fois le coup d'État accompli, il était évident que la part du
lion reviendrait à la popularité la plus éclatante ; et celle du générai
éclipsait tellement celle du directeur, que selon toute probabilité il serait
impossible de lui imposer un partage d'autorité d'ailleurs incompatible avec
un caractère tel que le sien. Bonaparte avait donc tout intérêt à surmonter
ses répugnances pour s'unir à un rival qui se trouverait tôt ou tard à sa
merci. Aux avantages de toute nature que lui offrait cette alliance se
joignait une particularité qui ne devait pas être d'un moindre prix à ses
yeux, c'est qu'il trouvait là une conspiration toute prête, depuis longtemps
•organisée, disposant d'un personnel considérable et discipliné, de moyens
d'action puissants, ayant un mot d'ordre connu du public, à laquelle enfin il
ne manquait qu'un homme d'action pour lui imprimer le mouvement. Il devait
d'autant mieux apprécier l'utilité d'une machine si bien montée, que, loin
d'avoir repoussé comme il l'a assuré plus tard les avances de tous les
partis, il avait échoué successivement auprès de chacun d'eux et se voyait
menacé d'un isolement qui l'eût condamné à l'impuissance. Pour tous ces
motifs, le général n'hésita plus à faire le premier pas vers Sieyès, et
celui-ci, en accueillant ses ouvertures malgré les usurpations qu'il
prévoyait, mérita le néant et le mépris où il devait tomber après sa triste
victoire. Les choses étaient tellement compromises et avancées à la fois par
tous les pourparlers auxquels elles avaient donné lieu, que le soir même où
Bonaparte vint s'offrir à Sieyès (30 octobre 1799), il fut convenu qu'à huit ou
dix jours de là on frapperait le coup décisif. Le
lendemain, Barras, gourmandé par ses amis Réal et Fouché que Bonaparte avait
mis au courant de son entretien avec ce directeur, et s'apercevant qu'il
avait été maladroit pour avoir voulu être trop habile, accourut chez le
général pour tâcher de l'apaiser et de renouer avec lui. Mais il était trop
tard. Bonaparte ne répondit à ses protestations que par des propos aussi peu
sérieux que ceux-qui lui avaient été tenus la veille, et s'enferma dans une
réserve impénétrable. Déjà il
s'occupait des préparatifs et des moyens d'exécution. Par les deux directeurs
qui étaient ses complices, il avait le concours d'une partie du gouvernement,
et il était tout au moins assuré de son inertie ; par Sieyès, il avait en
outre la majorité dans le conseil des Anciens ; par son frère Lucien que son
retour triomphant avait fait élever à la présidence des Cinq-Cents, il avait
des intelligences peu nombreuses mais toutes dévouées au sein de ce conseil ;
par Réal admis dans le complot malgré son intimité avec Barras, il avait les
municipalités et l'administration du département de Paris ; par Fouché qui
savait le secret sans qu'on le lui eût livré expressément, et qui agissait sous-main
avec le zèle d'un volontaire de la trahison, mais en se gardant bien de
s'engager irrévocablement avant la victoire, il avait la connivence de la
police, décidée à ne, rien voir et à ne rien entendre de ses menées. Enfin
par les fournisseurs, qui étaient l'aristocratie financière du temps, il eut,
dit-on, une somme de deux millions pour subvenir aux premières nécessités. Il
s'occupa lui-même de la force militaire et n'eut pas de peine à gagner les
officiers et les généraux. Il y avait dans la garnison de Paris deux
régiments de dragons qui avaient fait partie de l'armée d'Italie et dont les
soldats étaient pour la plupart passionnément attachés à sa personne. Un
troisième régiment était d'avance acquis à Murat, qui était sorti de ses
rangs. On pouvait compter également sur les quarante adjudants de la garde
nationale qui avaient été nommés par Bonaparte lui-même après le 13
vendémiaire ainsi que la plupart des officiers de la garde des Conseils et du
Directoire. C'étaient là des éléments d'une grande force et tout préparés. Quant
aux généraux, ils étaient déjà pour la plupart dans la conspiration. Moreau
n'y était pas entré formellement, mais il n'en était pas moins engagé, et
engagé sans savoir où on le mènerait, ce qui était la plus triste façon d'y
prendre part. Lorsque Bonaparte voulut lui expliquer ses plans, Moreau, comme
s'il craignait d'en trop apprendre, l'interrompit en lui disant « qu'il
n'avait pas besoin d'être mis dans le secret, mais qu'il était comme lui
fatigué du joug des avocats et qu'il se mettait lui et ses aides de camp à sa
disposition. » Macdonald et Sérurier avaient pris le même engagement. Les
généraux que Bonaparte avait ramenés avec lui d'Égypte n'avaient pas besoin
d'être enrôlés. Restait Lefebvre, militaire excellent mais tête faible, deux
choses qui ne sont nullement incompatibles. Lefebvre commandait la division
de Paris, il jurait à tout propos de mourir pour la République et
d'exterminer ses ennemis, et Moulins et Gohier comptaient aveuglément sur
lui. Bonaparte qui connaissait mieux ces sortes d'hommes ne jugea pas
nécessaire de s'ouvrir à Lefebvre ; mais il se réserva de le prendre à
l'improviste, et de l'entrainer au dernier moment, sans lui laisser le temps
de la réflexion. Une propagande moins explicite, et assez couverte pour
pouvoir être au besoin désavouée, fut entreprise auprès des officiers d'un
rang moins élevé. Murat eut pour mission d'embaucher les officiers de
cavalerie, Lannes entreprit la même propagande auprès des officiers
d'infanterie ; Marmont se chargea de ceux de l'artillerie, arme dans laquelle
il avait commandé avec honneur, et Berthier des officiers supérieurs[5]. En même
temps le général Bonaparte n'épargnait rien pour endormie les deux seuls
directeurs qui pussent devenir un embarras pour lui. Il eut même l'art
d'augmenter leur sécurité à mesure que l'instant décisif approchait, en sorte
que, lorsqu'on fut à la veille du 18 brumaire, leur confiance en lui ne
connaissait plus de bornes. Tout Paris savait déjà ce qui se préparait, on en
parlait tout haut dans les réunions, et ils n'avaient pas conçu le moindre
soupçon. Si l'on y faisait allusion en leur présence, ils ne répondaient que
par un sourire de pitié et en haussant les épaules. Ils se moquaient à
outrance de ce pauvre Sieyès qui depuis quelque temps apprenait à monter à
cheval. Moulins continuait à venir tous les matins consulter le général, qui
se faisait un plaisir de le mettre au courant des choses de la guerre ; et
celui-ci ne pouvait décidément plus se passer de la société de Gohier. Il
l'accablait d'amitiés, de caresses d'autant plus flatteuses qu'il n'en était
guère prodigue d'ordinaire ; il lui faisait écrire par Joséphine les plus
aimables petits billets, s'invitait de lui-même à (liner chez lui ; il s'y
était engagé sans façon à l'avance pour le jour même où l'on devait frapper
le grand coup[6]. Le 15
brumaire (6
novembre 1799) eut
lieu à l'église Saint-Sulpice un banquet donné au général par les Conseils
pour fêter son retour. Ce banquet, offert spontanément par les Anciens, avait
rencontré une très-vive opposition chez les Cinq-Cents en raison des bruits
qui couraient au sujet des intentions de Bonaparte, et on avait dû
l'organiser par souscription afin d'éviter des débats fâcheux pour la gloire
qu'on voulait honorer. Gohier présidait à la fête. Moreau y figurait tout
près de son rival, mais il semblait être là pour orner son triomphe plutôt
que pour le partager. Le repas fut mortellement triste et silencieux. Une
sorte d'invincible torpeur semblait planer sur les convives et arrêter tout
épanchement. Là se trouvaient réunis, échangeant quelques propos d'une
banalité glacée, la plupart des auteurs du complot avec ceux qui devaient en
être les victimes, les uns et les autres inquiets, défiants, préoccupés d'un
événement dont les suites pouvaient être terribles. Par une précaution à la
fois injurieuse et pusillanime qui, pour des regards observateurs, eût à elle
seule décelé les secrètes pensées qui l'occupaient, le général Bonaparte
s'était fait apporter par son aide de camp Duroc un petit pain et une
demi-bouteille de vin[7]. C'est sous l'empire d'une
préoccupation semblable qu'en partant de Lyon pour Paris, il avait pris la
route du Bourbonnais, sachant qu'il était attendu par celle de Bourgogne.
Tout est piège et complot pour celui qui conspire. Il parla peu et toucha à
peine aux mets qui lui furent présentés. Au bout d'une demi-heure il se leva,
fit lentement le tour des tables avec Berthier, en échangeant quelques mots
avec les convives qu'il connaissait, puis il s'échappa par une porte
latérale. Il
courut de là chez Sieyès pour convenir avec lui des derniers apprêts. On
devait d'abord transporter les Conseils hors de Paris afin de leur ôter tout
moyen d'action sur la multitude et dans l'espoir de les intimider plus
facilement. Les auteurs de la Constitution de l'an HI, en prévision d'un
grand péril public et en souvenir des attentats de la populace contre les
assemblées, avaient investi le conseil des Anciens du droit de décréter cette
mesure. On décida que les Anciens, dont Sieyès disposait, décréteraient la
translation des Conseils à Saint-Cloud. Le motif invoqué à l'appui de la
mesure serait la conspiration jacobine que Sieyès dénonçait à grand bruit
depuis plusieurs mois ; prétexte d'un succès infaillible même de nos jours,
grâce aux souvenirs laissés par la Terreur. Par le même décret Bonaparte
serait nommé commandant de la division de Paris, de la garde nationale, et de
la garde du Corps législatif, ce qui mettrait dans ses mains toutes les
forces militaires. Une' fois les Conseils réunis à Saint-Cloud, on leur
apporterait les démissions de Sieyès et de Roger-Ducos, puis celles de
Barras, de Gohier et de Moulins, qu'on obtiendrait de gré ou de force. Le
Directoire se trouvant ainsi désorganisé, on arracherait aux Conseils
l'institution d'un consulat provisoire composé de Bonaparte, Sieyès et Roger
Ducos, qui seraient investis d'une sorte de dictature et chargés de faire une
constitution. Que
serait-elle cette constitution dans laquelle devait se résumer toute la
portée politique du grand changement qui allait s'accomplir ? cette question
resta à peu près dans le vague. A part la division du pouvoir entre les trois
consuls provisoires, qui se réservaient de régler entre eux les formes
essentielles du régime à établir, on ne voit pas qu'il y ait rien eu de
statué à cet égard. Ni Sieyès, ni Rœderer qui accepta de lui la difficile
mission d'endoctriner le général, et qui avait presque tous les soirs avec
Bonaparte des conférences politiques au sujet du futur gouvernement[8], ne songèrent a prendre des
garanties contre une ambition si flagrante. Chacun stipula pour ses intérêts
ou pour ses convoitises, nul ne pensa à stipuler pour la liberté. Sieyès se
contenta d'assurances générales, soit qu'il fût dupe de sa vanité de législateur
au point de croire qu'il imposerait son fameux plan au général, soit qu'il
jugeât dès lors toutes les précautions inutiles contre un tel coopérateur et
qu'il fût résigné à lui tout céder sans résistance. La question
constitutionnelle resta donc à l'état de débat théorique. Bonaparte avait
tout intérêt à n'aborder ce point délicat qu'après la victoire ; il l'éluda
facilement en affectant de s'en rapporter là-dessus aux lumières de son
savant collègue. Ces
résolutions ayant été adoptées par les chefs du complot, la commission des
Anciens, présidée pax Cornet, l'un des conjurés, employa toute la nuit du 8
au 9 novembre à rédiger, volets et rideaux fermés pour prévenir toute
indiscrétion[9], les pièces nécessaires, afin
que le Conseil n'eût plus qu'à les voter. On convoqua les Anciens pour sept
heures du matin et les Cinq-Cents pour onze heures, en ayant soin de ne pas
adresser de lettres de convocation aux membres dont on redoutait l'indépendance
ou l'hostilité. De son côté Bonaparte prenait ses dispositions militaires.
Anticipant sur un commandement qu'il n'avait pas encore, et prenant pour
prétexte une revue, il fit prévenir les généraux et les officiers supérieurs
dont il voulait se servir de se trouver le lendemain 18 brumaire (9 novembre
1799), à six heures
du matin, a son hôtel de la rue de la Victoire. Le
lendemain matin, à l'heure Indiquée, une foule d'officiers de tout grade, en
grand uniforme, encombrait les abords de la demeure du général. Parmi eux on
distinguait les quarante adjudants de la garde nationale convoqués comme pour
l'accomplissement d'un grand devoir civique. Moreau figurait au premier rang
dans le cortège, et avec lui Macdonald, Sérurier, Murat, Lannes, Andréossy,
Berthier. Lefebvre avait été prévenu à minuit. Il avait rencontré sur son
chemin beaucoup de cavalerie et s'étonnant de voir ces troupes en mouvement
sans son ordre, il avait interrogé à ce sujet leur commandant, le colonel
Sébastiani, qui pour toute explication l'avait renvoyé à Bonaparte. Il était
donc assez mal disposé. « Eh bien ! Lefebvre, lui dit Bonaparte,
vous l'un des soutiens de la République, la laisserez-vous périr entre les
mains de ces avocats ? tenez, voilà le sabre que je portais aux Pyramides, je
vous le donne comme un gage de mon estime et de ma confiance. — Jetons les
avocats à la rivière, répondit Lefebvre. » Bonaparte
essaya du même moyen auprès de Bernadotte, que Joseph venait d'amener, et
dont l'habit bourgeois semblait une protestation au milieu de tous ces
brillants uniformes. Mais Bernadotte était un autre homme que Lefebvre, et ne
se laissa entraîner ni par les instances, ni par les intimidations. Le
général ne réussit pas même à lui arracher la promesse de rester neutre.
Bernadotte voulait bien s'engager à ne rien entreprendre par lui-même contre
la conspiration, mais s'il recevait un ordre du gouvernement il marcherait.
Ce fut tout ce qu'on put obtenir de lui. On remarqua l'absence de Jourdan et
d'Augereau ; ni l'un ni l'autre n'avaient été avertis. Pendant
que les généraux accouraient au rendez-vous que leur avait donné Bonaparte,
les Anciens se réunissaient dans la salle de leurs séances. Cornet, l'un des
principaux affiliés du complot, sorte de personnage ridicule qui fut connu
plus tard sous le nom de comte Cornet, monta à la tribune pour dénoncer en
termes lamentables les dangers qui menaçaient les Conseils ; il dépeignit les
conjurés « n'attendant plus qu'un signal pour lever leurs poignards sur les
représentants de la nation, » en s'abstenant toutefois de prononcer un seul
nom ou de préciser un seul fait. Vous pouvez, ajouta-t-il, prévenir encore
l'incendie : un instant suffit ; mais si vous ne le saisissez pas, la
république aura existé, et son squelette sera entre les mains de vautours,
qui s'en disputeront les membres décharnés[10]. » Un autre comparse, Régnier,
lui succéda alors et proposa à l'assemblée les projets de décret qui avaient
été élaborés au sein de la commission des inspecteurs. Les Anciens les
adoptèrent sans discussion, grâce à l'élimination préliminaire qui avait empêché
les membres indépendants d'assister à la séance. Ils votèrent coup sur coup
la translation des Conseils à Saint-Cloud, le décret inconstitutionnel qui
investissait Bonaparte du commandement de toutes les forces militaires, enfin
une proclamation au peuple pour lui recommander de rester calme. Un article
du décret invitait le général à venir prêter serment au sein du Conseil. Cornet,
chargé de porter à Bonaparte les décrets du conseil des Anciens, les lui
remit vers dix heures du matin en présence du nombreux cortége qui
l'entourait. Le général descendit sur le perron de l'hôtel, les lut à ses
compagnons d'armes si près alors de devenir ses sujets, et leur demanda s'il
pouvait compter sur eux dans ce danger de la patrie. Ils lui répondirent en
brandissant leurs épées. Bonaparte monta à cheval et se mit en marche à la
tête de son escorte. Partout
sur son passage il put constater l'exécution des mesures qu'il avait
ordonnées. Sur le boulevard il fut salué par un régiment posté là par ses
ordres et qui ne connaissait déjà plus d'autre autorité que la sienne. Un
autre régiment, désigné par lui, occupait les Tuileries et à chaque instant
de nouvelles troupes venaient déboucher soit dans le jardin, soit sur la
place Louis XV, pour prendre part à la revue annoncée, manifestation qui
avait pour but de frapper les esprits par un grand appareil militaire. Paris
était tranquille. La population était étonnée mais nullement inquiète ni émue
; les généraux et les soldats étaient la plus grande popularité du moment et
on les regardait faire avec confiance. Dès neuf heures du matin on
distribuait dans Paris une petite brochure composée sous forme de dialogue
par Rœderer, et dans laquelle un Ancien discutait avec un Cinq-Cents la
légalité de la translation des Conseils à Saint-Cloud, et démontrait la
nécessité d'une restauration de la Constitution. Le public était ainsi
informé de la mesure et trompé sur sa portée avant même que le décret eût été
promulgué. Aux objections du membre des Cinq-Cents contre l'ambition supposée
de Bonaparte celui des Anciens répondait : « Un
César, un Cromwell !... Mauvais rôles, rôles usés, indignes d'un homme de
sens quand ils ne le seraient pas d'un homme de bien. C'est ainsi que
Bonaparte lui-même s'en est expliqué dans plusieurs occasions. Ce serait une
pensée sacrilège, disait-il une autre fois, que d'attenter au gouvernement
représentatif dans le siècle des lumières et de la liberté. Il n'y aurait
qu'un fou qui voulût de gaieté de cœur faire perdre la gageure de la
République contre les royautés de l'Europe, après l'avoir soutenue avec
quelque gloire et quelque péril. » Rœderer,
continuant sur ce ton par la bouche de l'Ancien, s'effrayait à l'idée que
Bonaparte pourrait refuser d'accepter le commandement qui venait de lui être
décerné au nom du Corps législatif, et disait que dans ce cas, et dans ce cas
seulement, il n'hésiterait pas « à appeler sur lui le poignard de Brutus[11] ! » Cependant
le général était introduit avec son état-major dans la salle du conseil des
Anciens, afin de prêter serment à cette constitution qu'il s'agissait de
détruire. « Citoyens représentants, dit-il, la République périssait, vous
l'avez su, votre décret vient de la sauver. Malheur à ceux qui voudraient le
trouble et le désordre ! je les arrêterai aidé du général Lefebvre, du
général Berthier et de tous mes compagnons d'armes. Qu'on ne cherche pas dans
le passé des exemples qui pourraient retarder votre marche. Rien dans
l'histoire ne ressemble à la fin du dix-huitième siècle, rien dans le
dix-huitième siècle ne ressemble au moment actuel. Nous voulons une
république fondée sur la vraie liberté, sur la liberté civile, sur la
représentation nationale... nous l'aurons, je le jure ; je le jure en mon nom
et en celui de mes compagnons d'armes. » Bonaparte
avait juré, mais il n'avait pas prêté le serment légal, le serment de
fidélité à la Constitution de l'an M. Carat demanda la parole pour en faire
l'observation, mais le président la lui refusa sous prétexte que depuis le
décret de translation il ne pouvait plus y avoir de discussion qu'à
Saint-Cloud. Cette réponse fut aussi celle que, vers le même moment,
c'est-à-dire vers onze heures du matin, le président des Cinq-Cents opposait
aux interpellations des membres de cette assemblée qui voulaient qu'on
s'expliquât au sujet du décret de translation. C'est ainsi qu'on se servait
de la Constitution pour la détruire. Lucien ajourna la séance au lendemain à
midi, dans la commune de Saint-Cloud, et les Cinq-Cents se séparèrent en
proie à une vive agitation et aux cris répétés de : Vive la Constitution de
l'an III ! Un cri
bien différent leur répondait du jardin des Tuileries et de la place Louis
XV. Bonaparte était remonté à cheval pour passer les troupes en revue, et les
soldats accueillaient partout aux cris de : Vive Bonaparte ! celui qui était
déjà tout pour eux. De là il rentra aux Tuileries et se rendit à la
commission des inspecteurs qui était devenue le centre du mouvement, le point
de ralliement vers lequel tous accouraient, soit pour prendre le mot d'ordre,
soit pour Ge tenir au courant de ce qui se faisait. Cette sorte de délégation
permanente du pouvoir législatif donnait à la force militaire un complément
d'autorité faute duquel elle n'eût peut-être pas agi avec la même décision.
Dans la salle de la commission se trouvaient réunis tous les chefs de la
conspiration, et l'on y voyait entrer et sortir à chaque instant ceux qui
jouaient un rôle actif dans les événements, pêle-mêle avec ceux qui se
contentaient encore de les observer. Là était venu Fouché, qui en présence du
succès incontesté de la matinée n'hésitait plus à se prononcer. Il commençait
à faire du zèle. A tout hasard il avait de lui-même ordonné qu'on fermât les
barrières. Bonaparte jugea la précaution inutile et les fit rouvrir. La
facilité avec laquelle les choses avaient suivi la marche tracée à l'avance,
lui avait donné une assurance extraordinaire et il ne voulait à aucun prix
avoir l'air de douter de l'issue de son entreprise. Augereau secrètement
hostile, mais alarmé de voir qu'on s'était passé de lui, accourut aussi : «
Eh bien lui dit-il, tu ne comptes donc plus sur ton petit Augereau ? »
Bonaparte lui recommanda de se tenir tranquille ainsi que Jourdan. Les
généraux qui accompagnaient Bonaparte avaient reçu chacun leur poste et leur
consigne. Lannes avait le commandement des Tuileries, Marmont celui de l'École
; Sérurier, fut envoyé au Point-du-Jour, Macdonald à Versailles, et Murat
alla occuper Saint-Cloud. Restait un poste, le plus compromettant et le plus
périlleux de tous ; c'était le Luxembourg où était encore le siège du
Directoire. Ici il ne s'agissait plus d'occuper une position militaire, mais
d'entrer en révolte ouverte contre le gouvernement légal, de s'emparer par
surprise des hommes qui en faisaient partie et de se faire leur geôlier ;
mission plus digne d'un homme de police que d'un général, dangereuse si elle
échouait, déshonorante si elle était menée à bonne fin. Bonaparte la confia à
Moreau qui tomba dans le piège et l'accepta sans objection, soit qu'il n'en
comprit pas toute la portée, soit qu'il se crût trop engagé pour reculer. Ce
coup de maitre délivra définitivement Bonaparte de la seule rivalité qui eût
encore pu lui porter ombrage. Comme tous les faibles, une fois le mal
consommé, Moreau se repentit, il chercha à se disculper ; mais il resta
toujours courbé sous le poids de ce souvenir de Brumaire. A dater de ce
moment, il fut annulé. Pendant
que ces graves événements s'accomplissaient dans Paris, où étaient la pensée
et la main de, ce Directoire qu'on s'apprêtait à faire prisonnier dans son
propre palais ? C'est ce que tout le monde se demandait. Barras était au bain
; Sieyès et Roger Ducos étaient avec les conjurés ; Gohier et Moulins
commençaient à ouvrir les yeux et se consultaient sur ce qu'ils auraient pu,
ou dû, ou voulu faire. La veille, vers minuit, Gohier avait reçu une
invitation à déjeuner de madame Bonaparte, pour une heure tellement matinale,
qu'il n'avait pu s'empêcher d'en concevoir quelques soupçons, bientôt
confirmés par un avis de sa femme, qui se rendit seule chez le général. H ne
tarda pas à connaître le décret rendu pai les Anciens, courut chez Barras
qu'il trouva dans son bain, et qui lui dit de compter sur lui ; de là il alla
l'attendre avec Moulins, dans la salle des séances du Directoire où il lui
donna rendez-vous. Il était à peine sorti que Talleyrand et Bruix entraient à
leur tour chez Barras pour lui arracher sa démission en échange d'une
sauvegarde pour sa personne et ses biens. Talleyrand avait dans sa poche la
lettre de démission toute rédigée à l'avance, ce qui était de nature à
impressionner le directeur en lui prouvant combien on était décidé à l'obtenir
de lui. Il la signa, abandonna cyniquement ses collègues et couronna par une
lâcheté une longue carrière de trahisons. Cette
lettre était encore l'œuvre de Rœderer à qui Bonaparte en avait confié la
rédaction[12]. Elle n'avait de remarquable
que le passage où Barras déclarait que tous les périls de la liberté étant
surmontés grâce « au retour du guerrier illustre auquel il avait eu le
bonheur d'ouvrir le chemin de la gloire, » il rentrait avec joie dans les
rangs des simples citoyens. C'est la seule fois en effet que Bonaparte ait
mentionné les services que lui avait rendus Barras, mais il ne les rappelait
que pour achever sa ruine, et exploiter une dernière fois sa recommandation.
Il ne songeait pas qu'en évoquant le souvenir du bienfait, il éternisait
celui de son ingratitude. Grâce à
cette démission qu'avait déjà précédée celle de Sieyès et de Ducos, le
Directoire était désorganisé, car la minorité ne pouvait pas même entrer en
délibération. Gohier et Moulins continuaient à attendre innocemment leur
collègue. Bientôt une copie de sa lettre de démission vint leur expliquer son
absence prolongée. Ils se décidèrent alors à se rendre dans la salle de la
commission des inspecteurs, pour savoir enfin à quoi s'en tenir et ramener
'1-1 se pouvait Sieyès ou Ducos. Bottot, le secrétaire de Barras, y était
venu peu de temps auparavant pour observer ce qui se passait et Bonaparte
l'avait accueilli par cette sortie célèbre, dans laquelle il prenait à partie
le Directoire tout entier : « Qu'avez-vous fait de cette France que j'avais
laissée si brillante ? j'avais laissé la paix, j'ai retrouvé la guerre ;
j'avais laissé des victoires, j'ai retrouvé des revers ; j'avais laissé les
millions de l'Italie, j'ai retrouvé des lois spoliatrices et la misère. Que
sont devenus cent mille hommes qui ont disparu du sol français ? ils sont
morts et c'étaient mes compagnons d'armes. Un tel état de choses ne peut
durer ; avant trois ans il nous mènerait au despotisme ! » Le
pauvre Bottot, étourdi el stupéfait de cette véhémente apostrophe, s'esquiva
au plus vite en se demandant sans doute ce qu'il avait fait pour mériter un
tel excès d'honneur ; mais ce n'est pas à lui que ce discours s'adressait, et
pendant que le général prononçait ce beau morceau de rhétorique, Bottot eût
pu voir le poète Arnault l'écrire en quelque sorte sous sa dictée, pour
l'envoyer aux journaux de Paris, car tout était calcul chez cet homme, même
la colère. Son accueil fut tout différent pour Gohier et Moulins qu'il
espérait encore séduire et ramener. « Je vois avec plaisir, leur dit-il, que
vous vous rendez à nos vœux, et à ceux de vos collègues. C'est parce que vous
êtes attachés à votre pays que vous allez vous réunir à nous pour sauver la
République. » Et comme Gohier revendiquait cet honneur pour le Directoire : « Avec
quels moyens ? lui demanda Bonaparte, avec ceux que vous donne votre
constitution ?... Voyez donc comme elle croule de toutes parts. Cette
constitution-là ne peut plus aller ! Qui vous a dit cela ? répliqua Gohier,
des perfides qui n'ont ni la volonté ni le courage de marcher avec elle. »
Alors cet honnête homme lui rappela, avec une simplicité touchante, le danger
de porter atteinte à la légalité, les serments du Corps législatif tant de
fois renouvelés à la face du monde, les armes de la République partout
victorieuses après un instant de défaillance ; tableau sans contredit plus
vrai que celui que venait de tracer le général avec un si complet oubli de la
part qu'il avait eue lui-même dans nos revers, mais qui avait le tort de
venir dans un moment où il s'agissait de vaincre et non d'avoir raison. Il y
avait une ingénuité puérile à entreprendre de persuader un tel adversaire,
lorsque les choses étaient si avancées. Voyant qu'il ne pouvait gagner Gohier
par la douceur, Bonaparte essaya d'intimider Moulins en le menaçant de faire
fusiller son ami Santerre s'il tentait de faire un mouvement, puis il finit
par leur demander leur démission. L'un et l'autre la lui refusèrent avec une
invincible obstination, malgré les menaces indirectes qu'on employa pour les
faire plier ; ils retournèrent au Luxembourg, où_ ils furent consignés par
Moreau, et grâce à leur ferme attitude dans cette journée néfaste, le
gouvernement républicain ne succomba pas sans honneur. La
journée s'était terminée sans que la conspiration eût rencontré la moindre
difficulté. Tous les pouvoirs publics s'étaient comme évanouis aussitôt qu'on
avait porté la main sur eux ; il ne restait plus qu'un homme qui semblait
déjà le maître de tout. Bonaparte doutait si peu du succès de la journée du
lendemain qu'il repoussa avec dédain une proposition de Sieyès ayant pour
objet de faire arrêter pendant la nuit les membres les plus indépendants des
deux conseils. Certain de la victoire, il ne voulait pas que quelqu'un autour
de lui plut concevoir une inquiétude. Cependant il permit à Fouché de
suspendre les douze municipalités de Paris, et de déléguer toute leur
autorité à leurs commissaires dont Réal s'était assuré à. l'avance. Le
ministre de la police, qui connaissait bien cette population fatiguée
d'agitations, où commençaient à dominer l'égoïsme et la peur, fit en même
temps afficher un avis dans lequel il dénonçait à ses concitoyens de vagues
complots et les invitait à se tenir en repos : « Que les faibles se
rassurent, ajoutait-il, ils sont avec les forts ! n La nuit fut d'une
tranquillité parfaite. Il y eut sur divers points des conciliabules des
partisans du Manège et des députés les plus courageux des Cinq-Cents ; mais
pris au dépourvu, en nombre insuffisant, sans concert et sans communication
entre eux, leurs efforts n'aboutirent qu'à des résolutions contradictoires et
sans portée pratique. On s'est souvent étonné de ce que ni dans les jours qui
précédèrent le 18 brumaire, ni dans ceux qui le suivirent, il n'ait été rien
organisé pour une sérieuse résistance. C'est qu'on ne pouvait plus rien
attendre sous ce rapport d'une nation décapitée. Tous les hommes qui avaient
marqué en France depuis dix ans par le caractère, le génie ou la vertu,
avaient été moissonnés, d'abord par les échafauds et les proscriptions,
ensuite par la guerre. De ceux qui avaient survécu aucun n'avait assez de
force et d'autorité pour s'opposer à Bonaparte, Ce fut là la principale, mais
non la dernière, expiation du délire terroriste. Une de ces réunions vit
toutefois éclore un projet dont les suites eussent pu influer sur les
événements. Une douzaine de députés parmi lesquels se trouvait Bernadotte, s'étant
donné rendez-vous chez Salicetti, y décidèrent qu'ils devanceraient le
lendemain à Saint-Cloud, avec les collègues dont ils étaient sûrs, l'heure
fixée pour la convocation, et décerneraient à Bernadotte le commandement de
la garde du conseil des Cinq-Cents. Mais Salicetti alla, dès le soir même,
les dénoncer à Bonaparte et Fouché prit des mesures qui les empêchèrent de
pénétrer jusqu'à Saint-Cloud. Bonaparte
passa une partie de la nuit à combiner le plan de ses opérations du lendemain
avec la commission des inspecteurs et les principaux membres des Anciens.
Plusieurs des députés commençaient à s'inquiéter pour la conspiration du
grand jour des débats législatifs, à contester la nécessité d'une dictature ;
ils exprimaient le vœu que Bonaparte se contentât d'une place au sein du
Directoire renouvelé. Mais le général accueillit fort mal leur proposition : « Il
n'y avait plus de Directoire ! Ce n'était pas une révolution de sérail que la
France attendait d'eux, mais un changement dans la Constitution. Une sorte de
dictature momentanée, ou, si ce mot effrayait, une concentration du pouvoir
exécutif, tel était le seul expédient efficace et raisonnable. » Les
dissidents se résignèrent ; on décida qu'on proposerait aux Conseils l'institution
d'un consulat, et l'ajournement de la session législative au 1er ventôse,
sans prévoir le cas où l'opportunité de ces mesures paraîtrait douteuse ou inadmissible
à ceux qui étaient appelés à les voter. Le
lendemain, un peu avant deux heures, les Conseils entrèrent en séance à
Saint-Cloud. Depuis le matin la ville était encombrée de soldats et de
curieux. Rien n'étant prêt pour l'installation du Corps législatif, il s'en
était suivi un retard fâcheux pour les con- jurés, car tout leur plan étant
échafaudé sur un coup de surprise, c'était lui faire perdre beaucoup de ses chances
que de laisser à leurs adversaires le temps de réfléchir et de se concerter.
Ils en avaient profité pour s'exciter et pour s'encourager les uns les
autres. Les Anciens siégeaient dans une des salles du palais, les Cinq-Cents
dans l'orangerie ; Bonaparte occupait un des appartements avec son état-major
et avec Sieyès, qu'une voiture à six chevaux attendait à la grille en prévision
d'un échec. Aux
Cinq-Cents, Gaudin, qui avait reçu le mot d'ordre, ouvrit la séance en
appelant l'attention de l'assemblée sur les dangers de la République et sur l'urgence
d'y porter remède par de promptes mesures de salut public. Il proposait de
nommer une commission qui ferait un rapport sur les moyens les plus propres à
sauver la République. On espérait ainsi abréger la discussion et en esquiver
les côtés les plus scabreux ; mais la proposition de Gaudin tombant au milieu
d'une assemblée à bon droit défiante, et irritée des précautions, des
menaces, des pièges dont elle se sentait entourée depuis deux jours, y
souleva une effroyable tempête. L'immense majorité des Cinq-Cents était
sincèrement républicaine et voulait le maintien des institutions existantes.
Les cris : à bas la dictature vive la Constitution ! couvrirent toutes
les voix, jusqu'à ce que Grandmaison eût proposé de prêter le serment de
fidélité à la Constitution de l'an III, ce qui fut adopté avec enthousiasme.
Mais cette formalité, devant s'accomplir par la voie de l'appel nominal,
demandait plusieurs heures. Elle donna le temps aux auteurs du complot de
réparer ce que ce début avait de malencontreux ; nouvelle preuve de
l'incurable incapacité des assemblées dans les circonstances où il faut agir
avec promptitude et décision. Ces dispositions montraient clairement
combien peu on pouvait compter sur les moyens de persuasion. Les meneurs de
la conspiration en furent un instant déconcertés : « Te voilà dans une jolie
position ! » dit Augereau à Bonaparte, avec une satisfaction ironique qu'il
ne se donnait plus la peine de dissimuler. Mais que pouvait Fructidor
raillant et reniant Brumaire ? Aux Anciens, où les esprits étaient beaucoup
moins échauffés, les choses prenaient une tournure qui n'était guère plus
rassurante. Les membres qui n'avaient pas reçu de lettres de convocation pour
la séance de la veille vinrent dénoncer cette irrégularité ; ils insistèrent
pour avoir des explications au sujet des prétendus dangers qui avaient motivé
la translation des Conseils à Saint-Cloud ; mais Fargues, Cornudet et les
autres amis de Sieyès réussirent, après une discussion assez vive, à faire
suspendre la séance jusqu'à ce qu'on eût reçu une notification officielle de
la réunion des Cinq-Cents dans la commune de Saint-Cloud. A trois heures et demie,
on lut une lettre du secrétaire général du Directoire annonçant que, quatre
membres du Directoire ayant donné leur démission, et le cinquième ayant été
mis en surveillance par le général Bonaparte, il n'y avait plus de Directoire
; sur quoi on décida le renvoi de cette lettre au conseil des Cinq-Cents afin
qu'il présentât une liste de candidats et la séance fut de nouveau suspendue.
Cette lettre était un faux, car ni Gohier ni Moulins n'avaient donné leur
démission. A quatre heures un grand mouvement se fit dans l'assemblée, les
députés regagnèrent leurs places avec précipitation et on annonça le général
Bonaparte. Il
était inquiet, troublé, irrité, et tout dans sa personne trahissait cette
agitation intérieure. Il avait compté que les choses marcheraient avec la
même facilité que la veille, et depuis quelques heures tout allait au rebours
de ses prévisions. C'est que son entreprise était de celles qui ne peuvent
souffrir la lumière et le contrôle d'un débat contradictoire. On pouvait
l'imposer d'une part et la subir de l'autre, mais la discuter, c'était
l'anéantir. On s'étonne qu'un esprit aussi perspicace ait cédé à l'illusion
de vouloir procéder par un semblant de formes légales et régulières à
l'accomplissement d'un acte dont ni les motifs, ni le prétexte, ni le but, ne
supportaient un instant d'examen. Toute la conspiration était échafaudée sur
l'existence d'un grand complot jacobin ; et ce complot avait si peu de
réalité que ceux mêmes qui l'affirmaient le plus résolument et qui étaient
décidés à ne rien refuser au général, se sentaient la bouche fermée aussitôt
qu'il fallait en venir à articuler des faits. Il leur manquait même ce degré
d'apparence dont on ne peut se passer pour étouffer la vérité, surtout en
présence d'une assemblée, car les hommes réunis en corps ont une pudeur
qu'ils ne ressentent pas comme individus. Tel est le sentiment qui avait jusque-là
paralysé les partisans de Bonaparte, et lui-même était à la fois surpris et
troublé d'en subir à son tour l'influence. Habitué au commandement militaire,
à être toujours cru sur parole, à toujours dire Je veux, il était tout
désorienté de se voir obligé de recourir à la persuasion. Il
entra suivi de ses aides de camp, après avoir fait mettre un régiment en
bataille dans la cour et annoncé tout haut à ses officiers qu'il allait en
finir. Mais une fois en présence de l'assemblée, il fut visiblement intimidé,
tout en s'impatientant d'une impression si nouvelle pour lui, et ses paroles
se ressentirent du désordre extrême où cette lutte intérieure avait jeté son
esprit. De l'aveu de tous les témoins de cette scène singulière, le discours
que le Moniteur plaça depuis dans sa bouche ne donne, malgré son incohérence,
aucune idée de la confusion et du décousu de son langage. Après
avoir commencé en disant « que la République était placée sur un volcan »,
au lieu de motiver cette allégation si souvent reproduite depuis deux jours,
il passa brusquement « aux calomnies dont on l'abreuvait pour prix de ses
intentions si pures, si désintéressées. On parlait d'un César, d'un Cromwell
; on osait lui attribuer le projet d'établir un gouvernement militaire ! S'il
avait voulu usurper une telle autorité, il n'aurait pas eu besoin de la
demander aux Anciens ; il n'aurait eu qu'à céder aux vœux de ses camarades,
aux vœux des soldats qui la lui offraient dès son retour d'Italie. »
Avertissement destiné à faire comprendre à l'assemblée qu'au besoin il
saurait se passer d'elle. Il revint alors aux dangers de la république, mais
sans alléguer d'autre fait que « l'horrible guerre de la Vendée, et la
nouvelle que les chouans venaient de s'emparer de plusieurs places, » ce qui
était inexact, et dans tous les cas peu propre à justifier les alarmes qu'il
cherchait à créer. Comme il adjurait les Anciens de sauver la liberté et
l'égalité, Linglet lui dit : « Et la Constitution ? » « — La
Constitution, s'écria Bonaparte, vous l'avez violée au 18 fructidor, vous
l'avez violée au '22 floréal, vous l'avez violée au 30 prairial. La
Constitution ! elle est invoquée par toutes les factions, et elle a été
violée par toutes elle est méprisée par toutes ; elle ne peut être pour nous
un moyen de salut, parce qu'elle n'obtient plus le respect de personne. »
Cette critique de la politique des coups d'État était juste, bien qu'il eût
participé plus que personne à la plupart de ces violations ; aussi ce fut là
la seule partie de sa harangue qui fut dite avec éloquence. Mais s'il
s'ensuivait qu'on dût introduire quelques réformes dans les institutions de
l'an III, il ne s'ensuivait nullement qu'on dût concentrer tous les pouvoirs
dans les mains du général Bonaparte, et lorsqu'il en vint à cette conclusion
en assurant « qu'il les abdiquerait aussitôt que les dangers seraient passés,
» tout le monde sentit l'insuffisance de pareilles prémisses pour motiver une
telle détermination. On somma de nouveau le général de s'expliquer sur ces
dangers. « S'il faut s'expliquer tout à fait, dit-il alors, s'il faut nommer
les hommes, je les nommerai. Je dirai que les directeurs Barras et Moulins
m'ont proposé de me mettre à la tête d'un parti tendant à renverser tous les
hommes qui ont des idées libérales. » Cette
dénonciation, qui impliquait dans le même complot deux hommes notoirement
séparés, n'attestait que le trouble et l'embarras de son auteur. Elle faisait
évidemment fausse route, car que devenait dès lors l'épouvantail de la
conspiration jacobine dont on avait fait si grand bruit jusque-là ? Cornudet,
qui avait constamment soutenu ce dernier thème avec la commission des
inspecteurs, se sentant découvert, insista pour que le général complétât son
accusation. Le président lui-même invita Bonaparte à. donner de plus grands
détails. Mais, au lieu de faire les révélations qu'on lui demandait, il
recommença à se plaindre de l'insuffisance de la Constitution pour sauver la
patrie, à accuser en termes vagues les factions « d'être venues sonner à sa
porte pour lui offrir un pouvoir qu'il ne voulait tenir que du peuple
français. » Oubliant enfin tous les ménagements que sa situation lui imposait
encore, et emporté par une irritation qu'Il ne pouvait plus dominer, il
attaqua le conseil des Cinq-Cents avec une violence inconcevable : « il ne
comptait pas, disait-il, sur les Cinq-Cents, où se trouvaient des hommes qui
voulaient rétablir les comités révolutionnaires et les échafauds ; sur les
Cinq-Cents, où les chefs de ce parti venaient de prendre séance ; sur les
Cinq-Cents, d'où venaient de partir des émissaires chargés d'aller organiser
un mouvement à Paris. » Paroles
souverainement imprudentes, maladroites, et d'un homme qui avait perdu la
tête. Ainsi l'accusation se déplaçait de nouveau, et après avoir désigné d’abord
le vieux fantôme du jacobinisme, puis Barras et Moulins, elle s'attaquait
maintenant au pouvoir législatif lui-même, tant il lui était difficile de
prendre un corps, de préciser un fait. Les amis du général étaient au
supplice, ses coopérateurs étaient consternés. Il s'adressait à une assemblée
bienveillante, aux trois quarts gagnée, et n'avait dit que des choses propres
à l'indisposer, et à exciter sa défiance. Il termina son discours par des
menaces fort peu déguisées : « Et si quelque orateur payé par l'étranger
parlait de me mettre hors la loi, qu'il prenne garde de porter cet arrêt
contre lui-même S'il parlait de me mettre hors la loi, j'en appellerais à
vous mes braves compagnons d'armes, à vous grenadiers dont j'aperçois les
bonnets, à vous braves soldats dont j'aperçois les baïonnettes !
Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la fortune, et du dieu de
la guerre ! » Telle
était la fâcheuse impression produite par ce langage, dont l'emphase et
l'inconvenance eussent révolté un auditoire moins complaisant, que le
président ne voulut pas que le général en restât sur ces dernières paroles.
Il espérait toujours que, retrouvant sa présence d'esprit, Bonaparte
fournirait à l'assemblée le prétexte qu'elle attendait pour lui accorder tout
ce qu'il demandait. Et le rappelant pour la troisième fois à la question, il
lui dit : « Général, le Conseil vient de prendre une délibération, pour vous
inviter à dévoiler dans toute son étendue le complot dont la République était
menacée. » Bonaparte revint alors à la prétendue proposition de Barras et de
Moulins, en ajoutant « que ces deux directeurs ne seraient pas plus coupables
qu'un très-grand nombre d'autres Français, s'ils n'avaient fait qu'articuler
un fait connu de la France entière. » Ce fut tout ce qu'on put tirer de lui.
Cela dit, il se retira. Le
trait saillant de cette scène mémorable et tant de fois décrite, ne nous
semble pas avoir été convenablement mis en lumière jusqu'ici, malgré tout ce
qu'il a de frappant et de significatif. Ce caractère qui est flagrant, même
dans la relation du Moniteur, quelque défigurée qu'elle ait été, c'est
l'impuissance radicale, absolue, ou s'est trouvé le général Bonaparte de
motiver par des raisons non pas fondées, mais quelque peu spécieuses, la
révolution qu'il méditait. Mis en présence d'une assemblée de complices,
pressé„ supplié par elle d'articuler, sinon une preuve, du moins une
accusation appuyée sur quelques apparences et propre à faire illusion, il ne
sait que divaguer, balbutier, il est incapable de fournir même un de ces
exposés de motifs dont les partis avaient été jusque-là si prodigues. Qui
démontre mieux que cette révolution manquait tout à la fois et de raison
suffisante et de ce caractère de nécessité qu'on s'est plu à lui attribuer ?
Ses auteurs ne pouvaient rien formuler à l’appui de leurs projets, pas même
des prétextes. Ils avaient bien compris qu'un besoin de réforme plus ou moins
général ne suffit pas à lui seul pour légitimer une dictature, ils avaient
senti que l'urgence du péril peut seule excuser cet abandon des garanties des
citoyens, et c'est pourquoi ils avaient d'abord mis en avant l'existence d'un
grand danger public ; mais le moment venu, ils ne parvinrent pas même à en
créer l'apparence, et la vérité sortit seule et par sa seule force du long et
laborieux effort qu'ils firent pour tromper l'opinion de leur pays. Cette
vérité a été vainement obscurcie par des sophistes plus ingénieux dans leur
apologie du despotisme que le despote lui-même. La force des choses réclamait
alors une réforme, nullement un pouvoir absolu : et ce n'est qu'en spéculant
sur l'une qu'on est parvenu à réaliser l'autre. Au conseil
des Cinq-Cents, une fois la prestation de serment achevée, la discussion
avait, par une logique inévitable, suivi la même marche que chez les Anciens,
mais avec des allures plus vives et plus pressantes. Là, plus que partout
ailleurs, on était impatient de savoir à quoi s'en tenir sur ce grand complot
qui avait motivé la translation des Conseils à Saint-Cloud. On décida en
conséquence qu'un message serait adressé aux Anciens, pour leur demander les motifs
de cette convocation extraordinaire. On lut ensuite la lettre de démission de
Barras, démarche qui parut dictée par la contrainte, ce qu'elle était en effet.
On agitait la question de savoir s'il convenait de pourvoir sur-le-champ à
son remplacement, lorsque la porte s'ouvrit et Bonaparte parut, entouré cette
fois de grenadiers avec leurs armes. A cette vue un sentiment d'indignation
indicible s'empare de l'assemblée qui est aussitôt debout : « Qu'est-ce que
cela ? s'écrie-t-on, des sabres ici !... des hommes armés ! » Les
députés les plus courageux s'élancent de leurs sièges, ils entourent
Bonaparte, ils le repoussent, l'accablent d'invectives : « Hors d'ici ! hors
la loi le dictateur ! — Que faites-vous, téméraire ? vous violez le sanctuaire
des lois ! » lui dit Bigonnet. Et Destrem, en s'avançant sur lui : « Est-ce
donc pour cela que tu as vaincu ? » D'autres le prennent au collet et le
secouent violemment en lui reprochant sa trahison. Venu pour intimider, le
général pâlit, il tombe en défaillance dans les bras de ses grenadiers, qui
l'entrainent hors de la salle. On a
imprimé alors et depuis que des poignards avaient été levés sur lui. Cette
fable a été démentie par tous les témoins dignes de foi[13]. On ne trouve pas un mot de
cette imputation dans le compte rendu, d'ailleurs très-circonstancié, du
Moniteur du 20 brumaire, qui fut cependant rédigé par les adhérents du coup
d'État. On ne la mentionna que dans -aile sorte de post-scriptum. Ce n'est
que le lendemain qu'on s'avisa de faire honneur au grenadier Thomas Thomé du
coup de poignard destiné au général ; expédient imaginé par Lucien, pour
rendre odieux ceux qu'on n'avait pu faire faiblir. Si on avait voulu frapper
Bonaparte, rien n'eût été plus facile dans une pareille mêlée, d'où il ne
sortit qu'avec ses habits déchirés. Mais, de même que ceux qui avaient seuls
conspiré la perte de la République a\ aient été les premiers à dénoncer
l'existence d'un complot, ceux qui seuls recoururent à l'emploi des armes
furent aussi les premiers à accuser leurs adversaires d'avoir voulu s'en
servir. Lucien
descendit du fauteuil présidentiel et y fut remplacé par Chazal. Une foule de
propositions s'élevaient de tous les points de l'assemblée sans qu'on parvint
à les mettre aux voix, lorsqu'un membre s'écria : « Il faut avant tout
déclarer que Bonaparte n'est point le commandant de votre garde. » Un autre
ajouta : « Six mille hommes sont autour de vous, déclarez qu'ils font partie
de la garde du Corps législatif ! » Lucien, comprenant la portée de ces
mesures, prit alors la parole pour défendre son frère, il rappela ses
services, supplia l'assemblée de ne pas précipiter son jugement. Mais la
tempête un instant apaisée redevint plus violente que jamais, et les cris de
hors la loi ! retentirent de nouveau. Si cette proposition avait été adoptée
sur-le-champ, nul ne peut dire quelles en eussent été les suites. Lucien le
sentit, et refusa obstinément de la mettre aux voix. Il protesta avec
véhémence, fit étalage de son désespoir fraternel, puis se démit de ses
fonctions, et déposa sur la tribune ses insignes de président au milieu d'une
agitation inexprimable, pendant laquelle on ne pouvait plus saisir qu'un mot,
qu'un cri, le cri terrible de hors la loi ! qui avait perdu Robespierre lui-même,
et qui avait conservé une grande partie de son ancien prestige. On l'entendit
du dehors dans le groupe où se tenait Bonaparte, et tout le monde pâlit. «
Puisqu'ils vous mettent hors la loi, dit alors Sieyès, qui seul avait
conservé un sang-froid imperturbable dans les critiques péripéties de cette
journée, ce sont eux qui y sont[14] ! » Le
général, comprenant tout l'avantage que lui procurerait la présence du
président au milieu de ; : troupes, envoie un peloton de grenadiers pour
dégager son frère qu'on lui amène au bout de quelques instants. Bonaparte
était résolu à faire évacuer la salle par la force armée, mais les soldats
qu'il s'agissait d'y employer étaient ceux-là mêmes qui avaient servi de
garde au Corps législatif ; ils semblaient hésitants et on craignait de leur
part un reste de scrupule qui eût tout perdu. Lucien, qui leur était connu comme
le président de l'assemblée, fut à ce moment le vrai maître du mouvement, et
le sauveur de la conspiration. Il monta à cheval, harangua les soldats, leur dépeignit
le conseil des Cinq-Cents comme « opprimé par des représentants à
stylet, par des brigands que soldait l'Angleterre » ; il ne s'agissait
que de délivrer l'assemblée de cette minorité d'assassins. Puis prenant une
épée, et la tournant contre son frère : « Quant à moi, dit-il, je jure de
percer le sein de mon propre frère, si jamais il porte atteinte à la liberté
des Français ! » Ce
mouvement oratoire excite au plus haut point les soldats, qui lui répondent
par le cri de vive Bonaparte ! Profitant avec à-propos de leur émotion, Murat
les entraîne au pas de charge et aux roulements du tambour. Lorsqu'ils
arrivent à la porte de la salle où siégeait l'assemblée, ils s'arrêtent sur
le seuil comme saisis d'un respect involontaire. Le colonel qui les commande,
invite les représentants à se retirer. Ils restent immobiles, en invoquant
l'inviolabilité législative ; mais le bruit du tambour couvre leurs
protestations. Alors l'officier donne l'ordre aux grenadiers de marcher en
avant, en même temps qu'il fait battre la charge. On entend un dernier cri de
vive la République ! appel désespéré de la liberté agonisante.
Quelques instants après la salle était vide et l'attentat consommé. Dans la
soirée, vers neuf heures, Lucien réunit une trentaine de membres des
Cinq-Cents[15], les uns gagnés, les autres
complices : ils prennent le titre de majorité du Conseil, et décrètent que
Bonaparte et ses lieutenants ont bien mérité de la patrie. Boulaye de la
Meurthe, le rapporteur de la loi du 19 fructidor, précédent qui lui donnait
des droits à présenter celle du 19 brumaire, prend ensuite la parole pour
proposer les mesures concertées par les conjurés : l'institution d'un
Consulat provisoire composé de Bonaparte, Sieyès, et Roger Ducos,
l'ajournement du Corps législatif au 1er ventôse, la nomination de deux
commissions émanées des deux Conseils, et chargées d'aider les consuls dans
leur travail de réorganisation, enfin l'exclusion de cinquante-sept
représentants qui s'étaient fait remarquer par leur opposition, mesure à
laquelle une liste de proscription vint peu de jours après donner son
complément. La complaisante assemblée emploie une partie de la nuit à
décréter coup sur coup tous les actes qu'on lui demande ; elle les voie avec
précipitation comme si elle redoutait pour eux la lumière du jour, et à une
heure du matin, le décret est porté aux Anciens qui le ratifient. Cela fait,
les trois consuls viennent prêter un solennel serment devant ce simulacre d'assemblée
composé de leurs créatures. Bonaparte jure le premier « fidélité inviolable à
la légalité, à la liberté, au système représentatif ! » Puis Lucien prend la
parole pour féliciter ses collègues de l'œuvre qu'ils viennent d'accomplir ;
il ne craint pas de comparer ce conciliabule nocturne à la pure et glorieuse
aurore de la Révolution ! « Représentants du peuple, leur dit-il, la
liberté française est née dans le jeu de Paume de Versailles. Depuis
l'immortelle scène du jeu de Paume elle s'est traînée jusqu'à vous, en proie
tour à tour à l'inconséquence, à la faiblesse, aux maladies convulsives de
l'enfance. Elle vient aujourd'hui de prendre la robe virile ! A peine
venez-vous de l'asseoir sur la confiance et l'amour des Français, et déjà le
sourire de la paix et de l'abondance brille sur ses lèvres ! Représentants du
peuple, entendez le cri sublime de la postérité : « Si la liberté naquit
dans le jeu de Paume de Versailles, elle fut consolidée dans l'orangerie de
Saint-Cloud ![16] » L'histoire
a conservé le souvenir de plus d'un solennel mensonge, mais on citerait
difficilement une circonstance où la vérité ait été outragée avec plus de cynisme
et d'impudeur. Lorsqu'une cause est réduite au milieu même de son triomphe à
employer de si audacieuses falsifications pour se faire accepter, on peut
dire qu'elle a renié jusqu'à son propre principe, et il n'y a rien à ajouter
à l'arrêt qu'elle a ainsi porté pour elle-même. Le
lendemain, Bonaparte publiait une proclamation adressée aux Français. Il y
revenait sur les propositions qu'il disait lui avoir été faites par tous les
partis et avoir repoussées. Il s'y représentait comme l'instrument docile et
dévoué des Anciens, comme l'exécuteur du plan de restauration générale qu'ils
avaient conçu. « Il avait cru devoir à ses concitoyens, aux soldats périssant
dans nos armées, à la gloire nationale acquise au prix de leur sang,
d'accepter le commandement » Passant ensuite aux récits des événements de
Saint-Cloud, il disait : « Je porte mon indignation et ma douleur au conseil
des Anciens ; je lui demande d'assurer l'exécution de ses généreux desseins ;
je lui représente les maux de la patrie qui les lui ont fait concevoir ; il
s'unit à moi par de nouveaux témoignages de sa constante volonté. Je me
présente au conseil des Cinq-Cents, seul, sans armes, la tête découverte, tel
que les Anciens m'avaient reçu et applaudi ; je venais rappeler à la majorité
ses volontés, et l'assurer de son pouvoir. Les stylets qui menaçaient les
députés sont aussitôt levés sur leur libérateur ; vingt assassins se
précipitent sur moi, et cherchent ma poitrine. Les grenadiers du Corps
législatif que j'avais laissés à la porte de la salle accourent et se mettent
entre les assassins et moi. L'un de ces braves grenadiers (Thomé) est frappé
d'un coup de stylet, dont ses habits sont percés. Ils m'enlèvent... Français,
ajoutait-il en finissant, vous reconnaîtrez sans doute à cette conduite le
zèle d'un soldat de la liberté et d'un citoyen dévoué de la République ! » Et le
23 brumaire, on lisait dans le Moniteur : «
Thomas Thomé, grenadier du Corps législatif, qui a eu la manche de son habit
déchirée en garantissant Bonaparte du coup de stylet qui lui était destiné, a
dîné le 20 et déjeuné le 21 avec lui. La citoyenne Bonaparte a embrassé
Thomas Thomé, et lui a remis au doigt un diamant de la valeur de 2.000
écus. » Ce
n'était là qu'un trait de plus emprunté à l'histoire des prétoriens. Pendant
que ces choses s'accomplissaient, Paris se montra curieux, mais resta neutre
; le peuple parut comme étranger aux événements, l'armée applaudit, l'opinion
se tut. Tel fut
le début du pouvoir nouveau ; et tel était l’homme auquel on venait de
sacrifier les libertés p obliques. FIN DU PREMIER VOLUME
|
[1]
« On m'a offert, c'est un fait connu, la dictature en France avant le général
Bonaparte, je l'ai refusée. » Déclaration extraite du procès de Moreau.
[2]
Cette expression se trouve textuellement dans la plupart des adresses qui
furent envoyées aux Cinq-Cents, à la suite da 30 prairial. — Voir entre autres
le Moniteur du 8 juillet 1799.
[3]
Mémoires do Gohier.
[4]
Mémoires du roi Joseph.
[5]
Mémoires de Marmont.
[6]
Mémoires do Gohier.
[7]
Mémoires de Lavalette.
[8]
Rœderer, Notice de ma vie pour mes enfants.
[9]
Cornet, Notice sur le 18 brumaire.
[10]
Moniteur.
[11]
Moniteur du 19 brumaire.
[12]
Rœderer, Notice de ma vie pour mes enfants.
[13]
« Je n'ai point vu de poignards levés sur lui, » dit le prince Eugène lui-même
dans ses Mémoires. Parmi les amis de Bonaparte qui admettent le fait comme
vrai, aucun ne dit l'avoir vu. Tous les autres témoins oculaires ou historiens
du temps, depuis Thibaudeau jusqu'à Dupont de l'Eure, l'ont nié énergiquement ;
et, lorsqu'on voulut l'imputer à Arena, il ne se trouva personne pour prouver
l'accusation.
[14]
Rœderer, Notice de ma vie pour mes enfants. — Mémoires de
Lavalette.
[15]
C'est le chiffre indiqué par Cornet lui-même.
[16]
Moniteur.