HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XI. — CAMPAGNE DE SYRIE.

 

 

Grâce à cette terrible exécution, l'hiver s'écoula assez tranquillement. L'armée était toujours sans nouvelles d'Europe, et le général Bonaparte non-seulement ignorait ce qui se passait sur le continent, mais ne se doutait pas que la Turquie nous eût déclaré la guerre, bien que ce fait fût facile à prévoir après les procédés dont nous avions usé envers elle en retour de ses bons offices et de sa constante amitié. Ses dispositions pouvaient encore se deviner par l'arrestation de beaucoup de Français en Syrie et par l'attitude non équivoque de Djezzar, le pacha d'Acre, qui ne répondait que par un dédaigneux silence aux lettres si flatteuses du général en chef, en attendant qu'il fit couper la tête à ses envoyés. Ne réussissant pas à obtenir une réponse de Djezzar, il se décida, vers le milieu de décembre, à envoyer M. de Beauchamp à Constantinople. Cet agent avait pour mission de représenter à la Porte « que nous voulions être ses amis, qu'en envahissant l'Égypte nous n'avions eu d'autre but que de punir les mameluks et les Anglais et d'empêcher les deux empereurs (de Russie et d'Autriche) de se partager l'empire ottoman. » Il devait en outre « demander impérieusement » la mise en liberté des Français arrêtés, et promettre que nous évacuerions l'Égypte « aussitôt que les deux empereurs auraient renoncé à leurs projets de partage. » Ces instructions (en date du 11 décembre 1798), qui supposaient dans les hommes d'État de la Porte un degré de stupidité peu admissible, n'eurent d'autre résultat que de faire enfermer Beauchamp au château des Sept-Tours. Bonaparte écrivait en même temps et dans le même but « au citoyen Talleyrand, ambassadeur à Constantinople. » Talleyrand lui avait, en effet, promis d'accepter cette ambassade pour faire franchir heureusement à notre alliance avec la Porte ce pas difficile ; mais, en homme avisé, il ne s'était pas pressé de remplir une mission dont il avait compris toute l'inutilité.

Le général ne tarda pas cependant à recevoir des avis qui ne permettaient guère l'incertitude au sujet des intentions réelles de la Porte. il sut bientôt qu'une armée turque se formait en Syrie, une autre à Rhodes, pour venir reprendre possession de l'Égypte. Il résolut en conséquence de prévenir la première de ces attaques en envahissant lui-même la Syrie. Il éviterait ainsi les dangers de l'effervescence que la présence d'une armée turque causerait en Égypte ; il déconcerterait les plans de l'ennemi et détruirait ses magasins. Il était d'ailleurs toujours entré dans ses projets de s'emparer de la Syrie, cette contrée étant à la fois l'itinéraire obligé de toute armée d'invasion dirigée contre nous et la base indispensable de nos opérations futures contre les établissements anglais dans l'Inde. La Syrie une fois conquise, quelle suite Bonaparte donnerait-il à l'expédition ? Ici, cet esprit, à la fois si positif et si chimérique, se plaisait à donner libre carrière à ces illusions gigantesques qui se mêlaient à ses plans les mieux conçus. Il ne s'y livrait toutefois qu'à demi et se réservait de décider selon les opportunités. Tantôt il étudiait la carte des déserts qui séparent la Syrie de la Perse, refaisait les campagnes d'Alexandre et écrivait à Tippoo-Saïb qu'il se disposait « à le délivrer du joug de fer de l'Angleterre » (25 janvier 1790) ; tantôt il se représentait soulevant les chrétiens, les Druses et les Grecs contre les Turcs, marchant avec cette immense armée sur Constantinople ; de là, prenant, selon son expression, l'Europe à revers, détruisant sur son passage la monarchie autrichienne et faisant en France la rentrée triomphale la plus merveilleuse dont les hommes eussent jamais gardé la mémoire.

Reléguant sur le second plan ces magiques perspectives qu'il ne laissait entrevoir qu'à ses plus intimes confidents, il employa une partie de l'hiver à organiser les préparatifs de l'expédition. De nombreuses razzias exécutées sur les tribus du désert lui procurèrent les chameaux dont il avait besoin : il forma un corps de cavalerie d'un nouveau genre monté sur des dromadaires ; il fit entourer d'un petit fort toutes les principales sources qui se trouvaient sur l'itinéraire de l'armée, il embarqua sur trois frégates les munitions et l'artillerie de siège. Déjà dans le but d'assurer la sécurité du pays pendant son absence, il avait rendu aux habitants du Caire leur divan qui avait été supprimé à la suite de l'insurrection. S'adressant en cette occasion aux chérifs et ulémas dans une curieuse proclamation, il leur disait : « Faites connaître au peuple que depuis que le monde est monde il était écrit qu'après avoir détruit les ennemis de l'islamisme et fait abattre les croix, je viendrais du fond de l'Occident remplir la tâche qui m'a été imposée. Faites voir au peuple que dans le saint livre du Koran, dans plus de vingt passages, ce qui arrive a été prévu, et ce qui arrivera est également expliqué. Je pourrais demander compte à chacun de vous des sentiments les plus secrets de son cœur, car je sais tout, même ce que vous n'avez dit à personne. Mais un jour viendra où l'on verra avec évidence que je suis conduit par des ordres supérieurs, et que tous les efforts humains ne peuvent rien contre moi. Heureux ceux qui, de bonne foi, seront les premiers à se mettre avec moi ! » (21 décembre 1798.)

Il fit ensuite un voyage d'exploration sur les bords de la mer Rouge, reconnut les vestiges du canal de Sésostris, examina sur les lieux le problème de la jonction des deux mers et alla au Sinaï inscrire son nom à côté de celui de Mahomet, sur le registre conservé par les cénobites, espèce d'hommage dont il avait cherché l'occasion, car Mahomet était une des figures historiques qu'il admirait le plus, et il lui arrivait parfois de se plaindre que la pauvreté d'imagination de ses contemporains ne lui permît pas de remplir, comme ce grand homme, le double rôle de rénovateur politique et religieux.

Il partit enfin au commencement de février 1799, laissant Desaix dans la haute Égypte, Dugua au Caire et Marmont à Alexandrie. L'armée d'expédition était composée des divisions Kléber, Bon, Murat, Lannes et Reynier ; elle se montait à environ douze mille hommes. Les pachas, dont les troupes se concentraient en Syrie, avaient poussé une avant-garde sur le territoire égyptien jusqu'à El-Arysch ; elle occupait ce fort et ses environs, lorsque notre armée y arriva après une longue et pénible marche dans le désert. Le fort d'El-Arysch fut enlevé après une résistance de deux jours, la garnison composée d'environ douze cents hommes se rendit prisonnière, et les corps qui tenaient la campagne furent battus et dispersés (20 février). L'arillée française s'y reposa et peu de jours après elle entrait en Asie. A Gaza, elle mit de nouveau en déroute la cavalerie de Djezzar-cacha, et le 3 mars elle était devant gaffa.

Cette petite ville de la Palestine, si souvent disputée pendant les guerres des croisades, et à laquelle de nouvelles scènes plus sanglantes encore allaient rendre son ancienne célébrité, possédait des fortifications en assez bon état défendues par une garnison d'environ quatre mille hommes. Son gouverneur, qui était un des lieutenants de Djezzar, sommé de se rendre, répondit à la sommation par le procédé favori de mon maitre, il fit couper la tête à l'envoyé qui en était porteur. Mais les dispositions de Bonaparte étaient si bien prises, qu'au bout de quelques heures de canonnade une brèche suffisante fut ouverte. Il ordonna immédiatement l'assaut. Nos soldats pénétrèrent de vive force dans la place et firent un carnage affreux de ses habitants aussi bien que de ses défenseurs. Ils tuèrent environ deux mille personnes. Quelques officiers ayant arrêté le massacre, une partie de la garnison, au nombre de deux mille à deux mille cinq cents hommes environ, qui s'était réfugiée dans les mosquées et dans une sorte de citadelle, se rendit prisonnière, les uns disent à discrétion, les autres disent à condition d'avoir la vie sauve.

Près de mille habitants des provinces voisines qui se trouvaient dans la ville furent renvoyés soit à Damas, soit en Égypte. Mais qu'allait-on faire des deux mille cinq cents prisonniers ? Les renvoyer, c'était donner à l'ennemi des recrues certaines ; les garder, c'était conserver des bouches inutiles. Leur sort resta en suspens pendant deux jours ; le troisième, 9 mars 1799, on les forma en colonne et on les plaça au centre d'un carré commandé par le général Bon, qui les dirigea vers les bords de la mer. Ils avaient compris le sort qui leur était réservé et marchaient en silence avec la morne résignation du fatalisme. Arrivés sur les dunes, on les divisa par petits pelotons et on les tua à coups de fusil et de baïonnette. On possède encore l'original de l'ordre dans lequel le général Bonaparte recommande de fusiller ces malheureux « en prenant ses précautions de façon à ce qu'il ne s'en échappe aucun. » Pour l'honneur de la nature humaine cet ordre ne fut pas exécuté sans protestation et sans murmure, et plusieurs chefs de brigades, entre autres le colonel Boyer[1], refusèrent de se charger de l'exécution.

On conçoit que les amis de la mémoire de Napoléon aient tenu à l'excuser de cette horrible boucherie. Ils ont allégué, d'après ses propres affirmations de Sainte-Hélène, trois faits principaux pour en démontrer la nécessité : d'abord le danger d'offrir des renforts à l'ennemi, ensuite l'impossibilité de les garder fondée sur l'impossibilité de les nourrir, enfin leur état prétendu de récidive ; ces prisonniers étaient pour la plus grande partie, assurent-ils, des soldats que nous avions épargnés à El-Arysch.

Ces allégations ne soutiennent malheureusement pas un examen attentif. A la vérité, le danger de renforcer l'ennemi en relâchant ces prisonniers était réel ; mais il n'avait rien de bien redoutable dans une lutte où, en combattant des armées de quinze à vingt mille hommes, nous avions de trente à quarante tués en moyenne. Il résulte, en effet, du rapport même de Bonaparte au Directoire (en date du 13 mars 1799), que dans les deux sièges de Jaffa et d'El-Arysch, — et les sièges étaient de beaucoup les affaires les plus meurtrières, et dans les combats de Gaza et ceux qui avaient accompagné' jusqu'ici notre marche vers la Syrie, nous avions eu en tout cinquante tués. On pouvait donc à la rigueur laisser échapper des ennemis aussi peu dangereux pour nous. Ces malheureux Étaient de plus suffisamment démoralisés par le massacre dont ils avaient été témoins lors de la prise de la ville.

Mais il résulte du même rapport qu'on pouvait les garder puisqu'on pouvait les nourrir. A El-Arysch comme à Gaza nous avions trouvé de nombreux approvisionnements. A Jaffa, dit Bonaparte, nous avions pris « plus de quatre cent mille rations de biscuit et deux cent, mille quintaux de riz. » La garde des prisonniers était donc gênante et onéreuse, nullement impossible. Quant à la prétendue identité des prisonniers de Jaffa avec ceux d'El-Arysch, c'est là une des nombreuses fables imaginées à Sainte-Hélène pour influencer le jugement de l'histoire. Il n'y a pas une seule trace de cette assertion dans les nombreuses lettres et pièces de tout genre où Bonaparte a rendu compte de l'événement ; on n'en dit pas un mot dans le rapport de Berthier, on n'en dit pas un mot dans la relation de Miot l'historiographe de l'expédition d'Égypte[2]. Il est évident que le général n'eût pas manqué de profiter d'un tel prétexte pour atténuer l'effet odieux de cette exécution. Au Directoire, il dit pour toute réflexion : « J'ai été sévère envers la garnison qui s'est laissé prendre les armes à, la main. » C'était le seul grief qu'il eût contre elle en vertu de ce qu'il appelait « les lois de la guerre. » C'est à l'île d'Elbe, dans une conversation avec lord Ebrington, que cette circonstance si frappante se présente pour la première fois à son esprit. « Ce qu'on vous a dit de ce massacre est exact, lui dit-il. J'ai fait fusiller à peu près deux mille Turcs. Vous trouvez ça un peu fort ; mais je leur avais accordé une capitulation à El-Arysch, à condition qu'ils retourneraient chez eux. Ils l'ont rompue et se sont jetés dans Jaffa. Je ne pouvais les emmener avec moi, car je manquais de pain, et ils étaient trop dangereux pour les lâcher encore, de sorte que je n'eus d'autre ressource que de les tuer. » En admettant la possibilité que quelques fugitifs d'El-Arysch aient pu se trouver parmi les défenseurs de Jaffa, ce qui est vraisemblable, ils devaient y être en bien petit nombre, car Bonaparte avait incorporé dans son armée près de la moitié des douze cents hommes de la garnison d'El-Arysch. « Nous avons trouvé à El-Arysch, écrivait-il au Directoire, cinq cents Albanais, cinq cents Moghrebins, deux cents Anatoliens. Les Moghrebins ont pris service avec nous, j'en ai fait un corps auxiliaire. » En supposant que tous les Albanais et les Anatoliens se fussent réfugiés à Jaffa, ce qui n'était pas admissible, et ce qu'il était impossible de vérifier, cela eût fait sept cents hommes répartis sur une garnison de quatre mille, dont la moitié avait été déjà massacrée. Le nombre des soldats d'El-Arysch, parmi les prisonniers de Jaffa, ne pouvait donc s'élever qu'à deux ou trois cents hommes au plus, en admettant comme vraies toutes les données de cette hypothèse. Au sujet de la prise de Jaffa, il disait que « jamais la guerre ne lui avait paru aussi hideuse, » espèce de regret dont il croyait devoir l'aveu au récit de tant d'horreurs, mais qui était plus déclamatoire que sincère si l'on s'en rapporte à ce qu'il écrivait sur le même sujet et au même moment à ceux avec lesquels son âme s'épanchait avec plus de liberté : « La prise de Jaffa, écrivait-il à Marmont, a été très-brillante. Quatre mille hommes des meilleures troupes de Djezzar et des meilleurs canonniers de Constantinople ont été passés au fil de l'épée. » (9 mars 1799.)

Le 14 mars, l'armée se mit en marche sur Saint-Jean d'Acre, emportant avec elle les germes de la peste qu'elle avait contractée à Jaffa. C'est dans cette place que résidait ce terrible Djezzar, que ses cruautés, ainsi que ce surnom l'indiquait[3], n'avaient pas rendu moins redoutable -pour les populations syriennes que pour les Européens. C'est là qu'il avait rassemblé, avec ses trésors, ses troupes les plus braves et d'immenses approvisionnements de guerre. Aux anciennes fortifications de la ville il avait ajouté les ressources de l'art moderne, - grâce à Sidney-Smith, le commandant de la croisière anglaise, qui lui avait fourni des ingénieurs et des canonniers. Sidney Smith, caractère aventureux chevaleresque, officier habile, entreprenant, plein d'une infatigable activité, animé contre les Français et contre leur chef de toute l'ardeur d'une haine nationale, avait compris l'importance de la conservation de Saint-Jean d'Acre ; il stimulait incessamment l'énergie du pacha et de la garnison, leur promettait des secours prochains et appuyait du feu de ses vaisseaux la défense de la place.

Déjà il s'était emparé des bâtiments qui transportaient notre artillerie de siège et en avait armé les remparts de la ville. Par suite de ce malheur, l'armée française, en arrivant devant les fortifications, se trouva réduite à les battre en brèche avec son artillerie de campagne, manquant à tel point de boulets qu'elle était forcée de se' servir de ceux que l'ennemi lui envoyait avec ses canons. La reconnaissance de la place avait été faite de nuit et très-superficiellement par le colonel Sanson, qui y fut blessé et qui assura qu'elle n'avait ni fossé ni contrescarpe. Le premier assaut nous fit durement expier cette erreur. Il fallut avoir recours à la mine, qui ne- joua qu'imparfaitement, et un second assaut donné le 28 mars nous causa des pertes encore plus sensibles que le premier. La garnison se défendit avec une vigueur qui étonna nos troupes, peu accoutumées à rencontrer chez les Turcs une résistance aussi vive, et la plupart des soldats qui pénétrèrent dans la brèche furent tués. Le tir de la place, dirigé en partie par des artilleurs européens, était d'une redoutable justesse : les ouvrages que nous attaquions étaient réparés et soutenus par de nouveaux travaux faits dans toutes les règles. Le plan en était tracé par Phélippeaux, officier du génie français qui avait été le camarade de Bonaparte à l'école militaire, et qui tout récemment avait contribué à l'évasion de Sidney Smith de la prison du Temple, où il était détenu comme prisonnier de guerre.

Ces succès avaient relevé le moral de la garnison, qui reçut par mer de nombreux renforts ainsi qu'une immense quantité d'approvisionnements. Bonaparte s'était flatté de soulever contre les Turcs les populations du pays dont une partie nous était favorable. Elles ne lui apportaient aucun appui efficace, et restaient incertaines entre leurs anciens et leurs nouveaux dominateurs. Des deux côtés on leur adressait de pressants appels auxquels elles se montraient peu disposées à se rendre. A la proclamation pleine de magnifiques promesses qu'elles avaient reçues de Bonaparte, Sidney Smith répondait par un manifeste dans lequel il les adjurait « de se fier à la parole d'un chevalier chrétien plutôt qu'à celle d'un renégat sans honneur, » faisant allusion aux professions de foi musulmanes que le général avait publiées en Égypte. Sir Sidney Smith essaya de ce moyen de persuasion sur nos soldats eux-mêmes qu'il invitait ouvertement à la désertion ; et un échange d'injures personnelles s'en étant suivi entre lui et le général, il s'emporta jusqu'à lui adresser un cartel. Bonaparte se contenta de lui faire proposer ironiquement de neutraliser un terrain sur le rivage et de s'y faire représenter par un des bravaches de l'armée seule réponse que mérite en effet un défi aussi puéril adressé à un homme tel que lui.

On apprit bientôt qu'une armée de vingt-cinq mille hommes, en partie accourue de Damas, sous les ordres d'Abdallah-Pacha, en partie recrutée parmi les belliqueuses populations de Naplouse, marchait au secours de Djezzar. Kléber se porta à la rencontre de l'ennemi avec sa division, et les deux avant-gardes vinrent se heurter à Nazareth. Celle de Kléber, commandée par Junot et composée de quelques centaines d'hommes, attaquée par des forces décuples, leur tint tête pendant huit heures et se replia en bon ordre sur la division dont elle faisait partie. Celle-ci se trouvait ainsi menacée d'être assaillie par toute l'armée turque ; il était urgent de lui porter secours. Laissant le reste de ses troupes pour tenir en respect la place assiégée, Bonaparte s'avança à marche forcée avec la division Bon et huit pièces d'artillerie afin de dégager Kléber. Arrivée sur les hauteurs qui dominent la vallée dont l'extrémité est fermée par le mont Thabor, l'armée aperçut au loin dans la plaine les faibles carrés de Kléber débordés de tous côtés par une masse énorme de cavalerie sous laquelle ils semblaient, par moments, comme submergés et anéantis. Alors leur front s'illuminait de flamme et de fumée, et le flot reculait pour revenir bientôt avec une nouvelle furie. Bonaparte prit ses dispositions de façon à tourner les Turcs et à masquer sa marche ; il jeta sa cavalerie sur leurs flancs et lorsqu'il ne fut plus qu'à une demi-lieue, un coup de canon avertit Kléber. Aussitôt ses carrés s'ébranlent pour charger l'ennemi que surprend et déconcerte la vue de ce secours inattendu. L'armée turque, cernée de toutes parts dans une sorte de triangle de fer et écrasée par nos feux croisés, trouve à grand'peine une issue du côté des montagnes et du Jourdain, et s'y précipite dans une complète déroute, laissant le champ de bataille couvert de ses morts (16 avril).

Pendant ce temps, les opérations du siège avaient été poussées avec plus de persévérance que de succès, contrariées qu'elles étaient par d'incessantes sorties et par des travaux de contre-approche très-habilement dirigés, qui éventaient et faisaient avorter toutes nos mines. Cependant le contre-amiral Perrée étant parvenu à tromper la vigilance de la croisière anglaise et à amener quelques pièces de siège, on réussit à ouvrir une nouvelle brèche et à faire sauter en partie la tour qui protégeait le principal point d'attaque. Une poignée de braves s'y logea et 's'y maintint pendant deux jours, mais ils y furent presque tous tués, et il fallut l'évacuer, sans pouvoir empêcher l'ennemi de réparer cette brèche par de nouveaux ouvrages. L'armée, exaspérée de cette résistance, livra à la place, dans les premiers jours de mai, plusieurs assauts consécutifs. Lancés avec une impétuosité irrésistible, nos soldats arrivèrent plus d'une fois jusqu'au cœur de la ville ; mais là tout était pris ou tué. Le 7 mai, la division Kléber fut rappelée an camp pour prendre part à un assaut général, et tous les soldats se portèrent à sa rencontre la félicitant et lui présageant l'honneur de la prise de la ville[4]. Les grenadiers de Kléber franchissent la première enceinte sous le double feu de la place et des vaisseaux de Sidney Smith ; ils forcent ensuite la seconde et pénètrent dans la ville ; mais là leur élan vient expirer au pied du palais de Djezzar et devant chaque maison convertie en forteresse. Ils sont ramenés dans les tranchées, et la garnison, d'heure en heure renforcée par des troupes fraîches, sort par toutes les portes et vient insulter notre camp. Le 1.0 mai, un nouvel assaut fut donné plutôt pour satisfaire le soldat irrité que dans l'espoir d'enlever la place. Il eut encore moins de succès que les précédents ; c'était le quatorzième. Pendant les soixante jours qu'avait duré le siège, la garnison avait fait vingt-six sorties ; nous avions perdu plusieurs généraux et une foule d'officiers du plus grand mérite, Caffarelli, esprit des plus distingués en même temps que militaire excellent, Rambeaud, Croisier, Bon : Lannes et Duroc étaient dangereusement blessés. Plus de quatre mille hommes avaient été mis hors de combat ; la peste que nous avions apportée de Jaffa était dans le camp ; enfin on avait reçu la nouvelle que les Turcs se préparaient à embarquer à Rhodes une armée d'expédition pour la basse Égypte. Une prompte retraite pouvait seule conjurer de plus grands malheurs. L'obstination de Bonaparte dut plier devant ces faits inexorables. Que de fois pendant ce siège funeste et ses mortelles lenteurs, en présence du premier échec que lui infligeait la fortune, ne l'avait-on pas entendu s'emporter contre u cette misérable bicoque qui lui faisait manquer sa destinée ! » Que de fois plus tard, lorsque son esprit se reportait aux vicissitudes de sa vie passée et aux chances diverses qui s'étaient présentées à lui, n'a-t-il pas répété que, « si Saint-Jean d'Acre était tombé, il eût changé la face du monde, qu'il eût été l'empereur de tout l'Orient ! » Et il avait coutume d'ajouter qu'un grain de sable avait fait échouer tous ses projets. Mais quelle critique plus frappante pouvait-il faire de leur inanité ? Et quelle plus juste condamnation de tes entreprises aléatoires, plus semblables aux inspirations d'un joueur qu'aux combinaisons d'un esprit vraiment politique ?

Le 17 mai, la retraite fut décidée, et un long convoi de blessés et de malades prit les devants et s'achemina vers Jaffa pour gagner de là la basse Égypte. Mais quelque amère que fût la déception de Bonaparte, quelque humiliante qu'elle fût pour son orgueil, il ne lui convenait pas de la reconnaître et d'avouer sa défaite. Dans ses bulletins, dans ses lettres, dans ses comptes rendus au Directoire, aux généraux qui étaient restés en Égypte, dans sa proclamation même à l'armée qui reculait devant Acre, mutilée, abattue et étonnée à la fois d'un revers si nouveau pour elle, il prit le ton et les allures du vainqueur : « Il avait rasé le palais de Djezzar, ruiné les fortifications, brûlé la ville ; il n'y restait pas pierre sur pierre. » Nous nous retirions non devant l'ennemi, mais devant la peste ; nous avions obtenu tous les résultats que nous avions cherchés dans cette campagne, assertion que réfutaient suffisamment le spectacle de tant de malheurs, et la complète évacuation d'un pays dont l'occupation avait été représentée jusque-là comme nécessaire à la sécurité de nos possessions d'Égypte. Il voulut rentrer en Égypte avec toutes les apparences d'un retour triomphal. L'adjudant général Boyer, qui commandait l'avant-garde ; reçut l'ordre de porter avec lui les drapeaux turcs et « de les afficher dans tous les villages où. 11 passerait comme des trophées de victoires. » Il devait faire étalage de ses prisonniers. Enfin, ajoutait la dépêche, « il écrira, dira, fera tout ce qui peut le faire entrer en triomphe » (à Berthier 24 mai 1799).

L'arrière-garde, commandée par Kléber, eut pour instruction de tout détruire sur son passage comme pour étendre le désert au-delà de ses limites naturelles. Le général lui enjoignit de brûler les maisons, de piller et d'incendier les villages, de ruiner les moulins, de façon à ce que l'armée qui voudrait nous poursuivre ne trouvât sur son chemin que des cendres fumantes (ordres à Kléber et à Junot).

A Tantourah, les soldats dont les maux ne faisaient que commencer, exaspérés des souffrances qu'il leur fallait endurer sous ce ciel dévorant, sur une route jonchée de mourants délaissés qui leur reprochaient leur abandon en leur tendant les mains, se mutinèrent. Le général Bonaparte s'abstint de sévir contre cette sédition du désespoir. Il se contenta de réprimander les généraux, fit mettre toute sa cavalerie à pied excepté celle de l'arrière-garde, et donna l'exemple à ses officiers en abandonnant lui-même tous ses chevaux pour le transport des malades et des blessés. En présence de cette épreuve inattendue et plus forte que sa volonté, une sombre irritation s'était emparée de lui, mais son cœur indomptable n'avait pas fléchi ; et son écuyer étant venu lui demander quel cheval il voulait se réserver, il le frappa de sa cravache en s'écriant : « Tout le monde à pied I n'avez-vous pas entendu l'ordre[5] ? »

A Jaffa, l'armée fit une halte de quelques jours. La peste était alors dans sa plus grande intensité. Les hôpitaux de Jaffa étaient encombrés de malheureux que ce fléau avait atteints ; et l'on s'efforçait pour relever leur moral abattu de. leur persuader qu'il n'était pas contagieux. C'est alors que Desgenettes, emporté par un mouvement héroïque, se serait, dit-on, inoculé le mal en présence des soldats, pour faire passer en eux une conviction qu'il n'avait pas, mais qu'il jugeait nécessaire au salut de l'armée. Cette anecdote, longtemps admise comme vraie, parait aussi contestable que celle qui a donné lieu à l'admirable tableau de Gros ; les amis encore vivants de cet illustre médecin assurent lui avoir entendu dire souvent que s'il s'était inoculé la peste il en serait mort, tout comme les deux médecins anglais qui sur la foi de ce bruit, alors très-répandu, voulurent imiter son exemple.

Lorsque l'armée quitta Jaffa, un certain nombre de pestiférés, dont l'évaluation varie de vingt à soixante, restaient dans les hôpitaux, faute de pouvoir être transportés, Leur sort trop probable était d'avoir la tête coupée par les Turcs, comme tous les blessés que nous laissions derrière nous. Bonaparte voulant abréger leurs souffrances, proposa à Desgenettes de leur administrer une dose d'opium, à quoi le médecin ré--pondit par cette belle parole que l'histoire a recueillie : « Mon métier est de guérir les hommes, non de les tuer. » Ce propos fut répété et le bruit ne tarda pas à se répandre dans l'armée que l'ordre d'administrer l'opium avait été en effet donné et exécuté. Bien des années après, dans les conversations de Sainte-Hélène, le grand maréchal Bertrand avouait à Napoléon qu'il y avait toujours cru et que toute l'armée y avait ajouté foi comme lui. Robert Wilson, l'historien de l'expédition britannique en Égypte, s'empara de ce bruit et le grossit démesurément, portant le nombre des malades empoisonnés à plus de cinq cents. Napoléon ne pouvait se dispenser de s'expliquer sur cette grave imputation ; mais loin de la détruire il contribua à la fortifier par l'évidente inexactitude de ses allégations. On le voit en effet, dans le Mémorial, attribuer à un agent subalterne la proposition d'administrer l'opium, que M. de Las Cases est cependant forcé lui-même de lui restituer en présence de l'unanimité des témoignages. Il assure ensuite que son arrière-garde est restée trois jours à Jaffa pour protéger leurs derniers moments, tandis qu'il résulte de tous les ordres et documents originaux que l'arrière-garde a quitté Jaffa le lendemain, même du jour où l'armée l'a évacué. Enfin, tout en se défendant d'avoir ordonné cette mesure, loin d'en repousser l'idée comme « une atroce calomnie, » selon l'expression du duc de Rovigo[6], il en a soutenu la légitimité, disant à O’Meara, dictant à Bertrand que « c’eût été obéir à la voix de la raison ; que si son fils eût été dans la même situation il eût été d'avis qu'on agît de même à son égard[7]. »

En présence d'une défense aussi faible, il n'y a pas lieu de s'étonner que ce fait, nié par ses partisans avec une indignation au moins déplacée après une telle profession de foi, ait continué à être affirmé par ses adversaires. Le bruit n'a pu être si longtemps accrédité que parce qu'il était conforme à tout ce qu'on savait de son caractère et de ses opinions. Mais l'histoire, qui n'affirme que sur des preuves, doit constater ici que non-seulement cette accusation n'a été fondée que sur des présomptions plus ou moins plausibles, mais que deux circonstances semblent trancher définitivement le débat contre ceux qui l'ont formulée la première est la rétractation de sir Robert Wilson, qui a déclaré plus tard avoir avancé le fait sur des bruits insuffisants pour constituer une certitude ; la seconde et la plus forte est le silence que garde à ce sujet dans ses rapports officiels au gouvernement anglais le commodore Sidney Smith, qui arriva à Jaffa aussitôt que notre arrière-garde en fut sortie, y trouva une partie des pestiférés encore vivants, et ne dit pas un mot de l'empoisonnement dans son compte rendu, bien qu'il y racontât avec complaisance les plaintes que nos soldats élevaient contre leur général. La version la moins éloignée de la vérité est, selon toutes les apparences, celle des mémoires dictés â Bertrand « Napoléon, dit-elle, donna l'ordre au chirurgien qui resta avec l'arrière-garde, de mettre près des pestiférés de l'opium en leur en désignant Tu-Sage, comme l'unique moyen de se soustraire aux cruautés des Turcs. » Il né reste donc de bien établi, dans cette fameuse accusation, que l'opinion caractéristique que professait Napoléon sur cette question redoutable. Dans la froide assurance avec laquelle il la tranchait, on doit voir peut-être quelque jactance, mais on doit y voir aussi une âme peu accessible aux scrupules qui font hésiter la plupart des hommes.

De retour en Égypte après une longue et pénible marche à travers le désert, l'armée put prendre quelque repos et se remettre de ses fatigues. Deux révoltes promptement réprimées y avaient signalé l'absence du général Bonaparte : l'une fut celle de l'émir Hadji, l'autre d'un fanatique obscur qui se fit passer pour l'ange El'mody promis par le Coran aux fidèles persécutés. Pour toute nourriture il trempait ses doigts dans un vase de lait et les passait sur ses lèvres ; pour toute arme il ramassait une poignée de poussière et la lançait vers le ciel, assurant qu'elle suffirait pour dissiper notre armée. Plusieurs milliers d'hommes se levèrent à sa voix ; insurrection insignifiante par elle-même, mais qui montrait le peu de-progrès qu'avait fait cette assimilation que nous nous étions flattés  d'opérer. Le général Lanusse, officier habile et énergique qui avait déjà battu l'émir, se porta rapidement sur Damanhour, dissipa en quelques instants cette armée de fanatiques et en passa quinze cents par les armes. L'Ange lui-même resta parmi les morts.

La haute Égypte placée sous le commandement de Desaix avait été plus tranquille, grâce à la disparition de Mourad Bey, forcé de se réfugier en Nubie. Mais Bonaparte était à peine de retour au Caire, que ce chef intrépide, averti du prochain débarquement de l'expédition turque préparée à Rhodes, reparut, en même temps qu'Ibrahim Bey recommençait à menacer l'Égypte du côté du désert de Syrie. Suivi de quelques centaines de Mameluks, débris de sa magnifique cavalerie, traqué à la fois par Murat, Desaix, Junot, Friant, Mourad Bey se montrait tantôt sur un point, tantôt sur un autre et tenait tout le monde en échec. On le vit même paraître aux environs du. Caire au moment où on le croyait anéanti. Bonaparte impatienté contre cet ennemi insaisissable, ne comprenant rien à sa marche obstinée vers la basse Égypte parce qu'il ignorait encore l'imminence du débarquement projeté, se laissait aller contre lui aux emportements d'une exaspération peu digne d'un ennemi loyal et généreux : « Je désire fort, écrivait-il à priant, que vous ajoutiez aux services que vous n'avez cessé de nous rendre, celui bien majeur de tuer ou de faire mourir de fatigue Mourad Bey ; qu'il meure d'une manière ou de l'autre, et je vous en tiendrai également compte. » (5 juillet 1799). Il écrivait dans le même sens à ses autres lieutenants.

Le 13 juillet, Mourad Bey était aux Pyramides : il monta sur la plus haute d'où l'on découvrait cette splendide contrée où il avait régné en maître et qu'il traversait maintenant en fugitif ; il passa une partie de la journée à chercher des yeux avec sa lunette son palais du Caire, où sa famille était restée, ses beaux jardins de Gizeh, aujourd'hui la proie du vainqueur. Bonaparte, qui s'était mis à sa poursuite, comprit le but de sa marche en apprenant qu'une centaine de bâtiments turcs et deux vaisseaux de ligne anglais avaient débarqué à Aboukir, tout près d'Alexandrie, de quinze à dix-huit mille hommes qui avaient tué ou enlevé les quatre cents Français qui défendaient le fort et le village. Il rassembla aussitôt les divisions Lannes, Murat et Bon, et sans attendre les autres renforts qui étaient en marche, il courut à la rencontre de l'ennemi pour l'empêcher de pénétrer dans l'intérieur du pays. Mais l'armée turque, manquant de cavalerie et comptant sur celle de Mourad Bey, s'était contentée da se fortifier dans la presqu'île d'Aboukir, qu'elle avait fermée par une double ligne de retranchement6. C'est dans cette position que le général Bonaparte vint la reconnaître le 25 juillet, après s'être assuré qu'Alexandrie était en mesure de résister à un siège, grâce aux travaux d'un officier du génie des plus distingués, le colonel Cretin. Il n'avait pas avec lui plus de six mille hommes, mais voyant que les Turcs manquaient de cavalerie, la seule arme qui les rendit redoutables, il n'hésita pas à les attaquer.

La première ligne de retranchements était séparée de la seconde par une petite plaine d'environ trois quarts de lieue, qui formait une espèce d'isthme aboutissant d'une part à la mer, de l'autre au lac Madieh. Cette première ligne offrant peu de solidité, Bonaparte espérait rejeter l'ennemi au-delà de la seconde, puis le bloquer dans cet étroit espace jusqu'à l'arrivée de nos renforts. En conséquence de ce plan, Destaing attaque la droite des Turcs pendant que Lannes se porte sur leur gauche. Ils soutiennent avec intrépidité ce premier choc, mais Murat ayant percé au centre et pénétré avec sa cavalerie, dans la plaine comprise entre les deux retranchements, ils se voient des deux côtés chargés par elle avant d'avoir eu le temps de regagner leur seconde ligne. Une panique indescriptible s'empare alors de cette multitude qui jette ses armes et se précipite d'un côté dans la mer, de l'autre dans le lac Madieh, afin de gagner les embarcations turques. Nos cavaliers les chargent sur le rivage jusqu'à ce que leurs chevaux aient de l'eau jusqu'au poitrail. Plusieurs milliers d'hommes se noient sous les yeux de l'armée frappée de stupeur à la vue de son propre triomphe. Ce formidable succès l'encourage à forcer la seconde ligne. Plus forte que la première, elle résiste avec acharnement et nous cause des pertes sensibles. Plusieurs officiers de grand mérite, Leturcq, Cretin, Duvivier, Guibert, sont blessés à mort ; mais les Turcs étant sortis de leurs retranchements pour couper la tête à nos morts et blessés, une nouvelle charge de Murat les refoule, pénètre avec eux, force ce second obstacle et décide de la victoire. Tout ce qui résiste est massacré ou jeté dans la mer. Trois mille hommes se barricadent dans le village et dans k fort, où ils sont forcés le jour suivant. Tel fut le second désastre d'Aboukir, plus sanglant peut-être que le premier, mais qui ne pouvait ni en effacer le souvenir ni surtout en réparer les suites[8].

Des négociations pour l'échange des prisonniers ayant été établies, à la suite de cette bataille, entre le camp français et la croisière anglaise, Sidney Smith, soit plaisir de prendre une facile revanche contre le vainqueur, soit désir de jeter le découragement dans l'armée, remit au parlementaire un paquet de journaux à l'adresse du général Bonaparte. Celui-ci n'avait reçu qu'une seule dépêche du Directoire depuis près de dix mois.

Il ne savait rien de ce qui se passait en Europe, et n'avait qu'une idée très-sommaire et très-incomplète de ce qui se passait en France par une lettre que son frère Joseph lui avait fait parvenir secrètement par l'entremise d'un Grec nommé Bourbaki, pour le presser de revenir[9]. Il passa la nuit à parcourir avidement ces gazettes. Il y lut la triste histoire de nos revers, l'Italie perdue, la France menacée ; mais ce qu'il y vit surtout, c'est le Directoire, déconsidéré et chancelant, aux prises avec une assemblée qui se vengeait de ses humiliations passées. Depuis la réception de la lettre de Joseph, il nourrissait le projet de quitter l'Égypte ; la bataille d'Aboukir lui permit de l'exécuter, car il pouvait partir après un tel succès. Ainsi s'expliquerait le mot singulier qui avait, dit-on, frappé Murat avant la bataille : « Ici va se décider le sort du monde. » La lecture des journaux le décida à réaliser sur-le-champ sa résolution.

Il ne fut pas ébranlé un instant par le regret d'abandonner ses frères d'armes. Il communiqua son projet à Berthier et à Gantheaume, qui reçut l'ordre de préparer avec le plus grand secret les frégates la Carrér6 et la Muiron. Cela fait, il retourne au Caire pour y prendre les dernières mesures que nécessite son départ. De sourdes rumeurs commençaient à courir au sujet de sa détermination. Il les fait démentir et répand le bruit de son prochain voyage dans la haute Égypte. Enfin, après avoir donné rendez-vous à ceux qu'il voulait emmener avec lui, il quitte la ville accompagné de quelques officiers ; mais au lieu de remonter le Nil, il en descend le cours et se porte rapidement dans la direction d'Alexandrie. Arrivé près des bords de la mer, sur une plage écartée, il s'assure si les frégates sont à l'endroit indiqué : elles y étaient en effet, et tout était disposé comme pour une fuite. Alors seulement il juge inutile de taire plus longtemps ses projets, et s'adressant à Eugène de Beauharnais ; « Eugène, lui dit-il, tu vas revoir ta mère. »

Le prince Eugène assure dans ses Mémoires que ces paroles ne lui causèrent pas toute la joie qu'il aurait dû en ressentir. Les circonstances dans lesquelles s'effectuait ce départ furtif expliquent ces sentiments d'un cœur jeune et généreux. Le général Bonaparte pouvait se croire nécessaire à la France en péril, mais il l'était encore plus à cette armée confiante en son génie, qui allait chaque jour s'affaiblissant par ses victoires mêmes, et qui était sur le point d'avoir affaire à de nouveaux ennemis beaucoup plus redoutables que les Turcs, à des armées anglaises et russes.

L'ayant lui seul engagée dans la plus téméraire des entreprises, il était tenu de partager jusqu'au bout ses périls. Il ne lui était permis ni de croire à la possibilité d'envoyer des secours efficaces, ni d'ignorer que cet abandon allait la jeter dans le découragement. L'élite des soldats, la fleur de l'armée avait péri dans la désastreuse campagne de Syrie ; il achevait de lui enlever presque tout ce qui restait de bons officiers, ce qui en faisait la vraie force. Il emmenait avec lui Lannes, Murat, Berthier, Marmont, Andréossy, Duroc, Bessières, Lavalette, sans parler d'hommes non moins utiles à un autre point de vue, Monge, Berthollet, Denon, etc.

Il laissait à Kléber un commandement désormais sans ressort et sans prestige. Voulant éviter les reproches que ne lui aurait pas épargnés la male franchise de Kléber, il lui avait assigné un rendez-vous auquel il savait qu'il ne pourrait pas se trouver. Il avait appris à connaître, pendant la campagne de Syrie, l'indépendance d'esprit et le ferme bon sens de ce général, qui avait plus d'une fois relevé ce que les plans de Bonaparte avaient de hasardeux et de chimérique. Dans les instructions que celui-ci lui fit remettre, Kléber était autorisé à traiter de l'évacuation de l'Égypte « s'il venait à perdre quinze cents hommes de la peste, n recommandation suffisamment significative. Dans une proclamation qu'il adressait au divan du Caire, Bonaparte disait « partir pour aller se mettre à la tête de son escadre ; » il assurait qu'il serait de retour avant deux ou trois mois.

Kléber ressentit avec une vive amertume les procédés que le générai en chef avait employés à son égard ; il fut indigné de l'adroite manœuvre par laquelle on se déchargeait sur lui du fardeau d'une responsabilité dont la gloire ne pouvait plus compenser les dangers. Il se plaignit ; il exposa, avec la clairvoyance de sa haute raison, mais avec la douleur d'une âme patriotique, l'issue inévitable de la situation dans laquelle on le laissait. Mais sa lettre, qui était adressée au Directoire, et qui eût jeté sur ce long roman de l'expédition d'Égypte une lumière dont on ne peut calculer les effets, interceptée en route par les Anglais, arriva trop tard, en seconde expédition, et fut remise à Bonaparte, premier consul. La fortune, qui venait de transformer l'accusé en juge, leur 'avait dès lors préparé à tous deux leur récompense : à l'un le poignard d'un fanatique, à l'autre le premier trône du monde[10].

 

 

 



[1] Mémoires du prince Eugène.

[2] Ce Miot était le frère de celui qui prit plus tard le nom de Melito.

[3] En arabe, le Boucher.

[4] Mémoires de Lavalette.

[5] Lavalette, Miot, Bourrienne,

[6] Mémoires du duc de Rovigo. Savary complète son apologie en ajoutant que l'opium n'a pu être administré attendu que l'armée en manquait ! Si le fait est vrai, on se demande pourquoi Napoléon aurait négligé un argument aussi décisif.

[7] Mémorial d'O'Meara.

[8] Il importe de dire ici, pour éclairer la fantasmagorie des récits militaires, que le bulletin de Bonaparte, sur cette affaire d'Aboukir, diffère en plusieurs points très-importants de celui de Berthier, son chef d'état-major. Enfin, le rapport adressé à Mustafa-Pacha, après le débarquement, en date du 7 séfir (11 juillet), n'évalue l'armée turque qu'à sept mille hommes. On en trouve le texte dans Capefigue, l'Europe pendant le Consulat, t. Ier.

[9] L'existence de cette lettre, affirmée d'abord par Miot et par l'auteur anonyme des Mémoires de Fouché, niée ensuite par Bourrienne et d'autres historiens, est établie, d'une façon qui ne peut plus être contestée, par les Mémoires de Joseph lui-même.

[10] Bonaparte fut d'autant plus sensible aux critiques de Kléber qu'elles étaient pour la plupart d'une irréfutable justesse. Il a publié sa lettre en l'accompagnant d'une réfutation en règle dans laquelle il s'appuie sur des états dont les chiffres se prêtent complaisamment aux violences de sa logique. Un seul éclaircissement suffira pour faire juger de l'exactitude de ses assertions. Il s'attache principalement à démontrer que Kléber a exagéré la faiblesse de son armée pour amener le Directoire à consentir à la paix. Or, trois mois auparavant, le 28 juin 1799, Bonaparte écrivait lui-même au Directoire pour lui demander instamment des secours, et il disait : S'il vous est impossible de nous faire parvenir tous ces secours, il faudrait faire la paix. Il affirme, dans sa réponse à Kléber, qu'à la date où celui-ci écrivait, c'est-à-dire le 26 septembre 1799, l'armée n'avait encore perdu que quatre mille cinq cents hommes. Or, dans cette même lettre du 28 juin, il écrivait au Directoire « Il résulte de l'état joint à cette lettre que l'armée française, depuis son arrivée en. Égypte jusqu'à ce jour, a perdu cinq mille trois cent quarante-quatre hommes. » Depuis lors jusqu'au moment où Kléber écrivait, l'armée avait livré plusieurs affaires de détail ; elle avait perdu les quatre cents hommes enlevés dans la presqu'île d'Aboukir lors du débarquement, elle avait eu, selon le plus grand nombre des rapports, de mille à quinze cents hommes hors de combat à la bataille d'Aboukir ; elle avait perdu les quatre ou cinq cents personnes que Bonaparte avait emmenées avec lui en France, en outre des soldats étaient encore morts de la peste et de maladie pendant ces trois mois. Bonaparte se livre ensuite à de longues supputations pour prouver « qu'au mois de septembre 1799 l'armée d'Égypte était encore de vingt-huit mille cinq cents hommes, éclopés, vétérans, hôpitaux, tout compris. » Dans sa lettre du 28 juin, avant le surcroît de pertes que j'ai énuméré, se livrant à un calcul de probabilité fondé sur ses pertes passées, il disait : « Nous serons à la saison prochaine réduits à quinze mille hommes effectifs, desquels ôtant deux mille hommes aux hôpitaux, cinq cents vétérans, cinq cents ouvriers qui ne se battent pas, il nous restera douze mille hommes, compris cavalerie, artillerie, sapeurs, officiers d'état-major, et nous ne pourrons pas résister à un débarquement combiné avec une attaque par le désert. »

Les assertions de Kléber reçoivent en outre une confirmation éclatante des pièces publiées, en même temps que sa lettre, par la Correspondance interceptée, et dont l'authenticité est inattaquable. On y trouve entre autres : 1° le rapport de Damas, le chef d'état-major général, au ministre de la guerre (en date du 10 octobre 1799), rapport d'où il résulte que l'armée est réduite à vingt-deux mille hommes, dont six mille hors d'état d'entrer en campagne ; 2° un rapport de Poussielgue, contrôleur général des finances, qui peint sous les couleurs los plus sombres la détresse de l'armée ; 30 une lettre du général Dugua aux directeurs, dans laquelle on lit : « Bonaparte nous a abandonnés sans argent, sans poudre, sans boulets, et une partie des soldats sans armes. »

Les historiens qui, à cette occasion, n'ont pas craint de noircir la mémoire de Kléber se sont contentés, pour tout contrôle, de copier servilement les récriminations de Napoléon.