Grâce à
cette terrible exécution, l'hiver s'écoula assez tranquillement. L'armée
était toujours sans nouvelles d'Europe, et le général Bonaparte non-seulement
ignorait ce qui se passait sur le continent, mais ne se doutait pas que la
Turquie nous eût déclaré la guerre, bien que ce fait fût facile à prévoir
après les procédés dont nous avions usé envers elle en retour de ses bons
offices et de sa constante amitié. Ses dispositions pouvaient encore se
deviner par l'arrestation de beaucoup de Français en Syrie et par l'attitude
non équivoque de Djezzar, le pacha d'Acre, qui ne répondait que par un
dédaigneux silence aux lettres si flatteuses du général en chef, en attendant
qu'il fit couper la tête à ses envoyés. Ne réussissant pas à obtenir une
réponse de Djezzar, il se décida, vers le milieu de décembre, à envoyer M. de
Beauchamp à Constantinople. Cet agent avait pour mission de représenter à la
Porte « que nous voulions être ses amis, qu'en envahissant l'Égypte nous
n'avions eu d'autre but que de punir les mameluks et les Anglais et
d'empêcher les deux empereurs (de Russie et d'Autriche) de se partager l'empire
ottoman. » Il devait en outre « demander impérieusement » la mise en liberté
des Français arrêtés, et promettre que nous évacuerions l'Égypte « aussitôt
que les deux empereurs auraient renoncé à leurs projets de partage. »
Ces instructions (en date du 11 décembre 1798), qui supposaient dans les hommes d'État de la
Porte un degré de stupidité peu admissible, n'eurent d'autre résultat que de
faire enfermer Beauchamp au château des Sept-Tours. Bonaparte écrivait en
même temps et dans le même but « au citoyen Talleyrand, ambassadeur à
Constantinople. » Talleyrand lui avait, en effet, promis d'accepter cette
ambassade pour faire franchir heureusement à notre alliance avec la Porte ce
pas difficile ; mais, en homme avisé, il ne s'était pas pressé de remplir une
mission dont il avait compris toute l'inutilité. Le
général ne tarda pas cependant à recevoir des avis qui ne permettaient guère
l'incertitude au sujet des intentions réelles de la Porte. il sut bientôt
qu'une armée turque se formait en Syrie, une autre à Rhodes, pour venir
reprendre possession de l'Égypte. Il résolut en conséquence de prévenir la
première de ces attaques en envahissant lui-même la Syrie. Il éviterait ainsi
les dangers de l'effervescence que la présence d'une armée turque causerait
en Égypte ; il déconcerterait les plans de l'ennemi et détruirait ses
magasins. Il était d'ailleurs toujours entré dans ses projets de s'emparer de
la Syrie, cette contrée étant à la fois l'itinéraire obligé de toute armée
d'invasion dirigée contre nous et la base indispensable de nos opérations
futures contre les établissements anglais dans l'Inde. La Syrie une fois
conquise, quelle suite Bonaparte donnerait-il à l'expédition ? Ici, cet
esprit, à la fois si positif et si chimérique, se plaisait à donner libre
carrière à ces illusions gigantesques qui se mêlaient à ses plans les mieux
conçus. Il ne s'y livrait toutefois qu'à demi et se réservait de décider
selon les opportunités. Tantôt il étudiait la carte des déserts qui séparent
la Syrie de la Perse, refaisait les campagnes d'Alexandre et écrivait à
Tippoo-Saïb qu'il se disposait « à le délivrer du joug de fer de l'Angleterre
» (25
janvier 1790) ;
tantôt il se représentait soulevant les chrétiens, les Druses et les Grecs
contre les Turcs, marchant avec cette immense armée sur Constantinople ; de
là, prenant, selon son expression, l'Europe à revers, détruisant sur son
passage la monarchie autrichienne et faisant en France la rentrée triomphale
la plus merveilleuse dont les hommes eussent jamais gardé la mémoire. Reléguant
sur le second plan ces magiques perspectives qu'il ne laissait entrevoir qu'à
ses plus intimes confidents, il employa une partie de l'hiver à organiser les
préparatifs de l'expédition. De nombreuses razzias exécutées sur les tribus
du désert lui procurèrent les chameaux dont il avait besoin : il forma un
corps de cavalerie d'un nouveau genre monté sur des dromadaires ; il fit
entourer d'un petit fort toutes les principales sources qui se trouvaient sur
l'itinéraire de l'armée, il embarqua sur trois frégates les munitions et
l'artillerie de siège. Déjà dans le but d'assurer la sécurité du pays pendant
son absence, il avait rendu aux habitants du Caire leur divan qui avait été
supprimé à la suite de l'insurrection. S'adressant en cette occasion aux
chérifs et ulémas dans une curieuse proclamation, il leur disait : « Faites
connaître au peuple que depuis que le monde est monde il était écrit qu'après
avoir détruit les ennemis de l'islamisme et fait abattre les croix, je
viendrais du fond de l'Occident remplir la tâche qui m'a été imposée. Faites
voir au peuple que dans le saint livre du Koran, dans plus de vingt passages,
ce qui arrive a été prévu, et ce qui arrivera est également expliqué. Je
pourrais demander compte à chacun de vous des sentiments les plus secrets de
son cœur, car je sais tout, même ce que vous n'avez dit à personne. Mais un
jour viendra où l'on verra avec évidence que je suis conduit par des ordres
supérieurs, et que tous les efforts humains ne peuvent rien contre moi.
Heureux ceux qui, de bonne foi, seront les premiers à se mettre avec moi ! » (21 décembre
1798.) Il fit
ensuite un voyage d'exploration sur les bords de la mer Rouge, reconnut les
vestiges du canal de Sésostris, examina sur les lieux le problème de la
jonction des deux mers et alla au Sinaï inscrire son nom à côté de celui de
Mahomet, sur le registre conservé par les cénobites, espèce d'hommage dont il
avait cherché l'occasion, car Mahomet était une des figures historiques qu'il
admirait le plus, et il lui arrivait parfois de se plaindre que la pauvreté
d'imagination de ses contemporains ne lui permît pas de remplir, comme ce
grand homme, le double rôle de rénovateur politique et religieux. Il
partit enfin au commencement de février 1799, laissant Desaix dans la haute
Égypte, Dugua au Caire et Marmont à Alexandrie. L'armée d'expédition était
composée des divisions Kléber, Bon, Murat, Lannes et Reynier ; elle se
montait à environ douze mille hommes. Les pachas, dont les troupes se
concentraient en Syrie, avaient poussé une avant-garde sur le territoire
égyptien jusqu'à El-Arysch ; elle occupait ce fort et ses environs, lorsque
notre armée y arriva après une longue et pénible marche dans le désert. Le
fort d'El-Arysch fut enlevé après une résistance de deux jours, la garnison
composée d'environ douze cents hommes se rendit prisonnière, et les corps qui
tenaient la campagne furent battus et dispersés (20 février). L'arillée française s'y reposa
et peu de jours après elle entrait en Asie. A Gaza, elle mit de nouveau en
déroute la cavalerie de Djezzar-cacha, et le 3 mars elle était devant gaffa. Cette
petite ville de la Palestine, si souvent disputée pendant les guerres des
croisades, et à laquelle de nouvelles scènes plus sanglantes encore allaient
rendre son ancienne célébrité, possédait des fortifications en assez bon état
défendues par une garnison d'environ quatre mille hommes. Son gouverneur, qui
était un des lieutenants de Djezzar, sommé de se rendre, répondit à la
sommation par le procédé favori de mon maitre, il fit couper la tête à
l'envoyé qui en était porteur. Mais les dispositions de Bonaparte étaient si
bien prises, qu'au bout de quelques heures de canonnade une brèche suffisante
fut ouverte. Il ordonna immédiatement l'assaut. Nos soldats pénétrèrent de
vive force dans la place et firent un carnage affreux de ses habitants aussi
bien que de ses défenseurs. Ils tuèrent environ deux mille personnes.
Quelques officiers ayant arrêté le massacre, une partie de la garnison, au
nombre de deux mille à deux mille cinq cents hommes environ, qui s'était
réfugiée dans les mosquées et dans une sorte de citadelle, se rendit
prisonnière, les uns disent à discrétion, les autres disent à condition
d'avoir la vie sauve. Près de
mille habitants des provinces voisines qui se trouvaient dans la ville furent
renvoyés soit à Damas, soit en Égypte. Mais qu'allait-on faire des deux mille
cinq cents prisonniers ? Les renvoyer, c'était donner à l'ennemi des recrues
certaines ; les garder, c'était conserver des bouches inutiles. Leur sort
resta en suspens pendant deux jours ; le troisième, 9 mars 1799, on les forma
en colonne et on les plaça au centre d'un carré commandé par le général Bon,
qui les dirigea vers les bords de la mer. Ils avaient compris le sort qui
leur était réservé et marchaient en silence avec la morne résignation du
fatalisme. Arrivés sur les dunes, on les divisa par petits pelotons et on les
tua à coups de fusil et de baïonnette. On possède encore l'original de l'ordre
dans lequel le général Bonaparte recommande de fusiller ces malheureux « en
prenant ses précautions de façon à ce qu'il ne s'en échappe aucun. » Pour
l'honneur de la nature humaine cet ordre ne fut pas exécuté sans protestation
et sans murmure, et plusieurs chefs de brigades, entre autres le colonel
Boyer[1], refusèrent de se charger de
l'exécution. On
conçoit que les amis de la mémoire de Napoléon aient tenu à l'excuser de
cette horrible boucherie. Ils ont allégué, d'après ses propres affirmations
de Sainte-Hélène, trois faits principaux pour en démontrer la nécessité :
d'abord le danger d'offrir des renforts à l'ennemi, ensuite l'impossibilité
de les garder fondée sur l'impossibilité de les nourrir, enfin leur état
prétendu de récidive ; ces prisonniers étaient pour la plus grande partie,
assurent-ils, des soldats que nous avions épargnés à El-Arysch. Ces
allégations ne soutiennent malheureusement pas un examen attentif. A la
vérité, le danger de renforcer l'ennemi en relâchant ces prisonniers était
réel ; mais il n'avait rien de bien redoutable dans une lutte où, en
combattant des armées de quinze à vingt mille hommes, nous avions de trente à
quarante tués en moyenne. Il résulte, en effet, du rapport même de Bonaparte
au Directoire (en date du 13 mars 1799), que dans les deux sièges de Jaffa et
d'El-Arysch, — et les sièges étaient de beaucoup les affaires les plus meurtrières,
et dans les combats de Gaza et ceux qui avaient accompagné' jusqu'ici notre
marche vers la Syrie, nous avions eu en tout cinquante tués. On pouvait donc
à la rigueur laisser échapper des ennemis aussi peu dangereux pour nous. Ces
malheureux Étaient de plus suffisamment démoralisés par le massacre dont ils
avaient été témoins lors de la prise de la ville. Mais il
résulte du même rapport qu'on pouvait les garder puisqu'on pouvait les
nourrir. A El-Arysch comme à Gaza nous avions trouvé de nombreux
approvisionnements. A Jaffa, dit Bonaparte, nous avions pris « plus de quatre
cent mille rations de biscuit et deux cent, mille quintaux de riz. » La garde
des prisonniers était donc gênante et onéreuse, nullement impossible. Quant à
la prétendue identité des prisonniers de Jaffa avec ceux d'El-Arysch, c'est
là une des nombreuses fables imaginées à Sainte-Hélène pour influencer le
jugement de l'histoire. Il n'y a pas une seule trace de cette assertion dans
les nombreuses lettres et pièces de tout genre où Bonaparte a rendu compte de
l'événement ; on n'en dit pas un mot dans le rapport de Berthier, on n'en dit
pas un mot dans la relation de Miot l'historiographe de l'expédition d'Égypte[2]. Il est évident que le général
n'eût pas manqué de profiter d'un tel prétexte pour atténuer l'effet odieux
de cette exécution. Au Directoire, il dit pour toute réflexion : « J'ai été
sévère envers la garnison qui s'est laissé prendre les armes à, la main. »
C'était le seul grief qu'il eût contre elle en vertu de ce qu'il appelait «
les lois de la guerre. » C'est à l'île d'Elbe, dans une conversation avec
lord Ebrington, que cette circonstance si frappante se présente pour la
première fois à son esprit. « Ce qu'on vous a dit de ce massacre est exact,
lui dit-il. J'ai fait fusiller à peu près deux mille Turcs. Vous trouvez ça
un peu fort ; mais je leur avais accordé une capitulation à El-Arysch, à
condition qu'ils retourneraient chez eux. Ils l'ont rompue et se sont jetés
dans Jaffa. Je ne pouvais les emmener avec moi, car je manquais de pain,
et ils étaient trop dangereux pour les lâcher encore, de sorte que je
n'eus d'autre ressource que de les tuer. » En admettant la possibilité que
quelques fugitifs d'El-Arysch aient pu se trouver parmi les défenseurs de
Jaffa, ce qui est vraisemblable, ils devaient y être en bien petit nombre,
car Bonaparte avait incorporé dans son armée près de la moitié des douze
cents hommes de la garnison d'El-Arysch. « Nous avons trouvé à El-Arysch,
écrivait-il au Directoire, cinq cents Albanais, cinq cents Moghrebins, deux
cents Anatoliens. Les Moghrebins ont pris service avec nous, j'en ai fait un
corps auxiliaire. » En supposant que tous les Albanais et les Anatoliens se
fussent réfugiés à Jaffa, ce qui n'était pas admissible, et ce qu'il était
impossible de vérifier, cela eût fait sept cents hommes répartis sur une
garnison de quatre mille, dont la moitié avait été déjà massacrée. Le nombre
des soldats d'El-Arysch, parmi les prisonniers de Jaffa, ne pouvait donc
s'élever qu'à deux ou trois cents hommes au plus, en admettant comme vraies
toutes les données de cette hypothèse. Au sujet de la prise de Jaffa, il
disait que « jamais la guerre ne lui avait paru aussi hideuse, » espèce de regret
dont il croyait devoir l'aveu au récit de tant d'horreurs, mais qui était
plus déclamatoire que sincère si l'on s'en rapporte à ce qu'il écrivait sur
le même sujet et au même moment à ceux avec lesquels son âme s'épanchait avec
plus de liberté : « La prise de Jaffa, écrivait-il à Marmont, a été
très-brillante. Quatre mille hommes des meilleures troupes de Djezzar et des
meilleurs canonniers de Constantinople ont été passés au fil de l'épée. » (9 mars 1799.) Le 14
mars, l'armée se mit en marche sur Saint-Jean d'Acre, emportant avec elle les
germes de la peste qu'elle avait contractée à Jaffa. C'est dans cette place
que résidait ce terrible Djezzar, que ses cruautés, ainsi que ce surnom
l'indiquait[3], n'avaient pas rendu moins
redoutable -pour les populations syriennes que pour les Européens. C'est là
qu'il avait rassemblé, avec ses trésors, ses troupes les plus braves et
d'immenses approvisionnements de guerre. Aux anciennes fortifications de la
ville il avait ajouté les ressources de l'art moderne, - grâce à
Sidney-Smith, le commandant de la croisière anglaise, qui lui avait fourni
des ingénieurs et des canonniers. Sidney Smith, caractère aventureux
chevaleresque, officier habile, entreprenant, plein d'une infatigable
activité, animé contre les Français et contre leur chef de toute l'ardeur
d'une haine nationale, avait compris l'importance de la conservation de
Saint-Jean d'Acre ; il stimulait incessamment l'énergie du pacha et de la
garnison, leur promettait des secours prochains et appuyait du feu de ses
vaisseaux la défense de la place. Déjà il
s'était emparé des bâtiments qui transportaient notre artillerie de siège et
en avait armé les remparts de la ville. Par suite de ce malheur, l'armée
française, en arrivant devant les fortifications, se trouva réduite à les
battre en brèche avec son artillerie de campagne, manquant à tel point de
boulets qu'elle était forcée de se' servir de ceux que l'ennemi lui envoyait
avec ses canons. La reconnaissance de la place avait été faite de nuit et
très-superficiellement par le colonel Sanson, qui y fut blessé et qui assura
qu'elle n'avait ni fossé ni contrescarpe. Le premier assaut nous fit durement
expier cette erreur. Il fallut avoir recours à la mine, qui ne- joua
qu'imparfaitement, et un second assaut donné le 28 mars nous causa des pertes
encore plus sensibles que le premier. La garnison se défendit avec une
vigueur qui étonna nos troupes, peu accoutumées à rencontrer chez les Turcs une
résistance aussi vive, et la plupart des soldats qui pénétrèrent dans la
brèche furent tués. Le tir de la place, dirigé en partie par des artilleurs
européens, était d'une redoutable justesse : les ouvrages que nous attaquions
étaient réparés et soutenus par de nouveaux travaux faits dans toutes les
règles. Le plan en était tracé par Phélippeaux, officier du génie français
qui avait été le camarade de Bonaparte à l'école militaire, et qui tout
récemment avait contribué à l'évasion de Sidney Smith de la prison du Temple,
où il était détenu comme prisonnier de guerre. Ces
succès avaient relevé le moral de la garnison, qui reçut par mer de nombreux
renforts ainsi qu'une immense quantité d'approvisionnements. Bonaparte
s'était flatté de soulever contre les Turcs les populations du pays dont une
partie nous était favorable. Elles ne lui apportaient aucun appui efficace,
et restaient incertaines entre leurs anciens et leurs nouveaux dominateurs.
Des deux côtés on leur adressait de pressants appels auxquels elles se
montraient peu disposées à se rendre. A la proclamation pleine de magnifiques
promesses qu'elles avaient reçues de Bonaparte, Sidney Smith répondait par un
manifeste dans lequel il les adjurait « de se fier à la parole d'un chevalier
chrétien plutôt qu'à celle d'un renégat sans honneur, » faisant allusion aux
professions de foi musulmanes que le général avait publiées en Égypte. Sir
Sidney Smith essaya de ce moyen de persuasion sur nos soldats eux-mêmes qu'il
invitait ouvertement à la désertion ; et un échange d'injures personnelles
s'en étant suivi entre lui et le général, il s'emporta jusqu'à lui adresser
un cartel. Bonaparte se contenta de lui faire proposer ironiquement de
neutraliser un terrain sur le rivage et de s'y faire représenter par un des
bravaches de l'armée seule réponse que mérite en effet un défi aussi puéril
adressé à un homme tel que lui. On
apprit bientôt qu'une armée de vingt-cinq mille hommes, en partie accourue de
Damas, sous les ordres d'Abdallah-Pacha, en partie recrutée parmi les
belliqueuses populations de Naplouse, marchait au secours de Djezzar. Kléber
se porta à la rencontre de l'ennemi avec sa division, et les deux
avant-gardes vinrent se heurter à Nazareth. Celle de Kléber, commandée par
Junot et composée de quelques centaines d'hommes, attaquée par des forces
décuples, leur tint tête pendant huit heures et se replia en bon ordre sur la
division dont elle faisait partie. Celle-ci se trouvait ainsi menacée d'être
assaillie par toute l'armée turque ; il était urgent de lui porter secours.
Laissant le reste de ses troupes pour tenir en respect la place assiégée,
Bonaparte s'avança à marche forcée avec la division Bon et huit pièces
d'artillerie afin de dégager Kléber. Arrivée sur les hauteurs qui dominent la
vallée dont l'extrémité est fermée par le mont Thabor, l'armée aperçut au
loin dans la plaine les faibles carrés de Kléber débordés de tous côtés par
une masse énorme de cavalerie sous laquelle ils semblaient, par moments,
comme submergés et anéantis. Alors leur front s'illuminait de flamme et de
fumée, et le flot reculait pour revenir bientôt avec une nouvelle furie.
Bonaparte prit ses dispositions de façon à tourner les Turcs et à masquer sa
marche ; il jeta sa cavalerie sur leurs flancs et lorsqu'il ne fut plus qu'à
une demi-lieue, un coup de canon avertit Kléber. Aussitôt ses carrés
s'ébranlent pour charger l'ennemi que surprend et déconcerte la vue de ce
secours inattendu. L'armée turque, cernée de toutes parts dans une sorte de
triangle de fer et écrasée par nos feux croisés, trouve à grand'peine une
issue du côté des montagnes et du Jourdain, et s'y précipite dans une complète
déroute, laissant le champ de bataille couvert de ses morts (16 avril). Pendant
ce temps, les opérations du siège avaient été poussées avec plus de
persévérance que de succès, contrariées qu'elles étaient par d'incessantes
sorties et par des travaux de contre-approche très-habilement dirigés, qui
éventaient et faisaient avorter toutes nos mines. Cependant le contre-amiral
Perrée étant parvenu à tromper la vigilance de la croisière anglaise et à
amener quelques pièces de siège, on réussit à ouvrir une nouvelle brèche et à
faire sauter en partie la tour qui protégeait le principal point d'attaque.
Une poignée de braves s'y logea et 's'y maintint pendant deux jours, mais ils
y furent presque tous tués, et il fallut l'évacuer, sans pouvoir empêcher
l'ennemi de réparer cette brèche par de nouveaux ouvrages. L'armée, exaspérée
de cette résistance, livra à la place, dans les premiers jours de mai, plusieurs
assauts consécutifs. Lancés avec une impétuosité irrésistible, nos soldats
arrivèrent plus d'une fois jusqu'au cœur de la ville ; mais là tout était
pris ou tué. Le 7 mai, la division Kléber fut rappelée an camp pour prendre
part à un assaut général, et tous les soldats se portèrent à sa rencontre la
félicitant et lui présageant l'honneur de la prise de la ville[4]. Les grenadiers de Kléber
franchissent la première enceinte sous le double feu de la place et des
vaisseaux de Sidney Smith ; ils forcent ensuite la seconde et pénètrent dans
la ville ; mais là leur élan vient expirer au pied du palais de Djezzar et
devant chaque maison convertie en forteresse. Ils sont ramenés dans les
tranchées, et la garnison, d'heure en heure renforcée par des troupes
fraîches, sort par toutes les portes et vient insulter notre camp. Le 1.0
mai, un nouvel assaut fut donné plutôt pour satisfaire le soldat irrité que
dans l'espoir d'enlever la place. Il eut encore moins de succès que les
précédents ; c'était le quatorzième. Pendant les soixante jours qu'avait duré
le siège, la garnison avait fait vingt-six sorties ; nous avions perdu plusieurs
généraux et une foule d'officiers du plus grand mérite, Caffarelli, esprit
des plus distingués en même temps que militaire excellent, Rambeaud,
Croisier, Bon : Lannes et Duroc étaient dangereusement blessés. Plus de
quatre mille hommes avaient été mis hors de combat ; la peste que nous avions
apportée de Jaffa était dans le camp ; enfin on avait reçu la nouvelle que
les Turcs se préparaient à embarquer à Rhodes une armée d'expédition pour la basse
Égypte. Une prompte retraite pouvait seule conjurer de plus grands malheurs.
L'obstination de Bonaparte dut plier devant ces faits inexorables. Que de
fois pendant ce siège funeste et ses mortelles lenteurs, en présence du
premier échec que lui infligeait la fortune, ne l'avait-on pas entendu
s'emporter contre u cette misérable bicoque qui lui faisait manquer sa
destinée ! » Que de fois plus tard, lorsque son esprit se reportait aux
vicissitudes de sa vie passée et aux chances diverses qui s'étaient
présentées à lui, n'a-t-il pas répété que, « si Saint-Jean d'Acre était
tombé, il eût changé la face du monde, qu'il eût été l'empereur de tout
l'Orient ! » Et il avait coutume d'ajouter qu'un grain de sable avait fait
échouer tous ses projets. Mais quelle critique plus frappante pouvait-il
faire de leur inanité ? Et quelle plus juste condamnation de tes entreprises
aléatoires, plus semblables aux inspirations d'un joueur qu'aux combinaisons
d'un esprit vraiment politique ? Le 17
mai, la retraite fut décidée, et un long convoi de blessés et de malades prit
les devants et s'achemina vers Jaffa pour gagner de là la basse Égypte. Mais
quelque amère que fût la déception de Bonaparte, quelque humiliante qu'elle
fût pour son orgueil, il ne lui convenait pas de la reconnaître et d'avouer
sa défaite. Dans ses bulletins, dans ses lettres, dans ses comptes rendus au
Directoire, aux généraux qui étaient restés en Égypte, dans sa proclamation
même à l'armée qui reculait devant Acre, mutilée, abattue et étonnée à la
fois d'un revers si nouveau pour elle, il prit le ton et les allures du
vainqueur : « Il avait rasé le palais de Djezzar, ruiné les
fortifications, brûlé la ville ; il n'y restait pas pierre sur pierre. »
Nous nous retirions non devant l'ennemi, mais devant la peste ; nous avions
obtenu tous les résultats que nous avions cherchés dans cette campagne,
assertion que réfutaient suffisamment le spectacle de tant de malheurs, et la
complète évacuation d'un pays dont l'occupation avait été représentée
jusque-là comme nécessaire à la sécurité de nos possessions d'Égypte. Il
voulut rentrer en Égypte avec toutes les apparences d'un retour triomphal.
L'adjudant général Boyer, qui commandait l'avant-garde ; reçut l'ordre de
porter avec lui les drapeaux turcs et « de les afficher dans tous les
villages où. 11 passerait comme des trophées de victoires. » Il devait faire
étalage de ses prisonniers. Enfin, ajoutait la dépêche, « il écrira, dira,
fera tout ce qui peut le faire entrer en triomphe » (à Berthier 24
mai 1799). L'arrière-garde,
commandée par Kléber, eut pour instruction de tout détruire sur son passage
comme pour étendre le désert au-delà de ses limites naturelles. Le général
lui enjoignit de brûler les maisons, de piller et d'incendier les villages,
de ruiner les moulins, de façon à ce que l'armée qui voudrait nous poursuivre
ne trouvât sur son chemin que des cendres fumantes (ordres à
Kléber et à Junot). A
Tantourah, les soldats dont les maux ne faisaient que commencer, exaspérés
des souffrances qu'il leur fallait endurer sous ce ciel dévorant, sur une
route jonchée de mourants délaissés qui leur reprochaient leur abandon en
leur tendant les mains, se mutinèrent. Le général Bonaparte s'abstint de
sévir contre cette sédition du désespoir. Il se contenta de réprimander les
généraux, fit mettre toute sa cavalerie à pied excepté celle de
l'arrière-garde, et donna l'exemple à ses officiers en abandonnant lui-même
tous ses chevaux pour le transport des malades et des blessés. En présence de
cette épreuve inattendue et plus forte que sa volonté, une sombre irritation
s'était emparée de lui, mais son cœur indomptable n'avait pas fléchi ; et son
écuyer étant venu lui demander quel cheval il voulait se réserver, il le
frappa de sa cravache en s'écriant : « Tout le monde à pied I n'avez-vous pas
entendu l'ordre[5] ? » A
Jaffa, l'armée fit une halte de quelques jours. La peste était alors dans sa
plus grande intensité. Les hôpitaux de Jaffa étaient encombrés de malheureux
que ce fléau avait atteints ; et l'on s'efforçait pour relever leur moral
abattu de. leur persuader qu'il n'était pas contagieux. C'est alors que
Desgenettes, emporté par un mouvement héroïque, se serait, dit-on, inoculé le
mal en présence des soldats, pour faire passer en eux une conviction qu'il
n'avait pas, mais qu'il jugeait nécessaire au salut de l'armée. Cette
anecdote, longtemps admise comme vraie, parait aussi contestable que celle
qui a donné lieu à l'admirable tableau de Gros ; les amis encore vivants de
cet illustre médecin assurent lui avoir entendu dire souvent que s'il s'était
inoculé la peste il en serait mort, tout comme les deux médecins anglais qui
sur la foi de ce bruit, alors très-répandu, voulurent imiter son exemple. Lorsque
l'armée quitta Jaffa, un certain nombre de pestiférés, dont l'évaluation
varie de vingt à soixante, restaient dans les hôpitaux, faute de pouvoir être
transportés, Leur sort trop probable était d'avoir la tête coupée par les
Turcs, comme tous les blessés que nous laissions derrière nous. Bonaparte
voulant abréger leurs souffrances, proposa à Desgenettes de leur administrer
une dose d'opium, à quoi le médecin ré--pondit par cette belle parole que
l'histoire a recueillie : « Mon métier est de guérir les hommes, non de les
tuer. » Ce propos fut répété et le bruit ne tarda pas à se répandre dans
l'armée que l'ordre d'administrer l'opium avait été en effet donné et
exécuté. Bien des années après, dans les conversations de Sainte-Hélène, le
grand maréchal Bertrand avouait à Napoléon qu'il y avait toujours cru et que
toute l'armée y avait ajouté foi comme lui. Robert Wilson, l'historien de
l'expédition britannique en Égypte, s'empara de ce bruit et le grossit
démesurément, portant le nombre des malades empoisonnés à plus de cinq cents.
Napoléon ne pouvait se dispenser de s'expliquer sur cette grave imputation ;
mais loin de la détruire il contribua à la fortifier par l'évidente
inexactitude de ses allégations. On le voit en effet, dans le Mémorial,
attribuer à un agent subalterne la proposition d'administrer l'opium, que M.
de Las Cases est cependant forcé lui-même de lui restituer en présence de
l'unanimité des témoignages. Il assure ensuite que son arrière-garde est
restée trois jours à Jaffa pour protéger leurs derniers moments, tandis qu'il
résulte de tous les ordres et documents originaux que l'arrière-garde a
quitté Jaffa le lendemain, même du jour où l'armée l'a évacué. Enfin, tout en
se défendant d'avoir ordonné cette mesure, loin d'en repousser l'idée comme «
une atroce calomnie, » selon l'expression du duc de Rovigo[6], il en a soutenu la légitimité,
disant à O’Meara, dictant à Bertrand que « c’eût été obéir à la voix de
la raison ; que si son fils eût été dans la même situation il eût été d'avis
qu'on agît de même à son égard[7]. » En
présence d'une défense aussi faible, il n'y a pas lieu de s'étonner que ce
fait, nié par ses partisans avec une indignation au moins déplacée après une
telle profession de foi, ait continué à être affirmé par ses adversaires. Le
bruit n'a pu être si longtemps accrédité que parce qu'il était conforme à
tout ce qu'on savait de son caractère et de ses opinions. Mais l'histoire,
qui n'affirme que sur des preuves, doit constater ici que non-seulement cette
accusation n'a été fondée que sur des présomptions plus ou moins plausibles,
mais que deux circonstances semblent trancher définitivement le débat contre
ceux qui l'ont formulée la première est la rétractation de sir Robert Wilson,
qui a déclaré plus tard avoir avancé le fait sur des bruits insuffisants pour
constituer une certitude ; la seconde et la plus forte est le silence que
garde à ce sujet dans ses rapports officiels au gouvernement anglais le
commodore Sidney Smith, qui arriva à Jaffa aussitôt que notre arrière-garde
en fut sortie, y trouva une partie des pestiférés encore vivants, et ne dit
pas un mot de l'empoisonnement dans son compte rendu, bien qu'il y racontât
avec complaisance les plaintes que nos soldats élevaient contre leur général.
La version la moins éloignée de la vérité est, selon toutes les apparences,
celle des mémoires dictés â Bertrand « Napoléon, dit-elle, donna l'ordre au
chirurgien qui resta avec l'arrière-garde, de mettre près des pestiférés de
l'opium en leur en désignant Tu-Sage, comme l'unique moyen de se soustraire
aux cruautés des Turcs. » Il né reste donc de bien établi, dans cette fameuse
accusation, que l'opinion caractéristique que professait Napoléon sur cette
question redoutable. Dans la froide assurance avec laquelle il la tranchait,
on doit voir peut-être quelque jactance, mais on doit y voir aussi une âme
peu accessible aux scrupules qui font hésiter la plupart des hommes. De
retour en Égypte après une longue et pénible marche à travers le désert,
l'armée put prendre quelque repos et se remettre de ses fatigues. Deux
révoltes promptement réprimées y avaient signalé l'absence du général
Bonaparte : l'une fut celle de l'émir Hadji, l'autre d'un fanatique obscur
qui se fit passer pour l'ange El'mody promis par le Coran aux fidèles
persécutés. Pour toute nourriture il trempait ses doigts dans un vase de lait
et les passait sur ses lèvres ; pour toute arme il ramassait une poignée de
poussière et la lançait vers le ciel, assurant qu'elle suffirait pour
dissiper notre armée. Plusieurs milliers d'hommes se levèrent à sa voix ;
insurrection insignifiante par elle-même, mais qui montrait le peu de-progrès
qu'avait fait cette assimilation que nous nous étions flattés d'opérer. Le général Lanusse, officier
habile et énergique qui avait déjà battu l'émir, se porta rapidement sur
Damanhour, dissipa en quelques instants cette armée de fanatiques et en passa
quinze cents par les armes. L'Ange lui-même resta parmi les morts. La
haute Égypte placée sous le commandement de Desaix avait été plus tranquille,
grâce à la disparition de Mourad Bey, forcé de se réfugier en Nubie. Mais
Bonaparte était à peine de retour au Caire, que ce chef intrépide, averti du
prochain débarquement de l'expédition turque préparée à Rhodes, reparut, en
même temps qu'Ibrahim Bey recommençait à menacer l'Égypte du côté du désert
de Syrie. Suivi de quelques centaines de Mameluks, débris de sa magnifique
cavalerie, traqué à la fois par Murat, Desaix, Junot, Friant, Mourad Bey se
montrait tantôt sur un point, tantôt sur un autre et tenait tout le monde en
échec. On le vit même paraître aux environs du. Caire au moment où on le
croyait anéanti. Bonaparte impatienté contre cet ennemi insaisissable, ne
comprenant rien à sa marche obstinée vers la basse Égypte parce qu'il
ignorait encore l'imminence du débarquement projeté, se laissait aller contre
lui aux emportements d'une exaspération peu digne d'un ennemi loyal et
généreux : « Je désire fort, écrivait-il à priant, que vous ajoutiez aux
services que vous n'avez cessé de nous rendre, celui bien majeur de tuer ou
de faire mourir de fatigue Mourad Bey ; qu'il meure d'une manière ou de
l'autre, et je vous en tiendrai également compte. » (5 juillet 1799). Il écrivait dans le même sens
à ses autres lieutenants. Le 13
juillet, Mourad Bey était aux Pyramides : il monta sur la plus haute d'où
l'on découvrait cette splendide contrée où il avait régné en maître et qu'il
traversait maintenant en fugitif ; il passa une partie de la journée à
chercher des yeux avec sa lunette son palais du Caire, où sa famille était restée,
ses beaux jardins de Gizeh, aujourd'hui la proie du vainqueur. Bonaparte, qui
s'était mis à sa poursuite, comprit le but de sa marche en apprenant qu'une
centaine de bâtiments turcs et deux vaisseaux de ligne anglais avaient
débarqué à Aboukir, tout près d'Alexandrie, de quinze à dix-huit mille hommes
qui avaient tué ou enlevé les quatre cents Français qui défendaient le fort
et le village. Il rassembla aussitôt les divisions Lannes, Murat et Bon, et sans
attendre les autres renforts qui étaient en marche, il courut à la rencontre
de l'ennemi pour l'empêcher de pénétrer dans l'intérieur du pays. Mais
l'armée turque, manquant de cavalerie et comptant sur celle de Mourad Bey,
s'était contentée da se fortifier dans la presqu'île d'Aboukir, qu'elle avait
fermée par une double ligne de retranchement6. C'est dans cette position que
le général Bonaparte vint la reconnaître le 25 juillet, après s'être assuré
qu'Alexandrie était en mesure de résister à un siège, grâce aux travaux d'un
officier du génie des plus distingués, le colonel Cretin. Il n'avait pas avec
lui plus de six mille hommes, mais voyant que les Turcs manquaient de
cavalerie, la seule arme qui les rendit redoutables, il n'hésita pas à les
attaquer. La
première ligne de retranchements était séparée de la seconde par une petite
plaine d'environ trois quarts de lieue, qui formait une espèce d'isthme aboutissant
d'une part à la mer, de l'autre au lac Madieh. Cette première ligne offrant
peu de solidité, Bonaparte espérait rejeter l'ennemi au-delà de la seconde,
puis le bloquer dans cet étroit espace jusqu'à l'arrivée de nos renforts. En
conséquence de ce plan, Destaing attaque la droite des Turcs pendant que
Lannes se porte sur leur gauche. Ils soutiennent avec intrépidité ce premier
choc, mais Murat ayant percé au centre et pénétré avec sa cavalerie, dans la
plaine comprise entre les deux retranchements, ils se voient des deux côtés
chargés par elle avant d'avoir eu le temps de regagner leur seconde ligne.
Une panique indescriptible s'empare alors de cette multitude qui jette ses
armes et se précipite d'un côté dans la mer, de l'autre dans le lac Madieh,
afin de gagner les embarcations turques. Nos cavaliers les chargent sur le
rivage jusqu'à ce que leurs chevaux aient de l'eau jusqu'au poitrail.
Plusieurs milliers d'hommes se noient sous les yeux de l'armée frappée de
stupeur à la vue de son propre triomphe. Ce formidable succès l'encourage à
forcer la seconde ligne. Plus forte que la première, elle résiste avec
acharnement et nous cause des pertes sensibles. Plusieurs officiers de grand
mérite, Leturcq, Cretin, Duvivier, Guibert, sont blessés à mort ; mais les
Turcs étant sortis de leurs retranchements pour couper la tête à nos morts et
blessés, une nouvelle charge de Murat les refoule, pénètre avec eux, force ce
second obstacle et décide de la victoire. Tout ce qui résiste est massacré ou
jeté dans la mer. Trois mille hommes se barricadent dans le village et dans k
fort, où ils sont forcés le jour suivant. Tel fut le second désastre
d'Aboukir, plus sanglant peut-être que le premier, mais qui ne pouvait ni en
effacer le souvenir ni surtout en réparer les suites[8]. Des
négociations pour l'échange des prisonniers ayant été établies, à la suite de
cette bataille, entre le camp français et la croisière anglaise, Sidney
Smith, soit plaisir de prendre une facile revanche contre le vainqueur, soit
désir de jeter le découragement dans l'armée, remit au parlementaire un
paquet de journaux à l'adresse du général Bonaparte. Celui-ci n'avait reçu
qu'une seule dépêche du Directoire depuis près de dix mois. Il ne
savait rien de ce qui se passait en Europe, et n'avait qu'une idée
très-sommaire et très-incomplète de ce qui se passait en France par une
lettre que son frère Joseph lui avait fait parvenir secrètement par
l'entremise d'un Grec nommé Bourbaki, pour le presser de revenir[9]. Il passa la nuit à parcourir
avidement ces gazettes. Il y lut la triste histoire de nos revers, l'Italie
perdue, la France menacée ; mais ce qu'il y vit surtout, c'est le Directoire,
déconsidéré et chancelant, aux prises avec une assemblée qui se vengeait de
ses humiliations passées. Depuis la réception de la lettre de Joseph, il
nourrissait le projet de quitter l'Égypte ; la bataille d'Aboukir lui permit
de l'exécuter, car il pouvait partir après un tel succès. Ainsi
s'expliquerait le mot singulier qui avait, dit-on, frappé Murat avant la
bataille : « Ici va se décider le sort du monde. » La lecture des journaux le
décida à réaliser sur-le-champ sa résolution. Il ne
fut pas ébranlé un instant par le regret d'abandonner ses frères d'armes. Il
communiqua son projet à Berthier et à Gantheaume, qui reçut l'ordre de
préparer avec le plus grand secret les frégates la Carrér6 et la Muiron. Cela
fait, il retourne au Caire pour y prendre les dernières mesures que nécessite
son départ. De sourdes rumeurs commençaient à courir au sujet de sa
détermination. Il les fait démentir et répand le bruit de son prochain voyage
dans la haute Égypte. Enfin, après avoir donné rendez-vous à ceux qu'il
voulait emmener avec lui, il quitte la ville accompagné de quelques officiers
; mais au lieu de remonter le Nil, il en descend le cours et se porte
rapidement dans la direction d'Alexandrie. Arrivé près des bords de la mer,
sur une plage écartée, il s'assure si les frégates sont à l'endroit indiqué :
elles y étaient en effet, et tout était disposé comme pour une fuite. Alors
seulement il juge inutile de taire plus longtemps ses projets, et s'adressant
à Eugène de Beauharnais ; « Eugène, lui dit-il, tu vas revoir ta mère. » Le
prince Eugène assure dans ses Mémoires que ces paroles ne lui causèrent pas
toute la joie qu'il aurait dû en ressentir. Les circonstances dans lesquelles
s'effectuait ce départ furtif expliquent ces sentiments d'un cœur jeune et
généreux. Le général Bonaparte pouvait se croire nécessaire à la France en
péril, mais il l'était encore plus à cette armée confiante en son génie, qui
allait chaque jour s'affaiblissant par ses victoires mêmes, et qui était sur
le point d'avoir affaire à de nouveaux ennemis beaucoup plus redoutables que
les Turcs, à des armées anglaises et russes. L'ayant
lui seul engagée dans la plus téméraire des entreprises, il était tenu de
partager jusqu'au bout ses périls. Il ne lui était permis ni de croire à la
possibilité d'envoyer des secours efficaces, ni d'ignorer que cet abandon
allait la jeter dans le découragement. L'élite des soldats, la fleur de
l'armée avait péri dans la désastreuse campagne de Syrie ; il achevait de lui
enlever presque tout ce qui restait de bons officiers, ce qui en faisait la
vraie force. Il emmenait avec lui Lannes, Murat, Berthier, Marmont,
Andréossy, Duroc, Bessières, Lavalette, sans parler d'hommes non moins utiles
à un autre point de vue, Monge, Berthollet, Denon, etc. Il
laissait à Kléber un commandement désormais sans ressort et sans prestige.
Voulant éviter les reproches que ne lui aurait pas épargnés la male franchise
de Kléber, il lui avait assigné un rendez-vous auquel il savait qu'il ne
pourrait pas se trouver. Il avait appris à connaître, pendant la campagne de
Syrie, l'indépendance d'esprit et le ferme bon sens de ce général, qui avait
plus d'une fois relevé ce que les plans de Bonaparte avaient de hasardeux et
de chimérique. Dans les instructions que celui-ci lui fit remettre, Kléber
était autorisé à traiter de l'évacuation de l'Égypte « s'il venait à perdre
quinze cents hommes de la peste, n recommandation suffisamment significative.
Dans une proclamation qu'il adressait au divan du Caire, Bonaparte disait «
partir pour aller se mettre à la tête de son escadre ; » il assurait qu'il
serait de retour avant deux ou trois mois. Kléber ressentit avec une vive amertume les procédés que le générai en chef avait employés à son égard ; il fut indigné de l'adroite manœuvre par laquelle on se déchargeait sur lui du fardeau d'une responsabilité dont la gloire ne pouvait plus compenser les dangers. Il se plaignit ; il exposa, avec la clairvoyance de sa haute raison, mais avec la douleur d'une âme patriotique, l'issue inévitable de la situation dans laquelle on le laissait. Mais sa lettre, qui était adressée au Directoire, et qui eût jeté sur ce long roman de l'expédition d'Égypte une lumière dont on ne peut calculer les effets, interceptée en route par les Anglais, arriva trop tard, en seconde expédition, et fut remise à Bonaparte, premier consul. La fortune, qui venait de transformer l'accusé en juge, leur 'avait dès lors préparé à tous deux leur récompense : à l'un le poignard d'un fanatique, à l'autre le premier trône du monde[10]. |
[1]
Mémoires du prince Eugène.
[2]
Ce Miot était le frère de celui qui prit plus tard le nom de Melito.
[3]
En arabe, le Boucher.
[4]
Mémoires de Lavalette.
[5]
Lavalette, Miot, Bourrienne,
[6]
Mémoires du duc de Rovigo. Savary complète son apologie en ajoutant que
l'opium n'a pu être administré attendu que l'armée en manquait ! Si le fait est
vrai, on se demande pourquoi Napoléon aurait négligé un argument aussi décisif.
[7]
Mémorial d'O'Meara.
[8]
Il importe de dire ici, pour éclairer la fantasmagorie des récits militaires,
que le bulletin de Bonaparte, sur cette affaire d'Aboukir, diffère en plusieurs
points très-importants de celui de Berthier, son chef d'état-major. Enfin, le
rapport adressé à Mustafa-Pacha, après le débarquement, en date du 7 séfir (11
juillet), n'évalue l'armée turque qu'à sept mille hommes. On en trouve le texte
dans Capefigue, l'Europe pendant le Consulat, t. Ier.
[9]
L'existence de cette lettre, affirmée d'abord par Miot et par l'auteur anonyme
des Mémoires de Fouché, niée ensuite par Bourrienne et d'autres
historiens, est établie, d'une façon qui ne peut plus être contestée, par les Mémoires
de Joseph lui-même.
[10]
Bonaparte fut d'autant plus sensible aux critiques de Kléber qu'elles étaient
pour la plupart d'une irréfutable justesse. Il a publié sa lettre en
l'accompagnant d'une réfutation en règle dans laquelle il s'appuie sur des
états dont les chiffres se prêtent complaisamment aux violences de sa logique.
Un seul éclaircissement suffira pour faire juger de l'exactitude de ses
assertions. Il s'attache principalement à démontrer que Kléber a exagéré la
faiblesse de son armée pour amener le Directoire à consentir à la paix. Or,
trois mois auparavant, le 28 juin 1799, Bonaparte écrivait lui-même au
Directoire pour lui demander instamment des secours, et il disait : S'il
vous est impossible de nous faire parvenir tous ces secours, il faudrait faire
la paix. Il affirme, dans sa réponse à Kléber, qu'à la date où celui-ci
écrivait, c'est-à-dire le 26 septembre 1799, l'armée n'avait encore perdu que
quatre mille cinq cents hommes. Or, dans cette même lettre du 28 juin, il
écrivait au Directoire « Il résulte de l'état joint à cette lettre que
l'armée française, depuis son arrivée en. Égypte jusqu'à ce jour, a perdu cinq
mille trois cent quarante-quatre hommes. » Depuis lors jusqu'au moment où
Kléber écrivait, l'armée avait livré plusieurs affaires de détail ; elle avait
perdu les quatre cents hommes enlevés dans la presqu'île d'Aboukir lors du
débarquement, elle avait eu, selon le plus grand nombre des rapports, de mille
à quinze cents hommes hors de combat à la bataille d'Aboukir ; elle avait perdu
les quatre ou cinq cents personnes que Bonaparte avait emmenées avec lui en
France, en outre des soldats étaient encore morts de la peste et de maladie
pendant ces trois mois. Bonaparte se livre ensuite à de longues supputations
pour prouver « qu'au mois de septembre 1799 l'armée d'Égypte était encore de
vingt-huit mille cinq cents hommes, éclopés, vétérans, hôpitaux, tout compris.
» Dans sa lettre du 28 juin, avant le surcroît de pertes que j'ai énuméré, se
livrant à un calcul de probabilité fondé sur ses pertes passées, il disait : « Nous
serons à la saison prochaine réduits à quinze mille hommes effectifs, desquels
ôtant deux mille hommes aux hôpitaux, cinq cents vétérans, cinq cents ouvriers
qui ne se battent pas, il nous restera douze mille hommes, compris cavalerie,
artillerie, sapeurs, officiers d'état-major, et nous ne pourrons pas résister à
un débarquement combiné avec une attaque par le désert. »
Les assertions de Kléber reçoivent en outre une
confirmation éclatante des pièces publiées, en même temps que sa lettre, par la
Correspondance interceptée, et dont l'authenticité est inattaquable. On y
trouve entre autres : 1° le rapport de Damas, le chef d'état-major général, au
ministre de la guerre (en date du 10 octobre 1799), rapport d'où il résulte que
l'armée est réduite à vingt-deux mille hommes, dont six mille hors d'état
d'entrer en campagne ; 2° un rapport de Poussielgue, contrôleur général des finances,
qui peint sous les couleurs los plus sombres la détresse de l'armée ; 30 une
lettre du général Dugua aux directeurs, dans laquelle on lit : « Bonaparte nous
a abandonnés sans argent, sans poudre, sans boulets, et une partie des soldats
sans armes. »
Les historiens qui, à cette occasion, n'ont pas craint
de noircir la mémoire de Kléber se sont contentés, pour tout contrôle, de
copier servilement les récriminations de Napoléon.