HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME PREMIER

 

CHAPITRE X. — EXPÉDITION D'ÉGYPTE.

 

 

Le général Bonaparte prolongea son séjour en Italie jusqu'à la mi-novembre, afin de mettre la dernière main à l'organisation de la Cisalpine. Ses derniers arrangements pris, il quitta Milan le 17 novembre 1797, en laissant pour adieux aux Italiens une proclamation remplie des plus magnifiques promesses. Il y joignait des félicitations dont il avait malheureusement écrit trop souvent la réfutation anticipée dans sa correspondance avec le Directoire : « Les Cisalpins étaient le premier exemple, dans l'histoire, d'un peuple qui devient libre sans passions, sans déchirements, sans révolution. Ils étaient appelés à jouer un grand rôle dans les affaires de l'Europe, et, fussent-ils abandonnés à eux-mêmes, bientôt aucune puissance de la terre ne serait assez forte pour leur ôter leur liberté. Jusque-là, la grande nation les protégerait contre les attaques de leurs voisins. Quant à lui, au premier danger on le verrait accourir au milieu d'eux. » Derniers encouragements prodigués à une illusion qu'il n'avait peut-être jamais partagée, inutile déguisement d'une œuvre incapable de durer un instant par elle-même, et qui, après nous avoir donné tous les profits de la conquête, allait bientôt nous en offrir toutes les charges en nous imposant un onéreux protectorat.

Bonaparte passa d'abord à Turin, évita d'y voir le roi de Sardaigne, pour ne pas s'engager envers un trône déjà chancelant. Il prit ensuite par le Mont-Cenis et s'arrêta à Genève, où son premier soin, en arrivant, fut de faire emprisonner le banquier Bontemps, suspect d'avoir aidé à l'évasion de Carnot, dont les services et l'ancienne amitié n'étaient plus qu'un souvenir importun. A Lausanne, il reçut les ovations du parti démocratique, qui préparait déjà le soulèvement du canton de Vaud contre la suzeraineté des Bernois. A Morat, il visita le champ de bataille où nous avions été vaincus ; il critiqua le plan de Charles le Téméraire, déplorant ses fautes, comme s'il se fût' agi de l'un de ses prédécesseurs ; il arriva enfin à Rastadt, après avoir traversé le Rhin. Il y trouva les plénipotentiaires déjà réunis ; mais il n'avait nullement l'intention d'y suivre les négociations ; il avait bien assez de celles de Campo-Formio, et il y prévoyait des complications bien plus embrouillées encore. Il tenait seulement à paraître à Bastadt pour prendre, en quelque sorte, possession de ce débat diplomatique, de façon à en garder tout l'honneur, s'il tournait bien, et à pouvoir en récuser la responsabilité, s'il se terminait niai. Il voulait qu'on se souvint qu'il avait passé par là, et il eut soin de signaler sa présence à Rastadt par la sortie violente, mais d'ailleurs assez justifiée, avec laquelle il accueillit le comte de Fersen, représentant de la Suède, qui avait marqué dans notre révolution par son latinité avec la reine et sa participation active à tous les complots de la cour. En quelques paroles vives et hautaines, Bonaparte fit entendre au comte l'inconvenance qu'il y avait, de sa part, à se présenter pour traiter avec la République française, et M. de Fersen, ainsi dénoncé comme un obstacle au succès des négociations, quitta 'Rasta& le lendemain même. Le général échangea ensuite avec M. de Cobentzel les ratifications du traité de Campo-Formio, et partit pour Paris après avoir signé la convention militaire qui nous livrait Mayence et Manheim.

Il arriva à Paris le 5 décembre, et descendit dans son petit hôtel de la rue Chantereine qui reçut, à cette occasion, le nom de rue de la Victoire ; flatterie ingénieuse et spontanée de la municipalité parisienne. Objet d'une curiosité immense, universelle, il eut l'art de ne la satisfaire jamais qu'à demi, ce qui était le plus sûr moyen de la faire durer longtemps, et la stimulait au lieu de la décourager. Plein de réserve et de cette apparente modestie de ceux qui échappent à la vanité par l'orgueil, négligé plutôt que simple, calculé jusque dans son laisser aller, il se dérobait aux acclamations de la foule comme à l'éclat des représentations officielles, répondait aux empressements par une politesse exacte mais sans familiarité, sortait rarement, parlait peu, et montrait dans sa tenue et ses manières un sans-façon qui formait un contraste saisissant avec la gloire de son nom et le ton un peu théâtral de ses proclamations.

Forcé d'oublier ses griefs devant une si éclatante popularité, le Directoire prit son parti de bonne grâce et fit au général un magnifique accueil. Un autel de la Patrie, chargé de trophées et surmonté de statues allégoriques, fut élevé dans la cour du Luxembourg, les murs furent pavoisés de drapeaux, et un vaste amphithéâtre fut dressé tout autour. C'est là que le Directoire, les autorités et le corps diplomatique en tenue de grande cérémonie, reçurent le général Bonaparte. Une foule immense, avide de contempler ses traits, remplissait l'enceinte et les rues adjacentes. Lorsqu'il parut on ne vit plus que lui, et des acclamations sans fin retentirent. Sa petite taille, sa pâleur, son aspect maladif et fiévreux, son profil emprunté au type d'une race étrangère, cette maigreur ardente qui semblait produite par la consomption du génie, tout dans sa personne était inattendu, extraordinaire, fait pour frapper les imaginations.

Talleyrand parla le premier. Son éloquence n'eut pas, ce jour-là, le goût et la mesure qui lui étaient habituels, soit qu'il fût entraîné par l'enthousiasme général, soit qu'il voulût gagner et séduire le triomphateur. Tout en revendiquant pour la France et la révolution une partie de la gloire du général, il le loua en termes qu'on ne peut guère employer décemment qu'envers les morts, et dont Bossuet lui-même, s'adressant à Louis XIV, n'avait jamais dépassé la flatterie. Il dépensa un art infini, mais hélas bien superflu, à démontrer que cette journée était « le triomphe de l'égalité ». Répondant ensuite aux préoccupations qui ne pouvaient manquer de s'offrir aux esprits prévoyants, il transforma Bonaparte en une sorte de héros stoïcien, détaché de toutes les grandeurs de ce monde, n'ayant de goût que pour la simplicité, l'obscurité, les sciences abstraites, et pour « ce sublime Ossian qui semblait le détacher de la terre ».

Non-seulement il n'y avait pas lieu, selon l'orateur, de redouter son ambition, mais « il faudrait peut-être un jour le solliciter pour l'arracher aux loisirs de sa studieuse retraite ! »

Le ton seul de la réponse de Bonaparte était, pour qui savait comprendre, un démenti donné à ces puériles rêveries si peu en rapport avec le caractère de celui qui en était l'objet. Lorsqu'il parla, un grand silence se fit ; on écouta avidement ses paroles sans les entendre. Son accent trahissait une sorte d'impatience et d'irritation, seul genre de protestation qui lui fût permis contre le singulier travestissement qu'on venait de lui imposer. Son discours se composait de quelques généralités qui n'avaient pas grande signification, surtout si on le compare aux allocutions si caractéristiques qui étaient antérieurement sorties de sa bouche ; mais il avait, dans son allure brève et saccadée, un ton qui décelait l'homme de commandement. Le seul trait remarquable était la conclusion : « Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur de meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre. » Ces paroles, prononcées dans une circonstance aussi solennelle et par un homme aussi calculateur, avaient, on pouvait le croire, un but bien déterminé : il tenait à faire savoir dès lors qu'il voyait plus d'un changement à opérer dans nos lois politiques. Ce mot méritait d'être retenu et pesé mûrement.

Barras parla ensuite, au milieu de l'inattention générale, et avec une emphase qui laisse bien loin derrière elle tout ce que cette époque déclamatoire nous offre en ce genre. Il compara successivement le général à Socrate, à César, à Pompée, il lui prodigua les plus basses adulations au sujet de cette paix de Campo-Formio qu'il avait si souvent flétrie comme honteuse pour la République et infamante pour celui qui l'avait signée ; puis, conviant le pacificateur de l'Europe à couronner une si belle vie par une nouvelle conquête, et désignant à ses coups l'Angleterre : ci Allez, lui dit-il, allez enchaîner ce gigantesque forban qui pèse sur les mers, allez punir dans Londres des outrages trop longtemps impunis. De nombreux adorateurs de la liberté vous attendent ; vous êtes le libérateur que l'humanité appelle par ses cris plaintifs[1]. » Barras donna alors l'accolade à Bonaparte, le Conservatoire exécuta un hymne composé par Chénier et Méhul ; puis Joubert et Andréossy furent présentés au Directoire.

Les jours suivants, un grand nombre de fêtes furent données en l'honneur du jeune général. Il s'y montra peu, usa de beaucoup de circonspection envers les hommes des différents partis, habile à ménager toutes les opinions, mais évitant de se prononcer sur les questions scabreuses, faisant de préférence sa société habituelle des artistes et des savants, fréquentation sans couleur politique, et pour laquelle il affichait dès lors le goût d'un souverain qui se plaît à encourager le mérite. Une place était vacante à l'Institut, par suite de la proscription de Carnot ; on la lui offrit par acclamation, et il accepta sans scrupule la succession de son ancien protecteur, qui expiait alors dans l'exil le crime de sa consciencieuse opposition au coup d'État de fructidor. Il remercia l'Institut par une lettre dans laquelle il exaltait « les seules vraies conquêtes, celles qu'on fait sur l'ignorance » (26 décembre) ; belles paroles qui n'ont d'autre tort que de former une complète antithèse avec ses actes. Il se para dès lors avec ostentation de son titre de membre de l'Institut, affectant de mettre la palme du savant au-dessus des honneurs du général en chef, et se plaisant à montrer, dans les cérémonies publiques, le vainqueur de l'Europe vêtu de ce modeste et pacifique uniforme.

Dans ses rapports avec le Directoire il cachait, sous les dehors de l'abandon, une défiance extrême, et, dans certaines occasions, d'injurieuses précautions que justifiait à ses yeux la mort prématurée de Hoche. C'était à Barras, celui des directeurs avec lequel il était le plus lié, que s'adressaient particulièrement ses soupçons. Il le regardait comme un homme à ne reculer devant aucune extrémité. Rien ne prouve, d'ailleurs, que ses appréhensions aient été fondées, bien que ce corrompu joignît tous les vices de l'ancien régime à tous ceux du nouveau. A supposer qu'ils eussent été capables d'éprouver la tentation de se défaire de lui par de tels moyens, les directeurs se sentaient encore trop forts pour le re- douter à ce point. Ils savaient bien que le général était déjà l'objet d'une grande attente, que beaucoup de gens le pressaient de s'emparer de la dictature ; mais ils savaient aussi que rien n'était encore prêt, que les éléments sur lesquels il lui faudrait s'appuyer n'avaient encore aucune consistance. Ils se plaisaient à lui montrer les rapports que leur police Leur adressait à ce sujet, moins dans le but de lui témoigner leur confiance que pour lui prouver qu'ils avaient l'œil sur lui. Sa popularité croissante leur inspirait pourtant de sérieuses alarmes, et, tout en feignant d'en jouir avec lui, ils faisaient sous-main tout ce qu'ils pouvaient pour la diminuer. C'est ainsi qu'ils firent rejeter par le Conseil des Cinq-Cents la proposition de lui donner Chambord à titre de dotation nationale. En revanche, ils le pressaient avec ardeur de se jeter dans l'aventureuse entreprise qui était censée devoir mettre le comble à sa gloire, et qu'ils avaient annoncée à l'Europe en lui décernant le titre de général en chef de l'armée d'Angleterre.

Les préparatifs de cette expédition se faisaient à grand bruit dans tous les ports de la République, mais ils étaient poussés avec plus d'ostentation que de réelle activité. En attendant l'achèvement de ces apprêts, Bonaparte était consulté sur toutes les affaires, appelé à toutes les délibérations importantes. On semblait vouloir le dédommager des rigueurs d'une loi imprévoyante, en l'associant par avance au pouvoir auquel ses vingt-neuf ans ne lui permettaient pas encore de prendre une part ostensible. Le premier usage qu'il fit de cette influence fut de faire retirer le commandement de l'armée du Rhin à Augereau, devenu son ennemi décidé depuis la duperie dont il avait été l'objet en fructidor. Augereau, avec la clairvoyance de la haine, avait depuis longtemps pénétré ses projets et les dénonçait sans relâche au Directoire. Bonaparte l'accusa d'entraver, par ses démonstrations jacobines, les négociations avec l'Allemagne ; et une disgrâce à peine déguisée le confina à Perpignan, dans un poste obscur et sans avenir.

Le général Bonaparte n'avait jamais pris au sérieux le projet de descente en Angleterre. Il connaissait l'insuffisance des moyens d'exécution qui étaient mis à sa portée. A supposer que la descente réussit, ce qui était fort improbable, il savait qu'il aurait affaire en ce pays à une race d'hommes toute différente de celle qu'il avait eue à combattre en Italie, et que s'il n'était pas facile de pénétrer dans cette île fameuse, contre laquelle s'étaient tant de fois brisés nos efforts, il le serait encore moins d'en sortir. Il n'avait donc garde de risquer toute sa gloire acquise sur un enjeu aussi hasardé. Depuis longtemps déjà il nourrissait un projet dont le but final n'était guère plus aisé à atteindre, mais dans lequel, du moins, il trouverait de nombreuses occasions d'étonner et d'éblouir les hommes, toujours plus frappés du brillant de l'exécution que de la solidité des résultats. Or, c'était là surtout ce qu'il voulait. L'expédition d'Égypte n'exigeait pas le lent et périlleux labeur auquel l'eût condamné la tâche ingrate de dompter la fière Angleterre ; et, dans l'état de langueur et de décrépitude où se trouvait l'Orient, elle devait nous procurer en, peu de temps des succès éclatants sinon durables.

Le général feignit toutefois de s'associer aux vues du Directoire. Lorsqu'à Passeriano, dans le premier feu de ses projets sur l'Orient, il avait appelé l'attention des directeurs sur les facilités que notre établissement aux îles Ioniennes allait nous procurer pour fonder quelque État nouveau sur les ruines de l'empire turc, et particulièrement pour nous emparer de Malte et de l'Égypte, ses ouvertures n'avaient été d'abord accueillies que par des objections. Plus tard ils lui avaient donné leur adhésion, mais d'une façon vague et indéfinie. Avant de la leur demander de nouveau il voulait les convaincre qu'il avait d'abord tout fait pour réaliser leurs propres desseins. Il partit donc pour faire en personne, le long de nos côtes, l'inspection des préparatifs dirigés contre l'Angleterre (10 février 1798). Il interrogea les pilotes et les matelots, examina les travaux, vit tout par lui-même avec ce soin minutieux qu'il apportait dans les détails d'organisation, mais avec une arrière-pensée bien différente des intentions qu'on aurait pu lui supposer d'après ce voyage, car il avait avec lui, dans sa voiture, tous les livres, les plans et les études relatifs à l'expédition d'Égypte, à laquelle il voulait justement faire servir le matériel de celle d'Angleterre. A son retour à Paris, il déclara « que rien ne serait prêt avant longtemps, qu'il ne jouerait pas le sort de la France sur un coup de dé aussi chanceux » ; et les préparatifs dirigés contre les Anglais reçurent une destination nouvelle, mais soigneusement cachée au public.

L'idée d'entraîner hors de France, dans un pays lointain et peu connu, avec lequel nos communications devaient être forcément coupées dans un temps donné, l'élite de nos soldats, de nos généraux, de nos savants, à un moment où la paix n'était pas signée, où l'Europe était encore en armes contre nous, où une telle conquête ne pouvait manquer d'aggraver les mécontentements et surtout de relever des inimitiés découragées, mais non éteintes, cette idée était presque aussi impolitique que celle qui fit plus tard la guerre de Russie, bien qu'elle ne fût pas de nature à amener de si grands désastres. Les chimères que Bonaparte y mêla, et qui sont presque la seule partie de cette conception qui lui appartienne en propre, ne sont pas moins hasardées que celles qui devaient le perdre plus tard ; mais, fort heureusement pour lui, il n'eut pour instrument qu'une petite armée, au lieu d'y pouvoir dépenser les forces de plusieurs nations, et il se heurta, dès les premiers pas, aux impossibilités qu'elles soulevaient.

L'occupation de l'Égypte n'avait par elle-même rien d'impraticable. Bien dirigée et sagement restreinte, elle eût peut-être offert, dans une époque de paix, quelques résultats utiles. On l'avait plus d'une fois discutée dans les conseils de l'ancien régime. Leibnitz avait soumis à Louis XIV un projet de colonisation de l'Égypte. On avait repris cette idée sous le règne de Louis XVI, et Bonaparte eut sous les yeux les études qui avaient été faites pour cet objet. Enfin, plus récemment, Magalon, notre consul à Alexandrie, avait adressé un mémoire dans le même sens au ministre Charles Delacroix, qui l'avait autorisé à venir soutenir et développer ses vues à Paris (en août 1796). Mais, dans les plans de Bonaparte, ce projet avait pris de tout autres proportions. Il impliquait non seulement une colonisation, tentative si hasardeuse chez un peuple si peu assimilable, et avec des colons tels que les Français, mais encore un bouleversement complet de l'Orient, dont les éléments de régénération étaient supposés n'attendre qu'une étincelle pour reprendre vie et se mettre en mouvement à l'appel de nos armées ; hypothèse qu'aucun fait sérieux n'autorisait. Ruiner les établissements anglais dans l'Inde, chasser ensuite les Turcs de Constantinople et les renvoyer en Asie au moyen d'un immense soulèvement des populations grecques et chrétiennes, enfin revenir sur l'Europe en la prenant à revers, selon la pittoresque expression de l'auteur de ces plans gigantesques, telle était la conception qui hantait cette imagination sans frein, et dont l'occupation de l'Égypte n'était que le modeste préliminaire.

Pour s'expliquer comment il put obtenir le consentement du Directoire, dans un moment où rien n'était assuré au dedans, et où tout annonçait au dehors l'imminence d'une coalition nouvelle, il faut se rappeler tout à la fois et l'enivrement causé par de prodigieux succès, et le désir qu'éprouvaient les directeurs de se débarrasser d'un homme dont l'ambition croissait avec la fortune, et le besoin dévorant, insatiable, qui possédait cet homme, d'échapper à des loisirs sans gloire, et de fixer de nouveau les regards du monde. Le général Bonaparte était trop clairvoyant pour croire que le Directoire pourrait, sans lui, maintenir la France à la hauteur périlleuse où ses victoires venaient de la placer. Mais cette prévision, loin de contrarier ses plans, en faisait en quelque sorte partie. Il lui convenait essentiellement de montrer, par des preuves éclatantes, qu'on ne pouvait rien sans lui, que tous nos succès militaires tenaient à son génie, qu'il était enfin l'homme unique et nécessaire, et, depuis la mort de Hoche, cette conviction était celle de beaucoup de gens. Ainsi qu'il l'a écrit lui-même avec un machiavélisme naïf, « pour qu'il fût maitre de la France, il fallait que le Directoire éprouvât des revers en son absence, et que son retour rappelât la victoire sous nos drapeaux[2]. »

Il avait d'ailleurs horreur du repos, et toutes ses facultés étaient tournées du côté de l'action. Il redoutait plus encore cette analyse inévitable à laquelle allait le soumettre le scepticisme spirituel et pénétrant des salons de Paris, sorte de laboratoire intellectuel où tout se décompose. Il connaissait ce peuple mobile et railleur, qui se venge de ses engouements par son indifférence et se familiarise si vite avec les idoles qu'il a le plus encensées. « On ne conserve à Paris le souvenir de rien, disait-il à ses intimes ; si je reste longtemps sans rien faire, je suis perdu. On ne m'aura pas vu trois fois au spectacle qu'on ne me regardera plus. » Il fallait donner de nouveaux aliments à la curiosité, à l'émotion, à cette soif du merveilleux qui, dans l'esprit de la nation, avait pris la place des passions révolutionnaires. Il fallait soutenir son personnage, achever, par de nouveaux traits, ce conquérant, ce héros que venait de créer, sous son nom, l'imagination populaire. A ce point de vue, « la petite Europe n'était qu'une taupinière et ne fournissait pas assez de gloire ; il irait en demander â l'Orient, à cette terre des miracles qui, seule, avait vu de grands empires et de grandes révolutions, et où vivaient six cent millions d'hommes. »

Comment des esprits, dominés par de telles pensées, eussent-ils été arrêtés par le scrupule de violer le droit des gens en s'emparant de Malte, qui ne nous avait donné aucun grief sérieux et qui n'était pas en guerre avec nous, ou de rompre par une sorte de guet-apens avec la Turquie, notre alliée séculaire, avec ceux que Bonaparte lui-même appelait « nos bons amis les Turcs » (lettre du 23 décembre 1797), en reconnaissance de l'argent et des approvisionnements de toute nature qu'ils venaient de fournir spontané' ment à notre garnison de Corfou ?

Une seule chose retardait l'exécution de ces projets, c'était le manque d'argent. Depuis que le Trésor n'était plus alimenté par les millions de l'Italie, nos finances étaient retombées dans leur ancienne détresse, et cette pénurie paralysait tout. On y pourvut par l'occupation de Rome et par l'invasion de la Suisse.

Bonaparte, dans ses mémoires, blâme sévèrement ces deux actes, dont les conséquences devaient être si funestes. Il revendique, comme un honneur, le mérite de les avoir combattus par son opposition. Sa correspondance démontre, avec la dernière évidence, qu'il en a conservé jusqu'au bout la haute direction : toutes les instructions adressées à Brune et à Berthier sont de sa main. Les conséquences de cette double invasion n'étaient pourtant que trop faciles à prévoir dans l'état précaire et menacé de la paix européenne, mais ce n'était pas lui qui aurait à en répondre. Ces deux événements, qui devaient lui fournir tous les moyens d'action dont il avait besoin pour son expédition, n'étaient-ils pas d'ailleurs de ceux qui étaient nécessaires, pour que, selon son expression si frappante, « le Directoire éprouvât des revers en son absence ? » Quoi qu'il en soit, aucune trace de son opposition n'est restée ; les témoignages de sa connivence sont, au contraire, aussi nombreux que concluants ; et si, comme il l'affirme, il désapprouvait ces dangereux envahissements, son premier devoir, dans sa haute et prépondérante situation politique, n'était-il pas de ne point s'associer à leur accomplissement ?

L'occupation de Rome fut motivée par l'assassinat du général Duphot. Ce meurtre, qui était une récidive, appelait sans doute une répression sévère, mais s'il devait être suivi d'une mesure aussi grosse de complications que la destruction de la papauté, on était au moins tenu de choisir le moment où ce coup pouvait être frappé avec avantage, car il était insensé d'aller à nome si l'on persistait à aller en Égypte ; il fallait sacrifier l'une ou l'autre de ces deux grandes aventures. Quant à l'invasion de la Suisse, rien ne la légitimait, et les démocrates vaudois, qui, pour s'affranchir de la domination justement détestée de leurs suzerains de Berne, ne craignirent pas d'attirer sur leur patrie le fléau mille fois plus redoutable de l'invasion étrangère, furent cruellement punis de leur aveuglement, lorsqu'au pillage des trésors lentement amassés par l'économie de leurs pères, ils durent reconnaître le mobile qui avait armé leurs prétendus libérateurs., Ce mobile, qui résulte si clairement et de la conduite des autorités françaises en Suisse et de tous les documents qui nous restent, sur cette triste entreprise, a été présenté comme une invention accréditée par les criailleries cc de ce petit peuple avare »[3]. On s'en rapportera peut-être, sur ce point, à l'affirmation de Napoléon lui-même, qui dirigeait, de Paris, l'expédition : « Un autre motif, dit-il, était au moins aussi influent sur les décisions du Directoire ; c'était les millions de Berne qu'il convoitait. »

L'expédition de Home fut conduite par Berthier, le chef d'état-major de Bonaparte. Celui-ci lui avait laissé sa succession en Italie, en partie parce qu'il connaissait son incapacité de commander en chef et savait (Fie Berthier était de tous ses lieutenants le plus propre à le faire regretter, en partie pour réfuter les ridicules assertions de ceux qui s'étaient plu à attribuer ses victoires aux conseils de cet officier. L'invasion de la Suisse fut confiée à Brune, général qui s'était distingué en Italie, où il était arrivé vers la fin de la campagne, et que Bonaparte ménageait en raison de son influence connue sur la fraction extrême du parti républicain. L'un et l'autre reçurent ses instructions, lui soumirent leurs plans, lui rendirent compte de leurs opérations, dont le but, ainsi que Berthier l'écrivait naïvement à son général, était plus fiscal que politique « En m'envoyant à Home, lui écrivait-il, vous me nommez le trésorier de l'expédition d'Angleterre ; je tâcherai de bien remplir la caisse[4]. » Bientôt le pillage de ce musée du monde, la révolte des troupes qu'on laissait dans le plus complet dénuement, afin que la caisse fût d'autant mieux rempli e, et les réquisitions impitoyables de Haller, le grand fournisseur de l'expédition d'Égypte, attestaient suffisamment que Berthier avait su tenir parole. Quant à Brune, il s'empara, à Berne seulement, de plus de

16 millions en numéraire et en lingots, de 7 millions en armes et en munitions, de 18 millions en réquisitions de vivres. Et la destination de cet argent était si bien fixée à l'avance, que plusieurs millions furent envoyés directement de Berne à Toulon. Telle était maintenant la besogne à laquelle on employait ces armées républicaines si connues au début par leur désintéressement, leur noblesse et leur pureté. Deux ans de guerre en Italie avaient suffi pour opérer ce changement.

Le 12 avril, le Directoire signa les arrêtés relatifs à l'expédition d'Égypte ; mais ils demeurèrent secrets, car il était important de ne pas donner l'éveil aux Anglais. Ces décrets remettaient aux mains du général Bonaparte des forces considérables de terre, et de nier en l'investissant d'un pouvoir discrétionnaire quant à l'emploi qu'il lui conviendrait d'en faire. On t'autorisait à emmener avec lui « autant de forces qu'il le jugerait convenable, » à dégarnir l'Italie des divisions qui se trouvaient à Gênes, à Civitta-Vecchia, à Corfou, à s'emparer de Malte et de l'Égypte, à chasser les Anglais de toutes leurs possessions d'Orient, à « couper l'isthme de Suez. » C'était en quelque sorte titi donner un royaume à l'étranger pour éviter de lui laisser prendre la souveraineté en France. Bonaparte profita largement de la latitude qu'on lui donnait. Il enrôla des savants, des artistes, des littérateurs choisis parmi les plus distingués : Monge, Berthollet, Geoffroy Fourier, Denon, Larrey, Desgenettes, Dolomieu, etc. Pour ses généraux, il ne se contenta pas de ses anciens compagnons d'armes de l'armée d'Italie, il choisit dans toutes les armées de la République. Il en enleva l'élite, ce qui était en briser le nerf. On eût dit qu'il ne voulait rien laisser derrière lui. Il prit Desaix, Kléber, Davoust, Reynier, Caffarelli, Belliard, et avec eux la plupart de ses anciens lieutenants : Murat, Lannes, Marmont, Berthier, Andréossy, Junot, tout ce qu'il y avait de jeune, d'énergique, d'aventureux. Le Directoire était si heureux de se délivrer de lui, qu'il lui laissait enlever la fleur d'une génération qui faisait la force de notre pays, et les mobiles de son empressement à seconder le général étaient aussi peu avouables que ceux qui poussaient celui-ci à précipiter tant de précieuses existences dans la plus téméraire des entreprises.

Un incident qui était de nature à faire hésiter et réfléchir un gouvernement plus soucieux de la sécurité et de l'honneur de la France, vint retarder de quinze jours le départ de l'expédition. Bernadotte, notre ambassadeur à Vienne, ayant été gourmandé par le Directoire au sujet de la tiédeur de son républicanisme et de ses ménagements pour l'aristocratie viennoise, fit arborer à son hôtel le drapeau républicain, conformément aux ordres qu'il avait reçus, mais contrairement aux usages diplomatiques. Cette démonstration irrita la population viennoise, qui insulta aux couleurs nationales, et brisa à coups de pierres les fenêtres de l'hôtel de l'ambassade. Cette émeute, qu'on calma à grand' peine, était surtout grave en ce qu'elle montrait les dispositions réelles d'un peuple qu'on pouvait croire sinon soumis, du moins démoralisé et frappé d'épouvante. Elle prouvait que pour reprendre les hostilités, la cour de Vienne n'aurait qu'à le suivre, au lieu d'avoir à le pousser comme on se plaisait généralement à le supposer.

Le Directoire vit d'abord dans cet événement une occasion inespérée de recommencer la guerre et de revenir sur les stipulations de Campo-Formio. Il offrit à Bonaparte le titre de général en chef de l'armée d'Allemagne. Mais celui-ci, tout entier à ses préparatifs, l'esprit plein des espérances qu'il attachait au succès de son projet, se montra peu empressé à entrer dans ces vues. Il savait trop combien l'Autriche était encore embarrassée pour croire que les scènes de Vienne eussent été une rupture calculée. Cependant, comme il était toujours maître de ses plans et se réservait jusqu'au dernier moment le pouvoir de les modifier selon l'opportunité, il voulut éprouver selon son habitude les chances nouvelles qui s'offraient à lui, écrivit à M. de Cobentzel pour arranger l'affaire, s'offrit même à retourner à Rastadt, et sa proposition fut acceptée. Mais le won de maitre qu'il reprit à cette occasion, le mystère dont il couvrit ses démarches, et la remuante activité avec laquelle il attirait tout à lui, firent bien vite repentir les directeurs de leur premier mouvement. La cour de Vienne, qui voulait gagner du temps, dissimula l'irritation que lui avait causée l'invasion de la Suisse et de Rome, nous offrit les satisfactions les plus rassurantes. Mais, à mesure que le Directoire se refroidissait pour une rupture avec l'Autriche, Bonaparte semblait de son côté avoir tout à coup conçu des scrupules de conscience dont il n'avait pas eu l'idée jusque-là, et vouloir reculer devant la responsabilité qu'allait faire peser sur lui l'éloignement d'une telle armée dans des circonstances si périlleuses pour la République. Et bien qu'il écrivît à Kléber, à Caffarelli, à Brueys « que quelques troubles arrivés à Vienne avaient nécessité quelques jours sa présence à Paris, mais que cela ne changerait rien à l'expédition, » ses hésitations paraissaient augmenter chaque jour, soit qu'il voulût se faire ordonner formellement l'exécution de l'entreprise pour n'avoir pas à répondre de ses conséquences si elles étaient fâcheuses, soit plutôt qu'il eût entrevu dans ces dernières circonstances quelque moyen de réaliser un dessein plus cher à son ambition, grâce aux forces qui se trouvaient concentrées dans ses mains. Mathieu Dumas affirme dans ses mémoires avoir reçu du général Desaix, qui avait été son aide-de-camp et qui était resté son ami, la confidence qu'à la veille même de son départ pour l'Égypte, Bonaparte avait tout préparé pour le renversement du Directoire et fut sur le point d'exécuter ce coup de main. Ce témoignage s'accorde avec les renseignements que les directeurs recevaient sur les menées du général. De là l'énergie significative avec laquelle lui fut intimé l'ordre de partir. La scène fut très-vive, et eut lieu au sein même du Directoire. Au premier mot de contrainte, Bonaparte s'emporta et offrit sa démission ; mais cette offre ne produisit plus le même effet qu'autrefois. Rewbell lui tendit froidement une plume en lui disant : « Écrivez-la, général ; la République a encore des enfants qui ne l'abandonneront pas. » Le général prit la plume, mais se la laissa arracher des mains par Merlin, et ne parla plus de se démettre.

Il quitta Paris le 3 mai, en y laissant pour le général Brune, qui venait d'être placé à la tête de l'armée d'Italie, des instructions détaillées sur la conduite des opérations militaires dans ce pays, tant la rupture avec l'Autriche paraissait imminente. La position que Brune devait défendre à tout prix comme la clef de l'Italie, était cette même ligne de l'Adige, du lac de Garde à Porto-Legnago, sur laquelle Bonaparte avait soutenu sans en être ébranlé tant de chocs terribles. Le pivot de la résistance devait être à Castel-Novo où l'on est à portée, soit de défendre le passage du fleuve, soit de commander les défilés qui débouchent sur Rivoli. Il lui rappelait tout particulièrement la manœuvre si originale qui lui avait si bien réussi à Ronco, en le portant d'un bond sur les derrières de l'ennemi. Vaines recommandations qui n'ont jamais suppléé au génie. D'ailleurs le plus grave danger de l'Italie n'était pas là, mais dans l'infirmité de ce que nous y avions fondé. L'œuvre de Bonaparte s'écroulait d'elle-même. Depuis le jour où l'on avait vu Berthier chasser ignominieusement, des Conseils de la Cisalpine, les députés qui refusaient de ratifier une mesure qu'il avait soumise à leurs délibérations, le dernier masque qui déguisait la conquête était tombé. L'anarchie honteuse qui divisait les vainqueurs las de leurs propres excès, ne présageait pas avec moins de force la ruine prochaine de cette création éphémère. Mais Bonaparte était devenu indifférent et comme étranger à cette talle qu'il avait si souvent promis de régénérer. H n'avait aimé en elle que sa propre gloire. Depuis qu'elle ne pouvait plus servir sa renommée, elle avait perdu tout intérêt pour lui. Que lui importait maintenant la destinée d'un pays où il n'était plus ? C'est à travers les mirages de l'Orient que lui apparaissait désormais le fantôme de sa grandeur future, et avec ce prestige les déserts affreux de l'Afrique effaçaient à ses yeux la brillante Italie.

Arrivé à Toulon, le général sut honorer les derniers instants de son séjour en France par une protestation énergique et éloquente contre une exécution sanguinaire qu'on venait d'y commettre au nom de la loi sur les émigrés : un vieillard de quatre-vingts ans avait été passé par les armes. Bonaparte réprimanda sévèrement la commission militaire qui avait rendu ce jugement inique quoique légal. « Le militaire, écrivit-il aux juges, qui signe une sentence de mort contre une personne incapable de porter les armes, est un lâche. » Heureuse et bénie sa mémoire s'il ne s'était jamais mis au-dessus des lois de son pays que par des actes de ce genre !

La veille de l'embarquement, il passa son armée en revue, et lui adressa une allocution qui est restée célèbre par le désaveu dont elle a été l'objet, et qui est à la fois beaucoup plus significative et beaucoup plus conforme au caractère de son auteur que la proclamation qui lui fut substituée après coup. Bien que cette harangue porte à chaque ligne la signature de celui qui l'a dictée, son authenticité a été contestée encore de nos jours, mais avec plus de légèreté que de raison, car elle est établie d'une façon irréfutable dans un des nombreux entretiens recueillis par Las Cases. Bonaparte y faisait un nouvel appel aux sentiments qui l'avaient si puissamment servi en Italie. Mais il fallait leur parler un langage plus clair encore en raison de l'incertitude d'une entreprise aussi aléatoire. De là ce qu'il y avait de choquant dans ses paroles.

« Soldats, disait-il, il y a deux ans que je vins vous commander. A cette époque vous étiez dans la rivière de Gênes, dans la plus grande misère, manquant de tout, ayant sacrifié jusqu'à vos montres pour votre subsistance. Je vous promis de faire cesser vos misères, je vous conduisis en Italie. Là, tout vous fut accordé. Ne vous ai-je pas tenu parole ? Eh bien ! apprenez que vous n'avez pas encore assez fait pour la patrie, et que la patrie n'a pas encore assez fait pour vous. Je vais vous mener dans un pays où, par vos exploits futurs, vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd'hui vos admirateurs, et rendrez à la patrie les services qu'elle a droit d'attendre d'une armée d'invincibles. Je promets à chaque soldat qu'au retour de cette expédition il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre. »

Ce langage, dont la crudité révolta la délicatesse des directeurs, était parfaitement approprié à l'esprit nouveau que Bonaparte avait développé dans les armées républicaines. Il n'avait d'autre tort que de dire trop nettement ce que jusque-là on avait dissimulé sous des lieux communs oratoires. C'était avouer trop clairement qu'on ne faisait plus la guerre qu'en vue du butin, et un tel aveu n'était guère propre à rassurer l'Europe déjà alarmée par notre équipée en Suisse, La harangue se relevait d'ailleurs vers sa péroraison par l'évocation obligée des souvenirs de la Home antique « Habituez-vous aux manœuvres de bord, devenez la terreur de nos ennemis de terre et de mer. Imitez-en cela ces soldats romains qui surent à la fois battre Carthage en plaine et les Carthaginois sur leurs flottes. »

Ce discours, qui avait enflammé le soldat au plus haut point, n'eut pas le même succès auprès du public, dont l'enthousiasme était â un diapason beaucoup plus élevé. Bonaparte lui-même en sentit probablement l'inconvenance politique, car deux jours après il publia une proclamation d'où il avait soigneusement fait disparaître les promesses qu'il avait d'abord Gru devoir jeter aux convoitises du soldat. Le journal du Directoire la reproduisit en déclarant la première apocryphe et en assurant « qu'elle n'était ni assez réfléchie ni assez élevée pour être l'ouvrage du vainqueur de l'Italie. »

On mit à la voile le 19 mai. Les Anglais, toujours persuadés que ces préparatifs avaient pour but une descente en Angleterre, s'étaient contentés de garder à Gibraltar le débouché de la Méditerranée, et n'avaient laissé devant Toulon qu'une escadre de blocus insuffisante, commandée par Nelson. Une tempête venait de la forcer de relâcher au sud-ouest de la Sardaigne. Notre flotte put donc sortir sans qu'aucun avis en fût donné aux forces anglaises. Le 9 juin elle rallia devant Malte les divisions parties d'Ajaccio et de Civitta-Vecchia. Elle comprenait treize vaisseaux de ligne, quatorze frégates, soixante-douze corvettes, enfin un nombre total de près de cinq cents embarcations de tout bord, portant environ vingt-cinq mille soldats et dix mille marins. Spectacle imposant, mais qui cachait mal aux hommes du métier les dangers d'un si énorme encombrement. Selon Brueys lui-même, qui avait le commandement en chef des forces maritimes, dix vaisseaux de guerre anglais eussent suffi pour jeter le désordre dans cet immense convoi et pour le détruire. Tout le succès de tant de combinaisons et de projets tenait au hasard incertain d'une traversée sans rencontre fâcheuse.

Mais la fortune semblait alors veiller sur son favori avec une sollicitude et une prévoyance en quelque sorte maternelles. Elle commença par lui donner Malte, que la plus faible résistance nous eût forcés d'abandonner, car il était important de ne pas laisser aux Anglais le temps de nous y venir surprendre, ce qui eût été un malheur irréparable. Bonaparte ne pouvait tenter sur Malte qu'un coup de main. Un siège régulier lui était interdit par mille impossibilités, et la place était si forte que la moindre démonstration un peu soutenue l'eût contraint à passer outre. Mais au lieu de rencontrer dans l'Ordre de Malte l'énergie qu'on était en droit d'attendre de ce débris de la chevalerie, il ne trouva devant lui que des adversaires démoralisés et divisés, des fils de famille qui, n'ayant plus depuis longtemps à combattre d'autre ennemi que l'ennui, usaient dans d'indignes loisirs des forces désormais sans emploi et passaient leur vie à aller donner et recevoir des fêtes dans les villes du littoral italien. Ce fut cet abaissement moral où étaient tombés les chevaliers de Malte, beaucoup plus que les intelligences qu'il s'était ménagées dans la langue de France par l'entremise de Poussielgue, qui lui livra cette place inexpugnable.

Le grand maître de l'Ordre, qui était alors le comte de Hompesch, ne sut montrer d'abord dans cette circonstance critique qu'une incrédulité aveugle qui ne voulut rien écouter ; puis, lorsque le débarquement eut lieu, un profond découragement, suivi de la plus honteuse inertie. Une partie des chevaliers voulaient défendre le poste qui leur était confié ; il paralysa leur résistance, encouragea par son lâche abattement la mutinerie de la population maltaise, et enfin capitula après une démonstration insignifiante, ne se montrant préoccupé que de se faire assurer une forte pension que le général Bonaparte fixa à 300.000 francs. Le mot spirituel de Caffarelli apprécie ce fait d'armes à sa juste valeur « Il est heureux, dit-il, qu'il se soit trouvé quelqu'un dans Malte pour nous en ouvrir les portes, car sans cela nous n'y serions jamais entrés I » Ainsi succomba cette antique institution qui méritait, sinon une plus longue existence, du moins un plus noble trépas. S'il lui était resté une étincelle de son ancien esprit, elle n'eût pas laissé échapper l'occasion d'honorer sa chute en tenant tête, ne fût-ce qu'un instant, à un homme plus ennemi de l'esprit de chevalerie qu'aucun des adversaires passés de l'Ordre hospitalier.

Bonaparte trouva à Malte douze cents pièces de canon, dix milliers de poudre, deux vaisseaux de guerre, une frégate, quatre galères, quarante mille fusils. Il mit la main sur tout ce butin devenu notre propriété en vertu du droit nouveau qu'il avait mis à la mode ; le seul grief qu'on eût trouvé à invoquer contre l'Ordre, avait été l'asile qu'il avait accordé à quelques émigrés, ce qui était plutôt de nature à honorer l'Ordre qu'à nous rendre propriétaires de tout ce qu'il possédait. Le général envoya comme trophée au Directoire le modèle en argent de la première galère qu'avaient eue les chevaliers. Il quitta Malte le 19 juin, après avoir organisé sa conquête et laissé une garnison dans l'île.

Pendant ce temps, Nelson, renforcé de dix vaisseaux, avait reparu devant Toulon ; il y avait appris le départ de la flotte française. Obligé de la suivre sur des indications vagues et incomplètes, il avait touché à Naples au moment même Ott nous quittions Malte. Arrivé à Naples, il devina que notre destination était l'Égypte, nous devança sans s'en douter pendant la nuit devant Candie, où notre armée échappa par miracle à une destruction certaine, nous précéda d'un jour à Alexandrie, où personne ne put lui donner de renseignements sur nous, et nous supposant alors en route pour la Syrie, se dirigea en toute hâte de ce côté, ce qui nous sauva une seconde fois à notre propre insu. Bonheur merveilleux, que souvent la fortune n'accorde pas aux plans les mieux combinés, et qui nous était prodigué alors avec une libéralité sans bornes, comme pour mieux nous cacher le piège où ces faveurs devaient nous faire tomber plus tard.

Le 28 juin l'expédition était encore en pleine mer, lorsque Bonaparte fit enfin connaître à ses soldats le lieu où il les conduisait et le but de son entreprise : ils allaient porter un coup mortel à l'Angleterre, réaliser une conquête dont les effets sur la civilisation seraient incalculables. Mais ils devaient se concilier les habitants de ces contrées, en respectant leurs mœurs, leur religion, leurs coutumes. « Agissez avec eux comme nous avons agi avec les Juifs et les Italiens. Ayez des égards pour leurs muphtis et leurs imans, comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques. Ayez pour les cérémonies que prescrit l'Alcoran la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et de Jésus-Christ. Les légions romaines protégeaient toutes les religions. » En même temps, il mit à l'ordre du jour des mesures sévères pour prévenir le pillage, précaution bien nécessaire au maintien de la discipline dans une armée si bien disposée à profiter de tous les droits de la guerre, c'est-à-dire de tous les abus de la force, par l'emploi avantageux qu'elle en avait fait précédemment en Italie.

Le 30 juin la flotte française parut devant Alexandrie. Les Anglais ne s'étaient éloignés que l'avant-veille ; on les croyait encore tout près de là, ce qui fit opérer le débarquement avec une précipitation qui ressemblait à une déroute plutôt qu'à une prise de possession. L'armée mit pied à terre à l'anse du Marabout et marcha aussitôt sur Alexandrie, dont elle n'eut pas de peine à s'emparer dans les conditions de défense où se trouvait cette place. Bonaparte s'y arrêta huit jours.

L'Égypte était alors censée dépendre de l'empire turc, mais le sultan n'y était représenté que par un pacha sans autorité réelle et confiné au Caire dans une situation exclusivement honorifique. La réalité du pouvoir appartenait tout entière aux mameluks, milice remontant à l'époque de Saladin, et sans analogie dans l'histoire. Recrutée au moyen d'esclaves achetés dès l'enfance en Géorgie et en Circassie, attachée uniquement aux vingt-quatre chefs qui étaient ses propriétaires et la gouvernaient sous le nom de beys, cette milice formait une sorte de chevalerie bizarre qui ne connaissait d'autre religion que celle de la fraternité militaire, et d'autre loi que la volonté de ses maîtres. Depuis longtemps la Porte n'avait sur les mameluks qu'une suzeraineté toute nominale et s'estimait heureuse qu'on voulût bien la lui laisser. Au-dessous de cette domination si singulièrement organisée végétait une population dont les couches, en quelque sorte superposées, attestaient les invasions successives qui avaient passé sur l'Égypte ; au degré inférieur les Cophtes, reste misérable et dégradé de la race égyptienne primitive, dont une partie occupait certaines fonctions et fournissait des agents et des percepteurs aux mameluks ; puis venaient les premiers conquérants, les Arabes, dont les uns menaient encore, sous le nom de Bédouins, la vie errante et pastorale des temps bibliques, et les autres cultivaient la terre sous le nom de fellahs, ou possédaient la brande propriété sous le nom de cheiks ; enfin les Turcs, dont la souveraineté avait précédé celle des mameluks et recevait encore des hommages de pure forme en la personne du pacha.

En tout autre pays il eût été facile de soulever la population contre de pareils dominateurs ; mais en Égypte on ne pouvait attendre d'elle que l'inertie passive et fataliste d'un peuple abruti depuis des siècles par tous les abus du despotisme, aussi bien que par des croyances énervantes. Bonaparte s'adressa d'abord au pacha ; il protesta de son respect pour l'Alcoran et pour le sultan ; il ne venait, lui assurait-il, que pour délivrer l'Égypte de l'oppression des mameluks ; il l'invitait, en conséquence, « à venir le rejoindre et à maudire avec lui la race impie des beys. Il rédigea ensuite des proclamations qui furent traduites en arabe et dans lesquelles il faisait appel à toutes les passions qu'il croyait propres à agir sur l'esprit de ces populations. Il énumérait tous les maux que la tyrannie des mameluks leur faisait souffrir, toutes les privations qu'elle leur imposait, ; il leur promettait de « leur restituer leurs droits, » mot dont elles n'avaient pas même la notion et qui produisait un singulier contraste avec le tour oriental de ce manifeste, puis protestant de son respect pour leur foi religieuse :

Nous aussi, leur disait-il, nous sommes de vrais musulmans. N'est-ce pas nous qui avons détruit le pape, qui disait qu'il fallait faire la guerre aux musulmans ? N'est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de Malte, parce que ces insensés croyaient que Dieu voulait qu'ils fissent la guerre aux musulmans ? Trois fois heureux ceux qui seront avec nous ! ils prospéreront dans leur fortune et leur rang. Heureux ceux qui seront neutres, ils auront le temps de nous connaître et ils se rangeront avec nous ! Mais malheur, trois fois malheur à ceux qui s'armeront pour les mameluks et combattront contre nous, il n'y aura pas d'espérance pour eux, ils périront ! (2 juillet 1708.)

 

Il est d'usage d'admirer comme un chef d'œuvre de politique les flatteries outrées que le général Bonaparte croyait devoir prodiguer à la foi musulmane mais elles dépassaient trop la mesure pour être vraiment habiles. Elles firent la risée du soldat et ne produisirent en définitive aucun effet sérieux sur l'esprit des populations auxquelles elles s'adressaient. Notre langage était trop en désaccord avec notre situation pour paraître sincère. Les simples ont, à défaut de réflexion, un instinct assez clairvoyant pour les mettre en garde contre des pièges aussi grossiers. Il eût été à la fois juste et politique de témoigner le plus strict respect pour leurs croyances et de les honorer par de constants égards ; mais affecter de les partager, de leur sacrifier ce qui passait pour nos propres idées religieuses, enfin outrager avec tant de mépris ce que Bonaparte avait traité en Italie avec une vénération exagérée, c'était montrer trop ouvertement l'esprit de ruse décidé à ne reculer devant aucun artifice. Le général eût pu s'épargner une feinte non moins inutile que peu honorable pour sa dignité.

Après avoir mis Alexandrie en état de défense, l'armée s'enfonça dans le désert pour marcher sur le Caire par la voie la plus directe, pendant qu'une flottille remontait le Nil dans la même direction. Ces premiers jours de marche sous un ciel de feu, à travers d'immenses plaines de sable dont les ondulations formaient çà et là de petits monticules derrière lesquels s'embusquaient les cavaliers arabes pour assassiner nos traîneurs, furent extrêmement pénibles pour le soldat et l'impressionnèrent d'une façon alarmante. Harassé de fatigue, manquant de pain, dévoré d'une soif qui ne trouvait nulle part de quoi se satisfaire, il demandait tout haut si c'était dans ce pays misérable et déshérité que devaient se réaliser les magnifiques promesses sur la foi desquelles il était parti. Écrite en partie sous cette première impression, la Correspondance interceptée, qui fut publiée à peu de temps de là par les Anglais, n'est qu'un long cri de colère et de déception.

Plusieurs chefs connus par leur bravoure, mais dont l'imagination était vive et excitable, partageaient ce découragement et se répandaient en plaintes amères. Mais le 10 juillet, la vue du Ml releva les courages, et le 13 un premier engagement avec les brillants cavaliers de Mourad-Bey, le principal chef des mameluks, stimula l'armée en lui prouvant qu'elle aurait bientôt affaire à des ennemis plus dignes d'elle que les hordes à demi sauvages qu'on avait seules aperçues jusque-là. Chose triste à dire, ce fut un sentiment de cupidité qui agit le plus sur les soldats. Les mameluks morts furent dépouillés : ils avaient de très-belles armes, et comme ils portaient toute leur fortune avec eux, on trouva dans leurs habits des sommes d'or importantes. On ne pensa plus qu'à atteindre le Caire, le centre supposé d'immenses richesses. Ce premier combat, qui fut livré près de Chébreïss, eut en outre pour effet de dégager notre flottille qui, attaquée par des canonnières turques, courait les plus grands dangers. On fit, en cette occasion, l'essai de la tactique la plus propre à combattre avec succès cette cavalerie intrépide, mais incapable de discipline et d'ensemble. Elle se heurta partout à nos carrés immobiles et se retira sans avoir réussi à les entamer sur aucun point.

Le 20 juillet, l'armée se trouva en vue des pyramides, Le lendemain elle aperçut les minarets du Caire, dont elle n'était plus séparée que par le camp retranché d'Embabeh, où les mameluks avaient concentré toutes leurs forces. Elles consistaient en huit ou dix mille cavaliers, qui devaient s'efforcer de surprendre nos bataillons en marche, pendant que l'infanterie, troupe sans valeur, mais soutenue par du canon, attendait notre choc, abritée derrière les retranchements d'Embabeh. Bonaparte adopta ici le même ordre de bataille qu'à Chébreïss. Il disposa ses carrés ou échiquier, avec la recommandation expresse de ne faire balte que pour recevoir les charges. Il dirigea son mouvement de façon à couper à l'ennemi sa retraite du côté de la haute Égypte. Ce combat qui, vu à distance dans le cadre grandiose que lui faisaient ces pyramides, témoins des premiers âges de l'humanité, devait produire un si puissant effet sur l'esprit des contemporains, ressembla, par suite de l'inégalité des armes plutôt que de celle du courage, à une boucherie beaucoup plus qu'à une lutte sérieuse. Le chiffre comparatif des tués et des blessés des deux armées en dit plus à cet égard que la plus savante dissertation. D'après le rapport de Bonaparte lui-même, nous n'eûmes dans cette fameuse bataille des Pyramides que « de vingt à trente tués et cent vingt blessés. » (Au Directoire, 2li juillet 1798.) En revanche, l'ennemi y perdit deux mille hommes, dont une partie fut poussée dans le Nil, où elle se noya.

Dans leur regret de voir tant de riches dépouilles englouties par le fleuve, quelques soldats eurent l'idée de recourber leurs baïonnettes, de les attacher à une corde et de s'en servir en guise d’hameçon pour repêcher les cadavres. Il n'en était presque pas un sur lequel on ne retrouvât une somme de cinq ou six cents louis en or, et « pendant plusieurs jours, disent les Mémoires de Napoléon, l'armée ne fut occupée qu'à repêcher les cadavres des mameluks. » Il ajoute cc qu'elle commença dès lors à se réconcilier avec l'Égypte. » Il faut connaître et peser tous ces détails pour savoir au juste de quoi se compose la gloire d'un conquérant.

Nos soldats attendirent quelques jours, dans les délicieux jardins de Gizeh, que l'arrivée de la flottille leur permit de marcher sur le Caire, où peu après ils entrèrent sans coup férir. Bonaparte établit son quartier général dans cette riche et populeuse cité ; il s'attacha à en captiver les habitants par le mélange de douceur et de sévérité qu'il avait déjà su adopter en Italie. Il assembla les cheiks, les félicita d'être délivrés de leurs ennemis les mameluks, les flatta d'un rétablissement de la domination arabe en Égypte. Il faisait en même temps assurer au pacha qu'il ne travaillait que pour restaurer la domination turque. Pour donner aux cheiks un gage de ses intentions, il les constitua en une sorte de municipalité centrale sous le nom de divan. Un divan local devait être établi dans chaque province et envoyer des députés à celui du Caire. Il laissa la justice aux cadis, afficha plus que jamais un attachement et un respect sans bornes pour la religion de Mahomet, se montra dans les fêtes religieuses et les cérémonies publiques, témoigna les plus grands égards pour les femmes, et par cette conduite habile et prudente, mais inefficace, obtint de ces populations un semblant d'adhésion dont on ne tarda pas à connaître tout le néant.

Le général quitta le Caire au bout de quinze jours pour rejeter en Syrie les débris des mameluks qui, sous la conduite d'Ibrahim-Bey, inquiétaient encore notre armée. C'est à Saleyeh, au moment où il se disposait à revenir de cette expédition, qu'il reçut la nouvelle d'un désastre qui coupait à son armée toute communication avec l'Europe. Nelson avait anéanti notre flotte à Aboukir.

L'amiral Brueys, au moment où notre armée s'éloignait d'Alexandrie, avait reçu du général Bonaparte des instructions qui lui enjoignaient de se mettre à l'abri dans le port d'Alexandrie, s'il y trouvait un fond suffisant pour le mouillage de l'escadre, ou de s'embosser dans la rade d'Aboukir, s'il jugeait pouvoir s'y défendre contre une flotte supérieure, ou, enfin, si ni l'un ni l'autre ne pouvaient s'exécuter, de partir pour Corfou. Mais cet ordre ne lui laissait, pour ainsi dire, le choix qu'entre trois impossibilités, car, d'une part, l'entrée du port d'Alexandrie était fermée à ses vaisseaux de haut bord, et la passe, qui ne fut trouvée qu'après de longues recherches, était insuffisante ; d'un autre côté, la rade d'Aboukir ne lui offrait qu'un abri sans aucune force, et enfin il ne pouvait partir pour Corfou, bien que ce parti eût été le plus prudent et le plus convenable, faute de vivres et d'approvisionnements, indépendamment de cette nécessité qui l'empêchait de s'éloigner, des motifs d'une autre nature lui eussent fait un devoir de rester. Pendant un long espace de temps on resta à Alexandrie sans aucunes nouvelles de l'arillée d'expédition ; toutes les communications furent interceptées et les bruits les plus sinistres furent répandus au sujet du sort qui était échu à nos soldats. L'escadre, qui était notre seule espérance de retour, ne pouvait partir avant d'être certaine que nous n'avions pas rencontré d'obstacles insurmontables, afin de pouvoir rapporter à la France des nouvelles de cette armée qui venait de s'enfoncer dans le désert, ou afin d'assurer sa retraite dans le cas où elle aurait éprouvé des revers. Brueys ne pouvant ni entrer à Alexandrie, ni partir pour Corfou, resta donc à Aboukir pour y attendre tout à la fois des éclaircissements et des vivres. C'est là que Nelson le surprit dans la soirée du 1er août. Notre flotte abordée avec audace sur un point où l'on supposait que l'ennemi n'oserait pas l'attaquer, placée entre deux feux sans que son arrière-garde pût prendre part au combat, fut brûlée et détruite après une résistance où nos marins firent plus admirer leur héroïsme que leur habileté et leur expérience.

Bonaparte envoya au Directoire un long compte rendu de cette catastrophe et rejeta tous les torts sur l'amiral qui ne pouvait plus lui répondre, car il n'avait laissé qu'une mort sublime pour toute justification. Il rappela les ordres qu'il lui avait donnés, mais il ne dit rien des impossibilités qui s'opposaient à leur exécution. Il se borna à alléguer, pour l'excuse de Brueys, « qu'il lui semblait que l'amiral n'avait point voulu se rendre à Corfou avant d'être certain de ne pouvoir entrer dans le port d'Alexandrie, et que l'armée, dont il n'avait pas de nouvelles depuis longtemps, fût dans une position à ne pas avoir besoin de retraite. » (Au Directoire, 29 août 1798.) Le général Bonaparte ne pouvait cependant ignorer l'impossibilité où se trouvait Brueys de partir pour Corfou faute des approvisionnements qu'il lui avait promis, car dans toutes ses lettres l'amiral insistait sur le manque de vivres, qui le paralysait à tel point qu'il ne pouvait envoyer croiser deux frégates pour observer et signaler l'ennemi. « Si j'avais des vivres, écrivait-il à Bonaparte le 26 juillet, j'aurais détaché deux bonnes frégates qui auraient parfaitement rempli cette mission ; et j'empêcherais les curieux de venir sur nos côtes, à moins qu'ils ne fussent en bon nombre ; mais sans subsistances ni moyens de remplacer le gréement, on reste paralysé et cette inaction rend malade[5]. » De son côté Bonaparte, la veille du désastre d'Aboukir, le 30 juillet, écrivait à Brueys « J'imagine qu'à l'heure qu'il est les cinquante bateaux chargés de vivres pour l'escadre sont arrivés, » et il ajoutait : « Je vais encore faire partir une trentaine de bâtiments chargés de blés pour votre escadre. » Et ce qui prouve jusqu'à l'évidence que le départ pour Corfou était dans sa pensée subordonné à ces arrivages, c'est qu'il lui disait en toutes lettres : « Il faut bien vite entrer dans le port d'Alexandrie, ou vous approvisionner promptement du riz, da blé que je vous envoie, et vous transporter dans le port de Corfou. »

Le rapport de l'amiral Gantheaume sur ce triste événement attribue également la prolongation du séjour de Brueys aux instructions de Bonaparte, sans insister, il est vrai, sur la nécessité d'approvisionner l'escadre : « Vu les ordres du commandant en chef, dit-il, et la force incalculable que la présence de la flotte donnait à l'armée de terre, l'amiral jugea qu'il était de son devoir de ne pas quitter ces mers. »

Mais en présence de la défaveur que la responsabilité d'un si grand malheur jetterait sur son nom, le général Bonaparte passa sous silence ces explications si bien dues à la mémoire du courageux marin qui avait été son ami. Il les remplaça par des lieux communs déclamatoires dans lesquels il faisait intervenir la Fortune et le Destin, pour prouver que, même en cette occasion, ils avaient épuisé leurs faveurs pour nous, et ne nous les avaient retirées que parce que nous nous en étions montrés indignes par notre imprévoyance.

Ce revers, si grand qu'il soit, ne peut être attribué à l'inconstance de la Fortune ; elle ne nous abandonne pas encore, bien loin de là, elle nous a servis dans toute cette opération au-delà de ce qu'elle a jamais fait. Quand j'arrivai devant Alexandrie... je me souviens qu'à l'instant du débarquement on signala dans l'éloignement, au vent, une voile de guerre. C'était la Justice venant de Malte. Je m'écriai : « Fortune, m'abandonnerais-tu ? Quoi ! seulement cinq jours ! » et dans les cinq jours j'étais maître de l'Égypte. — Ce n'est que lorsque la Fortune voit que toutes ses faveurs sont inutiles, qu'elle abandonne notre flotte à son destin.

 

Singulier orgueil, ou plutôt calcul plein de justesse et de pénétration qui lui faisait placer sa gloire dans la fidélité de sa fortune encore plus que dans la sûreté de ses combinaisons ; parce qu'il connaissait assez les hommes pour savoir qu'il y avait plus à gagner avec eux à prouver son étoile qu'à prouver son génie ou sa vertu. La vraie cause de la destruction de notre flotte n'était ni dans l'imprévoyance de Brueys, ni dans la revanche de la fortune lassée, elle tenait à l'essence même de cette entreprise pleine d'impossibilités. Cette destruction était un fait inévitable dans un délai plus ou moins éloigné. La flotte française, avant d'arriver à Alexandrie, avait deux fois échappé comme par miracle à une ruine certaine ; une fois l'éveil donné aux Anglais, et vu surtout l'importance capitale qu'ils devaient attacher à l'anéantir, l'espérance de conserver nos communications avec l'Europe au moyen de l'escadre était la plus folle des illusions. Notre flotte était dès lors condamnée à être détruite ou à être bloquée de façon à devenir inutile.

La nouvelle du désastre d'Aboukir causa dans l'armée une véritable explosion de désespoir et d'exaspération. Bonaparte donna aux chefs l'exemple du calme et de la fermeté. Il leur dépeignit l'Égypte comme une sorte d'Île fermée par les déserts qui l'entouraient de toutes parts qu'il leur serait facile de rendre inexpugnable et dans laquelle ils se créeraient en peu de temps toutes les ressources qu'ils pouvaient désirer. « Si les Anglais relèvent cette escadre-ci par une autre, écrivit-il à Kléber, ils nous obligeront peut-être à faire de plus grandes choses que nous ne voulions faire. » (21 août.) Paroles qui exprimaient une confiance déjà fort ébranlée dans l'esprit de celui même qui les écrivait et qui n'étaient guère de nature à faire illusion au bon sens sceptique et railleur de Kléber.

Dans cet état d'isolement presque absolu où il ne devait plus compter que sur les ressources qu'il pourrait tirer du pays, les hommes de science qui faisaient partie de l'expédition lui furent d'une grande utilité. Il les avait réunis à ses administrateurs et à• ses officiers les plus distingués et avait ainsi formé cet Institut d'Égypte qui devait être, dans sa pensée, un instrument de colonisation aussi bien qu'un corps savant. Il les employa d'abord à mettre en œuvre les ressources économiques de l'Égypte. Avant d'en observer la constitution géologique ou les monuments anciens, ils eurent pour mission d'étudier les produits du sol et les procédés industriels en usage dans le pays. Le général leur distribua leur tâche en une série de questions pratiques où se révélait son esprit organisateur et prévoyant. Ils devaient trouver le meilleur moyen de construire des moulins, de cultiver la vigne, de remplacer le houblon dans la fabrication de la bière, de fabriquer la poudre, de clarifier et de rafraîchir les eaux du Nil, etc. Ces problèmes posés par la nécessité devaient passer avant ceux de la spéculation pure, mais la science eut aussi son tour, et l'on peut dire que l'Égypte n'a été vraiment conquise que par elle. A ce point de vue, du moins, nos sacrifices ne furent pas perdus. Bonaparte établit au Caire une imprimerie arabe et française, grâce à laquelle l'armée put avoir son journal ; il y fonda des usines et une monnaie qui rapporta des bénéfices considérables en multipliant les moyens d'échange dans un pays où ils étaient presque inconnus et dont les habitants préféraient des boutons d'uniforme à la monnaie européenne.

Ces soins ne lui firent pas perdre de vue la nécessité d'achever la destruction des mameluks, dont une partie s'était, après la bataille des Pyramides, réfugiée dans la haute Égypte sous les ordres de Mourad-Bey. Cette tâche fut confiée à Desaix qui, après quelques jours de marche, rejoignit Mourad-Bey à Sédiman, où nos ennemis, comme aveuglés par une routine irrésistible, ne surent nous opposer que la marne tactique qu'aux Pyramides, un camp retranché gardé par un corps d'infanterie et flanqué par cinq à six mille cavaliers qui furent, comme aux Pyramides, attirés dans la plaine où ils se brisèrent sur nos carrés, sans que leurs fantassins leur fussent d'aucune utilité. Mais ils montrèrent cette fois un acharnement extraordinaire et partagé par les Arabes qui faisaient partie en assez grand nombre de leur armée. Ce fait prouvait suffisamment combien nous étions loin d'avoir produit l'apaisement que nous supposions. La révolte du Caire vint confirmer la démonstration, mais en l'éclairant du jour le plus sinistre.

 Cette insurrection, qui fut préparée avec un secret et un ensemble qui se voient rarement dans les entreprises de ce genre, avait surtout ceci de remarquable, qu'elle ne fut provoquée par aucun de ces excès qui accompagnent d'ordinaire l'occupation étrangère et rendent odieuse et insupportable la présence des envahisseurs. Elle n'avait pas d'autre cause que l'incompatibilité de deux civilisations si opposées. Bonaparte avait mis un art infini à faire de la nouvelle domination un bienfait pour l'Égypte, et le souvenir des mameluks, les plus durs des oppresseurs, devait, ce semble, lui rendre cette tâche facile ; il s'attachait chaque jour de plus en plus à se concilier les populations en adoucissant les charges qui pesaient sur elles, en montrant le plus grand respect pour leurs mœurs et leurs préjugés, en flattant surtout jusqu'à l'excès leurs sentiments religieux qui mettaient un abîme entre elles et nous. Il sentait bien qu'en dépit de ses efforts il y avait là une barrière invincible, et ne pouvant songer à amener les Arabes au christianisme, il eût vu avec plaisir son armée se faire musulmane, pour en finir avec cet obstacle. Mais l'initiative prise à cet égard par le général Menou ne parut que ridicule et trouva peu d'imitateurs, car les soldats avaient, à défaut de conviction religieuse, le sentiment et l'orgueil de leur supériorité morale. Cette impuissance lui faisait regretter de n'avoir pas vécu dans les temps antiques, où les conquérants n'étaient pas arrêtés par des scrupules de ce genre ; et parlant d'Alexandre le Grand, il l'enviait surtout d'avoir pu se faire proclamer fils de Jupiter Ammon, ce qui lui avait soumis l'Égypte plus sûrement que vingt batailles gagnées. Quant à lui, tout ce qu'il pouvait faire dans la mesquinerie d'une époque d'analyse et de raisonnement, c'était de recourir aux artifices et aux petits moyens. Il avait adopté le langage sentencieux et imagé de l'Orient ; il ne parlait aux cheiks et aux muphtis qu'en leur citant à tout propos des versets du Coran ; il se vantait auprès d'eux d'avoir « détruit le pape et renversé la croix ; » il s'efforçait de frapper leur imagination fataliste en s'attribuant une force irrésistible et une sorte de mission divine destinée à compléter l'œuvre de Mahomet. Tout cela fut pénétré, percé à jour par ces intelligences barbares qui, pour n'être pas dupes d'un pareil jeu, n'avaient besoin que de L'instinct de conservation et de la haine de l'étranger.

La révolte du Caire éclata le 21 octobre et dura trois jours. Elle fut réprimée avec une rigueur qui prouvait que nous avions déjà emprunté aux Orientaux autre chose que leurs sentences. Sans doute, le sang de nos sol4es assassinés dans les rues criait vengeance ; et puisqu'on s'était mis dans la nécessité d'amener une pareille insurrection, il fallait bien l'étouffer. Mais en présence des calamités qu'il avait provoquées, l'auteur de tant de maux aurait pu se souvenir que tous ces événements n'avaient eu pour origine que son désir de trouver en Égypte de nouveaux moyens d'éblouir les hommes ; alors peut-être eût-il hésité à signer les ordres impitoyables qui changèrent la répression en tuerie. « Le général en chef ordonne, écrivit-il d'abord au général Bon, que vous fassiez passer au fil de l'épée tous ceux que l'on rencontrera dans les rues armés. » (22 octobre.) Cette exécution pouvait sembler suffisante. Cependant il écrivait le lendemain à Berthier « Vous voudrez bien, citoyen général, donner l'ordre au commandant de la place de faire couper le cou à tous les prisonniers qui ont été pris les armes à la main. Ils seront conduits cette nuit au bord du Nil, entre Boulak et le vieux Caire ; leurs cadavres sans tête seront jetés dans la rivière ; » et quelques jours après à Regnier : « Toutes les nuits nous faisons couper une trentaine de têtes et beaucoup des chefs : cela leur servira, je crois, de bonne leçon. » Les paysans des environs du Caire s'étant associés à la révolte, on en fit saisir et décapiter un grand nombre. Un matin une troupe d'ânes chargés de sacs et escortés de soldats arriva sur la place d'Ez-Bekieh, le centre le plus populeux du Caire : les habitants, attirés par la curiosité, se pressèrent en foule autour de ce convoi ; alors les soldats ouvrirent les sacs, et les têtes des paysans roulèrent à terre sous les yeux de la multitude épouvantée.

Il y eut en tout de notre côté une cinquantaine de tués environ, et du côté des insurgés de deux mille à deux mille cinq cents. Telle était la réalité de ces rêves brillants qui fixaient et éblouissaient les regards du monde. Si notre sûreté exigeait, comme on l'a dit, de pareilles hécatombes, que penser de l'entreprise qui les avait rendues nécessaires ? De ces pauvres fellahs qui se faisaient massacrer pour chasser des étrangers qu'ils considéraient comme les ennemis de leur patrie et de leur foi, ou du jeune ambitieux qui ne leur faisait connaître la civilisation que sous les formes de la violence et de la ruse, qui, pour ajouter un degré de plus à son piédestal, avait amené la mort et la ruine de tant d'hommes, lesquels étaient plus près des traditions de l'ancienne barbarie ?

 

 

 



[1] Moniteur.

[2] Mémoires de Napoléon.

[3] Thiers, Histoire de la Révolution française.

[4] Lettre du 19 janvier 1798, citée par M. de Barante dans sou instructive Histoire du Directoire.

[5] Correspondance de Brueys citée par l'amiral Jurien de la Gravière dans son Histoire des guerres maritimes sous la république et l'empire : appendice.