Le
général Bonaparte prolongea son séjour en Italie jusqu'à la mi-novembre, afin
de mettre la dernière main à l'organisation de la Cisalpine. Ses derniers
arrangements pris, il quitta Milan le 17 novembre 1797, en laissant pour
adieux aux Italiens une proclamation remplie des plus magnifiques promesses.
Il y joignait des félicitations dont il avait malheureusement écrit trop
souvent la réfutation anticipée dans sa correspondance avec le Directoire : «
Les Cisalpins étaient le premier exemple, dans l'histoire, d'un peuple qui
devient libre sans passions, sans déchirements, sans révolution. Ils étaient
appelés à jouer un grand rôle dans les affaires de l'Europe, et, fussent-ils
abandonnés à eux-mêmes, bientôt aucune puissance de la terre ne serait assez
forte pour leur ôter leur liberté. Jusque-là, la grande nation les
protégerait contre les attaques de leurs voisins. Quant à lui, au premier
danger on le verrait accourir au milieu d'eux. » Derniers encouragements
prodigués à une illusion qu'il n'avait peut-être jamais partagée, inutile
déguisement d'une œuvre incapable de durer un instant par elle-même, et qui,
après nous avoir donné tous les profits de la conquête, allait bientôt nous
en offrir toutes les charges en nous imposant un onéreux protectorat. Bonaparte
passa d'abord à Turin, évita d'y voir le roi de Sardaigne, pour ne pas
s'engager envers un trône déjà chancelant. Il prit ensuite par le Mont-Cenis
et s'arrêta à Genève, où son premier soin, en arrivant, fut de faire
emprisonner le banquier Bontemps, suspect d'avoir aidé à l'évasion de Carnot,
dont les services et l'ancienne amitié n'étaient plus qu'un souvenir
importun. A Lausanne, il reçut les ovations du parti démocratique, qui
préparait déjà le soulèvement du canton de Vaud contre la suzeraineté des
Bernois. A Morat, il visita le champ de bataille où nous avions été vaincus ;
il critiqua le plan de Charles le Téméraire, déplorant ses fautes, comme s'il
se fût' agi de l'un de ses prédécesseurs ; il arriva enfin à Rastadt, après
avoir traversé le Rhin. Il y trouva les plénipotentiaires déjà réunis ; mais
il n'avait nullement l'intention d'y suivre les négociations ; il avait bien
assez de celles de Campo-Formio, et il y prévoyait des complications bien
plus embrouillées encore. Il tenait seulement à paraître à Bastadt pour
prendre, en quelque sorte, possession de ce débat diplomatique, de façon à en
garder tout l'honneur, s'il tournait bien, et à pouvoir en récuser la
responsabilité, s'il se terminait niai. Il voulait qu'on se souvint qu'il
avait passé par là, et il eut soin de signaler sa présence à Rastadt par la
sortie violente, mais d'ailleurs assez justifiée, avec laquelle il accueillit
le comte de Fersen, représentant de la Suède, qui avait marqué dans notre
révolution par son latinité avec la reine et sa participation active à tous
les complots de la cour. En quelques paroles vives et hautaines, Bonaparte
fit entendre au comte l'inconvenance qu'il y avait, de sa part, à se
présenter pour traiter avec la République française, et M. de Fersen, ainsi
dénoncé comme un obstacle au succès des négociations, quitta 'Rasta& le
lendemain même. Le général échangea ensuite avec M. de Cobentzel les
ratifications du traité de Campo-Formio, et partit pour Paris après avoir
signé la convention militaire qui nous livrait Mayence et Manheim. Il
arriva à Paris le 5 décembre, et descendit dans son petit hôtel de la rue
Chantereine qui reçut, à cette occasion, le nom de rue de la Victoire ;
flatterie ingénieuse et spontanée de la municipalité parisienne. Objet d'une
curiosité immense, universelle, il eut l'art de ne la satisfaire jamais qu'à
demi, ce qui était le plus sûr moyen de la faire durer longtemps, et la
stimulait au lieu de la décourager. Plein de réserve et de cette apparente
modestie de ceux qui échappent à la vanité par l'orgueil, négligé plutôt que
simple, calculé jusque dans son laisser aller, il se dérobait aux
acclamations de la foule comme à l'éclat des représentations officielles,
répondait aux empressements par une politesse exacte mais sans familiarité,
sortait rarement, parlait peu, et montrait dans sa tenue et ses manières un
sans-façon qui formait un contraste saisissant avec la gloire de son nom et
le ton un peu théâtral de ses proclamations. Forcé
d'oublier ses griefs devant une si éclatante popularité, le Directoire prit
son parti de bonne grâce et fit au général un magnifique accueil. Un autel de
la Patrie, chargé de trophées et surmonté de statues allégoriques, fut élevé
dans la cour du Luxembourg, les murs furent pavoisés de drapeaux, et un vaste
amphithéâtre fut dressé tout autour. C'est là que le Directoire, les
autorités et le corps diplomatique en tenue de grande cérémonie, reçurent le
général Bonaparte. Une foule immense, avide de contempler ses traits,
remplissait l'enceinte et les rues adjacentes. Lorsqu'il parut on ne vit plus
que lui, et des acclamations sans fin retentirent. Sa petite taille, sa
pâleur, son aspect maladif et fiévreux, son profil emprunté au type d'une
race étrangère, cette maigreur ardente qui semblait produite par la
consomption du génie, tout dans sa personne était inattendu, extraordinaire,
fait pour frapper les imaginations. Talleyrand
parla le premier. Son éloquence n'eut pas, ce jour-là, le goût et la mesure
qui lui étaient habituels, soit qu'il fût entraîné par l'enthousiasme
général, soit qu'il voulût gagner et séduire le triomphateur. Tout en
revendiquant pour la France et la révolution une partie de la gloire du
général, il le loua en termes qu'on ne peut guère employer décemment
qu'envers les morts, et dont Bossuet lui-même, s'adressant à Louis XIV,
n'avait jamais dépassé la flatterie. Il dépensa un art infini, mais hélas
bien superflu, à démontrer que cette journée était « le triomphe de l'égalité
». Répondant ensuite aux préoccupations qui ne pouvaient manquer de s'offrir
aux esprits prévoyants, il transforma Bonaparte en une sorte de héros
stoïcien, détaché de toutes les grandeurs de ce monde, n'ayant de goût que
pour la simplicité, l'obscurité, les sciences abstraites, et pour « ce
sublime Ossian qui semblait le détacher de la terre ». Non-seulement
il n'y avait pas lieu, selon l'orateur, de redouter son ambition, mais « il
faudrait peut-être un jour le solliciter pour l'arracher aux loisirs de sa
studieuse retraite ! » Le ton
seul de la réponse de Bonaparte était, pour qui savait comprendre, un démenti
donné à ces puériles rêveries si peu en rapport avec le caractère de celui
qui en était l'objet. Lorsqu'il parla, un grand silence se fit ; on écouta
avidement ses paroles sans les entendre. Son accent trahissait une sorte
d'impatience et d'irritation, seul genre de protestation qui lui fût permis
contre le singulier travestissement qu'on venait de lui imposer. Son discours
se composait de quelques généralités qui n'avaient pas grande signification,
surtout si on le compare aux allocutions si caractéristiques qui étaient
antérieurement sorties de sa bouche ; mais il avait, dans son allure brève et
saccadée, un ton qui décelait l'homme de commandement. Le seul trait remarquable
était la conclusion : « Lorsque le bonheur du peuple français sera assis
sur de meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre. » Ces
paroles, prononcées dans une circonstance aussi solennelle et par un homme
aussi calculateur, avaient, on pouvait le croire, un but bien déterminé : il
tenait à faire savoir dès lors qu'il voyait plus d'un changement à opérer
dans nos lois politiques. Ce mot méritait d'être retenu et pesé mûrement. Barras
parla ensuite, au milieu de l'inattention générale, et avec une emphase qui
laisse bien loin derrière elle tout ce que cette époque déclamatoire nous
offre en ce genre. Il compara successivement le général à Socrate, à César, à
Pompée, il lui prodigua les plus basses adulations au sujet de cette paix de
Campo-Formio qu'il avait si souvent flétrie comme honteuse pour la République
et infamante pour celui qui l'avait signée ; puis, conviant le pacificateur
de l'Europe à couronner une si belle vie par une nouvelle conquête, et
désignant à ses coups l'Angleterre : ci Allez, lui dit-il, allez enchaîner ce
gigantesque forban qui pèse sur les mers, allez punir dans Londres des
outrages trop longtemps impunis. De nombreux adorateurs de la liberté vous
attendent ; vous êtes le libérateur que l'humanité appelle par ses cris
plaintifs[1]. » Barras donna alors
l'accolade à Bonaparte, le Conservatoire exécuta un hymne composé par Chénier
et Méhul ; puis Joubert et Andréossy furent présentés au Directoire. Les
jours suivants, un grand nombre de fêtes furent données en l'honneur du jeune
général. Il s'y montra peu, usa de beaucoup de circonspection envers les
hommes des différents partis, habile à ménager toutes les opinions, mais
évitant de se prononcer sur les questions scabreuses, faisant de préférence
sa société habituelle des artistes et des savants, fréquentation sans couleur
politique, et pour laquelle il affichait dès lors le goût d'un souverain qui
se plaît à encourager le mérite. Une place était vacante à l'Institut, par
suite de la proscription de Carnot ; on la lui offrit par acclamation, et il
accepta sans scrupule la succession de son ancien protecteur, qui expiait
alors dans l'exil le crime de sa consciencieuse opposition au coup d'État de
fructidor. Il remercia l'Institut par une lettre dans laquelle il exaltait «
les seules vraies conquêtes, celles qu'on fait sur l'ignorance » (26 décembre) ; belles paroles qui n'ont
d'autre tort que de former une complète antithèse avec ses actes. Il se para dès
lors avec ostentation de son titre de membre de l'Institut, affectant de
mettre la palme du savant au-dessus des honneurs du général en chef, et se
plaisant à montrer, dans les cérémonies publiques, le vainqueur de l'Europe
vêtu de ce modeste et pacifique uniforme. Dans
ses rapports avec le Directoire il cachait, sous les dehors de l'abandon, une
défiance extrême, et, dans certaines occasions, d'injurieuses précautions que
justifiait à ses yeux la mort prématurée de Hoche. C'était à Barras, celui
des directeurs avec lequel il était le plus lié, que s'adressaient
particulièrement ses soupçons. Il le regardait comme un homme à ne reculer
devant aucune extrémité. Rien ne prouve, d'ailleurs, que ses appréhensions
aient été fondées, bien que ce corrompu joignît tous les vices de l'ancien
régime à tous ceux du nouveau. A supposer qu'ils eussent été capables
d'éprouver la tentation de se défaire de lui par de tels moyens, les directeurs
se sentaient encore trop forts pour le re- douter à ce point. Ils savaient
bien que le général était déjà l'objet d'une grande attente, que beaucoup de
gens le pressaient de s'emparer de la dictature ; mais ils savaient aussi que
rien n'était encore prêt, que les éléments sur lesquels il lui faudrait
s'appuyer n'avaient encore aucune consistance. Ils se plaisaient à lui
montrer les rapports que leur police Leur adressait à ce sujet, moins dans le
but de lui témoigner leur confiance que pour lui prouver qu'ils avaient l'œil
sur lui. Sa popularité croissante leur inspirait pourtant de sérieuses
alarmes, et, tout en feignant d'en jouir avec lui, ils faisaient sous-main
tout ce qu'ils pouvaient pour la diminuer. C'est ainsi qu'ils firent rejeter
par le Conseil des Cinq-Cents la proposition de lui donner Chambord à titre
de dotation nationale. En revanche, ils le pressaient avec ardeur de se jeter
dans l'aventureuse entreprise qui était censée devoir mettre le comble à sa
gloire, et qu'ils avaient annoncée à l'Europe en lui décernant le titre de
général en chef de l'armée d'Angleterre. Les
préparatifs de cette expédition se faisaient à grand bruit dans tous les
ports de la République, mais ils étaient poussés avec plus d'ostentation que
de réelle activité. En attendant l'achèvement de ces apprêts, Bonaparte était
consulté sur toutes les affaires, appelé à toutes les délibérations
importantes. On semblait vouloir le dédommager des rigueurs d'une loi
imprévoyante, en l'associant par avance au pouvoir auquel ses vingt-neuf ans
ne lui permettaient pas encore de prendre une part ostensible. Le premier
usage qu'il fit de cette influence fut de faire retirer le commandement de
l'armée du Rhin à Augereau, devenu son ennemi décidé depuis la duperie dont
il avait été l'objet en fructidor. Augereau, avec la clairvoyance de la
haine, avait depuis longtemps pénétré ses projets et les dénonçait sans
relâche au Directoire. Bonaparte l'accusa d'entraver, par ses démonstrations
jacobines, les négociations avec l'Allemagne ; et une disgrâce à peine
déguisée le confina à Perpignan, dans un poste obscur et sans avenir. Le
général Bonaparte n'avait jamais pris au sérieux le projet de descente en
Angleterre. Il connaissait l'insuffisance des moyens d'exécution qui étaient
mis à sa portée. A supposer que la descente réussit, ce qui était fort
improbable, il savait qu'il aurait affaire en ce pays à une race d'hommes
toute différente de celle qu'il avait eue à combattre en Italie, et que s'il
n'était pas facile de pénétrer dans cette île fameuse, contre laquelle
s'étaient tant de fois brisés nos efforts, il le serait encore moins d'en
sortir. Il n'avait donc garde de risquer toute sa gloire acquise sur un enjeu
aussi hasardé. Depuis longtemps déjà il nourrissait un projet dont le but
final n'était guère plus aisé à atteindre, mais dans lequel, du moins, il
trouverait de nombreuses occasions d'étonner et d'éblouir les hommes,
toujours plus frappés du brillant de l'exécution que de la solidité des
résultats. Or, c'était là surtout ce qu'il voulait. L'expédition d'Égypte
n'exigeait pas le lent et périlleux labeur auquel l'eût condamné la tâche
ingrate de dompter la fière Angleterre ; et, dans l'état de langueur et de
décrépitude où se trouvait l'Orient, elle devait nous procurer en, peu de
temps des succès éclatants sinon durables. Le
général feignit toutefois de s'associer aux vues du Directoire. Lorsqu'à
Passeriano, dans le premier feu de ses projets sur l'Orient, il avait appelé
l'attention des directeurs sur les facilités que notre établissement aux îles
Ioniennes allait nous procurer pour fonder quelque État nouveau sur les
ruines de l'empire turc, et particulièrement pour nous emparer de Malte et de
l'Égypte, ses ouvertures n'avaient été d'abord accueillies que par des
objections. Plus tard ils lui avaient donné leur adhésion, mais d'une façon
vague et indéfinie. Avant de la leur demander de nouveau il voulait les
convaincre qu'il avait d'abord tout fait pour réaliser leurs propres
desseins. Il partit donc pour faire en personne, le long de nos côtes,
l'inspection des préparatifs dirigés contre l'Angleterre (10 février
1798). Il
interrogea les pilotes et les matelots, examina les travaux, vit tout par
lui-même avec ce soin minutieux qu'il apportait dans les détails
d'organisation, mais avec une arrière-pensée bien différente des intentions
qu'on aurait pu lui supposer d'après ce voyage, car il avait avec lui, dans
sa voiture, tous les livres, les plans et les études relatifs à l'expédition
d'Égypte, à laquelle il voulait justement faire servir le matériel de celle
d'Angleterre. A son retour à Paris, il déclara « que rien ne serait prêt
avant longtemps, qu'il ne jouerait pas le sort de la France sur un coup de dé
aussi chanceux » ; et les préparatifs dirigés contre les Anglais reçurent une
destination nouvelle, mais soigneusement cachée au public. L'idée
d'entraîner hors de France, dans un pays lointain et peu connu, avec lequel
nos communications devaient être forcément coupées dans un temps donné,
l'élite de nos soldats, de nos généraux, de nos savants, à un moment où la
paix n'était pas signée, où l'Europe était encore en armes contre nous, où une
telle conquête ne pouvait manquer d'aggraver les mécontentements et surtout
de relever des inimitiés découragées, mais non éteintes, cette idée était
presque aussi impolitique que celle qui fit plus tard la guerre de Russie,
bien qu'elle ne fût pas de nature à amener de si grands désastres. Les
chimères que Bonaparte y mêla, et qui sont presque la seule partie de cette
conception qui lui appartienne en propre, ne sont pas moins hasardées que
celles qui devaient le perdre plus tard ; mais, fort heureusement pour lui,
il n'eut pour instrument qu'une petite armée, au lieu d'y pouvoir dépenser
les forces de plusieurs nations, et il se heurta, dès les premiers pas, aux
impossibilités qu'elles soulevaient. L'occupation
de l'Égypte n'avait par elle-même rien d'impraticable. Bien dirigée et
sagement restreinte, elle eût peut-être offert, dans une époque de paix,
quelques résultats utiles. On l'avait plus d'une fois discutée dans les
conseils de l'ancien régime. Leibnitz avait soumis à Louis XIV un projet de
colonisation de l'Égypte. On avait repris cette idée sous le règne de Louis
XVI, et Bonaparte eut sous les yeux les études qui avaient été faites pour
cet objet. Enfin, plus récemment, Magalon, notre consul à Alexandrie, avait
adressé un mémoire dans le même sens au ministre Charles Delacroix, qui
l'avait autorisé à venir soutenir et développer ses vues à Paris (en août 1796). Mais, dans les plans de
Bonaparte, ce projet avait pris de tout autres proportions. Il impliquait non
seulement une colonisation, tentative si hasardeuse chez un peuple si peu
assimilable, et avec des colons tels que les Français, mais encore un
bouleversement complet de l'Orient, dont les éléments de régénération étaient
supposés n'attendre qu'une étincelle pour reprendre vie et se mettre en
mouvement à l'appel de nos armées ; hypothèse qu'aucun fait sérieux
n'autorisait. Ruiner les établissements anglais dans l'Inde, chasser ensuite
les Turcs de Constantinople et les renvoyer en Asie au moyen d'un immense
soulèvement des populations grecques et chrétiennes, enfin revenir sur
l'Europe en la prenant à revers, selon la pittoresque expression de l'auteur
de ces plans gigantesques, telle était la conception qui hantait cette
imagination sans frein, et dont l'occupation de l'Égypte n'était que le
modeste préliminaire. Pour
s'expliquer comment il put obtenir le consentement du Directoire, dans un
moment où rien n'était assuré au dedans, et où tout annonçait au dehors
l'imminence d'une coalition nouvelle, il faut se rappeler tout à la fois et
l'enivrement causé par de prodigieux succès, et le désir qu'éprouvaient les
directeurs de se débarrasser d'un homme dont l'ambition croissait avec la
fortune, et le besoin dévorant, insatiable, qui possédait cet homme,
d'échapper à des loisirs sans gloire, et de fixer de nouveau les regards du
monde. Le général Bonaparte était trop clairvoyant pour croire que le
Directoire pourrait, sans lui, maintenir la France à la hauteur périlleuse où
ses victoires venaient de la placer. Mais cette prévision, loin de contrarier
ses plans, en faisait en quelque sorte partie. Il lui convenait
essentiellement de montrer, par des preuves éclatantes, qu'on ne pouvait rien
sans lui, que tous nos succès militaires tenaient à son génie, qu'il était
enfin l'homme unique et nécessaire, et, depuis la mort de Hoche, cette
conviction était celle de beaucoup de gens. Ainsi qu'il l'a écrit lui-même
avec un machiavélisme naïf, « pour qu'il fût maitre de la France, il fallait
que le Directoire éprouvât des revers en son absence, et que son retour
rappelât la victoire sous nos drapeaux[2]. » Il
avait d'ailleurs horreur du repos, et toutes ses facultés étaient tournées du
côté de l'action. Il redoutait plus encore cette analyse inévitable à
laquelle allait le soumettre le scepticisme spirituel et pénétrant des salons
de Paris, sorte de laboratoire intellectuel où tout se décompose. Il
connaissait ce peuple mobile et railleur, qui se venge de ses engouements par
son indifférence et se familiarise si vite avec les idoles qu'il a le plus
encensées. « On ne conserve à Paris le souvenir de rien, disait-il à ses
intimes ; si je reste longtemps sans rien faire, je suis perdu. On ne m'aura
pas vu trois fois au spectacle qu'on ne me regardera plus. » Il fallait
donner de nouveaux aliments à la curiosité, à l'émotion, à cette soif du
merveilleux qui, dans l'esprit de la nation, avait pris la place des passions
révolutionnaires. Il fallait soutenir son personnage, achever, par de
nouveaux traits, ce conquérant, ce héros que venait de créer, sous son nom,
l'imagination populaire. A ce point de vue, « la petite Europe n'était qu'une
taupinière et ne fournissait pas assez de gloire ; il irait en demander â
l'Orient, à cette terre des miracles qui, seule, avait vu de grands empires
et de grandes révolutions, et où vivaient six cent millions d'hommes. » Comment
des esprits, dominés par de telles pensées, eussent-ils été arrêtés par le
scrupule de violer le droit des gens en s'emparant de Malte, qui ne nous
avait donné aucun grief sérieux et qui n'était pas en guerre avec nous, ou de
rompre par une sorte de guet-apens avec la Turquie, notre alliée séculaire,
avec ceux que Bonaparte lui-même appelait « nos bons amis les Turcs » (lettre du 23
décembre 1797), en
reconnaissance de l'argent et des approvisionnements de toute nature qu'ils
venaient de fournir spontané' ment à notre garnison de Corfou ? Une
seule chose retardait l'exécution de ces projets, c'était le manque d'argent.
Depuis que le Trésor n'était plus alimenté par les millions de l'Italie, nos
finances étaient retombées dans leur ancienne détresse, et cette pénurie
paralysait tout. On y pourvut par l'occupation de Rome et par l'invasion de
la Suisse. Bonaparte,
dans ses mémoires, blâme sévèrement ces deux actes, dont les conséquences
devaient être si funestes. Il revendique, comme un honneur, le mérite de les
avoir combattus par son opposition. Sa correspondance démontre, avec la
dernière évidence, qu'il en a conservé jusqu'au bout la haute direction :
toutes les instructions adressées à Brune et à Berthier sont de sa main. Les
conséquences de cette double invasion n'étaient pourtant que trop faciles à
prévoir dans l'état précaire et menacé de la paix européenne, mais ce n'était
pas lui qui aurait à en répondre. Ces deux événements, qui devaient lui
fournir tous les moyens d'action dont il avait besoin pour son expédition,
n'étaient-ils pas d'ailleurs de ceux qui étaient nécessaires, pour que, selon
son expression si frappante, « le Directoire éprouvât des revers en son
absence ? » Quoi qu'il en soit, aucune trace de son opposition n'est restée ;
les témoignages de sa connivence sont, au contraire, aussi nombreux que
concluants ; et si, comme il l'affirme, il désapprouvait ces dangereux
envahissements, son premier devoir, dans sa haute et prépondérante situation
politique, n'était-il pas de ne point s'associer à leur accomplissement ? L'occupation
de Rome fut motivée par l'assassinat du général Duphot. Ce meurtre, qui était
une récidive, appelait sans doute une répression sévère, mais s'il devait
être suivi d'une mesure aussi grosse de complications que la destruction de
la papauté, on était au moins tenu de choisir le moment où ce coup pouvait
être frappé avec avantage, car il était insensé d'aller à nome si l'on
persistait à aller en Égypte ; il fallait sacrifier l'une ou l'autre de ces
deux grandes aventures. Quant à l'invasion de la Suisse, rien ne la
légitimait, et les démocrates vaudois, qui, pour s'affranchir de la
domination justement détestée de leurs suzerains de Berne, ne craignirent pas
d'attirer sur leur patrie le fléau mille fois plus redoutable de l'invasion
étrangère, furent cruellement punis de leur aveuglement, lorsqu'au pillage
des trésors lentement amassés par l'économie de leurs pères, ils durent
reconnaître le mobile qui avait armé leurs prétendus libérateurs., Ce mobile,
qui résulte si clairement et de la conduite des autorités françaises en
Suisse et de tous les documents qui nous restent, sur cette triste
entreprise, a été présenté comme une invention accréditée par les
criailleries cc de ce petit peuple avare »[3]. On s'en rapportera peut-être,
sur ce point, à l'affirmation de Napoléon lui-même, qui dirigeait, de Paris,
l'expédition : « Un autre motif, dit-il, était au moins aussi influent sur
les décisions du Directoire ; c'était les millions de Berne qu'il convoitait.
» L'expédition
de Home fut conduite par Berthier, le chef d'état-major de Bonaparte.
Celui-ci lui avait laissé sa succession en Italie, en partie parce qu'il
connaissait son incapacité de commander en chef et savait (Fie Berthier était
de tous ses lieutenants le plus propre à le faire regretter, en partie pour
réfuter les ridicules assertions de ceux qui s'étaient plu à attribuer ses
victoires aux conseils de cet officier. L'invasion de la Suisse fut confiée à
Brune, général qui s'était distingué en Italie, où il était arrivé vers la
fin de la campagne, et que Bonaparte ménageait en raison de son influence
connue sur la fraction extrême du parti républicain. L'un et l'autre reçurent
ses instructions, lui soumirent leurs plans, lui rendirent compte de leurs opérations,
dont le but, ainsi que Berthier l'écrivait naïvement à son général, était
plus fiscal que politique « En m'envoyant à Home, lui écrivait-il, vous me
nommez le trésorier de l'expédition d'Angleterre ; je tâcherai de bien
remplir la caisse[4]. » Bientôt le pillage de
ce musée du monde, la révolte des troupes qu'on laissait dans le plus complet
dénuement, afin que la caisse fût d'autant mieux rempli e, et les
réquisitions impitoyables de Haller, le grand fournisseur de l'expédition
d'Égypte, attestaient suffisamment que Berthier avait su tenir parole. Quant
à Brune, il s'empara, à Berne seulement, de plus de 16
millions en numéraire et en lingots, de 7 millions en armes et en munitions,
de 18 millions en réquisitions de vivres. Et la destination de cet argent
était si bien fixée à l'avance, que plusieurs millions furent envoyés
directement de Berne à Toulon. Telle était maintenant la besogne à laquelle
on employait ces armées républicaines si connues au début par leur
désintéressement, leur noblesse et leur pureté. Deux ans de guerre en Italie
avaient suffi pour opérer ce changement. Le 12
avril, le Directoire signa les arrêtés relatifs à l'expédition d'Égypte ;
mais ils demeurèrent secrets, car il était important de ne pas donner l'éveil
aux Anglais. Ces décrets remettaient aux mains du général Bonaparte des
forces considérables de terre, et de nier en l'investissant d'un pouvoir
discrétionnaire quant à l'emploi qu'il lui conviendrait d'en faire. On
t'autorisait à emmener avec lui « autant de forces qu'il le jugerait
convenable, » à dégarnir l'Italie des divisions qui se trouvaient à Gênes, à Civitta-Vecchia,
à Corfou, à s'emparer de Malte et de l'Égypte, à chasser les Anglais de
toutes leurs possessions d'Orient, à « couper l'isthme de Suez. » C'était en
quelque sorte titi donner un royaume à l'étranger pour éviter de lui laisser
prendre la souveraineté en France. Bonaparte profita largement de la latitude
qu'on lui donnait. Il enrôla des savants, des artistes, des littérateurs
choisis parmi les plus distingués : Monge, Berthollet, Geoffroy Fourier,
Denon, Larrey, Desgenettes, Dolomieu, etc. Pour ses généraux, il ne se contenta
pas de ses anciens compagnons d'armes de l'armée d'Italie, il choisit dans
toutes les armées de la République. Il en enleva l'élite, ce qui était en
briser le nerf. On eût dit qu'il ne voulait rien laisser derrière lui. Il
prit Desaix, Kléber, Davoust, Reynier, Caffarelli, Belliard, et avec eux la
plupart de ses anciens lieutenants : Murat, Lannes, Marmont, Berthier,
Andréossy, Junot, tout ce qu'il y avait de jeune, d'énergique, d'aventureux.
Le Directoire était si heureux de se délivrer de lui, qu'il lui laissait
enlever la fleur d'une génération qui faisait la force de notre pays, et les
mobiles de son empressement à seconder le général étaient aussi peu avouables
que ceux qui poussaient celui-ci à précipiter tant de précieuses existences
dans la plus téméraire des entreprises. Un incident
qui était de nature à faire hésiter et réfléchir un gouvernement plus
soucieux de la sécurité et de l'honneur de la France, vint retarder de quinze
jours le départ de l'expédition. Bernadotte, notre ambassadeur à Vienne,
ayant été gourmandé par le Directoire au sujet de la tiédeur de son
républicanisme et de ses ménagements pour l'aristocratie viennoise, fit
arborer à son hôtel le drapeau républicain, conformément aux ordres qu'il
avait reçus, mais contrairement aux usages diplomatiques. Cette démonstration
irrita la population viennoise, qui insulta aux couleurs nationales, et brisa
à coups de pierres les fenêtres de l'hôtel de l'ambassade. Cette émeute,
qu'on calma à grand' peine, était surtout grave en ce qu'elle montrait les
dispositions réelles d'un peuple qu'on pouvait croire sinon soumis, du moins
démoralisé et frappé d'épouvante. Elle prouvait que pour reprendre les hostilités,
la cour de Vienne n'aurait qu'à le suivre, au lieu d'avoir à le pousser comme
on se plaisait généralement à le supposer. Le
Directoire vit d'abord dans cet événement une occasion inespérée de
recommencer la guerre et de revenir sur les stipulations de Campo-Formio. Il
offrit à Bonaparte le titre de général en chef de l'armée d'Allemagne. Mais
celui-ci, tout entier à ses préparatifs, l'esprit plein des espérances qu'il
attachait au succès de son projet, se montra peu empressé à entrer dans ces
vues. Il savait trop combien l'Autriche était encore embarrassée pour croire
que les scènes de Vienne eussent été une rupture calculée. Cependant, comme
il était toujours maître de ses plans et se réservait jusqu'au dernier moment
le pouvoir de les modifier selon l'opportunité, il voulut éprouver selon son
habitude les chances nouvelles qui s'offraient à lui, écrivit à M. de
Cobentzel pour arranger l'affaire, s'offrit même à retourner à Rastadt, et sa
proposition fut acceptée. Mais le won de maitre qu'il reprit à cette
occasion, le mystère dont il couvrit ses démarches, et la remuante activité
avec laquelle il attirait tout à lui, firent bien vite repentir les
directeurs de leur premier mouvement. La cour de Vienne, qui voulait gagner
du temps, dissimula l'irritation que lui avait causée l'invasion de la Suisse
et de Rome, nous offrit les satisfactions les plus rassurantes. Mais, à
mesure que le Directoire se refroidissait pour une rupture avec l'Autriche,
Bonaparte semblait de son côté avoir tout à coup conçu des scrupules de
conscience dont il n'avait pas eu l'idée jusque-là, et vouloir reculer devant
la responsabilité qu'allait faire peser sur lui l'éloignement d'une telle
armée dans des circonstances si périlleuses pour la République. Et bien qu'il
écrivît à Kléber, à Caffarelli, à Brueys « que quelques troubles arrivés à
Vienne avaient nécessité quelques jours sa présence à Paris, mais que cela ne
changerait rien à l'expédition, » ses hésitations paraissaient augmenter
chaque jour, soit qu'il voulût se faire ordonner formellement l'exécution de
l'entreprise pour n'avoir pas à répondre de ses conséquences si elles étaient
fâcheuses, soit plutôt qu'il eût entrevu dans ces dernières circonstances
quelque moyen de réaliser un dessein plus cher à son ambition, grâce aux
forces qui se trouvaient concentrées dans ses mains. Mathieu Dumas affirme
dans ses mémoires avoir reçu du général Desaix, qui avait été son
aide-de-camp et qui était resté son ami, la confidence qu'à la veille même de
son départ pour l'Égypte, Bonaparte avait tout préparé pour le renversement
du Directoire et fut sur le point d'exécuter ce coup de main. Ce témoignage
s'accorde avec les renseignements que les directeurs recevaient sur les
menées du général. De là l'énergie significative avec laquelle lui fut intimé
l'ordre de partir. La scène fut très-vive, et eut lieu au sein même du
Directoire. Au premier mot de contrainte, Bonaparte s'emporta et offrit sa
démission ; mais cette offre ne produisit plus le même effet qu'autrefois.
Rewbell lui tendit froidement une plume en lui disant : « Écrivez-la,
général ; la République a encore des enfants qui ne l'abandonneront pas. » Le
général prit la plume, mais se la laissa arracher des mains par Merlin, et ne
parla plus de se démettre. Il
quitta Paris le 3 mai, en y laissant pour le général Brune, qui venait d'être
placé à la tête de l'armée d'Italie, des instructions détaillées sur la
conduite des opérations militaires dans ce pays, tant la rupture avec
l'Autriche paraissait imminente. La position que Brune devait défendre à tout
prix comme la clef de l'Italie, était cette même ligne de l'Adige, du lac de
Garde à Porto-Legnago, sur laquelle Bonaparte avait soutenu sans en être
ébranlé tant de chocs terribles. Le pivot de la résistance devait être à
Castel-Novo où l'on est à portée, soit de défendre le passage du fleuve, soit
de commander les défilés qui débouchent sur Rivoli. Il lui rappelait tout
particulièrement la manœuvre si originale qui lui avait si bien réussi à
Ronco, en le portant d'un bond sur les derrières de l'ennemi. Vaines
recommandations qui n'ont jamais suppléé au génie. D'ailleurs le plus grave
danger de l'Italie n'était pas là, mais dans l'infirmité de ce que nous y
avions fondé. L'œuvre de Bonaparte s'écroulait d'elle-même. Depuis le jour où
l'on avait vu Berthier chasser ignominieusement, des Conseils de la
Cisalpine, les députés qui refusaient de ratifier une mesure qu'il avait
soumise à leurs délibérations, le dernier masque qui déguisait la conquête
était tombé. L'anarchie honteuse qui divisait les vainqueurs las de leurs
propres excès, ne présageait pas avec moins de force la ruine prochaine de
cette création éphémère. Mais Bonaparte était devenu indifférent et comme
étranger à cette talle qu'il avait si souvent promis de régénérer. H n'avait
aimé en elle que sa propre gloire. Depuis qu'elle ne pouvait plus servir sa
renommée, elle avait perdu tout intérêt pour lui. Que lui importait
maintenant la destinée d'un pays où il n'était plus ? C'est à travers les
mirages de l'Orient que lui apparaissait désormais le fantôme de sa grandeur
future, et avec ce prestige les déserts affreux de l'Afrique effaçaient à ses
yeux la brillante Italie. Arrivé
à Toulon, le général sut honorer les derniers instants de son séjour en
France par une protestation énergique et éloquente contre une exécution
sanguinaire qu'on venait d'y commettre au nom de la loi sur les émigrés : un
vieillard de quatre-vingts ans avait été passé par les armes. Bonaparte
réprimanda sévèrement la commission militaire qui avait rendu ce jugement
inique quoique légal. « Le militaire, écrivit-il aux juges, qui signe
une sentence de mort contre une personne incapable de porter les armes, est
un lâche. » Heureuse et bénie sa mémoire s'il ne s'était jamais mis au-dessus
des lois de son pays que par des actes de ce genre ! La
veille de l'embarquement, il passa son armée en revue, et lui adressa une
allocution qui est restée célèbre par le désaveu dont elle a été l'objet, et
qui est à la fois beaucoup plus significative et beaucoup plus conforme au
caractère de son auteur que la proclamation qui lui fut substituée après
coup. Bien que cette harangue porte à chaque ligne la signature de celui qui
l'a dictée, son authenticité a été contestée encore de nos jours, mais avec
plus de légèreté que de raison, car elle est établie d'une façon irréfutable
dans un des nombreux entretiens recueillis par Las Cases. Bonaparte y faisait
un nouvel appel aux sentiments qui l'avaient si puissamment servi en Italie.
Mais il fallait leur parler un langage plus clair encore en raison de
l'incertitude d'une entreprise aussi aléatoire. De là ce qu'il y avait de
choquant dans ses paroles. «
Soldats, disait-il, il y a deux ans que je vins vous commander. A cette
époque vous étiez dans la rivière de Gênes, dans la plus grande misère,
manquant de tout, ayant sacrifié jusqu'à vos montres pour votre subsistance.
Je vous promis de faire cesser vos misères, je vous conduisis en Italie. Là,
tout vous fut accordé. Ne vous ai-je pas tenu parole ? Eh bien ! apprenez que
vous n'avez pas encore assez fait pour la patrie, et que la patrie n'a pas
encore assez fait pour vous. Je vais vous mener dans un pays où, par vos
exploits futurs, vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd'hui vos
admirateurs, et rendrez à la patrie les services qu'elle a droit d'attendre
d'une armée d'invincibles. Je promets à chaque soldat qu'au retour de cette
expédition il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre. » Ce
langage, dont la crudité révolta la délicatesse des directeurs, était
parfaitement approprié à l'esprit nouveau que Bonaparte avait développé dans
les armées républicaines. Il n'avait d'autre tort que de dire trop nettement
ce que jusque-là on avait dissimulé sous des lieux communs oratoires. C'était
avouer trop clairement qu'on ne faisait plus la guerre qu'en vue du butin, et
un tel aveu n'était guère propre à rassurer l'Europe déjà alarmée par notre
équipée en Suisse, La harangue se relevait d'ailleurs vers sa péroraison par
l'évocation obligée des souvenirs de la Home antique « Habituez-vous aux
manœuvres de bord, devenez la terreur de nos ennemis de terre et de mer. Imitez-en
cela ces soldats romains qui surent à la fois battre Carthage en plaine et
les Carthaginois sur leurs flottes. » Ce
discours, qui avait enflammé le soldat au plus haut point, n'eut pas le même
succès auprès du public, dont l'enthousiasme était â un diapason beaucoup
plus élevé. Bonaparte lui-même en sentit probablement l'inconvenance
politique, car deux jours après il publia une proclamation d'où il avait
soigneusement fait disparaître les promesses qu'il avait d'abord Gru devoir
jeter aux convoitises du soldat. Le journal du Directoire la reproduisit en déclarant
la première apocryphe et en assurant « qu'elle n'était ni assez réfléchie ni
assez élevée pour être l'ouvrage du vainqueur de l'Italie. » On mit
à la voile le 19 mai. Les Anglais, toujours persuadés que ces préparatifs
avaient pour but une descente en Angleterre, s'étaient contentés de garder à
Gibraltar le débouché de la Méditerranée, et n'avaient laissé devant Toulon
qu'une escadre de blocus insuffisante, commandée par Nelson. Une tempête
venait de la forcer de relâcher au sud-ouest de la Sardaigne. Notre flotte
put donc sortir sans qu'aucun avis en fût donné aux forces anglaises. Le 9
juin elle rallia devant Malte les divisions parties d'Ajaccio et de Civitta-Vecchia.
Elle comprenait treize vaisseaux de ligne, quatorze frégates, soixante-douze
corvettes, enfin un nombre total de près de cinq cents embarcations de tout
bord, portant environ vingt-cinq mille soldats et dix mille marins. Spectacle
imposant, mais qui cachait mal aux hommes du métier les dangers d'un si
énorme encombrement. Selon Brueys lui-même, qui avait le commandement en chef
des forces maritimes, dix vaisseaux de guerre anglais eussent suffi pour
jeter le désordre dans cet immense convoi et pour le détruire. Tout le succès
de tant de combinaisons et de projets tenait au hasard incertain d'une
traversée sans rencontre fâcheuse. Mais la
fortune semblait alors veiller sur son favori avec une sollicitude et une
prévoyance en quelque sorte maternelles. Elle commença par lui donner Malte,
que la plus faible résistance nous eût forcés d'abandonner, car il était
important de ne pas laisser aux Anglais le temps de nous y venir surprendre,
ce qui eût été un malheur irréparable. Bonaparte ne pouvait tenter sur Malte
qu'un coup de main. Un siège régulier lui était interdit par mille
impossibilités, et la place était si forte que la moindre démonstration un
peu soutenue l'eût contraint à passer outre. Mais au lieu de rencontrer dans
l'Ordre de Malte l'énergie qu'on était en droit d'attendre de ce débris de la
chevalerie, il ne trouva devant lui que des adversaires démoralisés et
divisés, des fils de famille qui, n'ayant plus depuis longtemps à combattre
d'autre ennemi que l'ennui, usaient dans d'indignes loisirs des forces
désormais sans emploi et passaient leur vie à aller donner et recevoir des
fêtes dans les villes du littoral italien. Ce fut cet abaissement moral où
étaient tombés les chevaliers de Malte, beaucoup plus que les intelligences
qu'il s'était ménagées dans la langue de France par l'entremise de
Poussielgue, qui lui livra cette place inexpugnable. Le
grand maître de l'Ordre, qui était alors le comte de Hompesch, ne sut montrer
d'abord dans cette circonstance critique qu'une incrédulité aveugle qui ne voulut
rien écouter ; puis, lorsque le débarquement eut lieu, un profond
découragement, suivi de la plus honteuse inertie. Une partie des chevaliers
voulaient défendre le poste qui leur était confié ; il paralysa leur
résistance, encouragea par son lâche abattement la mutinerie de la population
maltaise, et enfin capitula après une démonstration insignifiante, ne se
montrant préoccupé que de se faire assurer une forte pension que le général
Bonaparte fixa à 300.000 francs. Le mot spirituel de Caffarelli apprécie ce
fait d'armes à sa juste valeur « Il est heureux, dit-il, qu'il se soit trouvé
quelqu'un dans Malte pour nous en ouvrir les portes, car sans cela nous n'y
serions jamais entrés I » Ainsi succomba cette antique institution qui
méritait, sinon une plus longue existence, du moins un plus noble trépas.
S'il lui était resté une étincelle de son ancien esprit, elle n'eût pas
laissé échapper l'occasion d'honorer sa chute en tenant tête, ne fût-ce qu'un
instant, à un homme plus ennemi de l'esprit de chevalerie qu'aucun des
adversaires passés de l'Ordre hospitalier. Bonaparte
trouva à Malte douze cents pièces de canon, dix milliers de poudre, deux
vaisseaux de guerre, une frégate, quatre galères, quarante mille fusils. Il
mit la main sur tout ce butin devenu notre propriété en vertu du droit
nouveau qu'il avait mis à la mode ; le seul grief qu'on eût trouvé à invoquer
contre l'Ordre, avait été l'asile qu'il avait accordé à quelques émigrés, ce qui
était plutôt de nature à honorer l'Ordre qu'à nous rendre propriétaires de
tout ce qu'il possédait. Le général envoya comme trophée au Directoire le
modèle en argent de la première galère qu'avaient eue les chevaliers. Il
quitta Malte le 19 juin, après avoir organisé sa conquête et laissé une
garnison dans l'île. Pendant
ce temps, Nelson, renforcé de dix vaisseaux, avait reparu devant Toulon ; il
y avait appris le départ de la flotte française. Obligé de la suivre sur des
indications vagues et incomplètes, il avait touché à Naples au moment même
Ott nous quittions Malte. Arrivé à Naples, il devina que notre destination
était l'Égypte, nous devança sans s'en douter pendant la nuit devant Candie,
où notre armée échappa par miracle à une destruction certaine, nous précéda
d'un jour à Alexandrie, où personne ne put lui donner de renseignements sur
nous, et nous supposant alors en route pour la Syrie, se dirigea en toute
hâte de ce côté, ce qui nous sauva une seconde fois à notre propre insu.
Bonheur merveilleux, que souvent la fortune n'accorde pas aux plans les mieux
combinés, et qui nous était prodigué alors avec une libéralité sans bornes,
comme pour mieux nous cacher le piège où ces faveurs devaient nous faire
tomber plus tard. Le 28
juin l'expédition était encore en pleine mer, lorsque Bonaparte fit enfin
connaître à ses soldats le lieu où il les conduisait et le but de son
entreprise : ils allaient porter un coup mortel à l'Angleterre, réaliser une
conquête dont les effets sur la civilisation seraient incalculables. Mais ils
devaient se concilier les habitants de ces contrées, en respectant leurs
mœurs, leur religion, leurs coutumes. « Agissez avec eux comme nous avons agi
avec les Juifs et les Italiens. Ayez des égards pour leurs muphtis et leurs
imans, comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques. Ayez pour les
cérémonies que prescrit l'Alcoran la même tolérance que vous avez eue pour
les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et de
Jésus-Christ. Les légions romaines protégeaient toutes les religions. » En
même temps, il mit à l'ordre du jour des mesures sévères pour prévenir le
pillage, précaution bien nécessaire au maintien de la discipline dans une
armée si bien disposée à profiter de tous les droits de la guerre,
c'est-à-dire de tous les abus de la force, par l'emploi avantageux qu'elle en
avait fait précédemment en Italie. Le 30
juin la flotte française parut devant Alexandrie. Les Anglais ne s'étaient
éloignés que l'avant-veille ; on les croyait encore tout près de là, ce qui
fit opérer le débarquement avec une précipitation qui ressemblait à une
déroute plutôt qu'à une prise de possession. L'armée mit pied à terre à
l'anse du Marabout et marcha aussitôt sur Alexandrie, dont elle n'eut pas de
peine à s'emparer dans les conditions de défense où se trouvait cette place.
Bonaparte s'y arrêta huit jours. L'Égypte
était alors censée dépendre de l'empire turc, mais le sultan n'y était
représenté que par un pacha sans autorité réelle et confiné au Caire dans une
situation exclusivement honorifique. La réalité du pouvoir appartenait tout
entière aux mameluks, milice remontant à l'époque de Saladin, et sans
analogie dans l'histoire. Recrutée au moyen d'esclaves achetés dès l'enfance
en Géorgie et en Circassie, attachée uniquement aux vingt-quatre chefs qui
étaient ses propriétaires et la gouvernaient sous le nom de beys, cette
milice formait une sorte de chevalerie bizarre qui ne connaissait d'autre
religion que celle de la fraternité militaire, et d'autre loi que la volonté
de ses maîtres. Depuis longtemps la Porte n'avait sur les mameluks qu'une
suzeraineté toute nominale et s'estimait heureuse qu'on voulût bien la lui
laisser. Au-dessous de cette domination si singulièrement organisée végétait
une population dont les couches, en quelque sorte superposées, attestaient
les invasions successives qui avaient passé sur l'Égypte ; au degré inférieur
les Cophtes, reste misérable et dégradé de la race égyptienne primitive, dont
une partie occupait certaines fonctions et fournissait des agents et des
percepteurs aux mameluks ; puis venaient les premiers conquérants, les
Arabes, dont les uns menaient encore, sous le nom de Bédouins, la vie errante
et pastorale des temps bibliques, et les autres cultivaient la terre sous le
nom de fellahs, ou possédaient la brande propriété sous le nom de cheiks ;
enfin les Turcs, dont la souveraineté avait précédé celle des mameluks et
recevait encore des hommages de pure forme en la personne du pacha. En tout
autre pays il eût été facile de soulever la population contre de pareils
dominateurs ; mais en Égypte on ne pouvait attendre d'elle que l'inertie
passive et fataliste d'un peuple abruti depuis des siècles par tous les abus
du despotisme, aussi bien que par des croyances énervantes. Bonaparte
s'adressa d'abord au pacha ; il protesta de son respect pour l'Alcoran et
pour le sultan ; il ne venait, lui assurait-il, que pour délivrer l'Égypte de
l'oppression des mameluks ; il l'invitait, en conséquence, « à venir le
rejoindre et à maudire avec lui la race impie des beys. Il rédigea ensuite
des proclamations qui furent traduites en arabe et dans lesquelles il faisait
appel à toutes les passions qu'il croyait propres à agir sur l'esprit de ces
populations. Il énumérait tous les maux que la tyrannie des mameluks leur
faisait souffrir, toutes les privations qu'elle leur imposait, ; il leur
promettait de « leur restituer leurs droits, » mot dont elles n'avaient pas
même la notion et qui produisait un singulier contraste avec le tour oriental
de ce manifeste, puis protestant de son respect pour leur foi religieuse : Nous
aussi, leur disait-il, nous sommes de vrais musulmans. N'est-ce pas nous qui
avons détruit le pape, qui disait qu'il fallait faire la guerre aux musulmans
? N'est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de Malte, parce que ces
insensés croyaient que Dieu voulait qu'ils fissent la guerre aux musulmans ?
Trois fois heureux ceux qui seront avec nous ! ils prospéreront dans leur
fortune et leur rang. Heureux ceux qui seront neutres, ils auront le temps de
nous connaître et ils se rangeront avec nous ! Mais malheur, trois fois
malheur à ceux qui s'armeront pour les mameluks et combattront contre nous,
il n'y aura pas d'espérance pour eux, ils périront ! (2 juillet
1708.) Il est
d'usage d'admirer comme un chef d'œuvre de politique les flatteries outrées
que le général Bonaparte croyait devoir prodiguer à la foi musulmane mais
elles dépassaient trop la mesure pour être vraiment habiles. Elles firent la
risée du soldat et ne produisirent en définitive aucun effet sérieux sur
l'esprit des populations auxquelles elles s'adressaient. Notre langage était
trop en désaccord avec notre situation pour paraître sincère. Les simples
ont, à défaut de réflexion, un instinct assez clairvoyant pour les mettre en
garde contre des pièges aussi grossiers. Il eût été à la fois juste et
politique de témoigner le plus strict respect pour leurs croyances et de les
honorer par de constants égards ; mais affecter de les partager, de leur
sacrifier ce qui passait pour nos propres idées religieuses, enfin outrager
avec tant de mépris ce que Bonaparte avait traité en Italie avec une
vénération exagérée, c'était montrer trop ouvertement l'esprit de ruse décidé
à ne reculer devant aucun artifice. Le général eût pu s'épargner une feinte
non moins inutile que peu honorable pour sa dignité. Après
avoir mis Alexandrie en état de défense, l'armée s'enfonça dans le désert
pour marcher sur le Caire par la voie la plus directe, pendant qu'une
flottille remontait le Nil dans la même direction. Ces premiers jours de
marche sous un ciel de feu, à travers d'immenses plaines de sable dont les
ondulations formaient çà et là de petits monticules derrière lesquels
s'embusquaient les cavaliers arabes pour assassiner nos traîneurs, furent
extrêmement pénibles pour le soldat et l'impressionnèrent d'une façon alarmante.
Harassé de fatigue, manquant de pain, dévoré d'une soif qui ne trouvait nulle
part de quoi se satisfaire, il demandait tout haut si c'était dans ce pays
misérable et déshérité que devaient se réaliser les magnifiques promesses sur
la foi desquelles il était parti. Écrite en partie sous cette première
impression, la Correspondance interceptée, qui fut publiée à peu de temps de
là par les Anglais, n'est qu'un long cri de colère et de déception. Plusieurs
chefs connus par leur bravoure, mais dont l'imagination était vive et
excitable, partageaient ce découragement et se répandaient en plaintes
amères. Mais le 10 juillet, la vue du Ml releva les courages, et le 13 un
premier engagement avec les brillants cavaliers de Mourad-Bey, le principal
chef des mameluks, stimula l'armée en lui prouvant qu'elle aurait bientôt
affaire à des ennemis plus dignes d'elle que les hordes à demi sauvages qu'on
avait seules aperçues jusque-là. Chose triste à dire, ce fut un sentiment de
cupidité qui agit le plus sur les soldats. Les mameluks morts furent
dépouillés : ils avaient de très-belles armes, et comme ils portaient toute
leur fortune avec eux, on trouva dans leurs habits des sommes d'or
importantes. On ne pensa plus qu'à atteindre le Caire, le centre supposé
d'immenses richesses. Ce premier combat, qui fut livré près de Chébreïss, eut
en outre pour effet de dégager notre flottille qui, attaquée par des
canonnières turques, courait les plus grands dangers. On fit, en cette
occasion, l'essai de la tactique la plus propre à combattre avec succès cette
cavalerie intrépide, mais incapable de discipline et d'ensemble. Elle se
heurta partout à nos carrés immobiles et se retira sans avoir réussi à les
entamer sur aucun point. Le 20
juillet, l'armée se trouva en vue des pyramides, Le lendemain elle aperçut
les minarets du Caire, dont elle n'était plus séparée que par le camp
retranché d'Embabeh, où les mameluks avaient concentré toutes leurs forces.
Elles consistaient en huit ou dix mille cavaliers, qui devaient s'efforcer de
surprendre nos bataillons en marche, pendant que l'infanterie, troupe sans
valeur, mais soutenue par du canon, attendait notre choc, abritée derrière
les retranchements d'Embabeh. Bonaparte adopta ici le même ordre de bataille
qu'à Chébreïss. Il disposa ses carrés ou échiquier, avec la recommandation
expresse de ne faire balte que pour recevoir les charges. Il dirigea son
mouvement de façon à couper à l'ennemi sa retraite du côté de la haute
Égypte. Ce combat qui, vu à distance dans le cadre grandiose que lui
faisaient ces pyramides, témoins des premiers âges de l'humanité, devait
produire un si puissant effet sur l'esprit des contemporains, ressembla, par
suite de l'inégalité des armes plutôt que de celle du courage, à une
boucherie beaucoup plus qu'à une lutte sérieuse. Le chiffre comparatif des
tués et des blessés des deux armées en dit plus à cet égard que la plus
savante dissertation. D'après le rapport de Bonaparte lui-même, nous n'eûmes
dans cette fameuse bataille des Pyramides que « de vingt à trente tués et
cent vingt blessés. » (Au Directoire, 2li juillet 1798.) En revanche, l'ennemi y perdit
deux mille hommes, dont une partie fut poussée dans le Nil, où elle se noya. Dans
leur regret de voir tant de riches dépouilles englouties par le fleuve,
quelques soldats eurent l'idée de recourber leurs baïonnettes, de les
attacher à une corde et de s'en servir en guise d’hameçon pour repêcher les
cadavres. Il n'en était presque pas un sur lequel on ne retrouvât une somme
de cinq ou six cents louis en or, et « pendant plusieurs jours, disent les
Mémoires de Napoléon, l'armée ne fut occupée qu'à repêcher les cadavres des mameluks.
» Il ajoute cc qu'elle commença dès lors à se réconcilier avec l'Égypte. » Il
faut connaître et peser tous ces détails pour savoir au juste de quoi se
compose la gloire d'un conquérant. Nos
soldats attendirent quelques jours, dans les délicieux jardins de Gizeh, que
l'arrivée de la flottille leur permit de marcher sur le Caire, où peu après
ils entrèrent sans coup férir. Bonaparte établit son quartier général dans
cette riche et populeuse cité ; il s'attacha à en captiver les habitants par
le mélange de douceur et de sévérité qu'il avait déjà su adopter en Italie.
Il assembla les cheiks, les félicita d'être délivrés de leurs ennemis les
mameluks, les flatta d'un rétablissement de la domination arabe en Égypte. Il
faisait en même temps assurer au pacha qu'il ne travaillait que pour
restaurer la domination turque. Pour donner aux cheiks un gage de ses
intentions, il les constitua en une sorte de municipalité centrale sous le
nom de divan. Un divan local devait être établi dans chaque province et
envoyer des députés à celui du Caire. Il laissa la justice aux cadis, afficha
plus que jamais un attachement et un respect sans bornes pour la religion de
Mahomet, se montra dans les fêtes religieuses et les cérémonies publiques,
témoigna les plus grands égards pour les femmes, et par cette conduite habile
et prudente, mais inefficace, obtint de ces populations un semblant
d'adhésion dont on ne tarda pas à connaître tout le néant. Le
général quitta le Caire au bout de quinze jours pour rejeter en Syrie les
débris des mameluks qui, sous la conduite d'Ibrahim-Bey, inquiétaient encore
notre armée. C'est à Saleyeh, au moment où il se disposait à revenir de cette
expédition, qu'il reçut la nouvelle d'un désastre qui coupait à son armée
toute communication avec l'Europe. Nelson avait anéanti notre flotte à
Aboukir. L'amiral
Brueys, au moment où notre armée s'éloignait d'Alexandrie, avait reçu du
général Bonaparte des instructions qui lui enjoignaient de se mettre à l'abri
dans le port d'Alexandrie, s'il y trouvait un fond suffisant pour le
mouillage de l'escadre, ou de s'embosser dans la rade d'Aboukir, s'il jugeait
pouvoir s'y défendre contre une flotte supérieure, ou, enfin, si ni l'un ni
l'autre ne pouvaient s'exécuter, de partir pour Corfou. Mais cet ordre ne lui
laissait, pour ainsi dire, le choix qu'entre trois impossibilités, car, d'une
part, l'entrée du port d'Alexandrie était fermée à ses vaisseaux de haut
bord, et la passe, qui ne fut trouvée qu'après de longues recherches, était
insuffisante ; d'un autre côté, la rade d'Aboukir ne lui offrait qu'un abri
sans aucune force, et enfin il ne pouvait partir pour Corfou, bien que ce
parti eût été le plus prudent et le plus convenable, faute de vivres et
d'approvisionnements, indépendamment de cette nécessité qui l'empêchait de
s'éloigner, des motifs d'une autre nature lui eussent fait un devoir de
rester. Pendant un long espace de temps on resta à Alexandrie sans aucunes
nouvelles de l'arillée d'expédition ; toutes les communications furent
interceptées et les bruits les plus sinistres furent répandus au sujet du sort
qui était échu à nos soldats. L'escadre, qui était notre seule espérance de
retour, ne pouvait partir avant d'être certaine que nous n'avions pas
rencontré d'obstacles insurmontables, afin de pouvoir rapporter à la France
des nouvelles de cette armée qui venait de s'enfoncer dans le désert, ou afin
d'assurer sa retraite dans le cas où elle aurait éprouvé des revers. Brueys
ne pouvant ni entrer à Alexandrie, ni partir pour Corfou, resta donc à
Aboukir pour y attendre tout à la fois des éclaircissements et des vivres.
C'est là que Nelson le surprit dans la soirée du 1er août. Notre flotte
abordée avec audace sur un point où l'on supposait que l'ennemi n'oserait pas
l'attaquer, placée entre deux feux sans que son arrière-garde pût prendre
part au combat, fut brûlée et détruite après une résistance où nos marins
firent plus admirer leur héroïsme que leur habileté et leur expérience. Bonaparte
envoya au Directoire un long compte rendu de cette catastrophe et rejeta tous
les torts sur l'amiral qui ne pouvait plus lui répondre, car il n'avait
laissé qu'une mort sublime pour toute justification. Il rappela les ordres
qu'il lui avait donnés, mais il ne dit rien des impossibilités qui
s'opposaient à leur exécution. Il se borna à alléguer, pour l'excuse de
Brueys, « qu'il lui semblait que l'amiral n'avait point voulu se rendre à
Corfou avant d'être certain de ne pouvoir entrer dans le port d'Alexandrie,
et que l'armée, dont il n'avait pas de nouvelles depuis longtemps, fût dans
une position à ne pas avoir besoin de retraite. » (Au Directoire,
29 août 1798.) Le
général Bonaparte ne pouvait cependant ignorer l'impossibilité où se trouvait
Brueys de partir pour Corfou faute des approvisionnements qu'il lui avait
promis, car dans toutes ses lettres l'amiral insistait sur le manque de
vivres, qui le paralysait à tel point qu'il ne pouvait envoyer croiser deux
frégates pour observer et signaler l'ennemi. « Si j'avais des vivres,
écrivait-il à Bonaparte le 26 juillet, j'aurais détaché deux bonnes frégates
qui auraient parfaitement rempli cette mission ; et j'empêcherais les curieux
de venir sur nos côtes, à moins qu'ils ne fussent en bon nombre ; mais sans
subsistances ni moyens de remplacer le gréement, on reste paralysé et cette
inaction rend malade[5]. » De son côté Bonaparte, la
veille du désastre d'Aboukir, le 30 juillet, écrivait à Brueys « J'imagine
qu'à l'heure qu'il est les cinquante bateaux chargés de vivres pour l'escadre
sont arrivés, » et il ajoutait : « Je vais encore faire partir une trentaine
de bâtiments chargés de blés pour votre escadre. » Et ce qui prouve jusqu'à
l'évidence que le départ pour Corfou était dans sa pensée subordonné à ces
arrivages, c'est qu'il lui disait en toutes lettres : « Il faut bien vite
entrer dans le port d'Alexandrie, ou vous approvisionner promptement du riz,
da blé que je vous envoie, et vous transporter dans le port de Corfou.
» Le
rapport de l'amiral Gantheaume sur ce triste événement attribue également la
prolongation du séjour de Brueys aux instructions de Bonaparte, sans
insister, il est vrai, sur la nécessité d'approvisionner l'escadre : « Vu les
ordres du commandant en chef, dit-il, et la force incalculable que la
présence de la flotte donnait à l'armée de terre, l'amiral jugea qu'il était
de son devoir de ne pas quitter ces mers. » Mais en
présence de la défaveur que la responsabilité d'un si grand malheur jetterait
sur son nom, le général Bonaparte passa sous silence ces explications si bien
dues à la mémoire du courageux marin qui avait été son ami. Il les remplaça
par des lieux communs déclamatoires dans lesquels il faisait intervenir la
Fortune et le Destin, pour prouver que, même en cette occasion, ils avaient
épuisé leurs faveurs pour nous, et ne nous les avaient retirées que parce que
nous nous en étions montrés indignes par notre imprévoyance. Ce
revers, si grand qu'il soit, ne peut être attribué à l'inconstance de la
Fortune ; elle ne nous abandonne pas encore, bien loin de là, elle nous a
servis dans toute cette opération au-delà de ce qu'elle a jamais fait. Quand
j'arrivai devant Alexandrie... je me souviens qu'à l'instant du débarquement
on signala dans l'éloignement, au vent, une voile de guerre. C'était la
Justice venant de Malte. Je m'écriai : « Fortune, m'abandonnerais-tu ?
Quoi ! seulement cinq jours ! » et dans les cinq jours j'étais maître de
l'Égypte. — Ce n'est que lorsque la Fortune voit que toutes ses faveurs sont
inutiles, qu'elle abandonne notre flotte à son destin. Singulier
orgueil, ou plutôt calcul plein de justesse et de pénétration qui lui faisait
placer sa gloire dans la fidélité de sa fortune encore plus que dans la
sûreté de ses combinaisons ; parce qu'il connaissait assez les hommes pour
savoir qu'il y avait plus à gagner avec eux à prouver son étoile qu'à prouver
son génie ou sa vertu. La vraie cause de la destruction de notre flotte
n'était ni dans l'imprévoyance de Brueys, ni dans la revanche de la fortune
lassée, elle tenait à l'essence même de cette entreprise pleine
d'impossibilités. Cette destruction était un fait inévitable dans un délai
plus ou moins éloigné. La flotte française, avant d'arriver à Alexandrie,
avait deux fois échappé comme par miracle à une ruine certaine ; une fois
l'éveil donné aux Anglais, et vu surtout l'importance capitale qu'ils
devaient attacher à l'anéantir, l'espérance de conserver nos communications
avec l'Europe au moyen de l'escadre était la plus folle des illusions. Notre
flotte était dès lors condamnée à être détruite ou à être bloquée de façon à
devenir inutile. La
nouvelle du désastre d'Aboukir causa dans l'armée une véritable explosion de
désespoir et d'exaspération. Bonaparte donna aux chefs l'exemple du calme et
de la fermeté. Il leur dépeignit l'Égypte comme une sorte d'Île fermée par
les déserts qui l'entouraient de toutes parts qu'il leur serait facile de
rendre inexpugnable et dans laquelle ils se créeraient en peu de temps toutes
les ressources qu'ils pouvaient désirer. « Si les Anglais relèvent cette
escadre-ci par une autre, écrivit-il à Kléber, ils nous obligeront peut-être
à faire de plus grandes choses que nous ne voulions faire. » (21 août.) Paroles qui exprimaient une
confiance déjà fort ébranlée dans l'esprit de celui même qui les écrivait et
qui n'étaient guère de nature à faire illusion au bon sens sceptique et
railleur de Kléber. Dans
cet état d'isolement presque absolu où il ne devait plus compter que sur les
ressources qu'il pourrait tirer du pays, les hommes de science qui faisaient
partie de l'expédition lui furent d'une grande utilité. Il les avait réunis à
ses administrateurs et à• ses officiers les plus distingués et avait ainsi
formé cet Institut d'Égypte qui devait être, dans sa pensée, un instrument de
colonisation aussi bien qu'un corps savant. Il les employa d'abord à mettre
en œuvre les ressources économiques de l'Égypte. Avant d'en observer la
constitution géologique ou les monuments anciens, ils eurent pour mission
d'étudier les produits du sol et les procédés industriels en usage dans le pays.
Le général leur distribua leur tâche en une série de questions pratiques où
se révélait son esprit organisateur et prévoyant. Ils devaient trouver le
meilleur moyen de construire des moulins, de cultiver la vigne, de remplacer
le houblon dans la fabrication de la bière, de fabriquer la poudre, de
clarifier et de rafraîchir les eaux du Nil, etc. Ces problèmes posés par la
nécessité devaient passer avant ceux de la spéculation pure, mais la science
eut aussi son tour, et l'on peut dire que l'Égypte n'a été vraiment conquise
que par elle. A ce point de vue, du moins, nos sacrifices ne furent pas
perdus. Bonaparte établit au Caire une imprimerie arabe et française, grâce à
laquelle l'armée put avoir son journal ; il y fonda des usines et une monnaie
qui rapporta des bénéfices considérables en multipliant les moyens d'échange
dans un pays où ils étaient presque inconnus et dont les habitants
préféraient des boutons d'uniforme à la monnaie européenne. Ces
soins ne lui firent pas perdre de vue la nécessité d'achever la destruction
des mameluks, dont une partie s'était, après la bataille des Pyramides,
réfugiée dans la haute Égypte sous les ordres de Mourad-Bey. Cette tâche fut
confiée à Desaix qui, après quelques jours de marche, rejoignit Mourad-Bey à
Sédiman, où nos ennemis, comme aveuglés par une routine irrésistible, ne
surent nous opposer que la marne tactique qu'aux Pyramides, un camp retranché
gardé par un corps d'infanterie et flanqué par cinq à six mille cavaliers qui
furent, comme aux Pyramides, attirés dans la plaine où ils se brisèrent sur
nos carrés, sans que leurs fantassins leur fussent d'aucune utilité. Mais ils
montrèrent cette fois un acharnement extraordinaire et partagé par les Arabes
qui faisaient partie en assez grand nombre de leur armée. Ce fait prouvait
suffisamment combien nous étions loin d'avoir produit l'apaisement que nous
supposions. La révolte du Caire vint confirmer la démonstration, mais en
l'éclairant du jour le plus sinistre. Cette insurrection, qui fut préparée avec un
secret et un ensemble qui se voient rarement dans les entreprises de ce
genre, avait surtout ceci de remarquable, qu'elle ne fut provoquée par aucun
de ces excès qui accompagnent d'ordinaire l'occupation étrangère et rendent
odieuse et insupportable la présence des envahisseurs. Elle n'avait pas
d'autre cause que l'incompatibilité de deux civilisations si opposées.
Bonaparte avait mis un art infini à faire de la nouvelle domination un
bienfait pour l'Égypte, et le souvenir des mameluks, les plus durs des
oppresseurs, devait, ce semble, lui rendre cette tâche facile ; il
s'attachait chaque jour de plus en plus à se concilier les populations en
adoucissant les charges qui pesaient sur elles, en montrant le plus grand
respect pour leurs mœurs et leurs préjugés, en flattant surtout jusqu'à
l'excès leurs sentiments religieux qui mettaient un abîme entre elles et
nous. Il sentait bien qu'en dépit de ses efforts il y avait là une barrière
invincible, et ne pouvant songer à amener les Arabes au christianisme, il eût
vu avec plaisir son armée se faire musulmane, pour en finir avec cet
obstacle. Mais l'initiative prise à cet égard par le général Menou ne parut
que ridicule et trouva peu d'imitateurs, car les soldats avaient, à défaut de
conviction religieuse, le sentiment et l'orgueil de leur supériorité morale.
Cette impuissance lui faisait regretter de n'avoir pas vécu dans les temps
antiques, où les conquérants n'étaient pas arrêtés par des scrupules de ce
genre ; et parlant d'Alexandre le Grand, il l'enviait surtout d'avoir pu se
faire proclamer fils de Jupiter Ammon, ce qui lui avait soumis l'Égypte plus
sûrement que vingt batailles gagnées. Quant à lui, tout ce qu'il pouvait
faire dans la mesquinerie d'une époque d'analyse et de raisonnement, c'était
de recourir aux artifices et aux petits moyens. Il avait adopté le langage
sentencieux et imagé de l'Orient ; il ne parlait aux cheiks et aux muphtis
qu'en leur citant à tout propos des versets du Coran ; il se vantait auprès
d'eux d'avoir « détruit le pape et renversé la croix ; » il
s'efforçait de frapper leur imagination fataliste en s'attribuant une force
irrésistible et une sorte de mission divine destinée à compléter l'œuvre de
Mahomet. Tout cela fut pénétré, percé à jour par ces intelligences barbares
qui, pour n'être pas dupes d'un pareil jeu, n'avaient besoin que de
L'instinct de conservation et de la haine de l'étranger. La
révolte du Caire éclata le 21 octobre et dura trois jours. Elle fut réprimée
avec une rigueur qui prouvait que nous avions déjà emprunté aux Orientaux
autre chose que leurs sentences. Sans doute, le sang de nos sol4es assassinés
dans les rues criait vengeance ; et puisqu'on s'était mis dans la nécessité
d'amener une pareille insurrection, il fallait bien l'étouffer. Mais en
présence des calamités qu'il avait provoquées, l'auteur de tant de maux
aurait pu se souvenir que tous ces événements n'avaient eu pour origine que
son désir de trouver en Égypte de nouveaux moyens d'éblouir les hommes ;
alors peut-être eût-il hésité à signer les ordres impitoyables qui changèrent
la répression en tuerie. « Le général en chef ordonne, écrivit-il d'abord au
général Bon, que vous fassiez passer au fil de l'épée tous ceux que l'on
rencontrera dans les rues armés. » (22 octobre.) Cette exécution pouvait sembler
suffisante. Cependant il écrivait le lendemain à Berthier « Vous voudrez
bien, citoyen général, donner l'ordre au commandant de la place de faire
couper le cou à tous les prisonniers qui ont été pris les armes à la main.
Ils seront conduits cette nuit au bord du Nil, entre Boulak et le vieux Caire
; leurs cadavres sans tête seront jetés dans la rivière ; » et quelques jours
après à Regnier : « Toutes les nuits nous faisons couper une trentaine de
têtes et beaucoup des chefs : cela leur servira, je crois, de bonne leçon. »
Les paysans des environs du Caire s'étant associés à la révolte, on en fit
saisir et décapiter un grand nombre. Un matin une troupe d'ânes chargés de
sacs et escortés de soldats arriva sur la place d'Ez-Bekieh, le centre le
plus populeux du Caire : les habitants, attirés par la curiosité, se
pressèrent en foule autour de ce convoi ; alors les soldats ouvrirent les
sacs, et les têtes des paysans roulèrent à terre sous les yeux de la
multitude épouvantée. Il y eut en tout de notre côté une cinquantaine de tués environ, et du côté des insurgés de deux mille à deux mille cinq cents. Telle était la réalité de ces rêves brillants qui fixaient et éblouissaient les regards du monde. Si notre sûreté exigeait, comme on l'a dit, de pareilles hécatombes, que penser de l'entreprise qui les avait rendues nécessaires ? De ces pauvres fellahs qui se faisaient massacrer pour chasser des étrangers qu'ils considéraient comme les ennemis de leur patrie et de leur foi, ou du jeune ambitieux qui ne leur faisait connaître la civilisation que sous les formes de la violence et de la ruse, qui, pour ajouter un degré de plus à son piédestal, avait amené la mort et la ruine de tant d'hommes, lesquels étaient plus près des traditions de l'ancienne barbarie ? |
[1]
Moniteur.
[2]
Mémoires de Napoléon.
[3]
Thiers, Histoire de la Révolution française.
[4]
Lettre du 19 janvier 1798, citée par M. de Barante dans sou instructive Histoire
du Directoire.
[5]
Correspondance de Brueys citée par l'amiral Jurien de la Gravière dans son Histoire
des guerres maritimes sous la république et l'empire : appendice.