Bonaparte
fit attendre au Directoire ses félicitations au sujet du coup d'État, dont il
avait été le premier instigateur. Les directeurs étaient inquiets de cette
attitude énigmatique. Barras lui écrivait : « Ton silence est bien étrange,
mon cher général. » Augereau lui faisait part du même étonnement et des mêmes
inquiétudes. Le général ne leur témoigna d'abord qu'une approbation pour
ainsi dire indirecte, soit qu'il ne crût pas encore à la durée de leur
succès, soit qu'il sentît, la convenance de ménager la transition entre une
longue réserve et une adhésion sans limites : « Qu'importe, leur écrivit-il,
que nous rem--portions des victoires si nous sommes honnis dans notre patrie
? On peut dire de Paris ce que Cassius disait de Rome : Qu'importe qu'on l'appelle
reine lorsqu'elle est sur les bords de la Seine esclave de l'or de Pitt ? »
Le même jour il écrivait à Talleyrand « je vous le répète, que la République
ne soit pas chancelante, que cette nuée de journaux qui corrompent l'esprit
public et font avoir une très-mauvaise opinion de nous chez l'étranger, soit
étouffée, que le Corps législatif soit pur et ne soit pas ambitieux, que l'on
chasse de France les émigrés et qu'on Ôte de toutes les administrations les
partisans de Louis XVIII, que solde l'or de l'Angleterre, et la grande nation
aura la paix comme elle le voudra. Tant que tout cela n'existera pas, ne
comptez sur rien. » Dans une proclamation adressée à la 8e division
militaire, formée des départements du Midi et qui venait d'être placée sous
ses ordres, il récriminait également contre « les agents de Louis XVIII et
les hommes couverts de crimes qui avaient livré Toulon aux Anglais », mais il
n'y faisait aucune allusion au 18 fructidor. Il ne
pouvait, toutefois, s'en tenir à ces assurances d'une portée toute générale,
et comprit la nécessité de se prononcer plus nettement. Le 22 septembre (1797) il s'adressa donc à ses soldats
pour rendre publique une adhésion que démentaient ses sentiments intimes,
mais ce fut en revendiquant pour eux la victoire que le Directoire venait de
remporter ; il ne lui en laissait que les excès, la honte et les embarras : «
Éloignés de votre patrie et triomphant de l'Europe, on vous préparait des
chaînes ; vous l'avez su, vous avez parlé, le peuple s'est réveillé, a fixé
ces traîtres et déjà ils sont aux fers. Vous apprendrez, par la proclamation
du Directoire exécutif, ce que tramaient les ennemis de la patrie, les
ennemis particuliers du soldat et spécialement de l'armée d'Italie. Cette
préférence nous honore. La haine des traîtres, des tyrans, sera dans
l'histoire notre plus beau titre à la gloire et à l'immortalité. Rendons
grâce au courage des premiers magistrats de la République, aux armées de
Sambre-et-Meuse et de l'intérieur, aux patriotes, aux représentants restés
fidèles aux destins de la France Ils viennent de nous rendre d'un seul coup
ce que nous avons fait depuis six ans pour la patrie. » En même
temps il écrivait aux deux nouveaux directeurs, Merlin et Neufchâteau, pour
les féliciter de leur avènement, puis à Augereau pour le louer de la sagesse
et de l'énergie » qu'il avait déployées dans le coup d'État. Il insistait
dans ces trois lettres sur la modération qui était désormais indispensable au
Directoire pour se faire respecter et pour rendre à la France la stabilité
dont elle avait besoin, vœu qui indiquait la ligne politique qu'il croyait
devoir adopter lui-même pour l'avenir. u Il est à
souhaiter actuellement, disait-il à Augereau, qu'on ne fasse pas la bascule
et qu'on ne se jette pas dans le parti contraire ». Il avait bien consenti,
en ce qui le concernait, à reprendre pour quelques jours le ton et le langage
du jacobinisme, mais il tenait à faire savoir que cette altitude ne lui
convenait plus désormais. Sa froideur et sa lenteur à se prononcer n'avaient
point échappé aux directeurs, à qui l'intérêt tenait lieu ici de
clairvoyance. Ils savaient aussi, à n'en pas douter, que dans ses conversations
particulières le général se vengeait de la contrainte qu'il s'imposait dans
ses déclarations publiques, et blâmait sans ménagement la violence, la
rigueur dont ils avaient usé d'après ses propres conseils, la condamnation
sans jugement de tant d'hommes connus par leur pureté civique. Ils résolurent
de lui faire sentir leur mécontentement. On avait trouvé dans la
correspondance de Carnot avec Clarke des pièces qui attestaient, de la part
de ce dernier, des sentiments hostiles au parti qui avait fait Fructidor. On
savait que Bonaparte tenait à Clarke, instrument docile et dévoué. Un aide de
camp d'Augereau lui apporta la destitution de Clarke et lui signifia en même
temps plusieurs mesures peu compatibles avec l'autorité illimitée qu'il
s'arrogeait en Italie. Le coup était indirect, mais de nature à faire sentir
au général qu'il était en suspicion auprès du Directoire. Il
répondit sur-le--champ en se plaignant avec amertume de « l'horrible
ingratitude du gouvernement » et en offrant de nouveau sa démission. Il
alléguait une nouvelle fois sa mauvaise santé et « la situation de son âme,
qui avait besoin de se retremper dans la masse des citoyens » ; il parlait
enfin avec l'accent d'une vertu outragée : « Il s'était servi de son pouvoir
dans toutes les circonstances pour le bien de la patrie ; tant pis pour ceux
qui ne croyaient pas à la vertu et qui pouvaient avoir suspecté la sienne !
Sa récompense était dans sa conscience et dans l'opinion de la postérité !
Aujourd'hui que la patrie était tranquille et à l'abri des dangers qui
l'avaient menacée, il pouvait quitter sans inconvénients le poste où on
l'avait placé ; mais qu'ils crussent bien que s'il y avait un moment de
péril, il serait au premier rang pour défendre la liberté et la Constitution
de l'an III. » (25 septembre.) En
feignant de s'abandonner lui-même sous le coup de son émotion il savait mieux
que personne que dans un moment où, un si grand ébranlement venait d'être
communiqué au pays tout entier et où toutes les négociations reposaient sur
lui seul, sa démission serait un embarras mortel pour le Directoire Les
directeurs le sentirent aussi, et, désavouant une colère qu'ils n'avaient ni
la dignité de soutenir, ni l'habileté de dissimuler jusqu'au moment opportun,
tout en maudissant plus que jamais cet ascendant qui prenait sur eux un
empire de jour en jour plus absolu, ils se décidèrent à faire amende
honorable. Ils s'humilièrent devant Bonaparte ; ils le supplièrent de garder
un poste qu'il n'avait jamais eu l'intention de quitter ; ils alléguèrent un
malentendu, des ordres mal compris : « Craignez, lui disaient-ils, que les
conspirateurs royaux, au moment où, peut-être, ils empoisonnaient Hoche,
n'aient essayé de jeter dans votre âme des dégoûts et des défiances capables
de priver la patrie des efforts de votre génie. » Ils le remerciaient d'avoir
bien voulu les prémunir contre la tentation du gouvernement militaire
et leur rappeler la sainte maxime : Cedant
arma togæ, recommandation assurément
remarquable dans sa bouche et digne de tout éloge si elle eût été
désintéressée ! (22 oct.)
Enfin ils lui donnèrent satisfaction sur tous les objets de ses réclamations,
et lui firent écrire par Bottot, le secrétaire de
Barras, une lettre pleine de caresses et de flatteries : « Avec quelle
intéressante sollicitude ils s'informaient à l'envi de votre santé et de tout
ce qui vous intéresse et vous environne ! combien la cruelle lettre dont vous
m'aviez chargé contrastait avec ces doux épanchements de l'amitié ! Je suis
franc et sincère, citoyen général, vous êtes trompé sur le Directoire.
Peut-être le gouvernement commet-il beaucoup de fautes, peut-être ne voit-il
pas toujours aussi juste que vous dans les affaires, mais avec quelle
docilité républicaine il a reçu vos observations ! » Ce
dernier mot était bien nouveau dans le vocabulaire de l'époque, mais il était
surtout inouï pour qualifier l'attitude du gouvernement vis-à-vis d'un
général. Comment ne pas éprouver tôt ou. tard la tentation de refaire des courtisans avec des
hommes qui en avaient si peu désappris le langage ? Quant à Bonaparte, que
pouvait-il demander de plus ? Cette dictature, toute morale et volontairement
acceptée, n'avait-elle pas plus de douceur secrète que celle dont il devait
plus tard épuiser les jouissances ? Jusqu'au
18 fructidor, les négociations pour la paix, dont nous avons vu le point de
départ dans les conditions formulées au mois de mai par Bonaparte, d'une
part, et MM. de Gallo et de Merfeldt, de l'autre, avaient marché avec une
lenteur calculée. On connaissait à Vienne la révolution qui se préparait à
Paris, on y croyait à la défaite possible du Directoire ; on espérait que,
dans tous les cas, la situation précaire et menacée du pouvoir qui sortirait
de ce conflit, permettrait d'exiger des conditions encore meilleures que
celles qui avaient été consenties par le général Bonaparte, et peut-être même
de recommencer avec avantage une guerre terminée sans honneur au moment où
elle eût pu devenir périlleuse pour le vainqueur. On
avait donc repoussé à Vienne les stipulations par lesquelles nous cédions
Venise à l'empereur. On exigeait de plus Mantoue et le Brescian
; on insistait surtout sur la nécessité d'un congrès qui eût à la fois fait
gagner du temps à nos ennemis et tout remis en question. A Paris, le
Directoire avait aussi refusé son consentement malgré les conseils de son
général. Carnot et Barthélemy exceptés, qui considéraient la paix comme le
premier besoin de la France, et ne regardaient pas aux sacrifices dont il fallait
la payer, les directeurs ne voulaient pas livrer Venise. « Si vos conditions
sont trop oppressives pour l'empereur, disait Carnot, il vaut mieux déclarer
franchement que vous voulez une guerre d'extermination. » Dilemme peu exact,
qu'il eût pu formuler avec plus de justice en faveur des droits d'un peuple
ami, et que ses collègues rejetaient encore avec indignation, surtout Barras,
dont l'âme pleine d'infamies recélait pourtant une étincelle de patriotisme.
Et quant au congrès, ils en repoussaient énergiquement l'idée, alléguant, non
sans raison, que l'Angleterre avait consenti à traiter à part aux conférences
de Lille (1er
juillet). Ces
conférences, dont des exigences impolitiques compromirent si fâcheusement, étaient
en effet à la veille de s'ouvrir. Toute cette première phase des négociations
entre la France et l'Autriche, entravée par des obstacles créés à plaisir, dominée
par des questions d'existence auxquelles la diplomatie était nécessairement
subordonnée, n'eut d'autre résultat que la délivrance de Lafayette et de ses
compagnons, enfermés depuis plusieurs années dans les prisons d'Olmutz, au
mépris du droit des gens. Vers la
fin d'août, Bonaparte quitta Montebello pour aller s'établir à Passariano ou Passeriano, en Frioul, dans une villa
appartenant au doge Manin. Les négociations, que de part et d'autre on
commençait à délaisser pour des préparatifs de guerre, furent reprises à
Udine, dans le voisinage de la résidence du général. Les directeurs, désireux
de se délivrer au moins d'une partie de leurs embarras, avaient fini par se
mettre d'accord après des discussions entremêlées d'invectives. Mais la crise
de Fructidor était alors imminente, et l'empereur, qui en épiait du regard
les signes avant-coureurs, se sentait moins disposé que jamais à signer la
paix. Le succès éclatant des Fructidoriens changea brusquement la face des
choses. Délivré à si bon marché de ses ennemis intérieurs, enflé d'une
victoire dont la facilité surpassait son attente, le Directoire reprit ses
répugnances pour une paix dont les conditions étaient loin de répondre à ses
espérances, et qui allait rendre disponible un homme dont l'ambition et la popularité
l'épouvantaient ; l'empereur reprit ses craintes ; Bonaparte, un instant
presque décidé à recommencer les hostilités, voyant maintenant le
commandement de l'armée du Rhin donné à Augereau qu'il méprisait, le
ministère de la guerre promis à Bernadotte qu'il n'aimait pas, une si grande
influence aux mains de deux hommes qu'il savait assez mal disposés pour lui
et décidés à agir -1' après leurs propres inspirations, assuré d'ailleurs que
l'idée de la paix était de plus en plus populaire en France, voulant plus que
jamais qu'elle fat son au orage à lui seul, pour être seul à en recueillir le
bénéfice, résolut de tout faire pour en précipiter la conclusion. Négligeant
donc ce que Barras appelait « le vœu du Directoire épuré » (8 septembre) et formulait en ces termes : «
Que le Rhin soit notre limite, que Mantoue soit à la Cisalpine, que Venise ne
soit pas à la maison d'Autriche, » conditions honorables, bien qu'elles
sortissent de cette bouche souillée, conditions qu'il eût été maintenant si
facile à Bonaparte d'imposer il l'empereur avec le concours des armées du
Rhin, si son ambition ne l'en avait pas détourné, ici comme i Leoben ; il
rédigea, de concert avec M. de Gallo, un projet d'articles que M. de Merfeldt
porta à Vienne, et que, de son côté, le général communiqua en ces termes au
Directoire : Il
serait possible qu'avant le 1er octobre M. de Merfeldt retournât avec des
instructions de signer la paix aux conditions suivantes : 1°
La ligne de l'Adige à l'empereur, y compris la ville de Venise ; 2° La ligne de l'Adige et Mantoue à la
Cisalpine. Quant à
la France, elle devait avoir la Belgique, Mayence, la ligne du Rhin, enfin
Corfou et les îles Ioniennes. (19 septembre.) Dans le
cas où le Directoire n'accepterait pas cet ultimatum, le général déclarait
considérer la reprise de la guerre comme inévitable, et il énumérait, en
prévision de cette éventualité et avec une exagération évidente, les
désavantages, les difficultés, les dangers de tout genre auxquels
l'exposerait une nouvelle guerre avec l'Autriche ; il dénombrait les secours
ta hommes et en chevaux qui lui seraient nécessaires pour la recommencer avec
succès. Cette énumération, dans la bouche d'un général dont les paroles
avaient tant de poids, équivalait presque à un refus dans le cas où l'on ne
pourrait pas satisfaire sur-le-champ à ses exigences, et il savait combien le
Directoire était peu en mesure de le faire. Mais ce
n'est pas là ce qu'il y a de plus important ni de plus significatif dans
cette lettre mémorable du 19 septembre 1797. Il s'y trouve un aveu qui a un
immense intérêt historique, et qui est le plus irréfutable des témoignages.
Ce trait de lumière, qu'on ne peut attribuer qu'à la force de la vérité,
éclaire d'un jour inattendu la politique de Bonaparte envers Venise, et
montre quel compte on doit tenir de toutes les accusations qu'il avait
accumulées, dans un intérêt facile à pénétrer, contre la malheureuse
république qu'il était à la veille de sacrifier définitivement. Il
faut que je sache, disait-il au Directoire, si votre intention est d'accepter
ou non ces propositions. Si votre ultimatum était de ne pas comprendre la
ville de Venise dans la part de l'empereur, je doute que là
paix se fasse — cependant Venise est la ville la plus digne de la liberté de
toute l'Italie —, et les hostilités recommenceraient dans le courant
d'octobre. La
déclaration contenue dans cette courte parenthèse aura plus de valeur aux
yeux de l'histoire que les récriminations sans nombre qui ont paru
nécessaires à Bonaparte pour légitimer une politique qui, sans ces fausses
apparences, eût soulevé une réprobation universelle. Mais, à côté des
témoignages de toute nature qui s'élèvent pour condamner sa conduite en cette
circonstance, il faudra désormais placer le sien propre, qui parle plus haut
que tous les autres. C'est à
ce moment qu'éclata contre Bonaparte lei mécontentement Que sa conduite
équivoque, lors du 18 Fructidor, avait inspiré au Directoire. Il sut, à n'en
pas douter, par le retour de Lavalette et par le voyage de Bottot, secrétaire de Barras, qu'il était l'objet d'une
défiance très-décidée, et que les dispositions du Directoire envers
l'Autriche étaient de moins en moins pacifiques. En même temps donc qu'il
donnait sa démission, comme nous l'avons rapporté, avec une indignation trop
exagérée pour ne pas être feinte, il s'adressait à Talleyrand, dont il
connaissait la supériorité et la réelle et active influence, pour le gagner à
ses propres vues. Il insistait de nouveau sur les difficultés d'une nouvelle
guerre avec l'Autriche, sur la nécessité de faire commencer la campagne par
les armées du Rhin au moins quinze jours d'avance, afin d'attirer en
Allemagne une partie des forces écrasantes qui lui étaient opposées, il
appuyait surtout sur les avantages d'un traité avec la Sardaigne, et
déclarait ne rien comprendre aux scrupules du Directoire. « Le Directoire
était-il arrêté par le désir de révolutionner le Piémont et de l'incorporer à
la Cisalpine ? Mais le moyen d'y parvenir sans choc, sans manquer au traité,
sans même manquer à la bienséance, n'était-ce pas de mêler à nos troupes et
d'allier à nos succès un corps de dix mille Piémontais qui étaient la tête de
la nation ? Six mois après, le roi de Piémont se trouverait détrôné. C'est un
géant qui embrasse un pygmée et le serre dans ses bras : il l'étouffe sans
qu'il puisse être accusé de crime. C'est le résultat de la différence extrême
de leur organisation. » (26 septembre.) Personne
n'était mieux fait que Talleyrand pour -comprendre une pareille morale
politique. Le général s'attaquait ensuite aux illusions que montrait le
Directoire au sujet de la solidité de notre œuvre en Italie, \illusions qu'il
avait, plus que personne, contribué à faire naître et à entretenir, mais
qu'il ne lui convenait plus de laisser subsister, depuis que son ambition
avait entrevu un rôle bien plus grand à jouer à Paris, que celui qu'il avait
d'abord rêvé à Milan : « Que l'on ne s'exagère pas, disait-il, l'influence
des prétendus patriotes piémontais, cisalpins et génois, et que l'on se
convainque bien que, si nous retirions d'un coup de sifflet notre influence
morale' et militaire, tous ces prétendus patriotes seraient égorgés par le
peuple. ». Quoi ! c'était donc là cette œuvre dont il était si fier ? c'était
là le résultat - qu'il avait préparé à force de diplomatie et d'habileté ?
quelle critique plus accablante du système qu'il avait suivi Il intercédait
ensuite en faveur de Clarke, dont la complaisance lui avait été si commode,
et qui était tombé en disgrâce auprès des directeurs depuis qu'ils avaient pu
lire sa correspondance avec Carnot. Au
reste, l'événement devait montrer avant peu que Bonaparte était beaucoup plus
dans le vrai lorsqu'il dépeignait la situation de l'Italie sous ces sombres
couleurs, qu'il ne l'avait été dans ses premières appréciations, dictées par
un optimisme intéressé. Mais pouvait-il se condamner plus sévèrement lui-même
de nous avoir mis sur les bras la responsabilité que nous imposait le
maintien d'une telle œuvre, quelle qu'elle fût, conquête ou affranchissement
? De fait, il n'avait pas plutôt terminé son organisation de la Cisalpine,
qu'en présence de l'incapacité évidente des Italiens à supporter nos
institutions il était réduit à écrire à Talleyrand pour lui demander une
commission de publicistes destinée à réorganiser sur un nouveau plan sa
république italienne, et cette confidence, dans laquelle il exposait ses
propres idées en matière de gouvernement, est curieuse en ce qu'elle le
montre arrivé dès lors au système qu'il appliquera plus tard. Elle est un
singulier témoignage de la fixité de cet esprit absolu. On y trouve l'essence
même de la constitution impériale. Toute la réalité du pouvoir y est
transportée à l'exécutif, qui est considéré « comme le vrai représentant de
la nation. » A côté de lui et sous sa dépendance est un conseil d'État qui
hérite des attributions les plus efficaces de l'autorité législative. Quant
au Corps législatif, il n'en reste plus qu'une ombre effacée : « Sans rang
dans la République, impassible, sans yeux et sans oreilles pour ce qui
l'entoure, il n'aurait pas d'ambition et ne nous inonderait plus de mille
lois de circonstance. » N'est-ce pas déjà là cette assemblée de muets que
devait réaliser le premier consul ? Telles
étaient dès lors les vues de Bonaparte en matière de gouvernement, et telles
elles devaient rester, car le temps ne les a que fort peu modifiées. Cette
conception politique était Une sorte d'amalgame de souvenirs mal digérés de
l'antiquité classique, et de procédés empruntés soit à la pratique
révolutionnaire, soit aux habitudes du commandement militaire. On s'étonne
qu'un esprit aussi puissant à tant d'égards n'ait jamais su s'élever
au-dessus de ce type insuffisant, conçu entre deux batailles, à une époque où
il n'avait ni l'expérience ni les connaissances qu'exigeait la solution d'un
si difficile problème ; on est surpris qu'il n'en ait pas compris la
stérilité. Il s'obstina toujours à porter la simplicité géométrique dans un
ordre d'idées qui ne la peut souffrir. En cela, on peut dire qu'il était
despote par le tour de son esprit aussi bien que par celui de son caractère.
Il était d'ailleurs étranger à la science politique moderne, et ne voyait
dans le système des garanties qu'une inutile complication. Il ne savait rien
ou presque rien de ces formes savantes, de ces institutions protectrices de
la liberté individuelle et des franchises locales, que l'Angleterre avait
inaugurées dans le monde, que les États-Unis avaient réalisées, que la
Constituante avait ébauchées sous la forme monarchique, que la Gironde avait
rêvées sous la forme républicaine. Cet inépuisable fonds d'idées, qui est
destiné à renouveler le monde, resta toujours inexploré pour lui. Bonaparte
terminait sa communication en invitant Talleyrand à donner connaissance de ce
plan à Sieyès, qu'il désirait vivement voir entrer dans cette commission. En
faisant accepter cette théorie à nos publicistes les plus renommés, il
n'était pas sans nourrir une arrière-pensée de l'importer quelque jour
d'Italie en France. Les
conditions que M. dé Merfeldt avait, de son côté, apportées à Vienne, y
trouvèrent la cour d'autant plus disposée à les accueillir favorablement
qu'elle avait maintenant perdu toute espérance de voir réussir à Paris la
conspiration royaliste. On résolut toutefois de batailler encore pour en
obtenir, s'il se pouvait, de plus avantageuses ; et, à cet effet, on envoya
auprès de Bonaparte M. de Cobentzel, diplomate de vieille roche et élève de
Kaunitz, Il fut annoncé au général par une lettre impériale des plus
flatteuses. Les négociations furent donc reprises, mais dans d'assez
mauvaises conditions, M. de Cobentzel s'attendant retrouver Bonaparte dans
les dispositions accommodantes dont témoignaient ses concessions du 19
septembre, et Bonaparte se sentant, au contraire, entravé par l'opposition
formelle qu'il avait rencontrée à cet égard chez le Directoire. De longues
controverses s'établirent entre le général et le diplomate. L'un y déployait
sa subtilité, son intarissable faconde et des grâces quelque peu gauches et
surannées, l'autre son esprit tranchant et son impérieuse logique. D'un côté
comme de l'autre, on demandait le plus pour obtenir le moins. Cobentzel, plus
exigeant que ses prédécesseurs, demandait maintenant les légations ; et
Bonaparte, revenant sur ses premières concessions, prétendait ne vouloir plus
même lui céder Venise, et alléguait la défense expresse de son gouvernement,
qui venait, disait-il, de reconnaître cette république. A Talleyrand même,
avec qui il lui arrivait quelquefois de dire le fond de sa pensée, il
écrivait qu'il était bien décidé « à ne pas la leur bonifier » sans
l'autorisation du Directoire. Il n'en
était rien pourtant ; sa résolution de sacrifier Venise était dès lors
arrêtée, mais il fallait amener par degrés le gouvernement français à
accepter cette idée. Il n'entreprit pas de vaincre ses répugnances ou de
combattre ses objections, mais il s'étudia à le mettre insensiblement dans la
nécessité de céder, par des considérations accessoires, ou du moins à le
préparer si bien au dénouement qu'il méditait, que la chose, une fois faite,
paraîtrait toute simple. Il ne l'entretenaît, dans
toutes ses lettres, que des complications qui étaient à la veille de naître
en Italie, de la mort prochaine du pape, des mauvaises dispositions du roi de
Naples, du mécontentement de la Sardaigne, enfin de sa propre incapacité de
diriger plus longtemps les affaires. « Il pouvait à peine monter à cheval, il
avait besoin de deux ans de repos. » Il demandait son remplacement à la fois
comme négociateur, et comme législateur de la Cisalpine. Il fournirait
lui-même à ses successeurs tous les renseignements nécessaires. Ainsi, au
moment même où, selon une expressive locution populaire, il faisait le mort
et semblait n'avoir plus d'autre volonté que celle du Directoire, il
réunissait comme en un faisceau tous les motifs qui pouvaient lui imposer la
sienne propre. Comment brusquer un négociateur si profondément découragé ?
comment lui envoyer des ordres positifs et Catégoriques ? comment croire
surtout que ce, démissionnaire était à la veille d'agir avec plus de
hardiesse que jamais, et avait tout préparé dans ce but ? Ce que
Bonaparte tenait à éviter par-dessus tout, c'était une défense trop formelle
et trop absolue de livrer Venise, — car il eût eu les mains liées, — et il
l'évita en effet par cette attitude abattue et cette défaillance simulée. Le
Directoire lui adressa, à la date du 29 septembre, un ultimatum dont la
générosité rachète bien des torts, mais qui n'avait pas un caractère assez
impératif pour contraindre une volonté à laquelle on avait si souvent cédé.
Cet ultimatum, c'était l'Italie libre jusqu'à l'Isonzo. On y faisait
ressortir avec force l'inconvénient de laisser l'Autriche arriver jusque sur
l'Adige, ce qui était introduire au cœur de l'Italie « cette puissance
vorace. » On y parlait de « la honte d'abandonner Venise » ; on y repoussait
toute connivence « avec une perfidie qui n'aurait pas d'excuse », puisqu'elle
entraînerait des effets pins sinistres que les chances de guerre les plus
défavorables. Cette dépêche, que le Directoire n'osa pas soutenir en présence
de l'explosion de joie qui salua la conclusion de la paix, est la plus
honorable qu'il ait jamais signée, et suffit pour faire retomber sur le
général seul la responsabilité de la transaction de Campo-Formio. Elle ne
changea rien aux déterminations de Bonaparte. Son parti était si bien pris
que, le 7 octobre, jugeant inutile de dissimuler plus longtemps, il écrivit à
Talleyrand : « Sous trois ou quatre jours tout sera terminé, la guerre ou la
paix. Je vous avoue que je ferai tout pour avoir la paix, vu la saison
très-avancée et le peu d'espérance de faire de grandes choses. » Talleyrand
s'était efforcé de gagner le général aux projets du Directoire ; il avait de
nouveau plaidé, et avec plus de chaleur qu'on ne pouvait en attendre de lui,
la cause de l'affranchissement de l'Italie. Bonaparte le réfutait sur tous
les points. Talleyrand ne comprenait rien « à ce peuple mou, superstitieux,
pantalon et lâche. » L'armée \n'était pas parvenue à recruter « un seul
Italien, hormis quinze cents polissons, ramassés dans les rues des
différentes villes d'Italie, qui pillent et ne sont bons à rien. » La
France et le gouvernement étaient indignement dupés par quelques aventuriers
italiens. La nation italienne était énervée, sans courage ; elle n'avait pas
plus de goût pour la liberté que pour une organisation militaire de force à
la faire respecter. Telle était la réalité des choses. Quant « 'à, ce qui
était bon à. dire dans les proclamations et les discours 'imprimés, ce
n'était qu'un roman. » Et qui le savait mieux que lui ? Il était temps enfin
de renoncer aux chimères de la politique révolutionnaire pour en revenir (t à
la vraie politique, qui n'est autre chose que le calcul des chances et des
combinaisons. » Le 10
octobre, il signifia au Directoire son intention arrêtée de signer la paix.
Il alléguait, comme ses motifs déterminants, la saison avancée, la faiblesse
de son armée, la mort de Hoche, l'éloignement des armées du Rhin, la nullité
des Italiens, la rupture des conférences de Lille, le désir que la France
avait de la paix et, en dernier lieu, « l'inconvenance d'exposer des
avantages certains et le sang français pour des peuples peu dignes et peu
amants de la liberté, qui, par caractère, habitude et religion, nous haïssent
profondément. » Tous ces prétextes étaient plus ou moins spécieux, aucun
d'eux n'était sincère. L'état de la saison ne présentait pas plus
d'inconvénient qu'au début de la campagne, lorsque, selon son expression, il
avait franchi les Alpes sur trois pieds de glace. Avant la mi-novembre il
pouvait être aux portes de Vienne. Son armée n'avait jamais été aussi forte ;
la mort de Hoche le délivrait d'une rivalité embarrassante et, quant au désir
de la paix, qui était réel, il n'en tenait compte dans ses calculs que depuis
qu'il y trouvait son propre avantage. La paix ne serait que plus solide,
appuyée sur un triomphe plus complet. Jamais succès n'avait été plus
infaillible, plus fécond en grands résultats, plus évidemment marqué par la force
des choses que celui qui semblait lui livrer d'avance cette monarchie déjà
frappée de vertige et ''épouvante ; jamais il n'eût pu rêver une plus
magnifique occasion de réparer en quelques jours tout le mal qu'il avait fait
à l'Italie. Notre armée du Rhin, dégagée par les virements que les
Autrichiens avaient été forcés d'opérer dans la leur, n'avait, pour ainsi
dire, plus personne devant elle, et rien ne pouvait arrêter Augereau jusqu'au
Danube. Mais comment partager une telle gloire avec Augereau ? Des
préoccupations toutes personnelles lui firent repousser ces conseils d'une
ambition plus haute et plus glorieuse que celle qu'il écouta. Ii voulut être
le seul pacificateur comme il était déjà le seul triomphateur. Tous ses
confidents intimes de cette époque, quels que soient leurs sentiments à son
égard, Lavalette, Marmont, Idiot, Bourrienne, attestent l'influence
prépondérante que cette pensée exerça sur sa détermination. Il terminait sa
lettre aux directeurs par des protestations de désintéressement et de
déférence qui étaient des plus dérisoires dans un moment où il foulait aux
pieds leurs instructions pour n'exécuter que ses propres volontés. La guerre
avec l'Angleterre allait, disait-il, nous ouvrir un champ plus beau et plus
vaste : (i Le peuple anglais valait mieux que le peuple vénitien et sa
libération consoliderait à jamais le bonheur et la liberté de la France ! »
Pour juger à quel point il prenait au sérieux cette étrange libération de
l'Angleterre, il suffira de dire qu'il était déjà tout entier au projet de
l'expédition d'Égypte, en étudiait avec Monge les moyens d'exécution, et
était sur te point d'envoyer Poussielgue à Malte pour observer les
dispositions des chevaliers de la langue française[1]. Quant à lui personnellement,
ajoutait-il, « son cœur était pur, ses intentions étaient droites ; il avait
faite taire l'intérêt de sa gloire, de son ambition, de sa vanité ; il
n'avait vu que la patrie et le gouvernement... Il ne lui restait plus qu'a rentrer dans la foule, à reprendre le soc de
Cincinnatus, à donner l'exemple du respect pour les magistrats et de l’aversion
pour le régime militaire, qui a détruit tant de républiques et perdu
plusieurs États. » (10 octobre 1797.) « Le 13
octobre, dit Bourrienne, qui était alors son secrétaire, en ouvrant mes
fenêtres, à la pointe du jour, j'aperçois les monts couverts de neige. Il
avait fait la veille un temps superbe et, jusqu'alors, automne s'annonçait
comme promettant d'être belle et tardive. J'entrai, comme tous les jours, à
sept heures, dans la chambre du général ; je l'éveillai et lui dis ce que je
venais de voir. Il feignit d'abord de ne pas me croire, sauta à bas de son
lit, courut à sa fenêtre et, témoin lui-même de ce changement si brusque dans
la température, il prononça avec le plus grand calme ces mots : « Avant la
mi-octobre ! quel pays ! allons, il faut faire la paix. » Il
revit alors les états de son armée, qui montait à près de quatre-vingt mille
hommes, se livra à un calcul minutieux des chances défavorables que lui
offrait une entrée en campagne dans de telles conditions, comme si sa
décision à cet égard n'eût pas été prise plusieurs jours auparavant, et comme
s'il avait voulu tromper jusqu'à son secrétaire sur son vrai mobile, mais, en
réalité, parce qu'il sentait toute la force que ce changement dans la
température donnerait à ses représentations auprès du Directoire ; puis il
s'écria : « C'est fini, je fais la paix ; Venise payera les frais de la
guerre et la limite du Rhin. Le Directoire et les avocats diront, ce qu'ils
voudront. » Mais
maintenant qu'il voulait à tout prix et dans le plus bref délai arracher la
paix à M. de Cobentzel, c'était le moment de feindre l'emportement et le
désir de recommencer la guerre, selon une méthode que personne n'a jamais su
pratiquer comme lui. Tous les corps reçurent ses ordres et se mirent en
mouvement pour occuper leurs positions de guerre, les préparatifs d'une
nouvelle campagne furent partout poussés avec une activité menaçante, et le
ton du général avec les négociateurs impériaux devint sensiblement plus
hautain et plus cassant. M. de Cobentzel soupçonna d'abord que ces
démonstrations n'étaient qu'une feinte. Il maintint impassiblement son
programme : l'Italie jusqu'à l'Adda. Il annonçait lui- même son prochain
départ et faisait préparer à grand bruit ses voitures. Il menaçait Bonaparte
de l'opinion publique en France, d'une alliance austro-russe en Europe. Mais
de simulée qu'elle était, l'irritation du général pouvait à chaque instant
devenir réelle en présence de la froide obstination de son adversaire ; et le
plus faible dans ce jeu était nécessairement celui qui avait le plus envie et
le plus besoin de la paix. Quelque répugnance qu'éprouvât Bonaparte pour une
reprise des hostilités, il avait la certitude que ce qui n'était qu'une
répugnance pour lui était un véritable sujet de terreur pour l'Autriche.
Cette crainte, sur laquelle il spécula hardiment, montre assez le peu de
fondement des prétextes qu'il avait allégués pour justifier sa politique. Le
16 octobre, ne pouvant venir à bout de la résistance de M. de Cobentzel, et
voulant en finir à tout prix avant que de nouvelles injonctions du Directoire
ne vinssent l'arrêter dans ses projets, il se leva brusquement au milieu de
la conférence, saisit sur un guéridon un cabaret de porcelaine que le comte
tenait de l'impératrice Catherine, et le brisa sur le parquet en s'écriant :
« C'est ainsi qu'avant un mois j'aurai brisé votre monarchie ! » Puis il
déclara la trêve rompue et sortit après avoir salué les négociateurs. Bonaparte
avait à peine quitté Udine, où s'était passée cette scène tragi-comique, que
M. de Cobentzel, sérieusement alarmé cette fois, courut après lui et lui
porta à Passeriano l'adhésion des plénipotentiaires autrichiens à l'ultimatum
proposé au nom de la France. Le
lendemain, 17 octobre 1797, les articles furent rédigés, les copies
transcrites, et, vers dix heures du soir, on apposa les signatures au traité.
On le data de Campo-Formio, petit village neutralisé, à peu de distance de
là, mais il fut écrit et signé à Passeriano. Le général montra, pendant toute
la journée, un contentement inaccoutumé. On passa une partie de la soirée à
imaginer des facéties et à faire des contes de revenants. A minuit, Monge et
Berthier partirent pour porter le traité au Directoire[2]. Douze
heures après arrivait à Passeriano un courrier du Directoire. Il apportait à
Bonaparte non-seulement une défense formelle de céder à l'Autriche la ligne
de l'Adige, mais la nouvelle de son prochain remplacement dans les
négociations « Nous sentons, disaient les directeurs, la nécessité de
nommer des négociateurs, pour vous soulager de la partie politique et vous
laisser tout entier aux dispositions militaires. » C'était là l'ordre que
Bonaparte avait voulu éviter, en précipitant la signature du traité, et il y
avait en effet réussi. Les directeurs, furieux de se voir joués, éprouvèrent
un instant la tentation de refuser leur ratification au traité ; mais, ainsi
que le général l'avait prévu, ces velléités, trop tardives pour être
efficaces, furent comme noyées dans l'immense explosion de joie qui éclata en
'France à la nouvelle de la conclusion de la paix. Le mécontentement du
Directoire dut se changer en félicitations et en témoignages de satisfaction
aussi peu sincères que toutes les manœuvres qui avaient préparé le succès de
cette œuvre de mensonge. L'empereur
nous cédait la Belgique ; il renonçait à la Lombardie en faveur de la
république Cisalpine, qui comprenait en outre les provinces de Bergame, Crème,
Brescia, Mantoue, Modène, Bologne, Ferrare et Romagne. Nous lui abandonnions
Venise, l'Istrie, la Dalmatie et tout le territoire vénitien au-delà de l'Adige.
Nous gardions pour nous Corfou et les îles Ioniennes. Un congrès devait se
tenir à Bastadt pour traiter de la paix entre la
France et l'empire germanique. L'empereur s'engageait en outre, par une
convention secrète, à faire tous ses efforts pour nous faire obtenir la ligne
du Rhin. Talleyrand
se bâta de prendre date par l'exagération de ses compliments : « Adieu !
général pacificateur, adieu ! amitié, admiration, respect, reconnais san ce ;
on ne sait où s'arrêter dans cette énumération... On aura peut-être quelques
criailleries d'Italiens, écrivait-il encore, mais c'est égal ! » Le
général Bonaparte voulut pourtant faire quelque chose pour le peuple qu'il
avait si cruellement frappé. Il écrivit à Villetard, notre représentant à
Venise, pour offrir un refuge dans la Cisalpine aux patriotes vénitiens qui
voudraient quitter leur pays. Il proposa de faire transporter de Venise à
Ferrare ce qui restait à la République en approvisionnements de guerre, de
marine et de commerce, et là de les vendre au profit de ces émigrés ainsi que
les francs-alleux de la Cisalpine, afin de leur assurer des moyens
d'existence. Villetard, qui avait été l'agent honnête et sincère d'une
politique de perfidie, avait bien voulu révolutionner Venise, mais il n'avait
jamais cru qu'elle serait sacrifiée. Il s'était attaché à la nouvelle
république comme à une seconde patrie, et, lorsqu'il eut à notifier au
gouvernement vénitien la conclusion du traité de Campo-Formio, en présence de
l'explosion de désespoir que provoqua cette nouvelle, sa propre émotion fut
telle qu'il interrompit son discours et éclata en sanglots. Il fit part
ensuite à l'assemblée des offres du général qui furent repoussées avec
indignation « Je me réjouis, lui écrivit-il à ce sujet, d'avoir trouvé dans
les membres du gouvernement de Venise des âmes trop aères pour se prêter à
l'exécution des mesures que vous leur proposez par mon organe ; ils iront
chercher ailleurs un sot libre, mais ils préféreront l'indigence à
l'infamie... Des gémissements, des blasphèmes, il faut l'avouer, contre la
nation française, un refus unanime de complicité dans la ruine de leur
patrie, ont suivi la lecture de vos ordres. » Le général répondit par de
sanglantes ironies à l'homme dont il avait fait son instrument : « Aucun
traité ne nous liait à la municipalité de Venise ! La France n'avait pas à
faire la guerre pour les autres peuples. Quant à la poignée de bavards qui
voulait la république universelle, elle n'avait qu'à venir faire une campagne
d'hiver. La nation vénitienne n'existait pas. Elle était aussi lâche
qu'hypocrite et efféminée. Si elle était faite pour la liberté, qu'elle le
prouvât donc en défendant la sienne ! On n'avait pas donné les Vénitiens à
l'Autriche, la France ne s'en reconnaissait pas le droit ; ils n'avaient donc
qu'à se défendre au moment où nous évacuerions ! » Combien
ces insultes, jetées si gratuitement à un peuple qu'il avait désarmé, ruiné,
privé de tout moyen de résistance, étaient loin des sentiments auxquels il
attribuait plus tard, à Sainte-Hélène, sa politique envers Venise ! Là, grâce
à la complaisante magie d'une mémoire sans conscience, qui transformait à son
gré les événements, la cession de Venise à l'Autriche ne lui apparaissait
plus que comme une sorte d'épreuve passagère à laquelle il avait voulu
soumettre les Vénitiens pour retremper leur patriotisme. « Les années que les
Vénitiens auraient passées sous le joug de la maison d'Autriche leur feraient
recevoir avec enthousiasme un gouvernement national, quel qu'il fût, un peu
plus, un peu moins aristocratique... Il n'y avait pas à craindre qu'un peuple
de mœurs aussi douces pût jamais prendre de l'affection pour un gouvernement
allemand, etc. » Excuses aussi peu sincères que les accusations dont il
s'était armé contre ceux qu'il voulait perdre, parce qu'ils contrariaient ses
plans, mais qui ont quelque chose de plus odieux encore, car elles tendent à
lui faire une sorte de mérite d'un de ses actes les plus justement flétris. Au
reste, dans cette sommation dérisoire d'avoir à se défendre qu'il adressait à un peuple enchaîné et abattu, il entendait
bien qu'on vit un dernier outrage et rien de plus. Les Vénitiens ayant en
effet voulu relever le défi, la municipalité envoya une double députation au
Directoire et à Bonaparte pour solliciter la permission de lutter avec ses
seules ressources après le départ de nos troupes. Pour toute réponse, le
général fit emprisonner les députés. Peu de temps après, les troupes
françaises évacuèrent Venise. Sérurier enleva tout ce qui restait dans les
magasins, coula les bâtiments qu'on ne pouvait emmener, et enfin incendia le
Bucentaure, ce vieux témoin des beaux jours de la République. Cela fait, il
remit la place aux Autrichiens. Un désespoir muet, une consternation profonde
régnaient dans la ville, et ce silence de mort n'y était interrompu que par
les acclamations d'une populace soldée. Le commissaire qui s'y présenta au
nom de l'empereur, pour recevoir le serment d'obéissance des Vénitiens, était
ce même François Pesaro qui avait si souvent traité avec le général
Bonaparte. L'ex-doge Manin dut prêter le serinent au nom de ses compatriotes, et, le cœur navré, se soumit à ce pénible sacrifice. Mais, au moment où il s'avançait pour prononcer la fatale formule, on le vit tout à coup chanceler, et il tomba sans vie comme foudroyé par la honte et la douleur. Ainsi succomba la République de Venise, après une longue et glorieuse existence. Le peuple vénitien n'est pas mort avec elle : il souffre et proteste encore. Il a été, depuis lors, bien souvent vengé par les dangers et les complications sans fin que les iniquités de Campo-Formio ont légués à l'Europe ; mais le crime commis par des mains françaises attend encore sa réparation. — Écrit en 1865. Depuis lors le crime a été réparé, mais non des mains françaises. |