HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VII. — LES PRÉLIMINAIRES DE LEOBEN.

 

 

Aussitôt qu'il eut réglé toutes les conditions de la paix avec le pape, le général Bonaparte se hâta de revenir sur l'Adige. Il lui tardait de prendre à son tour l'offensive contre l'Autriche et d'ouvrir la campagne qui allait forcer cette puissance orgueilleuse à se déclarer vaincue. Tant que Mantoue était restée debout, il avait été contraint d'attendre sur l'Adige le choc de ses adversaires, expectative pénible, pleine de périls, et contraire à notre tempérament militaire aussi bien qu'à son propre génie qui ne soutint jamais la défensive qu'en la transformant en agression. Aujourd'hui, n'ayant plus à craindre de laisser derrière lui une place forte qui contenait une armée, et l'Italie prête à se soulever, il pouvait s'élancer en avant et se livrer sans contrainte à ses inspirations. Il avait reçu un renfort considérable composé de l'élite des armées du Rhin et commandé par un de leurs meilleurs officiers, le général Bernadotte. Moreau qui l'avait formé de ses propres troupes pour son rival, y avait apporté un soin plein de désintéressement et de délicate courtoisie qui excitait à bon droit l'enthousiasme de Carnot : « Ô mon cher Fabius, que tu fus grand dans cette circonstance ! » s'écriait-il à peu de temps de là en rappelant ce souvenir[1]. Ce renfort, ajouté au corps rendu disponible par la capitulation de Mantoue, portait l'armée de Bonaparte à soixante-quinze mille hommes. Grâce à l'organisation des légions lombardes et cispadanes, cet effectif pourrait être employé presque tout entier dans la nouvelle campagne.

L'armée autrichienne était cette fois bien inférieure à la nôtre, même sous le rapport du nombre. Le conseil aulique avait rappelé des bords du Rhin l'archiduc Charles, qui venait de sauver la monarchie par ses brillantes opérations contre les armées combinées de Jourdan et de Moreau. Jeune comme Bonaparte, et comme lui illustre dès son coup d'essai, ce prince semblait le seul général que l'Autriche pût nous opposer désormais on lui avait confié les dernières ressources de l'Empire. A l'armée qu'on était parvenu à lui recomposer, devaient se joindre, par un virement semblable à celui que nous venions d'opérer, six divisions formant quarante mille hommes, tirées des troupes qu'il avait commandées sur le Rhin ; mais ces ordres ayant été donnés très-tard, il leur fallait encore une vingtaine de jours au moins pour achever leur mouvement.

Cette éventualité pouvait faire naître quelques doutes. L'arrivée des renforts de l'archiduc rendrait inévitablement plus difficile la tâche du général Bonaparte, mais en revanche elle faciliterait d'autant celle de nos armées du Rhin ; ces armées devant en effet recommencer la campagne en même temps que lui pour concourir au même but pèseraient d'un poids d'autant plus lourd dans la balance, qu'elles ne trouveraient plus devant elles qu'un ennemi affaibli. Bonaparte n'ignorait pas que l'une de ces deux armées était commandée par Hoche, jeune homme plein de génie et d’ambition, qui avait déployé dans les obscures difficultés de la pacification de la Vendée un caractère supérieur et des qualités de premier ordre, et qui, arrêté par les lenteurs de Moreau et du Directoire, frémissait d'impatience de s'élancer sur l'Allemagne. Enfin il ne pouvait lui échapper que la paix imposée par un double triomphe, par notre armée du Rhin en même temps que par notre armée d'Italie, aurait un caractère d'urgence bien plus irrésistible pour nos ennemis, et par conséquent serait bien plus avantageuse pour la république, que celle qu'il pourrait imposer avec ses seules forces dans une campagne isolée.

Mais ces motifs, au lieu de le porter à attendre le concours de l'armée du Rhin, le décidèrent précisément à s'en passer et à devancer le moment qu'il avait lui-même fixé pour l'ouverture de la campagne. En attaquant l'archiduc avant l'arrivée de ses renforts, il était sûr de le battre aisément et de le pousser devant lui jusque sous les murs de Vienne ; s'il fallait lé poursuivre plus loin, la situation du vainqueur Fourrait, il est vrai, devenir alors plus critique que celle du vaincu ; mais Bonaparte était persuadé, 54 non sans apparence de raison, que la cour de Vienne accepterait la paix plutôt que d'en venir à l'extrémité de sacrifier sa capitale. Les conditions de cette paix seraient sans doute moins avantageuses que celles d'un traité qu'il aurait dicté avec le concours de Hoche et de Moreau ; mais elles seraient son ouvrage à lui seul, et il n'aurait à en partager la gloire avec personne.

Telles furent les considérations qui le déterminèrent à précipiter la reprise des hostilités. S'il donna peu de temps après un si grand éclat à ses plaintes au sujet des retards des armées du Rhin et du peu d'appui qu'elles lui prêtaient, ce fut tout autant pour prévenir les justes reproches auxquels il s'était exposé par ces calculs si peu patriotiques, que par suite de l'embarras réel dans lequel il se trouva un instant placé, pour avoir voulu agir tout seul. H a lui-même écrit (17 mars 1797 au Directoire), que pour lui prêter un concours efficace « les armées du Rhin auraient dû commencer en même temps que lui. » Pour obtenir ce résultat il y avait un moyen très-simple, c'était de se concerter avec elles au lieu d'entrer en campagne sans consulter personne. Le triomphe du général eût été moins éclatant, mais l'avantage conquis eût été plus solide et l'on n'eût pas été entraîné à trahir et à sacrifier Venise pour indemniser l'empereur.

Ce dénouement déplorable d'une guerre si longtemps soutenue au nom de la liberté et du droit des peuples, personne ne l'entrevoyait encore, quelque prochain qu'il fût déjà, ou du moins aucun de ceux qui commençaient à le pressentir ou à le préparer n'osait encore l'avouer ouvertement. Clarke avait offert au marquis Gherardini, ministre d'Autriche à Turin, une cession partielle des États vénitiens ; mais cette proposition était restée ensevelie dans la pénombre des mystères diplomatiques. La neutralité persistante de Venise avait bien pu paraître à Bonaparte et au Directoire un prétexte suffisant pour

tirer d'elle quelques millions, » mais elle n'était pas un crime de nature à motiver aux yeux du monde la totale destruction de cette république. C'était assez de l'en avoir punie en occupant ses places fortes et en faisant peser sur elle tous les maux de la guerre. Malgré ces justes griefs envenimés par l'antipathie violente que nos idées démocratiques devaient inspirer à la plus vieille aristocratie de l'Europe, Venise n'avait répondu que par des refus aux instances multipliées de l'Autriche pour l'entraîner dans son alliance. Peu de temps avant l'ouverture de la campagne contre l'archiduc, elle nous donna un nouveau gage de ses bonnes intentions en repoussant également les avances de la Prusse qui lui tendait la main en haine de l'Autriche. Elle se priva ainsi d'une chance précieuse par crainte de mécontenter les deux puissances belligérantes. Mais Venise avait aussi refusé de s'allier à nous : ce tort effaçait tous ses titres à notre équité. Malgré tout le parti que nous en avions déjà tiré contre elle, on vit bientôt le Directoire s'emparer de nouveau de ce tort pour s'efforcer de le grossir encore en le transformant en conspiration : il venait d'acquérir la certitude que l'empereur ne voulait pas être indemnisé en Alle4nagne, mais en Italie. Ses familiers et ses confidents commencèrent à dire à voix basse que les États de Venise pourraient bien fournir cette indemnité tant cherchée. Quirini, l'ambassadeur de Venise à Paris eut vent de ce bruit et s'empressa d'en faire part à la seigneurie. (Dépêche du 25 janvier 1797.)

C'est alors que les armements vénitiens vinrent nous offrir de nouveaux prétextes. Cette mesure, inspirée dans l'origine par les excès de notre occupation et par la crainte qu'inspiraient les convoitises autrichiennes, n'avait eu d'abord pour objet que la défense des lagunes : plus tard des abus intolérables l'avaient fait étendre aux États de terre ferme sans cesse foulés et spoliés par les armées ennemies ; enfin elle était mille fois justifiée maintenant par la révolte déjà menaçante dans plusieurs villes. Nous avions le droit de prendre nos précautions contre cette levée de boucliers, mais nous ne pouvions faire un crime à la République d'un acte de légitime défense. La fermentation qui venait d'éclater était notre ouvrage ; elle était étroitement liée à la propagande démocratique dont nous venions d'allumer le foyer dans la Lombardie et dans la Cispadane ; elle tenait uniquement à notre présence qui seule lui permettait de se manifester. Nous avions trouvé dans 'les États vénitiens les éléments de mécontentement qui existent dans tout pays, et qui ne peuvent se produire que grâce à la présence d'une armée étrangère, à laquelle ils empruntent une puissance qu'ils n'auraient jamais eue par eux-mêmes. Il était fâcheux d'avoir aidé à leur manifestation, mais les développer était d'une souveraine iniquité ; le Directoire pour arriver à ses fins conçut le plan d'encourager sous-main la révolte et en même temps d'interdire à la République tout moyen de se défendre. Lorsqu'elle montra l'intention de réprimer les tentatives de ses ennemis, le journal qui servait d'organe au gouvernement français publia un article qui était un véritable appel à l'insurrection des provinces de terre ferme.

« Dès à présent, y disait-on, toute la partie des États de Venise qui est en deçà de l'Adige peut se déclarer sans avoir à craindre que les Vénitiens tentent de la soumettre de nouveau au despotisme aristocratique. Dès à présent, Bergame, Brescia, Côme, Peschiera, etc., peuvent se réunir à la république lombarde ; les habitants disposés à prendre ce parti sont en grand nombre. Après ce qu'ils ont souffert de la présence des armées, ils n'espèrent pas d'autre dédommagement que de recouvrer leur liberté. Le reste de l'État de Venise sera encore quelque temps le théâtre de la guerre et restera dans l'indécision ; mais il est aisé de prévoir qu'il se déclarera aussi indépendant. La faiblesse du gouvernement vénitien est aujourd'hui connue de ses propres sujets ; sa seule force était dans l'opinion et l'opinion est changée. Quoi qu'il puisse arriver, ce gouvernement terroriste touche à sa fin. »

Ce reproche de terrorisme était au moins singulier dans la bouche des directeurs, adressé à un gouvernement qui, dans les deux derniers siècles de son histoire, était loin d'avoir égalé le nombre des proscriptions que le Directoire décréta en une seule année. Quant à l'article, il était destiné à provoquer le soulèvement qui était nécessaire pour qu'on pût disposer plus facilement de ces provinces. Ces paroles étaient le programme exact des événements qui allaient s'accomplir dans les États vénitiens ; mais le général Bonaparte alors sur le point d'entrer en campagne ne trouvait pas que le moment fût venu de rompre avec Venise ; il l'écrivit au Directoire (7 mars 1797), et se borna à se plaindre au provéditeur Battaglia des persécutions que les agents de la République exerçaient, selon lui, contre les amis de la France. A la veille d'abandonner pour ainsi dire l'Italie à elle-même, il éprouvait le besoin de laisser derrière lui une situation pacifiée, sauf à prendre sa revanche plus tard. Il avait conclu de son chef avec le roi de Sardaigne un traité qui lui assurait le concours actif de cet État, mais le Directoire refusa de le ratifier. Le général tenta un dernier effort auprès de la République de Venise.

Il fit venir le procurateur François Pesaro, qui était alors un des personnages les plus influents de la République, et s'efforça de le gagner à ses vues par ce mélange de menaces et de caresses qu'il savait si bien employer pour subjuguer ses adversaires : « Venise voulait arrêter ce qu'elle appelait ses ennemis, c'est-à-dire, en réalité, les amis de la France ; elle courait à sa ruine. Elle ne pouvait croire que lui, Bonaparte, la laisserait faire, car il tenait Venise à sa merci. Tous les États de terre ferme étaient prêts à faire explosion ; il n'avait qu'un mot à dire pour que la République fut réduite à ses lagunes. Que ne s'alliait-elle avec lui ? Tout le mal était prévenu ; il lui garantissait ses Êtat9 contre la révolution, et la République en serait quitte pour inscrire au Livre d'or les principales familles de terre ferme, condition dont il ne faisait pourtant pas un sine qua non. » Pesaro promit d'en référer au sénat et partit pour Venise.

Cette ouverture ne devait pas plus être agréée que les précédentes, et pour qui a étudié de près ces événements il est certain qu'une alliance n'eût pas mieux sauvé Venise que .ne le fit la neutralité ; la force seule l'eût efficacement servie dans quelque sens qu'elle se fût déployée. Quoi qu'il en soit, il résulte clairement des paroles de Bonaparte comme de ses actes que, tout en protestant, en toute occasion, de son intention de ne pas intervenir dans les querelles intérieures de la République, il entendait couvrir d'une complète impunité tout ce qu'entreprendraient ceux qu'il nommait les amis de la France ; qu'il prenait d'avance parti pour eux, et qu'en cela il s'inspirait si peu des principes et des sympathies d'après lesquels il disait se régler, qu'il s'offrait de lui-même à les livrer au prix d'une alliance avec cette cc perfide aristocratie n, pour employer les expressions dont il se servait, et que nos historiens ont adoptées après lui (10 mars).

Le lendemain de cette entrevue, le général Bonaparte ouvrait la campagne contre l'archiduc Charles. Cette campagne ne pouvait réussir qu'à la condition d'être très-rapide ; mais, cette fois, les obstacles étaient plutôt le fait de la nature, du climat, de la saison et du terrain, que celui de l'ennemi ; car si l'ennemi n'était pas prêt, les Alpes étaient encore couvertes de neige, et il fallait les franchir pour marcher sur Vienne. On pouvait le& aborder par trois points différents, par le Tyrol, par la Carinthie et par la Carniole. De ces trois routes, celle qui débouchait dans la Carinthie au col de Tarvis était celle qui conduisait le plus directement à Vienne. Selon les calculs de Bonaparte, l'archiduc Charles avait tout intérêt à se cantonner dans le Tyrol, pays dont la population était très-belliqueuse et attachée à la monarchie, dont les défilés étaient faciles à défendre, et où il serait beaucoup plus rapproché des renforts qu'il attendait. On ne pouvait rien tenter de sérieux d'un autre côté tant qu'on ne l'en aurait pas chassé. Mais le prince, qui n'avait pas, comme son adversaire, l'avantage d'être au service d'une république, était tenu de se conformer, comme un simple officier, aux plans da conseil aulique, qui lui faisaient un devoir de couvrir Trieste. Il n'avait donc laissé dans le Tyrol qu'un corps de quinze mille hommes, sous les ordres de Laudon et de Kerpen ; un autre détachement encore plus faible couvrait la route de Carinthie, sous les ordres de Lusignan ; enfin, il se tenait en personne vers Pordenone, entre la Piave et le Tagliamento, couvrant la route qui conduit à Trieste et en Carniole.

Les dispositions de Bonaparte étaient à la fois simples et hardies. Laissant en Italie Kilmaine et Victor, pour surveiller Venise et le pape, il avait dirigé sur le Tyrol le général Joubert, jeune officier qui s'était déjà illustré dans cette province et qui était devenu en peu de temps un des chefs les plus brillants de l'armée. Joubert avait sous ses ordres un corps de près de vingt mille hommes ; il ne devait commencer que plus tard son mouvement. H avait pour tâche de repousser Laudon et Kerpen au-delà des Alpes, par le col du Brenner ; de là il nous rejoindrait en Carinthie, par la route qui va de Blixen à Villach, pour marcher sur Vienne avec le reste de l'armée.

Quant au général en chef, qui désirait avant tout s'assurer du chemin le plus court pour s'avancer sur cette capitale, ce qui était son but principal, il se hâta de mettre à profit la faute que les instructions du conseil aulique imposaient à son adversaire, en lançant Masséna sur la route de la Ponteba qui aboutit au col de Tarwis. Cette opération allait tout d'abord nous rendre maîtres des débouchés de la Carinthie. Masséna, ne trouvant devant lui que le corps de Lusignan, le battit sans peine et fit prisonnier le général lui-même.

Ce mouvement permit à toute l'armée de passer la Piave presque sans coup férir, et fidèle à ses instructions l'archiduc se retira derrière le Tagliamento, couvrant Trieste de préférence à la Ponteba. C'est derrière ce torrent que, le 16 mars au matin, l'armée française trouva les Autrichiens rangés en bataille à peu de distance de Valvasone. Le Tagliamento est guéable sur la plus grande partie de son parcours. L'armée se disposa en conséquence à le traverser, mais Bonaparte après une courte canonnade et quelques charges de cavalerie, trouvant l'ennemi mieux préparé qu'il ne s'y attendait, donna l'ordre d'établir le bivouac et de faire la soupe. L'archiduc, trompé par ce stratagème, fit un mouvement de retraite et rentra dans son camp. Ce mouvement n'est pas plutôt exécuté que les soldats français reprennent les armes : la division Bernadotte s'élance dans la rivière, et l'ennemi, à son retour, la trouve tout entière rangée en bataille sur l'autre rive. La seconde ligne traverse le torrent avec le même bonheur. L'archiduc avait des forces inférieures aux nôtres, il résista pourtant avec fermeté pendant quelques heures, mais se voyant tourné par une de nos divisions, il dut battre en retraite en nous abandonnant des prisonniers et huit pièces de canon.

Pendant ce temps, Masséna, poussant devant lui les débris de Lusignan, s'était emparé des gorges de la Ponteba et s'approchait du col de Tarwis. L'archiduc, comprenant l'importance de ce poste, détacha trois divisions sous les ordres de Bayalitsch et les dirigea sur Tarwis, par un chemin détourné qui remontait le cours de l'Isonzo et passait par Caporetto. Mais Masséna, ayant sur ce corps une avance de plusieurs marches, devait arriver au col avant lui, et par là même couper toute retraite à Bayalitsch, car déjà Bonaparte avait lancé à sa poursuite, dans la vallée de l'Isonzo, la division Guyeux. Il fallait donc à tout prix arrêter Masséna. L'archiduc courut de sa personne à Klagenfurth, se mit à la tête d'une division qui s'y trouvait, rallia les débris de Lusignan et vint prendre position en avant du col de Tamis, d'où il put sans peine refouler une avant-garde de Masséna. Celui-ci y arrivait à marches forcées. De l'occupation de Tarwis dépendait maintenant le sort de la campagne, car si l'archiduc perdait les divisions de Bayalitsch, il n'était plus désormais en état de nous opposer une résistance sérieuse. On le comprenait des deux côtés. Un combat acharné se livra sur ces âpres sommets, couverts de glace. L'archiduc se battit avec un courage désespéré et fut plusieurs fois sur le point d'être fait prisonnier ; mais après de longs efforts, ses troupes cédèrent et furent rejetées sur Villach. La route de Vienne était ouverte.

L'archiduc repoussé, Masséna attendit Bayalitsch. Celui-ci, croyant sa retraite assurée, continuait à remonter en courant la vallée de l'Isonzo, poursuivi l'épée dans les reins par le général Guyeux. En approchant de Tarwis, il s'aperçut enfin qu'il était pris entre deux feux. Démoralisé et vaincu d'avance, il ne fit qu'une défense insignifiante et se rendit avec cinq mille hommes. Le reste de ses soldats" se sauva à travers les montagnes.

Les quartiers généraux des deux armées étaient restés en face l'un de l'autre, sur la route qui, conduisait en Carniole par Palma-Nova et Gradisca. Palma-Nova, qui était une forteresse vénitienne, ne fut pas défendue par les Autrichiens et nos troupes l'occupèrent ; mais ils essayèrent de tenir dans Gradisca. Bernadotte parut le premier devant cette place avec sa division. Les soldats de Bernadotte, formés dans l'armée du Rhin, avaient moins de fougue, d'élan et d'ardeur révolutionnaire que ceux de Far-niée d'Italie. Ceux-ci raillaient volontiers la réserve et le bon ton de leurs manières. En revanche ces soldats de nos provinces du Nord avaient, avec plus de tenue et de discipline, une fermeté admirable sous le feu. Sans leur inébranlable solidité, jamais Moreau ne fat parvenu à exécuter cette miraculeuse retraite, dans laquelle l'armée s'était montrée aussi grande que son capitaine. Leur retenue et leur modération étaient si connues, que-les villes italiennes se disputaient à qui les aurait pour garnison[2]. Ces vaillantes troupes s'étaient déjà placées au premier rang à la bataille du Tagliamento ; mais ce succès n'avait fait qu'aiguillonner leur émulation, et elles ne furent pas plutôt devant Gradisca qu'elles résolurent de l'enlever d'assaut à elles seules. Mais leur attaque rencontra des obstacles matériellement insurmontables, et quatre à cinq cents hommes tombèrent inutilement devant des remparts qui n'auraient pas résisté à une tentative mieux combinée. Sérurier ayant en effet amené des troupes et du canon sur les hauteurs voisines, la place capitula immédiatement et la garnison se rendit.

Après ce dernier coup, une simple division suffisait pour prendre possession de Trieste et de la Carniole. Bonaparte laissa le commandement provisoire de ces provinces à Bernadotte, avec l'ordre u de mettre hors des portes de Palma-Nova le gouverneur et toutes les troupes vénitiennes, » sans prendre la peine, cette fois, d'articuler un grief et simplement parce que cette forteresse était à notre convenance. Le général en chef put alors (28 mars) remonter à son tour la vallée de l'Isonzo, marquée par le désastre de Bayalitsch, et descendre en Carinthie, par le col de Tamis, avec le gros de son armée. A Villach, il se trouva en Allemagne. Les habitants montraient beaucoup de douceur et les dispositions les plus hospitalières. Bonaparte leur adressa une proclamation, datée de Klagenfurth : l'armée française venait non en conquérante, mais en amie. Loin d'apporter avec elle les calamités de la guerre, elle n'avait d'autre but que de forcer l'empereur à la paix. Quant à cette guerre détestée des peuples, elle était l'ouvrage d'un ministère vendu à l'Angleterre. « Eh bien ! disait-il, malgré l'Angleterre et les ministres de la cour de Vienne, soyons amis. La République française a sur vous les droits de conquête, qu'ils disparaissent devant un contrat qui nous lie réciproquement. Vous ne vous mêlerez plus d'une guerre qui n'a pas votre aveu ; de mon côté, je protégerai vos propriétés et je ne tirerai de vous aucune contribution. »

Cependant Joubert était encore cantonné dans le Tyrol. Le général en chef lui avait laissé l'ordre d'attendre là qu'on lui donnât avis de commencer son mouvement, avec des instructions dont l'article 3 était ainsi conçu : « Beaucoup cajoler les prêtres et chercher à se faire un parti parmi les moines » (en date du 15 mars). Bonaparte, qui traitait les difficultés morales comme les obstacles matériels, ne lui laissa que quelques jours pour réaliser ce programme où se traduisait si bien sa propre politique. Joubert était immobile sur le Lavis, tenant en respect les deux corps de Kerpen et de Laudon, lorsqu'il reçut l'ordre de les rejeter au-delà du Brenner, et d'opérer sa jonction avec l'armée par la chaussée de la Carinthie. Joubert s'acquitta de cette tâche avec sa supériorité accoutumée. Dérobant sa marche à Laudon, il concentra toutes ses forces contre Kerpen, qu'il battit complétement à Saint-Michel. Les Autrichiens y perdirent cinq mille hommes tués ou blessés. Il attaqua ensuite Laudon â Newmarkt et lui fit éprouver un sort pareil. Leurs débris se rallièrent à Clausen, dans une très-forte position, non loin de Bolzano. Ils s'y renforcèrent d'une division venue du Rhin. Joubert ne les en chassa pas moins le 23 mars et de là les poursuivit jusqu'au pied du Brenner, qu'ils franchirent à la bâte et dans un état de complète désorganisation. N'ayant plus à craindre aucun danger immédiat dans le Tyrol, et comprenant, selon la pensée de Bonaparte, que tout ce qui pourrait s'y passer était désormais très-secondaire, Joubert ramena ses troupes à Brixen et là prit à droite la chaussée qui va du Tyrol en Carinthie.

Depuis que l'armée avait quitté l'Italie, des événements que nous avions rendus inévitables, et qu'il nous eût été facile de prévenir, venaient de s'accomplir dans les États vénitiens. La fermentation à laquelle ces provinces étaient en proie au moment où nous les avions quittées n'avait pu que s'accroître depuis notre départ. A toutes les causes de troubles que nous avions apportées dans ce malheureux pays, à l'occupation de ses forteresses, au désarmement de ses garnisons, au pillage de ses arsenaux, à la détresse produite par nos réquisitions, à la destruction des châteaux que le voisinage d'une place forte condamnait à être rasés, à une inquisition tyrannique qui violait le secret des lettres et ne respectait pas même les dépêches du gouvernement, était venue s'ajouter une propagande politique qui, trouvant peu d'échos dans les classes populaires, généralement affectionnées au gouvernement de la seigneurie, avait rencontré des adeptes ardents au sein des familles aristocratiques de la terre ferme, jalouses de la noblesse du Livre d'or et exclues de toute participation aux affaires. Cette exclusion légitimait assurément leur mécontentement, mais elle ne pouvait cesser du fait d'Une ingérence étrangère sans porter un coup mortel à l'indépendance vénitienne.

Deux partis se trouvaient donc en présence dans les États vénitiens : l'un qui nous haïssait pour tous les maux que nous lui avions apportés et que nous lui faisions redouter encore, il se composait de l'immense majorité de la population ; l'autre, qui était en petit nombre, mais qui se sentait soutenu et avait placé en nous toutes ses espérances. En dépit des instructions ostensibles laissées par Bonaparte au général Kilmaine, en dépit de ses déclarations solennelles au sujet de la position d'impartialité qu'il se proposait de garder, il encourageait visiblement ce dernier parti, car au point où il avait conduit les choses, il ne pouvait rester neutre, lors même qu'il l'eût sincèrement désiré. Bonaparte considérait cette minorité comme son point d'appui naturel en cas de rupture avec Venise ; il comptait sur les prétextes et les facilités qu'elle allait lui offrir par ses agitations ; il reprochait clone en toute occasion aux agents du gouvernement vénitien les précautions qu'ils croyaient devoir prendre contre elle, feignant de les regarder comme dirigées contre nous ; il leur déclarait enfin qu'il n'entendait permettre ni arrestations ni persécutions, ce qui était la plus efficace des connivences, puisque c'était autoriser l'attaque et enchaîner la défense. A ces encouragements indirects se joignaient les actives provocations des patriotes lombards, à qui on avait insinué adroitement que la Lombardie n'avait de chance d'être affranchie après la guerre que dans le cas où, grâce à quelques adjonctions de territoire elle pourrait former un tout assez compacte et assez fort pour subsister par lui-même. Ainsi nous avions intéressé leur liberté à détruire celle de leurs compatriotes, et ils étaient d'autant plus entreprenants qu'ils se sentaient assurés de l'impunité. Mais, pour agir par l'entremise de semblables instruments, ce n'était pas moins la France qui agissait.

Le 8 mars, le mouvement révolutionnaire prédit par le publiciste du Directoire fut annoncé comme imminent par le podestat Ottolini, dans un rapport daté de Bergame. Il en dévoilait de point en point le plan et la marche ; il en nommait d'avance les auteurs et acteurs. A leur tête devait figurer, et figura en effet, le chef de la légion lombarde, Lahoz, qui servait en réalité dans notre armée, puisqu'il recevait les ordres de Kilmaine. Ces renseignements avaient été fournis à Ottolini par un de nos adjudants généraux nommé Landrieux, qui d'une part excitait les Brescians et les Bergamasques à la révolte, et de l'autre recevait de l'argent des inquisiteurs en leur dénonçant la conspiration. Bonaparte, toujours si obstiné à nier toute participation de nos officiers à ces menées, fut cependant le premier à dénoncer plus tard au Directoire ce double jeu de Landrieux lorsqu'il eut à se plaindre de lui (lettre du 14 novembre 1797). L'explosion eut lieu le 12 mars. Quelques centaines d'habitants de la ville de Bergame, secondés par des patriotes lombards, se soulevèrent et proclamèrent une nouvelle municipalité. Ottolini, qui avait des troupes, voulut résister ; mais le commandant français qui occupait la citadelle l'en empêcha, sous prétexte qu'il avait pour consigne de maintenir l'ordre. Les patrouilles vénitiennes reçurent l'intimation de se retirer, sous peine d'être accueillies à coups de fusil, et comme elles étaient inférieures en nombre elles obéirent. Le lendemain Ottolini sortit de la ville, et Bergame se déclara réunie à Milan.

Deux jours après, Brescia imita Bergame. Une centaine de Brescians et de Bergamasques se présentèrent aux portes de la ville, déclarant qu'ils étaient suivis de plusieurs milliers de Cisalpins et de Français, ce qui était faux. Battaglia, qui était le provéditeur de Brescia, soit crédulité, soit connivence, leur laissa faire tout ce qu'ils voulurent. Ils désarmèrent la garnison, s'emparèrent des postes, emprisonnèrent les magistrats. De Brescia, les insurgés se dirigèrent sur Salo, où la révolution eut le même succès. (17 mars.) Dans ces trois villes, les troupes françaises ne prirent aucune part directe et patente au mouvement, mais il est dérisoire de prétendre qu'elles ne l'appuyèrent pas, puisqu'elles ne permirent nulle part aux défenseurs du gouvernement vénitien d'agir. Les commandants français protestaient plus que jamais de leur respect pour la neutralité, mais en même temps ils poussaient et soutenaient Lahoz et ses Lombards qui étaient placés sous leurs ordres. Bientôt il ne leur suffit plus d'ôter au gouvernement -vénitien tout moyen de défense dans les villes qu'ils occupaient, ils attaquèrent ouvertement le parti qui se prononça pour lui. Une contre-insurrection s'étant formée à la suite du mouvement de Bergame, dans les campagnes dont les habitants étaient unanimement restés fidèles à la république, Kilmaine donna l'ordre à Lahoz de marcher contre eux et de les désarmer, mesure qui ne pouvait manquer d'amener des représailles sanglantes. Ainsi, des deux insurrections en sens contraire que notre occupation avait fait naître dans les États vénitiens, l'une, qui était le fait d'une infime minorité, était ouvertement patronnée et protégée par nous, l'autre, qui comprenait la population presque tout entière, était dissipée par les armes, et nous condamnions à une humiliante impuissance le seul pouvoir qui eût pu s'interposer utilement entre les deux partis. Ces deux faits ont une évidence qui n'a pu être atteinte par l'obscurité et la confusion qu'on s'est efforcé de répandre sur ces événements par un patriotisme étroit, inintelligent, incompatible avec les sévères lois de l'histoire. Les peuples, comme les individus, n'ont qu'un seul moyen d'éviter les fautes nouvelles, c'est de discerner et de reconnaitre loyalement les fautes passées.

Lorsque ces nouvelles parvinrent à Venise, le sénat vit du premier coup d'œil le parti que ses ennemis allaient en tirer contre lui ; il en fut épouvanté. Convaincu que tout dépendait de la France, il s'adressa à Lallement, notre ministre à Venise, invoqua ses conseils comme pour mieux indiquer qu'il se mettait à notre discrétion, lui demanda si dans ce danger la République pouvait compter sur notre amitié. Lallement répondit avec l'ambiguïté dont notre politique lui faisait une obligation ; il promit d'en référer à son gouvernement, et, en attendant, conseilla d'accorder des réformes de nature à contenter les insurgés de terre ferme. Cette proposition fut mise en délibération dans le grand conseil. On y reconnut en principe !a convenance et même la nécessité d'apporter quelques changements à la vieille constitution de Venise, mais on déclara en même temps qu'une telle concession, dans un pareil moment, aurait tous les inconvénients d'un acte de faiblesse et, en conséquence, on décida qu'elle serait ajournée. Cependant on voulut consulter le général Bonaparte pour lui donner une marque éclatante de déférence, et on lui envoya deux députés, dont l'un était François Pesaro, le même négociateur qui lui avait déjà été adressé.

Les deux députés le rejoignirent à Goritz, où se trouvait encore en ce moment notre quartier général. Ils lui exposèrent les événements de Bergame et de Brescia ; ils lui représentèrent que l'insurrection ne pourrait être réprimée tant que ces places seraient occupées par des troupes françaises ; ils le prièrent enfin de vouloir bien permettre qu'on y laissât revenir les garnisons vénitiennes. Le général s'y refusa d'une façon absolue, mais il offrit de faire lui-même rentrer les insurgés dans le devoir, si Venise voulait leur faire des concessions. De fait, il lui eût suffi de dire un mot, de faire un signe pour obtenir ce résultat ; mais, pour l'y décider, il fallait que la République se mit à sa discrétion. Le seul moyen de salut pour Venise était, selon lui, de se lier étroitement au Directoire et de se jeter dans les bras de la France. Et il cita aux envoyés l'exemple du roi de Sardaigne, exemple qui prouvait seulement combien ses conseils étaient peu sincères, car dans sa correspondance avec le Directoire il ne parlait jamais de la Sardaigne que comme d'une puissance qui s'était perdue et suicidée en se mettant à notre merci. Les envoyés vénitiens étaient trop pénétrants pour se méprendre sur la portée d'une telle ouverture. Ils rappelèrent au général que la politique de Venise était la neutralité. Dans une seconde entrevue, Bonaparte leur dit que le sénat pouvait agir à ses risques et périls, et que, quant à lui, il en référerait au Directoire. Les députés le supplièrent (rapport de François Pesaro) de vouloir bien, maintenant que son armée entrait sur le territoire autrichien, alléger les charges qui pesaient sur le gouvernement vénitien et lui rembourser ses avances. Là-dessus, le général leur déclara péremptoirement que son intention était au contraire de tirer plus que jamais ses ressources du territoire vénitien, pour ne pas indisposer les populations allemandes, et que son désir était que Venise lui fournit un subside d'un million par mois pour remplacer le système des réquisitions. Les envoyés s'étant récriés sur la pénurie de leur trésor, Bonaparte leur dit que le sénat n'avait qu'à s'emparer des fonds que le duc de Modène, l'Angleterre et la Russie avaient en dépôt à Venise. Sur quoi il les congédia, très-embarrassés du parti que leur gouvernement aurait à prendre, car Bonaparte, ainsi qu'il l'écrivit au Directoire (lettre du 24 mars) en lui rendant compte de cette entrevue, n'avait eu d'autre but que « de gagner du temps », et il y avait réussi, tout en rendant leur situation plus mauvaise.

Venise, la puissance neutre, et à qui on prodiguait le titre d'amie, était traitée mille fois plus durement que le territoire ennemi, dont on voulait ménager les habitants en ne faisant peser sur eu- x aucune charge. Le général en dépit de ses assurances amicales, ne s'était engagé à rien et avait laissé tout entière à Venise une responsabilité que chaque jour rendait plus embarrassante et plus terrible. Bonaparte assure dans ses Mémoires qu'en se séparant des envoyés il leur dit : « Prenez-y garder ce que j'eusse pardonné à Venise quand j'étais en Italie, serait un crime irrémissible quand je serai en Allemagne. Si mes soldats étaient assassinés, mes convois inquiétés, mes communications interrompues, votre République cesserait d'exister ; elle aurait prononcé sa sentence. » Cette phrase si importante ne se trouve ni dans le rapport si minutieux des envoyés vénitiens, ni dans le compte rendu que Bonaparte adressa au Directoire ; elle est même en contradiction avec ce dernier récit, qui présente les choses sous un tout autre jour, et dans lequel le général conclut en disant : « Je crois que j'ai renvoyé M. Pesaro fort content, et nous nous sommes quittés très-bons amis, » ce qui exclut ce ton menaçant et impératif. Mais l'art qui raconte éprouve quelquefois plus de scrupules que la conscience qui a agi ; les événements qui allaient suivre avaient besoin d'être préparés.

Pendant ce temps, l'ambassadeur de Venise à Paris avait fait près du Directoire une démarche analogue ; mais le Directoire n'ayant plus, à l'égard de Venise, d'autre politique que le désir de profiter des événements qu'il avait rendus inévitables, renvoya les Vénitiens à Bonaparte, de même que Bonaparte les avait renvoyés au Directoire. Il prétexta l'impossibilité de prendre un parti avant d'avoir reçu le rapport du général. Et Quirini ayant insisté pour qu'on permit à son gouvernement de faire rentrer Bergame dans le devoir, puisqu'on prétendait ne pas s'immiscer dans les affaires de la République, un directeur lui répondit crûment que les Français étant les plus forts, c'était à eux à commander dans la ville tant qu'ils l'occuperaient. L'ambassadeur comprit, avec une parfaite perspicacité, le but de ces temporisations et l'expliqua en détail à son gouvernement. Le Directoire, disait-il, pour faire la paix avec l'Autriche, avait besoin de lui offrir des compensations en Italie ; il y encourageait donc sous-main les révolutions, parce que les révolutions auraient pour effet de rendre plus facile un remaniement de territoire. Et l'ambassadeur revenait sur le projet qu'il avait déjà dénoncé dans ses dépêches antérieures. « Il avait, assurait-il, les plus fortes et les plus sérieuses raisons de craindre que les provinces vénitiennes ne fussent affectées à cette compensation qu'exigeait l'Autriche, et ne devinssent le gage de la paix entre les deux puissances. »

Les choses en étaient là, lorsqu'un fait nouveau et d'un caractère plus significatif que tout ce qui avait précédé, vint accélérer les événements qu'on attendait et acheva de donner à la situation sa vraie couleur. Le 27 mars, un détachement de cavalerie française se présenta aux portes de Crème, place qui avait été jusque-là laissée aux Vénitiens comme étant sans importance pour nous. On lui refusa l'entrée de la ville et les ponts furent levés ; mais il insista, sous prétexte qu'il ne ferait que la traverser. Admis dans la place sur cette assurance, au lieu de partir le lendemain ainsi qu'il s'y était engagé, il ouvre les barrières et introduit dans la ville deux nouveaux détachements qui désarment la garnison, chassent les magistrats, s'emparent, comme on avait fait partout, des magasins et des caisses publiques, puis déclarent la ville de Crème libre comme Brescia et Bergame.

A ce nouvel acte d'hostilité, les montagnards répondirent en fondant sur Salo où ils firent trois cents prisonniers, parmi lesquels deux cents Polonais appartenant à notre armée et quelques Français. A partir de ce moment la guerre, déjà existant de fait entre notre corps d'occupation et les montagnards insurgés, devint plus sérieuse et se traduisit, d'une part, par des coups de main sur des détachements et des groupes de soldats isolés, de l'autre par des incendies et des dévastations impitoyables. Le hasard semblant conspirer avec nous la perte de la République voulut que la réapparition des troupes autrichiennes dans le Tyrol, que Joubert avait laissé presque entièrement dégarni pour faire sa jonction avec Bonaparte en Carinthie vint encore encourager l'insurrection en faisant croire à des revers qui n'existaient pas en réalité. De faux bruits, habilement propagés par les émissaires autrichiens, accrurent la confiance des montagnards, en même temps que la rigueur de nos mesures répressives mettait le comble à leur exaspération.

Cependant Bonaparte descendait du haut des Alpes Doriques à la poursuite de l'archiduc, qui ne pouvait nulle part l'arrêter sérieusement, et se contentait de lui céder pas à pas le terrain en se retirant sur Vienne. De Villach il avait gagné Klagenfurth, capitale de la Carinthie. A mesure qu'il s'était avancé en pays ennemi, si loin de sa base d'opération, il avait compris l'imprudence qu'il avait commise en voulant se passer de la coopération des armées du Rhin, et les sollicitations qu'il adressait au Directoire pour le prier de presser l'ouverture de la campagne sur le Rhin étaient devenues plus sincères. Mais telle était la pénurie du Trésor, que Moreau ne pouvait commencer son mouvement faute de quelques centaines de mille francs ; et les lettres du Directoire ne pouvaient donner, à cet égard, au général que des espérances d'une réalisation encore éloignée.

Bonaparte était donc condamné, par sa propre faute, à s'engager de plus en plus dans les États héréditaires, sans pouvoir compter ni sur une diversion efficace, ni sur aucun secours prochain en cas d'échec. Si l'empereur, décidé à pousser la guerre à outrance, abandonnait Vienne pour se réfugier dans la Hongrie et la soulever, notre armée se trouverait dans la position la plus critique, au milieu même de ses victoires, et Bonaparte se verrait forcé de reculer devant son propre succès. Ces réflexions se présentèrent à son esprit avec toute la force que leur donnait la responsabilité qu'il avait volontairement encourue, et elles impressionnèrent son imagination au point qu'il alla jusqu'à soupçonner le Directoire de vouloir sacrifier l'armée d'Italie, pour perdre plus sûrement son général, et ce doute outrageant est reproduit dans les dictées de Sainte-Hélène.

C'est sous l'empire de ces préoccupations décourageantes que, le 31 mars 1797, quelques heures après avoir reçu la dépêche qui lui annonçait l'immobilité persistante des armées du Rhin, il écrivit de Klagenfurth à l'archiduc Charles cette lettre, restée célèbre, dans laquelle le vainqueur offrait la paix au vaincu. Il invitait spontanément le prince « à mériter le titre de bienfaiteur de l'humanité », déclarant que quant à lui, « si l'ouverture qu'il avait l'honneur de lui faire pouvait sauver la vie à un seul homme, il s'estimerait plus fier de la couronne civique qu'il se trouverait avoir méritée par-là, que de la triste gloire qui peut revenir des succès militaires. »

Cette lettre, où sont exprimés éloquemment les lieux communs d'usage sur les maux de la guerre, avec une profession de respect pour la vie humaine, un peu hyperbolique dans la bouche d'un homme qui a raconté lui-même avoir, à l'époque de ses débuts à l'armée d'Italie, fait battre un détachement et fait tuer des hommes pour en donner le spectacle à sa maîtresse[3], est surtout remarquable en ce qu'elle traduit des sentiments dont on ne retrouve pas une seule trace dans les volumineux écrits-qui nous restent de Bonaparte, soit qu'il n'ait été accessible qu'une seule fois en sa vie à ces philanthropiques inspirations, soit plutôt qu'il lui ait convenu à ce moment de paraître les ressentir, et qu'on ne doive voir là que sa merveilleuse aptitude à jouer tous les rôles et à parler tous les langages. Cet homme extraordinaire ne parait pas, en effet, avoir éprouvé et, dans tous les cas, n'a jamais exprimé le moindre scrupule au sujet des millions d'hommes qui sont morts pour réaliser les plans de son ambition.

L'archiduc Charles, qui n'avait pas plus le droit d'offrir ou de refuser la paix que le général Bonaparte lui-même, mais qui, quoique né tout près du trône, traitait beaucoup moins cavalièrement ses instructions, lui répondit, le 2 avril, que, tout en désirant la paix, il ne lui appartenait pas d'entrer en négociation là-dessus et qu'il attendrait les ordres de son gouvernement. On savait néanmoins, au quartier général français, qu'un parti très-puissant s'était formé à la cour de Vienne en faveur de la paix, et que M. de Thugut lui-même commençait à pencher de ce côté. Il importait donc de mettre à profit ces dispositions en frappant des coups propres à accroître le péril, à augmenter là confusion, à jeter l'épouvante dans les esprits. La poursuite fut reprise avec une extrême vivacité. Masséna enleva à Friesach les magasins de l'ennemi. L'archiduc, renforcé de quatre divisions venues du Rhin, essaya de tenir ferme dans les gorges de Newmarkt ; mais il y fut culbuté et y perdit trois mille hommes. S'apercevant qu'un de ses corps venu du Tyrol était sur le point d'être coupé, il voulut alors gagner du temps en demandant un armistice, mais il lui fut répondu qu'on n'accorderait de suspension d'armes que pour traiter de la paix définitive. Le surlendemain, 5 avril, il éprouva un nouvel échec à Unzmark. Sa marche désormais ressemblait plus à une déroute qu'à une retraite. Le 7 avril, notre avant-garde arriva à Leoben, localité dont le nom, jusque-là obscur, restera -tristement célèbre par la transaction qui y prit naissance.

L'armée française n'était plus qu'à vingt-cinq lieues de Vienne. Deux officiers généraux autrichiens, MM. de Bellegarde et de Merfeld, vinrent au quartier général demander une suspension d'armes, mais cette fois pour traiter de la paix. Elle leur fut accordée pour cinq jours ; puis elle fut prolongée du 13 au 20 avril, afin qu'on eût le temps nécessaire pour la négociation et la signature des préliminaires.

Sur quelles bases allait-on traiter de la paix ? Le général Bonaparte s'était bien souvent posé la question ; mais au moment où fut signé l'armistice, il n'avait pas encore de parti pris à cet égard. Il était bien décidé à obtenir de l'Autriche des conditions plus avantageuses que celles que le Directoire avait fixées à Clarke ; il y était même engagé d'honneur, depuis qu'il avait fait échouer la mission de ce diplomate. Il sentait, en même temps, qu'il rencontrerait une résistance invincible de la part de cette puissance, tant qu'il ne pourrait pas lui offrir un dédommagement convenable de la perte de la Lombardie. Il avait plus d'une fois songé, ainsi que le Directoire, à lui donner cette compensation aux dépens des États vénitiens ; mais à cette date, ignorant encore les événements de Salo, il n'avait contre Venise pas même l'apparence d'un grief. Il comptait bien que l'ébranlement, qui commençait à se communiquer à cet antique édifice, lui offrirait avant peu les prétextes dont il avait besoin, mais ce moment pouvait se faire encore attendre et le temps pressait.

Il épiait donc, d'un œil impatient, les symptômes d'une dissolution trop lente à se produire à son gré, mais dont il avait trop bien préparé les éléments pour douter de son imminence. Dès le 5 avril, avant d'avoir reçu les dépêches de Kilmaine, relatives aux collisions des insurgés montagnards avec son armée, il écrivait au Directoire : « Vous trouverez ci-joint les lettres qui m'ont été écrites par le peuple de Brescia et celui de Bergame, avec plusieurs de leurs proclamations. Le gouvernement de Venise est assez généralement haï dans tout le continent ; il serait possible que la crise actuelle produisît son entière destruction. »

Pour que cette possibilité se réalisât, il fallait au moins quelques prétextes de nature à colorer aux yeux de l'Europe cette grande violation du droit des gens. L'état de guerre lui-même n'eût pas justifié un tel abus de la force, car des populations italiennes ne pouvaient, pour le tort de leur gouvernement, être arrachées à l'Italie pour être livrées à leur ennemi naturel. Mais ce n'était pas en vain qu'on avait remis en honneur, et dans l'armée et dans les manifestations publiques, les maximes et les usages du droit de conquête sous sa forme la plus brutale. Les esprits étaient déjà tout préparés à ce qui allait se passer.

Si le général Bonaparte avait été si habile à entretenir avec Venise ce qu'il appelait « une querelle ouverte, » alors qu'il n'avait pour but que de « lui tirer quelques millions, » on comprend l'art qu'il allait dépenser maintenant qu'il s'agissait de lui enlever des provinces qui allaient devenir le gage de la paix et la consolidation de ses triomphes. Il se borna d'ailleurs à mettre en pratique la méthode qui lui avait si bien réussi jusque-là, ne cessant de se répandre en plaintes et en menaces contre la République, tantôt sous un prétexte. tantôt sous un autre, grossissant outre mesure les faits qu'il lui convenait d'exploiter, poussant à bout les agents vénitiens par de continuelles vexations, feignant de considérer comme de pures inventions les sujets de plainte, infiniment plus réels, qu'ils avaient à faire valoir eux-mêmes. Cependant, malgré les dispositions que ces traitements annonçaient, on voit par sa correspondance avec le Directoire qu'à la date du 8 avril il ne croyait pas encore pouvoir prendre sur lui la responsabilité de porter la main sur les provinces vénitiennes. Il comptait rendre à l'Autriche toute la Lombardie, en gardant pour la France, « au cœur de l'Italie, une république de deux millions d'habitants. » C'était à ce moment encore tout le parti que, selon son expression, il croyait pouvoir tirer de ses succès.

Le lendemain, 9 avril, il avait reçu le rapport de Kilmaine au sujet des événements de Salo ; il comprit sur-le-champ l'avantage qu'il pourrait en tirer contre la République de Venise, et avant même d'avoir arrêté dans son esprit le parti définitif qu'il lui conviendrait d'adopter, il envoya au doge de Venise un message foudroyant « Toute la terre ferme de Venise était en armes au cri de : Mort aux Français. Plusieurs centaines de soldats de l'armée d'Italie avaient déjà été victimes. Ces rassemblements, c'était Venise qui les avait organisés en les désavouant. Croyait-on qu'il ne saurait pas faire respecter le premier peuple du monde ? C'était au sénat de choisir entre la paix ou la guerre. Si les rassemblements n'étaient pas dissipés, les auteurs des assassinats punis et livrés, la guerre était déclarée et la terre ferme délivrée de la tyrannie vénitienne. »

 Il est à peine nécessaire, pour ceux qui ont suivi ce récit, de montrer combien cette colère était jouée. Les événements de Salo étaient pour Bonaparte une chance presque inespérée, tant ils arrivaient à point pour servir ses projets et simplifier ses embarras. Cependant l'histoire ne devant jamais se départir de sa sévère méthode, il faut rapprocher les faits de ces imputations, pour en faire juger le degré de sincérité. D'abord Venise était mise en cause pour des événements tout fortuits, qui étaient le résultat d'un mouvement populaire et nullement le fait du gouvernement, bien que quelques agents inférieurs s'y fussent trouvés mêlés à la suite des mauvais traitements dont ils avaient été victimes. Les armements, elle y avait, il est vrai, contribué ; on lui en avait donné le droit en chassant ses garnisons ; mais, malgré les sentiments de haine que nous nous étions attachés à développer chez elle, malgré l'intérêt trop motivé qu'elle avait à nous voir expulsés de l'Italie, elle était ;trop prudente pour essayer de tirer vengeance de ses justes griefs, dans un moment où elle s'attachait, au contraire, à se concilier la France, et où, d'après le témoignage de Lallement et de Bonaparte lui-même, elle remplissait avec le zèle le plus scrupuleux les engagements si onéreux relatifs aux fournitures de l'armée. Quant aux collisions des montagnards bergamasques avec nos troupes, elles n'avaient été de la part de ces insurgés qu'une application du droit de légitime défense, une représaille contre la prise de Crème, contre les exploits de la légion lombarde envoyée par Kilmaine, pour incendier leurs villages, contre les excès de tout genre commis, depuis six mois, par nos troupes en violation du droit de neutralité. Bonaparte n'était pas plus sincère en avançant que « plusieurs centaines de nos soldats avaient été victimes, » et sur ce point on n'a besoin contre lui d'autre témoin que lui-même, car ce même jour, 9 avril, en énumérant, dans une lettre à Lallement, ses griefs contre la République de Venise, il disait qu'on avait assassiné « plus de cinquante Français », nombre qui était encore exagéré[4] ; appliquant d'ailleurs très-arbitrairement la qualification d'assassinat à une guerre de partisans, selon l'habitude des militaires aux yeux de qui le meurtre n'est légitime qu'en uniforme.

Il y avait moins de bonne foi encore dans l'accusation que le général Bonaparte élevait contre le sénat « d'avoir à dessein fait naître des prétextes, pour avoir l'air de justifier un rassemblement dirigé contre l'armée. » D'après ce reproche, le gouvernement de Venise aurait lui-même préparé ces insurrections de Bergame et de Brescia, qui lui avaient apporté de si cruels embarras et qui allaient causer sa perte. De telles imputations étaient dérisoires, tant leur injustice était évidente ; elles sont d'ailleurs mille fois réfutées par les rapports secrets des agents vénitiens, sincère expression de leur trouble et de leurs alarmes ; elles ne signifiaient qu'une chose c'est que la ruine de Venise était résolue. Quant aux satisfactions que le général exigeait d'elle « sur-le-champ », elles étaient tellement impraticables, dans l'état précaire auquel on avait réduit les forces régulières de Venise sur le continent, qu'il était clair que cette sommation si menaçante n'avait eu d'autre but que de porter au comble les perplexités du gouvernement vénitien, en remplissant tous les esprits d'épouvante, de vertige et d'exaspération. Cette intention ressortait, avec plus d'évidence encore, des instructions impitoyables qui furent adressées le même jour à Kilmaine pour le cas, certainement inévitable, où les satisfactions demandées ne seraient pas accordées dans les vingt-quatre heures. Le général Bonaparte y avait joint un appel à l'insurrection, qui devait être publié dans toutes les provinces de terre ferme et qui, en quelques heures, pouvait les mettre en feu.

Mais toute cette explosion de colères, de menaces et d'impérieuses exigences, était si bien une comédie, et les satisfactions réclamées par Bonaparte étaient si peu le but réel qu'il poursuivait, qu'il ne se donna pas même la peine d'attendre, la réponse du sénat de Venise, dont l'absolue soumission n'eût été qu'un nouvel embarras pour lui, en lui interdisant des représailles sur lesquelles il comptait. Le 15 avril, à l'heure même où son aide de camp Junot, introduit par Lallement dans le sénat de Venise, présentait avec une arrogance soldatesque au doge Manin la lettre du général Bonaparte, celui-ci, en conférence à Leoben avec M. de Merfeld et le marquis de Gallo, livrait Venise à l'Autriche. Avant même de s'enquérir quel accueil serait fait à ses plaintes, il rédigeait, de concert avec ces deux plénipotentiaires, trois projets différents de préliminaires, et deux de ces projets disposaient du territoire vénitien à titre de compensation.

Les dates ont ici une importance capitale. La plupart des historiens n'en tiennent aucun compte, imitant en ceci les Mémoires de Napoléon, dans lesquels l'ordre des événements est constamment interverti, de telle sorte que les représailles que sa politique envers Venise a provoquées semblent toujours avoir été le principe et le motif de ses résolutions, tandis qu'elles n'en ont été que la conséquence. C'est ainsi que les préliminaires de Leoben, par exemple, ont l'air d'avoir été préparés et motivés par les pâques véronaises, tandis qu'en réalité la cession des provinces vénitiennes était décidée dans l'esprit de Bonaparte bien longtemps avant qu'il eût contre la seigneurie de Venise l'ombre même d'un grief sérieux. Il résulte des faits et des aveux contenus dans ses rapports au Directoire que sa résolution, à cet égard, fut arrêtée dans les jours qui suivirent celui o il reçut la nouvelle de l'insignifiante collision de Salo, et avant qu'il eût reçu la réponse du sénat de Venise, c'est-à-dire du 9 au 15 avril 1797.

Il est temps de raconter maintenant la marche et la portée des négociations qui s'étaient engagées à Leoben après la prolongation de l'armistice. Bonaparte, ainsi que je l'ai dit, n'avait aucun pouvoir pour négocier. Clarke avait seul reçu cette mission du Directoire, mais Clarke était alors à Turin, et après lui avoir expédié, pour la forme, un courrier qui ne semble pas avoir mis une grande hâte à se rendre auprès de ce général diplomate, Bonaparte passa outre, selon son habitude. MM. de Merfeld et le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, avaient les pleins pouvoirs de la cour de Vienne. Ils étaient arrivés au quartier général le 13 avril ; le 15, eut lieu une première conférence dans un petit pavillon, situé au milieu d'un jardin qui fut déclaré neutre ; « farce à laquelle, écrivait Bonaparte, j'ai bien voulu me prêter pour ménager la puérile vanité de ces gens-ci. » Le général eut l'esprit d'écarter tout d'abord les questions d'étiquette. Les plénipotentiaires autrichiens stipulaient par l'article premier que l'empereur reconnaissait la République française : « Effacez cela, s'écria Bonaparte ; la République française est comme le soleil sur l'horizon, tant pis pour qui ne veut pas le voir ! »

Le lendemain, 16 avril, on acheva de rédiger les trois projets de préliminaires, qui furent expédiés à Vienne pour être soumis à l'empereur. Tous trois adoptaient comme point de départ la cession de la Belgique et la reconnaissance des limites du. Rhin ; mais les combinaisons variaient au sujet des compensations à offrir à l'Autriche. Deux de ces projets dédommageaient l'empereur aux dépens de tout ou partie des États vénitiens, un troisième lui offrait la restitution pure et simple du Milanais et de la Lombardie, et ne disait rien de Venise.

Dans le compte rendu très-sommaire et très-incomplet qu'il envoya au Directoire au sujet de ces débats, Bonaparte s'exprimait ainsi :

« Ils demandent la restitution du Milanais, de sorte qu'ils auraient voulu, en conséquence de ce premier article, le Milanais et une portion quelconque des États de Venise ou des Légations. Si j'eusse voulu consentir à cette proposition, ils avaient le pouvoir de signer sur-le-champ. Cet arrangement ne m'a pas paru possible.

« S. M. l'empereur a déclaré ne vouloir aucune compensation en Allemagne. Je lui ai offert pour le premier article l'évacuation du Milanais et de la Lombardie : ils n'ont pas voulu. De sorte que nous avons fini par les trois projets qu'ils ont expédiés à Vienne. » (Au Directoire, 16 avril.)

Pour bien connaître le double jeu que Bonaparte jouait alors avec tout le monde, il faut rapprocher ces dernières lignes de la proclamation que quatre jours auparavant, le 12 avril, il adressait à ces mêmes Lombards qu'en ce moment il offrait de livrer de nouveau à l'Autriche, encore incertaine si elle devait les reprendre, ou se jeter sur une proie à la fois plus riche et mieux à sa portée :

« Vous demandez des assurances pour votre indépendance à venir ; mais ces assurances ne sont-elles pas dans les victoires que l'armée d'Italie remporte chaque jour ? Chacune de nos victoires est une ligne de votre charte constitutionnelle I Les faits tiennent lieu d'une déclaration par elle-même puérile. Vous ne doutez pas de l'intérêt et du désir qu'a le gouvernement de vous constituer libres et indépendants[5]. »

Ce n'est pas tout. Il résulte des déclarations formelles de Bonaparte lui-même qu'en écrivant à son gouvernement que « l'empereur ne voulait aucune compensation en Allemagne, » il trompait la confiance du Directoire. Voici en effet les curieux aveux qu'il nous a laissés à ce sujet dans ses Mémoires :

« Dès les premiers pourparlers, les plénipotentiaires autrichiens accordèrent la cession de la Belgique et de la ligne du Rhin, mais ils demandaient des indemnités, et lorsqu'on proposait d'en donner en Allemagne, en Bavière par exemple, ils ajoutaient aussitôt qu'il fallait, dans ce cas, garantir la République de Venise dans sa constitution actuelle, et consolider l'aristocratie du Livre d'or, ne voulant, sous quelque prétexte que ce fat, permettre que la République italienne s'étendît des Alpes et de l'Apennin jusqu'à l'Isonzo et aux Alpes juliennes. Mais c'était consolider l'ennemi le plus actif et le plus constant de la République française. »

On voit par-là combien il eût été facile au général d'éviter la grande iniquité qui souilla ses victoires ; l'occupation de la Bavière par l'Autriche eût sans doute été loin d'être un fait irréprochable au point de vue du droit, mais du moins la Bavière nous avait donné de légitimes griefs en nous faisant la guerre, et nous n'eussions pas attenté à sa nationalité en la cédant à une puissance allemande, sur qui seule serait retombé l'odieux de cette transaction.

Bonaparte, après avoir brièvement exposé l'état des négociations, se répandait en plaintes amères au sujet des armées du Rhin, dont l'intervention, qu'il s'était obstiné à ne pas attendre, eût rendu si facile la conclusion de la paix.

« Si Moreau veut passer le Rhin, il le passera, et s'il l'avait déjà passé sans faire de difficultés, nous serions dans un état à pouvoir dicter les conditions de la paix d'une manière impérieuse et sans courir de chances. Mais qui craint de perdre sa gloire est sûr de la perdre. J'ai passé les Alpes juliennes et les Alpes noriques sur trois pieds de glace ; j'ai fait passer mon artillerie par des chemins où jamais chariots n'avaient passé, et tout le monde croyait la chose impossible. Si je n'eusse vu que la tranquillité de l'armée et mon intérêt particulier, je me serais arrêté au-delà de l'Isonzo. Je me suis précipité dans l'Allemagne pour dégager les armées du Rhin et empêcher l'ennemi de prendre l'offensive. Je suis aux portes de Vienne, et cette cour insolente et orgueilleuse a des plénipotentiaires à mon quartier général. Il faut que les armées du Rhin n'aient pas de sang dans les veines. Si elles me laissent seul, alors je m'en retournerai en Italie. L'Europe entière jugera la différence de conduite des deux armées. Elles auront ensuite - sur le corps toutes les forces de l'empereur ; elles en seront accablées et ce sera leur faute. »

Il était impossible de rejeter avec plus d'injustice sur autrui les torts de sa propre conduite. Loin de, chercher à différer l'ouverture de la campagne, Hoche et Moreau ne subissaient qu'en frémissant les lenteurs qui leur étaient imposées, et s'ils ne venaient pas accroître par leur présence les avantages de la paix, c'est qu'il n'avait pas voulu partager avec eux les honneurs de la guerre. Il n'y avait de réel dans ces récriminations que la crainte de voir les négociations avorter, d'être obligé de recommencer dans de mauvaises conciliions une guerre dont il aurait seul à porter le poids et dont l'issue eût été fort incertaine, et avec cette crainte le désir de prévenir les reproches qu'on était en droit de lui adresser.

Deux jours après, c'est-à-dire le 18 avril, Clarke n'arrivant pas, ainsi que Bonaparte avait quelques raisons de s'y attendre, les préliminaires de la paix furent signés en attendant que la paix elle-même fût conclue dans un congrès qui devait se réunir à Berne. L'empereur renonçait à tous ses droits sur les provinces belgiques ainsi que sur la Lombardie. Il en était dédommagé par l'abandon des provinces vénitiennes situées entre l'Oglio, le Pô et la mer Adriatique, et de plus par l'Istrie et la Dalmatie.

Quant au reste des États vénitiens de terre ferme, il était adjugé à la France, qui le rétrocédait, par la plus inutile des formalités, à la République prétendue indépendante qui devait être fondée par la réunion de la Lombardie, du Mantouan, de Reggio et du Modénais. La République de Venise était ainsi réduite aux lagunes qui lui avaient servi de berceau ; mais, pour prévenir le mauvais effet que pourrait produire en Europe sa spoliation, on lui offrait, à titre de compensation, les trois légations de Ferrare, de Bologne et de la Romagne, offre dérisoire, faite par pure ostentation, car les négociateurs savaient mieux que personne que Venise ou n'accepterait pas ces provinces, ou ne pourrait pas les garder.

Voici du reste dans quels termes le général Bonn parte appréciait lui-même cette indemnité destinée à consoler Venise de tout ce qu'elle avait perdu :

« Quart à la renonciation à nos droits sur les provinces de Bologne, Ferrare et la Romagne en échange des États de Venise, elles restent toujours en notre pouvoir. Lorsque l'empereur et nous, de concert, aurons réussi à faire consentir le sénat à cet échange, il est évident que la République de Venise se trouvera influencée par la République lombarde, et à notre disposition. Si cet échange ne s'effectue pas, et que l'empereur entre en possession d'une partie des États de Venise sans que le sénat veuille reprendre une compensation qui est inconvenante et insuffisante, les trois légations restent toujours en notre pouvoir et nous réunissons Bologne et Ferrare à la République lombarde. » (Au Directoire, 19 avril 1797.)

Dans un autre passage de cette même lettre, il exprimait avec toute la clarté désirable la pensée qui avait inspiré toute sa politique : « Nous avons, disait-il, dans le cœur de l'Italie, une république avec laquelle nous communiquerons par le territoire de Gênes et par la mer. Dans toutes les guerres futures en Italie nos communications sont assurées. Le roi de Sardaigne est désormais à notre disposition. »

C'était donc bien une conquête qu'il avait entendu donner à la France en créant sa République italienne, de même qu'en offrant une indemnité à Venise, il n'avait cherché qu'une occasion de mettre la main sur le dernier asile de cette République. Tels étaient les principes qu'osait déjà avouer ouvertement un jeune général dont la gloire était d'hier à des hommes qui s'honoraient du nom de républicains ; telles étaient les confidences qu'il pouvait se permettre, sans crainte d'être contredit, avec un gouvernement tout nouvellement issu de cette révolution qui venait de verser tant de sang en l'honneur des droits de l'homme !

Pendant que Bonaparte signait les préliminaires de Leoben, les armées du Rhin entraient en campagne pour lui apporter une coopération qu'il avait d'avance rendue inutile. Hoche, que chaque nouvelle des victoires de l'armée d'Italie faisait tressaillir d'impatience, et à qui la fortune avait toujours refusé jusque-là une tâche digne de ses grandes facultés, maudissait les retards et les lenteurs qui l'enchaînaient, comme s'il eût deviné que ses instants étaient comptés et que chaque jour qui s'écoulait était un jour perdu pour sa gloire. Moreau, plus froid, sollicitait à Paris une misérable somme qu'il ne pouvait obtenir et qui lui était indispensable pour son entrée en campagne. Enfin Hoche s'élança le premier sans attendre le retour de son collègue. Il franchit le Rhin à Neuwied, culbuta les Autrichiens à Heddersdorf en leur faisant six mille prisonniers, et, les enveloppant d'un mouvement rapide, il était sur le point de leur couper la retraite, lorsqu'un courrier lui apporta la nouvelle de la signature des préliminaires et l'arrêta court au milieu de ses succès. Ce fut le dernier exploit de ce jeune homme héroïque qui devait succomber avant d'avoir eu son jour. L'armée de Moreau, conduite par Desaix, opéra avec un bonheur égal son passage du fleuve au-dessous de Strasbourg. Elle marcha ensuite aux Autrichiens et les rejeta dans les montagnes Noires ; mais elle dut alors rétrograder à son tour, en recevant la même nouvelle. En sorte que le concours des armées du Rhin, qui eût été si décisif pour la conclusion d'une paix avantageuse si Bonaparte avait voulu l'attendre, se trouva perdu pour nous et ne pesa d'aucun poids dans la balance.

 

 

 



[1] Carnot, Mémoires sur le 18 fructidor.

[2] Carlo Botta, Storia d'Italia.

[3] Voici, dans le Mémorial de Las Cases, les propres paroles de Napoléon : « La promenant un jour au milieu de nos positions, dans les environs du col de Tende, à titre de reconnaissance comme chef de l'artillerie, il me vint subitement à l'idée de lui donner le spectacle d'une petite guerre, et j'ordonnai une attaque d'avant-poste. Nous fûmes vainqueurs, il est vrai, mais évidemment il ne pouvant y avoir de résultat. L'attaque était une pure fantaisie, et pourtant quelques hommes y restèrent. Aussi, plus tard, toutes les fois que le souvenir m'en est revenu à l'esprit, je me le suis fort reproché. »

[4] Il est presque inutile de dire que toutes ces citations des lettres et des rapports de Bonaparte sont extraites de sa Correspondance, récemment publiée.

[5] Moniteur reproduit par la Correspondance.