Nos
rapports avec Venise étaient restés les mêmes. Bonaparte continuait à tenir
querelle ouverte avec elle, mais de façon à entretenir ses inquiétudes, sans
aller jusqu'à lui donner des motifs suffisants pour rompre ouvertement. Il
harcelait les Vénitiens par des reproches incessants, afin de leur faire
perdre toute présence d'esprit et de mettre de leur côté l'apparence des
premiers torts, si l'occasion se présentait de les frapper. Mais si les
Vénitiens venaient à se plaindre à leur tour des excès sans nombre que
commettaient nos soldats, il se livrait à ces emportements exagérés qu'il
savait si bien jouer : « c'étaient là des contes de fées, c'était
l'amplification d'un mauvais écolier. » D'ailleurs si l'État vénitien
souffrait, à qui la faute ? A sa partialité pour l'Autriche, « la plus
tendre sollicitude l'animait pour Alvinzi. » (Lettre à Battaglia, 8 décembre
1796.) Il n'était
que trop vrai que nous avions fait tout ce qu'il fallait pour amener ce
résultat. Il continuait à surveiller avec une inquiétude affectée les
armements de la république, ne perdait pas une occasion de s'en plaindre, et,
tout en s'en plaignant, lui donnait de nouveaux sujets de les poursuivre plus
activement que jamais. C'est
ainsi qu'il fit brusquement occuper le château de Bergame, qui était gardé
par une faible garnison vénitienne. Ce château était situé dans une position
trop excentrique pour être utile à ses opérations militaires, mais il
appartenait à la province « la plus malintentionnée » de tout le pays
vénitien. Les Bergamasques étaient en effet une population énergique et
brave, qui supportait la présence de notre armée avec moins de patience que
les Lombards, et quelques pillards avaient été tués dans le pays environnant,
circonstance dont Bonaparte ne manqua pas de tirer grand parti, selon
l'obligation où il se trouvait, disait-il, « d'exagérer les assassinats qui
se commettaient. » Non contents d'occuper le château, les Français
s'emparèrent d'un magasin d'armes où se trouvaient plusieurs milliers de
fusils. Et le sénat de Venise lui ayant fait adresser des représentations par
M. Battaglia, Bonaparte lui répondit : « Les troupes françaises ont occupé
Bergame, pour prévenir l'ennemi qui avait l'intention d'occuper ce poste
essentiel. Je vous avouerai franchement que j'ai été bien aise de saisir
cette circonstance, pour chasser de cette ville la grande quantité d'émigrés
qui s'y étaient réfugiés et punir un peu les libellistes, qui sont en grand
nombre dans cette ville. Je connais le petit nombre d'hommes malintentionnés
qui, depuis six mois, ne cessent de prêcher la croisade contre les Français,
malheur à eux s'ils s'écartent des sentiments de modération et d'amitié
qui unissent les deux gouvernements ! » (1er janvier 1797.) Ces
derniers mots, qui répondaient si mal à la situation réelle des choses,
étaient destinés à atténuer le mauvais effet produit par l'occupation du
château et à entretenir les illusions du parti qui, à Venise, voulait à tout
prix être trompé, parce qu'il lui répugnait de prendre une résolution
décisive. Mais tant de violations du droit des gens, tant d'actes vexatoires
ou insultants ne pouvaient manquer tôt ou tard de porter leurs fruits, et
plus les ressentiments étaient contenus, plus ils devaient éclater avec
violence. En même
temps qu'il s'emparait de Bergame, 13onaparte faisait évacuer Livourne, dont
l'occupation n'avait plus d'objet depuis que nous y avions pris et vendu les
marchandises des négociants, sujets des puissances belligérantes. Cette
possession nous obligeait à conserver à Livourne une garnison éloignée du
centre de nos opérations, et qui pouvait être employée plus utilement
ailleurs. Cependant, nous ne pouvions évacuer Livourne sans nous faire payer
notre évacuation, quelque avantageuse qu'elle fût pour nous. Bonaparte
l'octroya au grand-duc pour deux millions. Nous étions entrés à Livourne pour
protéger son gouvernement contre les Anglais, nous y restâmes tant qu'il y
eut quelque chose à y saisir ; dès lors, notre protection devenait inutile,
et il paya avec plaisir pour en être délivré. Ces exactions n'empêchaient pas
le général de poursuivre avec plus de vivacité que jamais, sa guerre aux
voleurs. Le mal avait diminué, mais en se restreignant il était devenu plus
difficile à atteindre, comme il arrive toutes les fois qu'on ruse avec la
loi, et le général n'était pas loin de le considérer comme incurable : « Tout
se vend, écrivait-il au Directoire (6 janvier 1797) ; l'armée consomme cinq fois ce
qui lui est nécessaire, parce que les gardes-magasins font de faux bons et
sont de moitié avec les commissaires des guerres. Les principales actrices de
l'Italie sont entretenues par les employés de l'armée française ; le luxe, la
dépravation, la malversation, sont à leur comble. » Et il proposait, comme
remède extrême, mais nécessaire, l'institution d'une syndicature, composée
d'une ou trois personnes, qui jugerait sommairement ces sortes de délit et
aurait le droit de faire fusiller un administrateur quelconque de l'armée. Cependant
l'heure d'une nouvelle lutte allait sonner. Alvinzi avait recomposé une armée
avec les débris de toutes les troupes que nous avions successivement battues
en Italie et avec des corps nouveaux, venus de toutes les parties de
l'empire. La monarchie autrichienne avait dès lors cette singulière faculté,
qui fait toute sa force et qui semble au premier abord incompatible avec un
état si peu homogène : elle était déjà la puissance de l'Europe qui peut se
faire battre le plus longtemps impunément. Elle montrait, au milieu de ses
revers, une surprenante vitalité. Elle n'avait pas plutôt perdu une armée
qu'elle en créait une autre, et la poussait de nouveau contre nous avec une
inébranlable confiance, comme si l'armée française devait être plus affaiblie
par ses victoires qu'elle-même ne l'était par ses défaites. Cette fois
pourtant, l'effort avait été plus visible qu'auparavant. Elle avait dû faire
appel aux volontaires, Vienne en avait à elle seule fourni plusieurs
bataillons, et l'impératrice leur avait de ses mains brodé des drapeaux. L'armée
française avait de son côté, reçu des renforts importants. Il est difficile
d'en fixer le chiffre d'une façon certaine, en raison des divergences
extrêmes qui existent entre les appréciations du Directoire et celles de
Napoléon. Qu'il suffise de dire à cet égard, d'une manière générale, qu'à la
date du 28 décembre, le Directoire estimait à cinquante-sept mille le nombre
total des hommes envoyés depuis l'ouverture de la campagne, et que Bonaparte
ne le portait qu'à douze mille six cents. Mais la saison maintenait la santé
de l'armée dans un état très-satisfaisant ; Bonaparte n'avait presque plus de
malades. Ses troupes s'élevaient à environ quarante-cinq mille hommes, et,
défalcation faite du corps de blocus qui était toujours sous les ordres de
Sérurier à Mantoue, il lui en restait près de trente-cinq mille pour recevoir
l'armée d'Alvinzi. Le plan
combiné par le conseil aulique consistait cette fois à tromper les Français
par une fausse attaque sur le bas Adige, du côté de Legnago, à attirer de ce
côté le plus gros de leurs forces et à profiter de leur méprise pour forcer
le passage entre le lac de Garde et l'Adige, aux positions de la Corona et de
Rivoli que gardait Joubert. Une fois ce passage forcé, rien ne pourrait
empêcher les Autrichiens d'arriver jusqu'à Mantoue. Que si la fausse attaque
seule réussissait sur le bas Adige, le résultat serait presque le même, car
Mantoue pourrait être également secourue, et on serait en état de donner la
main à l'armée du pape. En
conséquence de ce plan, Alvinzi s'avança par Trente et Roveredo avec une
trentaine de mille hommes, masquant de son mieux le nombre de ses troupes,
pendant que Provera marchait de Padoue sur le bas Adige, mettant en dehors
pour faire illusion toutes ses forces qui ne montaient pas à plus de quinze
mille hommes. Pour augmenter nos incertitudes, une de ses divisions avait été
détachée sur Vérone où se trouvait Masséna, qui se porta à sa rencontre et
lui prit neuf cents hommes (12 janvier). Ce même jour, nous étions attaqués à la fois à la
Corona et à Legnago, mais faiblement. Cette feinte avait réussi en partie :
la première pensée du général Bonaparte avait été que la principale attaque
lui serait livrée sur le bas Adige, mais trop prudent pour prendre un parti
avant une complète certitude, il se tenait avec son corps de réserve en
arrière de Vérone à une égale distance de Rivoli et de Legnago, prêt à se
porter sur le point qui lui paraîtrait le plus sérieusement menacé. Il
rappela à lui la division Masséna, ne laissant qu'une faible garnison dans
Vérone, puis il passa toute la journée du 13 à attendre les rapports de ses
lieutenants. Le
temps pressait ; il devenait urgent de marcher dans un sens ou dans un autre,
sous peine de laisser des corps isolés exposés au choc de l'armée ennemie
tout entière ; notre salut allait dépendre d'une décision, dont la plupart
des éléments manquaient au général en chef. Heureusement, vers dix heures du
soir, les avis très-circonstanciés qu'il reçut de Joubert le tirèrent de
cette pénible perplexité et ne permirent plus de douter que la principale
attaque ne se fil entre le lac et l'Adige. Débordé toute la journée par des
forces considérables, Joubert avait été forcé de se replier de la Corona sur
Rivoli, et il annonçait que si l'on ne venait promptement à son secours, il
allait être forcé d'évacuer ce dernier poste. Sur le bas Adige, au contraire,
Augereau n'avait eu affaire qu'à des démonstrations insignifiantes. Le plan
de l'ennemi était enfin démasqué. Négligeant le corps de Provera, Bonaparte
dirigea aussitôt sur Rivoli toutes les troupes qu'il avait sous la main avec
la division Masséna. Il rappela de Desenzano la division Bey et la porta à
Castel-Novo, pour servir au besoin de corps de réserve. A deux heures du
matin, il arrivait sur le plateau de Rivoli. Il reconnut sur le champ les
positions de l'ennemi. Il observa, au-dessous de nous dans la plaine et sur
les sommets voisins, les cinq campements marqués par les feux des bivouacs,
dont l'étendue indiquait une armée considérable, et dont la disposition en
demi-cercle autour du plateau de Rivoli, annonçait l'intention évidente de
nous tourner afin de couper toute retraite à Joubert. Il était clair, d'après
cela, qu'Alvinzi comptait n'avoir affaire qu'aux douze mille hommes de
Joubert, car s'il avait cru le plateau occupé par un corps plus nombreux,
loin de songer à nous tourner, il eût sans doute hésité à nous attaquer dans
une position si forte. Le plateau de Rivoli, en effet, quoique abordable de
plusieurs côtés, n'était accessible à la cavalerie et à l'artillerie que sur
un seul point, qu'on nommait la chapelle Saint-Marc, et encore ces deux armes
n'y pouvaient-elles déboucher qu'avec les plus grandes difficultés par un
chemin qui formait une sorte d'escalier tournant, circonstance qui assurait
un avantage formidable aux défenseurs du plateau. Bonaparte
comprit d'un coup d'œil les conditions de la lutte qui allait s'engager, et
dès quatre heures du matin, il fit réoccuper la chapelle Saint-Marc, que
Joubert avait été forcé d'évacuer, condamnant par-là d'avance l'ennemi à
combattre sans artillerie et sans cavalerie. Quant à lui, grâce à l'arrivée
de la division Masséna, il eut bientôt sur le plateau une armée d'environ
vingt mille hommes avec une nombreuse artillerie. Alvinzi, croyant toujours
n'avoir devant lui que la division Joubert, fit passer pour la tourner une
colonne sous les ordres du général de Lusignan, sur les hauteurs du
Monte-Baldo qui bordent les rives du lac : cette colonne vint prendre
position sur nos derrières, entre Rivoli et Castel-Novo, où se trouvait la
division Rey. (14 janvier 1797.) Mais
lorsque Alvinzi voulut déboucher sur le plateau, il ne tarda pas à
s'apercevoir que le moment de nous couper la retraite n'était pas encore
venu. Son infanterie aborda facilement nos positions et les compromit même un
instant, en mettant en déroute une de nos brigades ; mais les charges de nos
cavaliers et la mitraille de nos batteries réparèrent promptement cet échec.
En revanche, toutes les fois que la cavalerie et l'artillerie autrichiennes
tentèrent de gravir le chemin tournant, elles y furent culbutées dans un
affreux désordre, et en essuyant des pertes énormes. Après nous avoir livré
inutilement plusieurs assauts, Alvinzi dut rétrograder, n'ayant pu faire
combattre que la moitié de son armée. Pendant ce temps, le corps de Lusignan,
canonné par notre réserve, coupé par la division Bey, mettait bas les armes
presque tout entier. Joubert poursuivit Alvinzi avec tant d'impétuosité qu'il
devança son arrière-garde au passage des défilés, lui fit beaucoup de
prisonniers, lui reprit la Corona le lendemain et le poussa jusqu'à Trente. Telle
fut la bataille de Rivoli ; victoire moins belle peut-être par son foudroyant
succès que par la sagesse et l'habileté des dispositions qui l'avaient
préparée. Le même jour, sur le bas Adige, Provera trompant la vigilance
d'Augereau, et lui dérobant sa marche avait passé le fleuve à Anghiari, près
de Legnago, et s'était dirigé sur Mantoue pour la débloquer. Bonaparte reçut
cette nouvelle à Rivoli, au moment où il venait de gagner la bataille.
Laissant à Joubert le soin d'achever la victoire et de poursuivre Alvinzi, il
partit aussitôt avec quatre régiments, sinon pour prévenir Provera devant
Mantoue, du moins dans l'espoir de l'y rejoindre à temps pour dégager l'armée
de siège. Ces
quatre régiments appartenaient à la division Masséna ; ils s'étaient battus
le jour précédent à Vérone, ils avaient ensuite décidé du sort de la bataille
à Rivoli ; ils marchèrent encore toute la nuit et firent seize lieues pour
aller couvrir Mantoue. Provera les y avait devancés, mais reconnu à temps par
nos soldats de l'armée du siège, il ne réussit pas à les surprendre et perdit
un temps précieux devant Saint-Georges qu'occupait Miollis avec un
détachement de quinze cents hommes. Il s'apprêtait à recommencer son attaque,
combinée cette fois avec une très-forte sortie de Würmser, lorsque les
régiments amenés par Bonaparte et commandés par le général Victor, vinrent
prendre position entre Provera et la citadelle, pendant qu'Augereau
l'attaquait en queue et que Sérurier faisait face â W fin/mer. Celui-ci fut
rejeté dans la place après un combat très-vit, et Provera abandonné, cerné de
tous côtés fut forcé de se rendre avec toutes ses troupes. Cet engagement fut
appelé bataille de la Favorite du nom d'un palais des ducs de Mantoue qui se
trouvait tout près de là. Ainsi disparut en quelques jours cette nouvelle
armée, comme si elle avait été soudainement engloutie par quelque immense
désastre. Elle avait perdu, sans presque entamer nos forces, près de trente
mille hommes dont vingt mille prisonniers ; résultat prodigieux dû sans doute
en partie à la démoralisation croissante des troupes autrichiennes, mais plus
encore aux conceptions d'un génie militaire incomparable et à la rapidité
avec laquelle il multipliait ses coups. Depuis
longtemps déjà, Mantoue était réduite aux plus dures extrémités ; la garnison
avait mangé tous ses chevaux et ne recevait plus que la demi-ration.
Bonaparte fit connaître à Würmser le complet anéantissement d'Alvinzi : le
vieux maréchal répondit fièrement qu'il avait encore pour un an de vivres.
Cependant peu de jours après il fallut parlementer : vingt-sept mille hommes
étaient morts à Mantoue de blessures ou de maladies depuis le commencement du
siège et la résistance ne pouvait se prolonger plus longtemps. L'aide de camp
du maréchal, M. de Klénau, vint au camp français conférer avec Sérurier le
commandant du siège, ils se mirent à débattre les conditions d'une
capitulation. Klénau énumérait avec les exagérations usitées en pareil cas,
les moyens de défense qui restaient encore à la garnison. Pendant leur
entretien, un inconnu enveloppé dans son manteau écrivait sur une table sans
mot dire et sans qu'on fit attention à lui ; lorsqu'il eût fini, il se leva
et tendant un papier à Klénau : « Voici mes conditions, lui dit-il ; si
Würmser avait seulement pour vingt-cinq jours de vivres et qu'il parlât de se
rendre, il ne mériterait pas une capitulation honorable, mais je respecte
l'âge, la bravoure et les malheurs du maréchal ; s'il ouvre ses portes demain,
s'il tarde quinze jours, un mois, trois mois, il aura encore les mêmes
conditions, il peut attendre jusqu'à son dernier morceau de pain. » Klénau
avait reconnu le général en chef, et après avoir pris connaissance des
conditions qu'on accordait à son maitre, il convint que Mantoue n'avait plus
que pour trois jours de vivres. Tel est
le récit dramatique que Bonaparte nous a laissé de la capitulation de,
Mantoue, dans ses dictées de Sainte-Hélène. Tout porte à croire que son âme
ouverte à toutes les grandes impressions, éprouva en effet le noble mouvement
qu'il s'attribue dans cette circonstance ; mais l'histoire, dont le premier
devoir est l'exactitude, est tenue de constater ici que ses dispositions ne
restèrent pas jusqu'au bout aussi magnanimes qu'il a bien voulu le dire. Würmser
ayant fait de nouvelles instances pour obtenir des conditions meilleures : «
Je vais répondre, écrivit à ce sujet Bonaparte, que je m'en tiens à ma
première proposition et que, si le général Würmser n'y a pas accédé avant
le 15, je me rétracte, et ne lui accorde pas d'autre capitulation
que d'être prisonnier de guerre avec sa garnison. » (Au Directoire,
1er février 1797, de Bologne). Au
reste, les conditions qu'il avait proposées à Würmser étaient, par leur
caractère de générosité, telles qu'on pouvait les attendre de tant de
jeunesse et de tant de gloire. La garnison devait se rendre prisonnière ;
mais le maréchal pourrait sortir librement avec son état-major, ses
officiers, deux cents hommes de cavalerie et cinquante hommes à son choix. Un
grand nombre d'émigrés français étaient venus se joindre aux défenseurs de
Mantoue ; Sérurier eut ordre de les laisser passer sans y regarder. Würmser
aurait voulu saluer son jeune vainqueur en sortant de Mantoue et lui en avait
exprimé le désir ; mais Sérurier se trouva seul devant la place et le vieux
maréchal défila en sa présence. Bonaparte était parti pour Bologne, laissant
à son lieutenant tous les honneurs du triomphe ; abstention admirablement
calculée pour produire un grand effet, mais qui peut-être dépassait la
mesure, car elle marquait trop de dédain pour le vaincu pour être inspirée
par une véritable grandeur d'âme. En
reconnaissance des procédés généreux du général Bonaparte, Würmser lui fit
donner avis à Bologne d'une tentative d'empoisonnement qui se tramait contre
lui et que cet avertissement fit avorter. La
prise de Mantoue était un événement d'une immense portée pour la conduite
ultérieure des opérations militaires ; la guerre pouvait désormais devenir
offensive sans danger pour nous, car nous laissions sur nos derrières, au
lieu d'une armée ennemie toujours menaçante, malgré le blocus, un centre de
ralliement et un point de résistance d'une force éprouvée. Nous n'étions plus
contraints d'attendre l'ennemi sur cette ligne de l'Adige arrosée de tant de
sang, nécessité périlleuse et antipathique à nos instincts militaires plus
faits pour l'attaque que pour la défense ; nous pouvions aller au-devant de
lui et l'attaquer sur son propre terrain. C'était depuis longtemps le projet
de Bonaparte ; mais avant de le mettre à exécution, il avait à en finir avec
la cour de Rome. La
défaite d'Alvinzi avait mis à néant les espérances de cette cour, qui se
trouvait maintenant dans un cruel embarras, ne pouvant plus ni agir avec la
moindre chance de succès, ni nier sa connivence avec le cabinet autrichien.
Lors même que ses armements exagérés, et ses prédications enflammées pour
soulever les populations, n'eussent pas parlé si haut, il lui eût été
impossible de récuser les témoignages qui déposaient contre elle, car ils
émanaient de ses propres ministres. On avait intercepté une lettre du
cardinal Busca, le secrétaire d'État de Sa Sainteté, à monseigneur Albani, où
se trouvaient exposés dans le plus grand détail tous les plans du
gouvernement romain ainsi que les principales conditions que l'Autriche avait
mises à son alliance. Cette lettre exprimait une telle haine contre les
Français qu'elle semblait justifier toutes les représailles ; aussi le
premier soin du général Bonaparte en pénétrant sur le territoire pontifical
fut-il de l'insérer intégralement dans son manifeste. Pendant
qu'il s'avançait de Bologne à la tête d'un détachement de son armée, celte
puissance éperdue, en proie à l'épouvante et au vertige, mais s'étourdissant
elle-même sur ses propres périls, proclamait la guerre sainte et faisait
sonner le tocsin dans les campagnes. « Nous ferons des Romagnes une Vendée, »
s'était écrié le cardinal Busca. On vit en effet paraître des bandes de
paysans conduites par des moines le crucifix à la main. Rien ne manqua à la
mise en scène, si ce n'est l'héroïsme vendéen ; tout cet enthousiasme se
dépensa en paroles. Nos soldats rencontrèrent une première armée du pape à Castel-Bolognese
; ils passèrent la nuit en sa présence et l'attaquèrent au point du jour ; en
un instant elle fut sabrée et mise en déroute. Le Saint-Siège
était à la merci du général Bonaparte. Qu'allait-il faire de ce pouvoir qui
semblait s'écrouler avant même qu'il eût porté la main sur iui ? Malgré les
accès d'impatience et d'irritation que lui avait inspirés la duplicité de la
cour romaine, on pouvait le pressentir d'après sa conduite antérieure. Il
avait parlé plus d'une fois de détruire pour toujours le pouvoir temporel ;
il était même allé jusqu'à suggérer au Directoire l'idée de céder Rome à
l'Espagne (lettre du 1 er février), pour intéresser cette puissance au
maintien de l'état de choses qu'il rêvait d'établir en Italie ; mais ce
n'avaient été là que des dispositions passagères : au fond sa pensée avait
toujours été d'accord avec son ambition. Étranger à la haine de la Révolution
française contre les idées que représentait la papauté, il n'avait pas été
sans remarquer les symptômes de la réaction qui se préparait en France en
faveur de l'Église catholique, et il espérait en faire profiter sa
popularité. « On est redevenu catholique romain en France, lui écrivait
Clarke quelques semaines auparavant ; nous en sommes peut-être au point
d'avoir besoin du pape lui-même pour faire seconder chez nous la révolution
par les prêtres, et par conséquent par les campagnes qu'ils sont parvenus à
gouverner de nouveau. » Observation qui était sans doute suggérée par le
désir de la paix, mais qui contenait une grande part de vérité et qui, on
peut le croire, ne passa pas inaperçue sous les yeux de Bonaparte ; il y
trouva la confirmation de son sentiment intime. Ce
n'est pas tout, son but était maintenant de porter la guerre dans les États
de l'empereur ; c'est là qu'il voulait frapper son coup d'éclat par une
campagne qui effacerait les faits d'armes les plus glorieux de nos annales
militaires. Or,
renverser le pouvoir pontifical, c'était déclarer la guerre au royaume de
Naples, c'était nous susciter, non des dangers sérieux, mais des difficultés
interminables qui ajournaient indéfiniment tout mouvement offensif contre
l'Autriche. Toutes ces considérations avaient déjà décidé Bonaparte, et il
avait d'autant plus facilement pris son parti, que les instructions du
Directoire le laissaient libre d'agir à sa guise. Après avoir longtemps
considéré la chute du pouvoir pontifical comme la plus belle partie de sa
tâche, le Directoire dans son impatience de rendre la paix à la France, en
était venu à se résigner à le laisser vivre si l'on ne pouvait faire
autrement. Ses instructions rappelaient au général « que la religion
romaine serait toujours l'ennemi irréconciliable de la République ; » elles
exprimaient le désir de lui voir « détruire le centre d'unité romaine ; »
mais, ajoutaient-elles : « ce n'est point un ordre que vous donne le
Directoire exécutif, c'est un vœu qu'il forme : il est trop éloigné du lieu
de la scène pour juger du véritable état des choses ; il s'en rapporte sur
cela au zèle et à la prudence qui vous ont constamment dirigé dans votre
carrière glorieuse ; quel que soit le parti que vous croyiez devoir prendre
dans cette circonstance, le Directoire n'y verra jamais de votre part que le
désir de servir avantageusement votre pays et de ne pas compromettre
légèrement ses intérêts. » (3 février 1797). La
résolution du général était prise avant qu'il eût eu connaissance de ces
conseils si peu gênants. Il voulait d'abord terrifier la cour de Rome par la
rapidité de ses succès, pour lui dicter plus facilement ses volontés, puis se
présenter à elle comme son sauveur. Il s'attacha d'abord à rassurer et à
calmer les populations fanatisées. A cet effet, une proclamation fut affichée
à Imola, par laquelle il s'annonçait comme « le protecteur de la religion et
du peuple. Le soldat français, disait-il, porte d'une main la baïonnette
garant de la victoire, de l'autre le rameau d'olivier symbole de la paix et
gage de sa protection. » Il prescrivit à ses troupes la plus sévère
discipline et leur refusa le pillage de Faënza qu'elles demandaient à grands
cris, selon l'habitude barbare qu'il leur avait laissé prendre. Il fit venir
les prisonniers de Castel-Bolognese, qui s'attendaient à être égorgés, leur
parla avec douceur et bonté dans leur langue italienne, leur dit que les
Français étaient leurs amis, qu'ils étaient venus non pour détruire la
religion, mais pour le bien du pauvre peuple, pour réformer les abus du
gouvernement clérical ; puis, il les renvoya dans leurs familles avec ses
proclamations, leur imposant pour toute rançon l'obligation de les répandre. La seconde armée du pape avait pris position
devant Ancône : son sort fut encore plus promptement décidé que celui de la
première. On la fit prisonnière sans tirer un coup de fusil. Jamais multitude
armée ne fit preuve d'un pareil avilissement. Ce gouvernement avait fait
perdre à ses sujets jusqu'au caractère de l'homme. Ancône était une place
importante et contenait de nombreux arsenaux. Bonaparte y laissa garnison. Il
se porta ensuite à Notre-Dame de Lorette, dont le trésor avait été envoyé à
Rome ; mais on y trouva encore pour un million d'ornements d'or et d'argent
(10 février). La madone, qui était de bois et très-grossièrement sculptée,
fut expédiée à Paris, où, jusqu'à l'époque du Concordat, on put la voir
exposée à la Bibliothèque nationale. Les
États du pape avaient servi de refuge à un très-grand nombre de prêtres
français émigrés. Obligés de fuir devant leurs compatriotes, chassés des
monastères dont les religieux avaient peur de se compromettre, repoussés par
un motif analogue des frontières du royaume de Naples, leur situation était
des plus tristes et il y eût eu de la barbarie à augmenter l'infortune de ces
pauvres gens « qui pleuraient dès qu'ils apercevaient un Français. » (Lettre au
Directoire.) Le
général étendit sur eux sa protection et soulagea efficacement leur misère.
Quel qu'ait été son mobile, calcul ou générosité, il en fut récompensé plus
tard, car la plupart de ces prêtres rentrèrent en France, et cet acte
d'humanité ne fut pas perdu. La cour
de Rome avait cependant fini par comprendre qu'il fallait se soumettre. Elle
avait chargé de la négociation le cardinal Mattei, pour qui le général avait
montré une sorte de prédilection. Pie VI, l'héritier et la victime de tant de
siècles de gloire, pliant sous le fardeau de l'expiation que ses
prédécesseurs lui avaient léguée, dut écrire à « son cher fils, le général
Bonaparte », une lettre qui était la capitulation de la papauté. Il lui
présentait les négociateurs qui devaient traiter en son nom et lui disait : «
Qu'assuré des sentiments de bienveillance que le général avait manifestés, il
s'était abstenu de tout déplacement de Rome, prouvant par-là combien était
grande sa confiance en lui. » Bonaparte
était à Tolentino à trois marches de Rome. Par un calcul habile, il s'était
déridé à ne pas se montrer sur ce théâtre où le cherchaient déjà les yeux de
l'Europe. Quelque brillante que fût sa renommée, elle ne pouvait que perdre à
un pareil triomphe. Quelle gloire n'eût été éclipsée par les souvenirs
qu'évoquait le seul nom de Rome ? Il reçut à Tolentino les quatre envoyés du
pape et avec eux le prince Bel-monte Pignatelli, qui venait, au nom du roi de
Naples, les appuyer de sa présence et de ses représentations. Le roi se
déclarait prêt à intervenir en faveur de la papauté menacée et avait fait
concentrer des troupes sur la frontière, bravade motivée par les préparatifs
que faisait de nouveau la cour de Vienne et qui, dans tout autre temps, eût reçu
un prompt châtiment. Bonaparte, qui ne voulait pas se faire en ce moment des
querelles inutiles, répondit à cette menace avec beaucoup plus de ménagement
qu'il n'avait fait jusqu'alors, et tout danger fut écarté du côté de Naples. Les
négociations ne pouvaient se prolonger longtemps, car il n'y avait pas là
deux parties belligérantes, mais une puissance désarmée à la merci d'un
maitre absolu qui pouvait imposer les conditions qu'il lui plaisait. Celles
que le général allait dicter étaient irrévocablement arrêtées dans son
esprit, parce qu'elles étaient le minimum du châtiment qu'il était tenu
d'infliger à la cour de Rome, vu les dispositions de l'opinion publique en
France. Il écouta avec beaucoup de déférence apparente, les doléances des
cardinaux Mattei et Galeppi, les deux principaux négociateurs, mais il resta
inflexible sur le fond des choses. Ils n'obtinrent de lui que la suppression
ad referendum d'une clause relative à l'inquisition romaine, clause à
laquelle le Directoire attachait une très-grande importance, parce qu'il
ignorait que cette institution n'avait à Rome que le nom de commun avec ce
tribunal de sang, et que de leur côté les prélats ne voulaient ratifier à
aucun prix, parce qu'ils la considéraient comme une atteinte portée au
pouvoir spirituel du pape. Le
traité de Tolentino contenait d'abord toutes les stipulations de l'armistice,
signé quelques mois auparavant. Il consacrait en outre l'abandon à la
République française d'Avignon, des légations de Bologne et Ferrare, de la
Romagne, de la ville et du territoire d'Ancône. Il stipulait enfin la
publication d'une amnistie générale, le désaveu de l'assassinat de
Basseville, le rétablissement de notre école des Beaux-Arts à Rome et le
payement de quinze nouveaux millions. Le
traité de Tolentino fut signé le 19 février 1797. Ce qu'il laissait subsister
du pouvoir temporel n'était qu'une ombre, mais le principe était reconnu et
reconnu par la Révolution française. On lui laissait un abri pour traverser
les jours d'orage et attendre des temps plus prospères. Ayant survécu à tant
de craintes et de dangers, il lui était permis de tout espérer de l'avenir,
et déjà, dans celui même qui était venu pour le frapper, il avait pu à des
signes certains reconnaître son futur restaurateur. Aussitôt
la paix signée, l'aide de camp Marmont partit pour Rome avec une lettre du
général en chef pour le Saint-Père. Elle était pleine de cette respectueuse
déférence, qu'il avait adoptée comme une règle invariable dans ses rapports
avec l'Église : Il lui annonçait la conclusion du traité, lui exprimait
l'espoir que la République française serait à l'avenir « une des amies les
plus vraies de Rome. » La lettre se terminait ainsi : « Toute l'Europe
connaît les intentions pacifiques et les vertus conciliantes de Votre
Sainteté. J'envoie mon aide de camp pour exprimer à Votre Sainteté l'estime
et la vénération parfaite que j'ai pour sa personne, et je la prie de croire
au désir que j'ai de lui donner dans toutes les occasions, les preuves de
respect et de vénération avec lesquelles, j'ai l'honneur d'être, etc. » (19 février.) La
veille, il écrivait à Joubert : « Sous peu de jours je serai de retour à
l'armée, où je sens que ma présence devient nécessaire. L'armée est à trois
jours de Rome : je suis à traiter avec cette prêtraille, et pour cette
fois-ci, saint Pierre sauvera encore le Capitole, en nous cédant ses plus
beaux États et de l'argent, et, par ce moyen, nous sommes en mesure pour
exécuter la grande tâche de la campagne prochaine[1]. » Ce double langage exprime avec une parfaite exactitude la distance qui existait entre ses sentiments intimes et ceux que lui dictait l'ambition. |
[1]
Le jour même de la signature du traité, il écrivait au Directoire : « Mon
opinion est que Rome, une fois privée de Bologne, de Ferrare, de la Romagne et
des 30 millions que nous lui ôtons, ne peut plus exister : cette vieille
machine se détraquera toute seule. »
Et dans une autre lettre du même jour, il ajoutait : «
La commission des savants a fait une bonne récolte à Ravenne, Rimini, Pesaro,
Ancône, Lorette et Perugia ; cela sera incessamment expédié à Paris. Cela joint
à ce qui sera envoyé de Rome, nous aurons tout ce qu'il y a de beau en Italie,
excepté un petit nombre d'objets qui se trouvent à Turin et à Naples. » (19
février 1797.)
C'est là ce qu'on a appelé la délivrance de l'Italie !