Bonaparte,
brusquement ramené du Tyrol dans la Lombardie par l'irruption imprévue de
Würmser sur l‘Adige, s'était vu forcé d'ajourner ses projets contre Trieste.
La retraite que Carnot appelait « la misérable reculade de Jourdan » (lettre du 19
septembre 1796),
lui rendait d'ailleurs cette expédition plus difficile, et l'état menaçant
dans lequel se trouvait l'Italie réclamait impérieusement sa présence. Il se
borna donc à écrire à l'empereur une lettre par laquelle il le sommait de
choisir entre la destruction de Trieste ou la paix. Mais cette démarche
insolite ne pouvait produire quelque effet qu'à la condition d'être appuyée
par une démonstration redoutable ; il ne reçut aucune réponse. Il
employa la trêve que lui laissait l'épuisement des armées autrichiennes à
organiser le pays conquis, à raffermir en Italie l'influence française et
surtout à y consolider sa propre autorité. Des armistices avaient été signés
avec la plupart des États italiens, mais la Sardaigne était la seule
puissance à laquelle le Directoire eût accordé un traité de paix définitif.
Par calcul encore plus que par incurie, le Directoire se plaisait à maintenir
les vaincus dans cet état incertain et précaire qui n'était ni la paix ni la
guerre, et qui pouvait lui permettre, à un moment donné, de reprendre tout ce
qu'il avait accordé. Le gouvernement français avait d'abord retiré de cette
politique l'avantage de tenir plus étroitement ces souverains sous sa
dépendance, mais il en avait subi plus tard les inconvénients ; il les
réduisait à considérer notre défaite comme leur propre salut : personne ne se
regardant comme lié par des conventions d'un caractère tout provisoire, à la
première apparence d'un revers, chacun se tenait prêt à se joindre à nos
ennemis, et en entretenant les craintes on légitimait les espérances. Les
princes italiens, ne croyant pas à la durée de nos succès, malgré leur éclat,
ne demandaient pas mieux au fond que de traîner en longueur les négociations
; de son côté, le Directoire, espérant forcer bientôt l'Autriche à la paix,
se flattait de leur imposer plus tard des conditions encore plus onéreuses,
et se montrait d'autant plus exigeant que leurs plénipotentiaires
paraissaient moins empressés. Un tel
système était plus propre à amener des ruptures que des raccommodements.
C'est ce qui était arrivé avec Rome, et ce qui était imminent avec Naples.
Aux dispositions peu sincères qu'avait montrées le légat du pape, dont le
seul but était de gagner du temps, le Directoire avait répondu en exigeant,
outre les conditions stipulées dans l'armistice, que le pontife retirât tous
les brefs qu'il avait lancés contre la république française et la
constitution civile du clergé, que de plus il s'engageât à abolir
l'inquisition romaine : ingérence impolitique dans des attributions
spirituelles qu'il valait mieux ignorer et traiter comme si elles
n'existaient pas. Ces conditions, d'ailleurs sans importance pratique,
fournirent au gouvernement pontifical le prétexte de tout refuser. Il les
repoussa énergiquement et fit aussitôt rebrousser chemin aux convois d'argent
qui s'acheminaient vers notre quartier général pour être versés au trésor de
l'armée conformément à l'armistice. Des
exigences d'un autre genre avaient compromis l'issue des négociations avec
Naples. Non content de lui imposer la paix, le Directoire voulait tirer de
cette cour un tribut de quelques millions qu'elle lui refusait avec
l'obstination invincible de ces petites monarchies à la fois magnifiques et
besogneuses. Rien n'était non plus terminé ni avec Gênes ni avec Modène.
Quant à Venise, elle avait sujet d'être de plus en plus mécontente. Cette
diplomatie, avantageuse après la victoire, pleine de périls dans une
situation douteuse, tenait tout en suspens en Italie et y rendait nos succès
inutiles. Tout pouvait être perdu à la fois si une troisième armée
autrichienne survenait avant le règlement de ces difficultés, car le danger
que nous avions couru au moment de la levée du siège de Mantoue avait donné
l'éveil et montré à quoi tenait le salut de notre armée. Bonaparte
était plus que personne en position de comprendre les périls qu'une telle
politique nous créait en Italie ; il les envisageait avec l'ardeur de sa vive
imagination. Aussi pressait-il instamment les directeurs de faire la paix
avec home et Naples ; il fallait à tout prix et le plus promptement possible
assurer les derrières de notre armée ; il considérait même comme une
nécessité la conclusion d'une alliance offensive et défensive avec Gênes et
la Sardaigne, afin qu'il n'y eût plus rien à redouter pour la sûreté de nos
communications. En même temps il leur demandait sans relâche des secours et
des renforts : « On nous compte, disait-il ; le prestige de nos forces se
dissipe » Il dénonçait en termes pleins d'amertume et de colère le général Willot
qui retenait dans les départements du Midi pour y réprimer les troubles
civils, une partie des troupes qui lui étaient destinées, disant avec sens a
qu'il valait mieux qu'on se donnât des coups de poing à Lyon que de perdre
l'Italie. » Il s'adressait même à son collègue de l'armée des Alpes
Kellermann et lui écrivait crûment « Aidez-nous le plus promptement possible
si vous voulez que nous continuions à vous envoyer des sept cents initie
francs. » Argument dont il connaissait par expérience la force de persuasion
et qui, sous une forme moins brutale, était l'ultima ratio de toutes
ses discussions avec le Directoire. N'est-ce pas avec ce raisonnement qu'il
avait fait taire les scrupules des directeurs et vaincu leur résistance ? Ces
inquiétudes du général Bonaparte n'étaient cependant pas de tous points
sincères. Il en avait à dessein outré l'expression, afin de préparer les
directeurs à la grave initiative qu'il allait prendre sous le prétexte de se
créer lui-même une partie des alliances dont il avait besoin pour notre
sécurité en Italie. Depuis longtemps déjà, le rôle des directeurs dans les affaires
italiennes ne consistait plus qu'à ratifier les plans du général en ayant
l'air de les lui imposer pour sauver les apparences. Mais celui-ci, trop
pénétrant pour être dupe et encouragé par leur faiblesse, ne prit bientôt
plus la peine d'attendre même ce semblant d'autorisation pour des actes d'une
incalculable portée, et qui allaient engager pour un temps indéfini la
politique de notre pays. C'est ainsi qu'il accomplit, contre leur volonté
formelle, l'acte le plus grave qui eût été fait depuis notre entrée en
Italie. Si les directeurs avaient eu, à défaut de fierté, un peu de
clairvoyance, ils auraient pu, en lisant le décret sommaire par lequel le
général, de son autorité privée, proclama la déchéance du duc de Modène et
les mesures qui préludèrent à la fondation de la république cispadane,
commencer à se douter dès lors que, selon son expression, « il ne se battait
pas pour ces gredins d'avocats. » Le duc
de Modène s'était réfugié à Venise, laissant à une régence le gouvernement de
ses états. Ce prince, qui n'avait d'ailleurs rien d'intéressant, n'avait
donné depuis l'armistice aucun sujet de plainte sérieux. Le seul grief que
Bonaparte invoquait d'abord contre lui, c'est que la régence « ne pouvait
cacher la joie que lui inspiraient les succès de nos ennemis » (2 octobre), et devait encore une somme de
5 à 600.000 francs sur les 9 millions que nous lui avions imposés. Quelques
jours plus tard, il accusa en notre la régence d'avoir favorisé les
approvisionnements de Mantoue. Quoi qu'il en fût, ces griefs étaient de ceux que
nous pouvions invoquer contre tous les gouvernements italiens dont nous
avions pris soin de faire nos ennemis naturels ; ils n'eurent d'ailleurs
aucune part dans la détermination de Bonaparte et ne lui servirent que de
prétexte. Il ne céda dans cette circonstance qu'au désir de substituer un
peuple ami à un gouvernement qui nous était forcément hostile au fond du
cœur, et plus encore au besoin de faire acte de souveraineté en créant des
états nouveaux, afin de se rendre plus que jamais nécessaire. Le
Directoire, malgré sa manie de révolutionner les États italiens, manie à
laquelle Bonaparte avait su si habilement résister au début, n'avait jamais
eu l'intention de former en Italie un établissement durable. Sa propagande
voulait bien aller jusqu'à l'agitation, mais non jusqu'à la responsabilité
d'une charge d'âmes. Son plan, en soulevant les peuples contre les
souverains, n'avait été qu'un simple expédient ayant pour but d'offrir aux
premiers une chance d'affranchissement dans le cas où ils voudraient en
profiter, mais rien au-delà, et en même temps d'effrayer les seconds afin
d'arriver plus facilement à la paix. Depuis qu'il avait entrevu la
possibilité de la conclure, depuis qu'il avait reconnu la lenteur et la
mollesse des populations qu'il croyait impatientes de liberté, il était
devenu beaucoup plus réservé dans ses encouragements à l'insurrection. Dans
ses instructions au général, il était revenu à plusieurs reprises sur la
nécessité de tout subordonner en Italie à la paix avec l'empereur, et d'éviter
avec soin de prendre envers les patriotes italiens des engagements qu'on ne
pourrait pas tenir, ou qui rendraient la conclusion de la paix impossible.
Ces considérations étaient dictées par une politique sage, vu l'état des
esprits en Italie et le rôle peu édifiant que nous y remplissions ; mais
elles présageaient une prochaine évacuation de l'Italie par nos armées, et, à
ce titre, elles n'étaient pas faites pour plaire au général Bonaparte. Ce
n'est pas qu'il prit un intérêt bien vif à la liberté des Italiens ; il était
le premier à les en déclarer indignes et à les traiter comme tels ; sa
correspondance ne permet aucune illusion à cet égard. Mais il ne pouvait se
résoudre à abandonner si tôt ce théâtre incomparable sur lequel il fixait les
regards du monde et associait son nom aux plus grandes renommées de
l'histoire, à quitter ce pays où depuis quelques mois il disposait de tout et
agissait en maitre absolu. Aucune place en France, même à la tête du
gouvernement, n'eût pu lui offrir un pouvoir aussi étendu et aussi séduisant
pour une ambition telle que la sienne. Aussi,
après avoir écrit au Directoire comme pour le consulter sur son projet de
déposer le duc de Modène et d'appeler les Modénais à la liberté, se
hâta-t-il, selon son habitude, de brusquer l'exécution sans attendre une
réponse qui serait et devait être défavorable. Il lança donc, de son autorité
privée ce décret, qui était toute une révolution. Il déclarait mettre les
peuples de Modène et de Reggio sous la protection de la République française
et les invitait à se constituer librement : acte dont la gravité était
surtout dans les mesures et les vues ultérieures qu'il impliquait ; car une
aussi faible république ne pouvait vivre isolée au milieu des anciens États
italiens ; elle était condamnée à les absorber ou à être absorbée par eux.
Ici d'ailleurs nous n'avions plus pour prétexte, comme dans le Milanais,
l'expulsion de l'étranger : or, toute intervention qui se propose un autre
but, est par cela seul illégitime et funeste. Dans le compte qu'il rendit de
sa conduite, le général ne s'arrêta pas à en examiner les conséquences plus
ou moins prochaines ; il parla de sa résolution avec une légèreté préméditée
et comme d'une chose toute simple. C'était u une tournure qu'il donnait à
l'esprit pour opposer fanatisme à fanatisme, et nous faire des amis des peuples
qui autrement deviendraient des ennemis acharnés, » rien de plus. Il savait
mieux que personne quel était le peu de solidité du fanatisme nouveau qu'il
se flattait d'opposer à l'ancien ; mais il ne lui convenait pas de s'en
souvenir en ce moment, et par-dessus tout il comptait que les choses seraient
trop vite et trop sérieusement engagées pour que le gouvernement français pût
reculer. Le
décret avait paru le 4 octobre. Le 11 octobre le Directoire ignorait encore
ces événements d'une importance si capitale, et il était si loin d'en désirer
la réalisation qu'il écrivait au général dans les termes suivants : N'oubliez
pas qu'il nous sera demandé des dédommagements en Italie pour les pays que
notre sécurité future nous oblige de conserver sur la rive gauche du Rhin...
La reddition de la Lombardie ou sa cession peuvent devenir le gage d'une paix
durable, et quoique nous n'ayons rien arrêté à cet égard, nous pensons qu'il
y aurait imprudence de notre part à nous interdire de la faire à ce prix. Ce
que nous avons dit sur l'indépendance du Milanais s'applique à Bologne,
Ferrare, Reggio, Modène et tous les autres petits états de l'Italie. Nous
devons redoubler de circonspection et de prudence pour éviter de compromettre
par trop de facilité les intérêts futurs de la République. Il faut presser le
duc de Modène d'achever de nous payer les sommes qui nous restent dues en
vertu de l'armistice ; mais il faut se garder d'armer contre lui les peuples
qui lui étaient soumis avant notre entrée en Italie ; et notre désir est que
vous les conteniez dans une dépendance réelle jusqu'à ce que notre horizon
politique s'éclaircisse et nous permette de régler définitivement le sort de
l'Italie au moyen de la paix générale. On ne
pouvait porter une condamnation plus explicite et plus formelle sur les actes
que le général venait d'accomplir à Modène. Mais, loin de rien changer à sa
conduite, il ne répondit à ces recommandations qu'en exprimant
très-brièvement son regret d'avoir reçu trop tard la lettre du Directoire,
excuse dérisoire dans la bouche de celui qui demandait des avis en se gardant
bien de les attendre. Il annonçait en même temps qu'à Modène et à Reggio il
avait adjoint Bologne et Ferrare par un nouveau décret de sa volonté, « en
les réunissant sous un même bonnet, » pour augmenter leur force, ce qui était
logique une fois lé principe admis. Au lieu de revenir en arrière, il
engageait de plus en plus le gouvernement français, afin de devenir l'arbitre
nécessaire d'une situation faite par lui et que lui seul pourrait dominer.
Que la raison et la prévoyance fussent ici du côté du Directoire, malgré ses
fautes passées, malgré tout ce que ses scrupules avaient de tardif et ses
calculs de répréhensible, c'est ce qu'il est impossible de nier. En effet,
prendre sous sa protection des républiques qui n'étaient que des créations
artificielles, sans rapport avec l'état réel des opinions et des intérêts ;
qui, de plus, étaient incapables de se défendre, non-seulement contre
l'étranger, mais contre leurs propres sujets, et n'avaient ni les mœurs ni le
goût de la liberté, c'était s'engager à les soutenir sans cesse et surtout
contre elles-mêmes, c'était se condamner à prendre parti dans leurs crises
intérieures, à intervenir continuellement dans leurs propres affaires ; et,
comme il est dans la force des choses que le pouvoir va toujours là où se
trouvent l'action et la responsabilité, c'était par une conséquence inévitable
s'engager à les gouverner, à y disposer de tout, à en occuper indéfiniment le
territoire. Elles devenaient ainsi, dans un temps plus ou moins prochain, de
véritables annexes de la République française, et l'ingérence étrangère s'y
perpétuait avec tous les maux qui l'accompagnent. On verra avec quelle
promptitude ces conséquences se réalisèrent. Or, un tel système, c'était
purement et simplement la conquête déguisée sous des formes républicaines.
C'est ainsi que notre politique s'éloignait de plus en plus du libéral esprit
de la Révolution française pour préparer les voies au régime impérial. En
attendant que les inconvénients et les abus inséparables d'une telle
politique se fussent révélés, on en retira provisoirement d'incontestables
avantages. On se créa une barrière capable d'opposer une résistance
momentanée aux envahissements possibles de l'Italie méridionale ; on organisa
à la fois dans les duchés et dans la Lombardie, outre la garde nationale,
deux légions italiennes qui suffirent au maintien de l'ordre dans l'intérieur
du pays, et permirent à Bonaparte de disposer de la totalité de ses forces.
Chose singulière ! ces mesures si révolutionnaires en apparence se
conciliaient fort bien dans sa pensée avec un vif désir de faire la paix avec
Rome et avec Naples, et l'inconséquence qu'il y avait à vouloir des choses
aussi contradictoires lui échappait, tant il avait en vue, non
l'affranchissement définitif de l'Italie, mais le maintien momentané de la
position exceptionnelle qu'il s'était faite dans ce pays. Ses dissentiments
actuels avec le Directoire n'avaient pas d'autre cause. Celui-ci subordonnait
la guerre à la politique, tandis que le général s'efforçait de subordonner la
politique à la guerre. Le Directoire ne songeait plus qu'à la paix avec
l'empereur ; il ne voyait dans ses conquêtes en Italie qu'un objet de
compensation pour la Belgique ; il n'eût pas mieux demandé que de les évacuer
après avoir rançonné les principaux États- : c'était une politique sans
générosité, et, si elle ne réparait pas les fautes commises, du moins elle ne
compromettait pas l'avenir. Bonaparte au contraire, ainsi qu'il le dit dans
ses Mémoires, « croyait que la République avait le droit d'exiger, outre les
limites du Rhin, un état en Italie qui nourrît l'influence française et
maintînt dans sa dépendance la république de Gênes, le roi de Sardaigne et le
pape, » c'est à dire un établissement en réalité incompatible avec
l'existence des anciens États, qui ne pourrait se créer qu'au prix de
nouvelles luttes, se conserver que par la présence et le concours de celui
qui l'aurait fondé et en nous suscitant des difficultés sans terme, enfin qui
devait promettre aux Italiens un affranchissement non-seulement illusoire,
mais acheté par le sacrifice de la portion la plus intéressante de la nation. Au
reste, le Directoire plia en cette occasion, comme il avait toujours fait jusque-là,
de plus en plus mécontent de celui qui lui imposait ses volontés, mais
n'osant pas se priver de ses précieux services et méritant par cette lâcheté
tous les traitements qu'il eut à en subir plus tard. Et comme si ce n'était
pas assez de cet acte de faiblesse, il permit au général de reprendre les
négociations avec Home et lui en abandonna aveuglément la conduite, faute
inconcevable qui allait avoir pour résultat de poser un homme dont l'ambition
était si flagrante et si redoutable, en médiateur suprême entre le
catholicisme et la révolution. Pour obtenir des pouvoirs nouveaux, il lui
suffisait d'offrir sa démission et de se plaindre de sa santé, assurances qui
étaient acceptées avec une bonne foi égale à celle qui les inspirait, et qui
cependant réussissaient toujours : « Tant que votre général ne sera pas le
centre de tout en Italie, vous courrez de grands risques. On n'attribuera pas
ce langage à l'ambition, je n'ai que trop d'honneurs ; ma santé est tellement
délabrée que je me crois obligé de vous demander un successeur. » Ces
doléances, qui reviennent si souvent dans ses lettres, étaient d'un effet
infaillible sur l'esprit du Directoire, grâce aux autres arguments qu'il y
joignait à l'adresse du ministre des finances, et il n'avait qu'à exprimer un
vœu pour le voir réalisé. Il
avait pour traiter avec Rome une grande supériorité sur le Directoire : il
n'était gêné par aucun scrupule ni par aucune antipathie philosophique. Ne
voyant dans le monde politique que des forces et jamais des principes, il ne
considérait la papauté que comme un fait, et ce fait ne lui inspirait ni
amour ni haine. Mais la puissance qu'il découvrait dans la papauté le
frappait d'autant plus qu'elle était toute morale, et qu'il en sentait la
force sans pouvoir ni la mesurer ni l'atteindre. Aussi lui avait-il toujours
témoigné de grands égards et avait-il maintes fois reproché au Directoire de
ne pas la traiter avec assez de ménagements. Deux
événements venaient de rendre la situation de la cour de Borne de plus en
plus difficile. Naples et Gênes avaient fait leur paix avec la République
française, et les Anglais, chassés de l'île de Corse par une insurrection
populaire, avant même que l'expédition organisée par Bonaparte eût pu mettre
à la voile, étaient sur le point d'évacuer la Méditerranée. Home, isolée
désormais, n'avait plus d'espérance que dans le succès des armées
autrichiennes. C'est à ce moment que Bonaparte reprit la négociation. Peu de
temps auparavant, il avait tiré le cardinal Mattei du couvent où il l'avait
fait enfermer, et l'avait renvoyé dans son diocèse avec des paroles
rassurantes. Le 21 octobre, il se rendit à Ferrare, ville dont Mattei était
archevêque, descendit chez lui et, après plusieurs entretiens, l'envoya à
Home, chargé d'assurances pacifiques. En même temps il écrivait à Cacault,
notre agent à Rome, diplomate plein de finesse cachée sous une apparente
bonhomie ; il lui annonçait que lui seul désormais était chargé de la
négociation ; il lui recommandait de gagner du temps « pour tromper le vieux
renard. » II voyait bien qu'une vigoureuse démonstration viendrait seule à
bout des résistances de la cour romaine, mais il était obligé de la différer
encore. « Vous sentez bien, ajoutait-il, que je n'attends que le moment
favorable pour n'élancer sur Rome et y venger l'honneur national. » (22 octobre.) Ici
l'expression dépassait évidemment sa pensée, car quelques jours plus tard, il
lui disait en termes beaucoup plus mesurés : « Vous
pouvez assurer le pape que j'ai toujours été contraire au traité qu'on lui a
proposé et surtout à la manière de négocier, que c'est en conséquence de mes
instances réitérées que le Directoire m'a chargé d'ouvrir la route d'une
nouvelle négociation. J'ambitionne bien plus le titre de sauveur que celui de
destructeur du Saint-Siège. Vous savez vous-même que nous avons toujours eu
là-dessus des principes conformes, et moyennant la faculté illimitée que m'a
donnée le Directoire, si l'on veut être sage à Rome, nous en profiterons pour
donner la paix à cette belle partie du monde et tranquilliser les consciences
timorées de beaucoup de peuples. » (28 octobre 1796.) Cette
politique était beaucoup plus conforme à son attitude habituelle que le ton
qu'il affectait dans ses lettres au Directoire, pour flatter les passions
philosophiques encore très-vivantes, ou que les menaces qui lui étaient
arrachées par l'impatience de ne pas voir ses ouvertures accueillies. Il
comprenait déjà, à voir la marche de l'opinion en France, qu'une réaction
religieuse était inévitable, et que l'appui des prêtres serait un levier
tout-puissant pour son ambition, De là un double jeu qu'il jouait avec
beaucoup d'habileté. Tout en parlant avec le dernier mépris de la cour de
Rome, pour bien établir qu'il n'était ni son ami ni sa dupe, il exagérait son
influence morale pour s'excuser des ménagements qu'il employait envers elle.
D'autre part, avec les ecclésiastiques, il déplorait les empiétements du
Directoire sur le domaine spirituel, et se présentait à eux comme leur seule
sauvegarde. Grâce à ce manège, on croyait dans les deux camps l'avoir pour
soi. Au reste, le moment n'était pas encore venu où la négociation pût
aboutir. L'Autriche n'avait pas été assez battue pour que Rome se crût dans
la nécessité de capituler. Alvinzi s'avançait en ce moment vers l'Italie avec
une nouvelle armée, et le Saint-Siège ne songeait plus à traiter. C'est
en prévision de cette troisième invasion que Bonaparte s'était assuré de la
complète disponibilité de son armée. Il s'était en outre efforcé d'obtenir
l'alliance de la Sardaigne, la seule puissance italienne qui eût des soldats
capables d'aller au feu, la seule dont l'appui eût été efficace. Un de ses
agents s'était rendu à Turin pour négocier cette alliance au nom du général,
mais comme il n'avait à offrir au roi de Sardaigne, en échange du concours
qu'il lui demandait, qu'une garantie de ses États si réduits, il ne parvint
pas à l'entraîner. La cession de la Lombardie eût seule pu le décider à faire
cause commune avec nous ; mais on la tenait en réserve en vue d'un autre
objet. Le
Directoire ne fut pas plus heureux dans ses efforts pour obtenir l'alliance
de la république de Venise. Nos rapports de cette époque avec Venise sont de
ceux qui peuvent le mieux servir à caractériser l'esprit de cette guerre, et
il importe d'en suivre avec soin les péripéties si l'on en veut juger le dénomment
avec impartialité. Il n'est pas moins indispensable de se rendre compte dans
quelles conditions lui fut faite cette offre d'alliance dont nos historiens
se sont si souvent armés contre elle. Nous avions d'abord violé la neutralité
de Venise en occupant Brescia, ce qui avait amené les Autrichiens à la violer
à leur tour en occupant Peschiera pour- défendre le passage du Mincio. Puis,
sous prétexte de punir Venise d'avoir souffert cette seconde violation, qui
était la conséquence de la première et que, dans tous les cas, il n'avait pas
dépendu d'elle d'empêcher, nous nous étions emparés de la plupart de ses
places fortes sur la terre ferme. Nous en avions en partie chassé ses
garnisons pour nous y mettre plus à l'aise ; nous avions pillé ses arsenaux
et ses magasins, nous avions exigé d'elle qu'elle nourrît et approvisionnât
nos troupes. Ce n'est pas tout, en réparation du mal que nous lui avions
fait, nous lui donnions maintenant à entendre qu'elle aurait à nous payer une
indemnité de plusieurs millions. Tout cela avait été fait sous des prétextes
que Bonaparte dans sa correspondance reconnaît dénués de tout fondement, lui
qui les avait inventés et qui les invoquait si haut. C'est alors que la malheureuse
république, écrasée par nos exactions, compromise vis-à-vis de l'Autriche,
poussée au désespoir, s'avisa un peu tard, d'un expédient qui l'eût peut-être
sauvée au début, et se mit à armer, autant pour faire respecter sa neutralité
que pour se défendre contre les velléités d'insurrection qui commençaient à
se manifester sourdement dans ses provinces de terre ferme. Cette mesure
n'avait fait que lui attirer de nouveaux reproches de notre part. Dès le 12
juillet, Bonaparte dénonçait ces armements, il saisissait avec empressement
ce nouveau texte de récriminations ; il avertissait le Directoire de ne pas
laisser échapper cette précieuse occasion d'accuser et de se plaindre : « Peut-être,
lui écrivait-il à ce propos, jugerez-vous convenable de commencer dès à
présent une petite querelle au ministre de Venise à Paris, pour que, après
que j'aurai chassé les Autrichiens de la Brenta, je puisse trouver plus de
facilité pour la demande que vous avez l'intention que je leur fasse de
quelques millions. » On
conçoit sans peine les sentiments qu'une semblable politique devait faire naître
chez ceux qui en étaient les victimes ; elle n'était guère propre à préparer
les voies pour une alliance. Cependant, telle était la terreur inspirée par
nos armes, que le Sénat de Venise supportait tout, sinon sans se plaindre, du
moins sans essayer de résistance. A ces procédés, on ajouta bientôt
l'iniquité de ne pas payer aux Vénitiens les fournitures dont ils faisaient
l'avance à l'armée. A la date du 20 juillet, ils avaient déjà fourni pour 3
millions et n'avaient reçu pour tout payement, à force d'insistance, qu'une
lettre de change de 300.000 francs. Mais les torts mêmes que nous avions
envers eux leur étaient imputés à crime et devenaient l'occasion de nouvelles
machinations contre la république. C'est ainsi que ce payement de 300.000
francs, tout insuffisant et dérisoire qu'il fût, avait été, selon Bonaparte,
une véritable faute, et devint la source de telles vexations que les
Vénitiens étaient, pour ainsi dire, intéressés à n'être jamais payés. Ce
payement était une faute, disait-il, car il avait laissé voir « que par
l'importunité et en faisant manquer le service, on tirerait de nous de
l'argent. De sorte que, continuait-il, je suis forcé de me fâcher contre
le provéditeur, d'exagérer les assassinats qui se commettent contre nos
troupes, de me plaindre amèrement de l'armement qu'on n'a pas fait du
temps que les impériaux étaient les plus forts, et par là je les obligerai à
me fournir, pour m'apaiser, tout ce qu'on voudra. Voilà comme il faut traiter
avec ces gens-ci. Ils continueront à me fournir, moitié gré moitié force,
jusqu'à la prise de Mantoue, et alors je leur déclarerai ouvertement qu'il
faut qu'ils me payent la somme portée dans votre instruction, ce qui sera
facilement exécuté. » Tel
était l'état de nos relations avec Venise lorsque les Directeurs tentèrent ce
nouvel effort pour déterminer la république à accepter notre alliance. Ils
lui peignirent sa situation difficile et périlleuse entre de puissants
voisins qui convoitaient les possessions vénitiennes, voisins dont l'un
surtout, l'Autriche, devait tôt ou tard chercher à s'indemniser de la perte
de ses provinces aux dépens de la République. Quelle était sa garantie contre
ce danger ? Le droit public ? Il n'existait plus. L'équilibre européen ?
Toute trace en avait disparu. Venise ne pouvait trouver de sauvegarde que
dans une alliance puissante, et telle que la France seule était en état de la
lui offrir. Ces
propositions ne furent pas acceptées par le sénat, qui motiva son refus, non
sur les raisons trop réelles qu'il avait de se défier de nous, mais sur le
désir d'épargner au peuple vénitien le poids d'une guerre qui désolait tant
de nations. Les historiens ne se sont en général pas fait faute de blâmer
cette détermination. Cependant quelle confiance pouvaient avoir en nous les
Vénitiens, après les traitements dont nous avions usé envers eux ? Quelle
sécurité pouvait leur inspirer notre conduite envers les autres États
italiens ? Et en admettant la sincérité de nos protestations, quelle garantie
sérieuse leur offrait notre position en Italie ? N'y étions-nous pas en
réalité campés plutôt qu'établis ? Était-il prudent de lier le sort de Venise
à celui d'une influence fondée sur des succès à la vérité très-brillants,
mais selon toute probabilité très-éphémères ? N'est-ce pas par des triomphes
de ce genre qu'avaient débuté toutes les armées françaises à leur entrée en
Italie, et pourtant avions-nous jamais réussi à nous y consolider ? Et, une
fois l'heure des revers sonnée, que resterait-il de cet appui si imposant, si
magnifique en promesses ? Nos armées disparaîtraient derrière les Alpes, leur
rempart naturel, et Venise resterait seule à la merci de ses ennemis. S'il
lui fallait à tout prix choisir, ne lui était-il pas encore plus avantageux
de rompre avec la France, si éloignée de ses frontières et avec qui elle
n'avait de contact que par accident, que d'avoir pour ennemie l'Autriche, son
voisin permanent et qui cernait de tous côtés les possessions vénitiennes ? Ces
considérations l'emportèrent et les Vénitiens persistèrent dans leur
neutralité. Cette détermination qui devait les perdre était non-seulement
légitime, mais irréprochable. Une alliance avec la France les eût
probablement préservés de Campo-Formio, mais elle n'eût ni sauvé leur
indépendance sous notre domination, ni protégé leur territoire lorsque
survinrent les désastres qui rendirent l'Italie à l'influence autrichienne.
Il est des temps où la faiblesse est un crime irrémissible. Cependant
Bonaparte prenait ses dispositions pour recevoir le choc de la nouvelle armée
que le Conseil aulique avait placée sous les ordres d'Alvinzi. Malgré
l'exagération continuelle de ses plaintes au sujet de l'insuffisance de ses
forces et de la négligence qu'on mettait à lui faire parvenir ses renforts,
ses troupes étaient actuellement dans le meilleur état. Au 1er octobre, à la
suite de sa lutte avec Würmser, il évaluait leur nombre total à quarante-huit
mille hommes, chiffre certainement inférieur à ses forces réelles (lettre au
Directoire, der octobre). Sur ce chiffre, il accusait dix-huit mille malades,
dont quatre mille blessés seulement. Depuis lors il lui était arrivé des
renforts, et un mois entier s'était écoulé sans événements de guerre ; enfin
la création de la Cispadane et de la légion italienne lui avait permis de
disposer du plus grand nombre de ses garnisons. Déduction faite des huit
mille hommes employés au blocus de Mantoue et .es malades qui pouvaient lui
rester, c'était donc trente-huit à quarante mille hommes qu'il pouvait
opposer à Alvinzi. Il
avait relevé le moral et la discipline de son armée par la guerre qu'il avait
faite pendant tout le mois d'octobre aux habitudes de vol et de pillage qui
étaient devenus un danger sérieux pour notre occupation en Italie. Les plus
hauts fonctionnaires de l'armée étant les premiers à donner l'exemple, le mal
avait pris des proportions effrayantes, et une répression inexorable pouvait
seule l'arrêter. Dans les villes, le pillage étant en quelque sorte
régularisé et les ressources étant beaucoup plus abondantes, les habitants
supportaient mieux le fléau ; mais les habitants des campagnes étaient
complétement ruinés, et dans certaines provinces comme le Mantouan, ils
émigraient en masse. Bonaparte sentit la nécessité de prendre des mesures
sévères et efficaces, et il frappa en haut comme en bas. Dès le premier
regard qu'il porta sur ces misères, il s'aperçut que le mal était encore plus
grand qu'il ne l'avait soupçonné ; « Je suis entouré de voleurs ! »
écrivait-il (8 octobre).
Généraux commissaires des guerres, administrateurs, tout le monde pillait. Il
se décida à faire de nombreuses exécutions qui étaient pourtant loin de
répondre au nombre réel des coupables. « Vous avez calculé sans doute,
écrivait-il encore au Directoire, que vos administrateurs voleraient, mais
qu'ils feraient le service et auraient un peu de pudeur ; mais ils volent
d'une manière si ridicule et si impudente que si j'avais un mois de temps il
n'en est pas un qui ne pût être fusillé. » (12 octobre.) Mais
quoi ? n'est-ce pas lui qui le premier avait dit « l'Italie sera notre proie.
» Dès les premiers jours de novembre, Alvinzi était sur la Piave avec une
armée de quarante mille hommes, composée en grande partie de recrues : en
même temps Davidowich s'avançait dans le Tyrol avec dix-huit mille
combattants, parmi lesquels beaucoup de soldats de la milice tyrolienne. Ces
deux corps devaient opérer leur jonction sous les murs de Vérone d'après un
plan assez semblable à celui de Würmser, mais cependant plus simple et moins
dangereux, puisqu'il divisait l'armée en deux colonnes au lieu de trois.
Vaubois gardait le Tyrol avec douze mille hommes : il devait couvrir Trente
sur la ligne du Lavis. Bonaparte se porta en personne avec Masséna et
Augereau au-devant d'Alvinzi. La rencontre eut lieu à Carmignano le 6
novembre, entre Vicence et Bassano. Après un engagement très-vif, les
Autrichiens furent rejetés sur cette dernière ville, mais les Français ne
parvinrent pas à s'en emparer. Dans la nuit de mauvaises nouvelles arrivèrent
du Tyrol. Vaubois battu par Davidowich, avait été forcé d'évacuer Trente, et
opérait sa retraite par la rive gauche de l'Adige, au lieu de garder les
passages si importants de la Corona et de Rivoli, qui, venant déboucher
derrière Vérone entre l'Adige et le Mincio, allaient permettre au corps de
Davidowich de couper la retraite à notre armée. Il
était urgent de parer à ce danger. Le général Bonaparte se vit donc forcé de
rétrograder après une bataille gagnée et au grand étonnement de l'armée
autrichienne. Il ramena ses troupes sur Vicence et Vérone, envoya en toute
hâte Joubert prendre position à la Corona, fit repasser l'Adige à Vaubois, le
ramena sur Rivoli et vint haranguer lui-même la division vaincue. Il adressa
aux soldats de sanglants reproches, leur fit honte de s'être laissé battre,
puis lorsqu'il vit l'effet produit, les consola par quelques bonnes paroles
et les laissa impatients de prendre leur revanche. Tout le
reste de son armée était concentré à Vérone, et Alvinzi l'avait suivi pas à
pas dans ce mouvement de retraite. Le 11 novembre Bonaparte, de retour au quartier
général, ayant jugé à propos d'occuper les hauteurs de Caldiero qui couvrent
Vérone du côté de Vicence, y trouva Alvinzi retranché dans des positions
formidables. Il n'hésita cependant pas à l'y attaquer. Une pluie battante qui
tomba toute la journée avait détrempé le terrain de telle sorte qu'il devint
impossible à notre artillerie de s'y mouvoir, tandis que celle de l'ennemi,
se trouvant en position, lui donnait sur nous un grand avantage. Nos attaques
se succédèrent en vain pendant plusieurs heures ; elles ne réussirent pas à
l'entamer. La nuit venue, les deux armées bivouaquèrent en face l'une de
l'autre sur le champ de bataille. Cette
bataille, quoique incertaine, était pour nous un grave échec. Le lendemain
nos soldats rentrèrent à Vérone. La situation de l'armée devenait des plus
périlleuses ; d'un côté le corps de Vaubois considérablement réduit, tenait à
grand'peine à Rivoli, pendant qu'à Mantoue la garnison nous harcelait par des
sorties incessantes ; de l'autre, nous étions menacés d'être assiégés dans
Vérone. Ces revers si nouveaux pour nous, avaient jeté le découragement dans
l'âme du soldat ; il commençait à se lasser de cette guerre interminable et
murmurait -tout haut contre l'abandon où le laissait le Directoire. Bonaparte
douta lui-même un instant de sa fortune. Il écrivit au Directoire, il lui
dépeignit sous les couleurs les plus sombres la situation fâcheuse où il se
trouvait (13
novembre).
Peut-être allait-il être forcé de lever une seconde fois le blocus de Mantoue
; peut-être l'heure de Masséna, d'Augereau, la sienne même allait-elle sonner
; il n'avait, ajoutait-il, que dix-huit mille hommes — y compris les sept mille
hommes de Vaubois —, à opposer aux cinquante mille hommes de l'ennemi,
allégation d'une exagération puérile et qui ne soutient pas l'examen.
Cependant, malgré les craintes motivées que lui inspirait sa réelle
infériorité et malgré l'excès de désespoir qu'il affectait avec le
Directoire, il n'avait jamais montré plus d'assurance avec les soldats. Le
lendemain même du jour où il venait d'exhaler ces plaintes et de donner un
libre cours à ses appréhensions, il mit à exécution avec son incomparable
fermeté de décision, la manœuvre célèbre qui devait lui rendre la victoire. A la nuit tombante il fait prendre les armes
à ses troupes ; par son ordre elles traversent la ville en silence et passent
sur la rive droite de l'Adige comme pour mettre le fleuve entre elles et
l'ennemi. L'armée marchait avec une résignation muette, croyant à une
retraite sur le Mincio ; mais au lieu de prendre, au sortir de Vérone, la
route de Peschiera, il ramène ses soldats le long de l'Adige dont le cours,
en s'éloignant de la ville, oblique à gauche vers la mer Adriatique. Alvinzi
étant resté immobile dans ses positions de Caldiero devant Vérone, il
suffisait de descendre le cours du fleuve pour se trouver bientôt sur ses
derrières. Nos troupes le descendirent jusqu'à Ronco, et là elles repassèrent
l'Adige sur un pont de bateaux préparé par les soins du général. Cette manœuvre si frappante, grâce à
laquelle nous allions tourner la position que nous n'avions pu forcer peu de
jours auparavant, saisit fortement les esprits et excita l'enthousiasme de
l'armée. Nous nous trouvions à Ronco dans une situation presque inexpugnable,
couverts d'un côté par l'Adige, de l'autre, par des marais que traversaient
seulement deux chaussées étroites, qui toutes deux partaient de Ronco pour
aboutir l'une à Vérone, devant le front de l'armée ennemie, maintenant nos
communications avec cette ville, l'autre à Villanova sur les derrières
d'Alvinzi, permettant de le mettre entre deux feux et d'intercepter ses
communications avec Vicence. La bataille devant se livrer sur ces deux
chaussées, où. l'ennemi ne pouvait s'étendre et où tout devait être décidé
par le courage des têtes de colonne, sa supériorité numérique devenait
inutile. Dès le
matin, Masséna s'avança sur la digue droite avec sa division et Augereau sur
la digue gauche. Masséna parvint jusqu'à l'extrémité des marais sans avoir
rencontré personne. Quant à Augereau il fut arrêté par un obstacle imprévu ;
à mi-chemin, entre Ronco et Villanova se trouve le village d'Arcole. Une
petite rivière nommée l'Alpon y traversait la chaussée pour aller se jeter
dans l'Adige au-dessous de Ronco. Des Croates qui bivouaquaient dans le
village en fortifièrent le pont et arrêtèrent brusquement la colonne
d'Augereau, qui s'efforça vainement de l'enlever. Ce combat avait donné
l'éveil à Alvinzi. Deux de ses divisions s'engagèrent l'une sur la chaussée
de droite, l'autre sur celle de gauche, où elle vint renforcer les défenseurs
d'Arcole. Masséna culbuta dans les marais celle qui lui était opposée, mais
Augereau et Bonaparte lui-même revinrent vainement à la charge contre le pont
d'Arcole. Tous deux successivement s'élancèrent sur le pont, un drapeau à la
main pour entraîner le soldat, mais ils ne parvinrent pas à forcer le passage
; Bonaparte fut précipité dans le marais et perdit dans cette attaque un
grand nombre d'officiers du plus grand mérite. Cette
résistance sauva l'armée autrichienne en nous empêchant de la prévenir à
Villanova, par où elle eut le temps d'effectuer sa retraite après avoir
abandonné précipitamment Caldiero. Le lendemain elle évacua Arcole qui
n'avait plus d'importance pour elle et que Bonaparte avait d'ailleurs fait
tourner par une brigade. Mais les Autrichiens n'en avaient pas moins fait des
pertes considérables, et Vérone était dégagée. Cependant
ce succès n'avait rien eu de décisif, et Alvinzi restait devant nous dans des
positions un peu en arrière* de celles qu'il occupait la veille. Bonaparte
dut repasser l'Adige à Ronco pour communiquer avec Vaubois et s'assurer que
ce général n'avait pas été forcé à Rivoli. Ce mouvement rétrograde lui
réussit aussi bien que le stratagème le mieux combiné. Les Autrichiens, ne
trouvant plus personne devant eux, s'étaient avancés sur les digues. Les
Français repassèrent le pont de Ronco, qui était resté en notre pouvoir, les
chargèrent à la baïonnette sur cet étroit espace et en firent un effroyable
carnage. Ce fut la seconde journée d'Arcole. Le soir
venu, Bonaparte recommença son mouvement de la veille et repassa sur la rive
droite de l'Adige. Ayant reçu encore de bonnes nouvelles de Vaubois, que
Davidowich n'avait pas attaqué, il revint le lendemain matin pour la
troisième fois sur son champ de bataille au milieu des marais et le trouva de
nouveau occupé par un ennemi qu'aucune leçon ne semblait instruire. Cette
fois la victoire fut plus longtemps disputée, mais la résistance des
Autrichiens ne servit qu'à augmenter leurs pertes, qui furent si grandes
pendant ces trois journées que leur supériorité numérique avait disparu. Bonaparte
ayant deviné ce résultat par le calcul des prisonniers, des morts et des
blessés que les Autrichiens avaient laissés entre nos mains, n'hésita plus à sortir
de ses marais et à attaquer son adversaire en plaine et à découvert. Il
l'aborda résolument sur la rive droite de l'Alpon et en peu de temps le mit
en pleine déroute. Alvinzi fit sa retraite sur Vicence, et de là sur la
Brenta, mollement poursuivi, en raison du retour nécessaire de notre part
pour dégager Vaubois. L'armée française fit à Vérone une rentrée triomphante.
Après une longue inaction motivée par l'ignorance où il était des mouvements
d'Alvinzi, Davidowich s'était enfin décidé à attaquer Vaubois et de Rivoli
l'avait rejeté sur Castel-Novo. Mais cet avantage, qui trois jours auparavant
aurait mis l'armée française dans la situation la plus critique, était
maintenant inutile, et Davidowich, trouvant en face de lui à Castel-Novo la
division Masséna, au lieu des soldats d'Alvinzi avec lesquels il espérait
faire sa jonction, dut se hâter de reprendre le chemin du Tyrol. Ces
nouvelles victoires et l'épuisement où l'on se trouvait de part et d'autre
après des campagnes si meurtrières, devaient rendre la conclusion de la paix
tout à la fois plus désirable et plus facile. On la souhaitait vivement en
France, et la presse n'était pas moins unanime que le Corps législatif pour
faire entendre ces vœux de l'opinion publique. Le Directoire l'eût plus
volontiers différée dans l'espoir de traiter plus tard avec plus d'avantage.
Mais la nation était lasse de supporter à elle seule le poids de toutes les
armées européennes, et l'Europe n'était pas moins désireuse de mettre fin à
cette guerre sanglante et ruineuse. Dès la fin d'octobre, l'Angleterre avait
envoyé à Paris un diplomate habile, lord Malmesbury, pour négocier la paix
générale sur les bases du statu quo ante bellum. Chaque puissance
aurait restitué ses conquêtes et repris ses anciennes limites, principe juste
en soi, malgré tout ce que nous devions y perdre, s'il avait été appliqué
avec une entière sincérité. Mais les trois puissances qui avaient les
premières rompu l'équilibre européen en se partageant la Pologne,
n'entendaient nullement se laisser appliquer le principe des compensations,
et l'Angleterre elle-même, qui l'avait mis en avant, refusait formellement de
restituer à la Hollande sa colonie du Cap, malgré les immenses possessions
dont les Anglais s'étaient emparés dans l'Inde. D'un autre côté, comment
abandonner les peuples qui s'étaient si loyalement donnés et fiés à nous ?
Qu'on exigeât que la Belgique fut séparée de la France, passe encore ; mais
comment souffrir de sang-froid qu'elle fût remise de force sous le joug
qu'elle avait secoué à notre exemple, comment le souffrir surtout après une
si longue communauté de douleurs, de luttes et de triomphes Les
propositions de lord Malmesbury étaient telles qu'on eût pu nous les offrir
après de nombreux revers, mais elles n'étaient pas acceptables pour un peuple
alors presque partout vainqueur, et, quoi qu'on en ait dite le Directoire ne
montra pas en cette occasion des exigences déraisonnables. On peut lui
reprocher avec plus de justice d'avoir conduit cette négociation avec des
formes cassantes et indiscrètes qui étaient peu propres à la faire réussir.
Après quelques pourparlers n'espérant plus rien de la ténacité britannique,
il se flatta d'arriver plus sûrement à son but, en traitant séparément avec
l'Autriche. Il choisit pour négociateur le général Clarke, qui arriva au
quartier général de Bonaparte peu de jours après la bataille d'Arcole. Les
instructions que le Directoire avait données à Clarke, en date du 14
novembre, n'étaient pas faites pour plaire au général_ en chef. Il avait pour
mission d'abord de conclure un armistice, et ensuite de débattre les
conditions d'un arrangement avec l'Autriche. L'armistice
avait beaucoup perdu de son opportunité depuis la bataille d'Arcole. 11 ne
pouvait plus avoir pour objet que de sauver le fort de Kehl, qui était, avec
la tête de pont d'Huningue, le seul point que nous eussions conservé au-delà
du Rhin après la retraite de Jourdan et de Moreau. Kehl était un passage
important pour déboucher en Allemagne plutôt qu'une véritable place forte
mais il était loin d'avoir pour nous la valeur que Mantoue avait pour
l'Autriche, et, pour conserver Kehl, nous risquions de perdre Mantoue, alors
sur le point de se rendre. Quant aux conditions de la paix, elles avaient
toutes pour base la conservation de la Belgique, et Clarke était chargé de
présenter à l'empereur plusieurs combinaisons différentes que le Directoire
jugeait de nature à le consoler de cette perte. On offrait à l'Autriche des
compensations, mais on les lui offrait aux dépens d'autrui. D'après la
première de ces combinaisons, on lui aurait rendu ses possessions d'Italie et
on lui aurait permis de s'indemniser de la perte de la Belgique en s'emparant
de divers évêchés allemands et d'une partie du Palatinat. D'après la seconde,
il aurait laissé à la France le Milanais et on lui aurait cédé les États du
pape avec le titre de roi de Rome pour le grand-duc de Toscane. D'après la
troisième, on lui aurait donné les États du roi de Bavière avec les
électorats ecclésiastiques. Toutes ces combinaisons étaient formulées avec le
sans-façon dont ces libérateurs patentés des peuples avaient si promptement
contracté l'habitude. La cession de Venise n'y était pas encore mise en
question, mais on y parlait déjà de dépouiller cette république de ses
provinces de terre ferme au profit de la république lombarde si celle-ci
était reconnue viable ; on était prêt à sacrifier un État qui avait des
siècles de durée à une création chimérique, destinée à avorter en naissant.
De là aux préliminaires de Leoben, il n'y avait qu'un pas. La
mission de Clarke causa à Bonaparte un déplaisir extrême, et il ne prit pas
beaucoup la peine de le dissimuler. Maitre de tout en Italie, investi d'un
rôle unique, en possession de détruire de vieux États et d'en créer de
nouveaux, il n'était pas homme à renoncer aisément à une telle situation. Or
tout cela allait être perdu et son œuvre anéantie si la mission de Clarke
réussissait. Mais des circonstances heureuses lui épargnèrent cette
déception. Il s'empressa l'exposer au Directoire comme au négociateur
lui-même (6
décembre) les
objections qu'il avait à faire valoir contre l'armistice. Ses raisons
étaient, il faut en convenir, très-fortes depuis la défaite d'Alvinzi. Il
était incontestable, en effet, qu'une fois Mantoue pris, et ce fait était
imminent, nous traiterions avec un immense avantage pour la paix définitive.
Mais la passion l'entraînait au-delà de toute vraisemblance, lorsqu'il
ajoutait que trois mois de repos perdraient son armée et que l'armistice nous
mettrait dans l'impossibilité de faire valoir nos revendications contre Rome,
« l'État de l'Église étant inabordable l'été. » La
vérité est que ce qui lui déplaisait surtout dans l'armistice, c'est que
l'armistice annonçait la paix. Il ne pouvait se résigner à cette brusque
interruption de tant de rêves de gloire et d'ambition. Aussi, dans son
impatience, reprenait-il la plume le même jour pour presser de nouveau le
Directoire de renoncer à ses projets. « Envoyez-moi trente mille hommes de
renfort, lui disait-41, et je marche sur le Frioul, je m'empare de Trieste,
je porte la guerre dans les États de l'empereur, l'insurrection en Hongrie,
et je vais à Vienne. Mors, citoyens Directeurs, ajoutait-il., alors vous
aurez le droit d'attendre des millions, des succès et une bonne paix. »
Vision prophétique sans doute, puisqu'il la réalisa quelques mois plus tard ;
mais était-ce une bonne paix que celle qui laissait derrière elle les
iniquités de Campo-Formio ? Pas plus que la bonne paix que plus tard il
allait chercher dans toutes les capitales de l'Europe. Quelques
jours lui suffirent pour s'emparer de l'esprit de Clarke. A un accueil froid
et défiant, succéda une alternative de brusquerie et de familiarité, accompagnée
de déclarations péremptoires qui firent bien vite comprendre au négociateur
qu'il fallait choisir entre une rupture décidée et une complète soumission.
Il adopta ce dernier parti, qui était le plus conforme à son esprit timide et
médiocre. H se rallia de bonne grâce aux idées du général et bientôt ne vit
plus que par ses yeux. Il écrivit au Directoire que Bonaparte « devait
continuer à diriger toutes les opérations diplomatiques en Italie. » Ce
revirement fit perdre à la paix beaucoup de ses chances, mais Clarke n'eut
pas même à en discuter les conditions, car l'entrée de Vienne lui ayant été
interdite sous prétexte que l'empereur ne reconnaissait pas le gouvernement
de la République française, il s'aboucha à Vicence avec le baron de Vincent,
qui déclara ne pouvoir signer l'armistice que pour l'Italie, proposition
dérisoire puisqu'elle conservait Mantoue à l'Autriche sans même nous assurer
le même avantage pour Kehl. La question de l'armistice ayant ainsi été
écartée, Clarke fut renvoyé pour celle de la paix à l'ambassadeur d'Autriche
auprès de la cour de Turin, ce qui équivalait à un ajournement indéfini. Mais,
sans connaître encore ce dénouement de la négociation de Clarke, Bonaparte
faisait en Italie tout ce qui était en son pouvoir pour l'empêcher d'aboutir
en engageant, selon sa méthode habituelle, le gouvernement français par des
faits accomplis. Ayant vu le Directoire se demander avec des scrupules bien
concevables, dans les instructions de Clarke, si les Italiens étaient, oui ou
non, dignes de la liberté et capables de la maintenir parmi eux, il faisait
de son mieux pour lui donner cette illusion, à laquelle, pour son compte, il
ne croyait pas, comptant invoquer en faveur de son opinion un état artificiel
dont il était le seul auteur. Il réprimait avec soin dans la Cispadane tout
ce qui pouvait avoir une apparence d'anarchie. « Je suis, disait-il aux
Modénais, l'ennemi juré des scélérats, des pillards, des anarchistes... Je
ferai fusiller ceux qui renversent l'ordre social, font l'opprobre et le
malheur du monde. » Il les encourageait dans leur essai d'organisation, les
invitait à s'unir, à s'armer, les aidait à former une légion polonaise pour
renforcer leurs milices. Il laissait espérer aux Lombards, contre les
instructions formelles du Directoire, leur réunion à la Cispadane ; il
autorisait leur congrès d'État à envoyer des députés à la fédération de
Reggio qui allait consacrer l'union de Bologne avec Modène. « Si l'Italie,
leur disait-il à cette occasion, veut être libre, qui pourrait l'en empêcher
? Ce n'est pas assez que les différents États se réunissent, il faut, avant
tout, resserrer les liens de fraternité entre les classes de l'État. Vous
pouvez, vous devez être libres sans révolution, sans courir les chances et
sans éprouver les malheurs qu'a éprouvés le peuple français. Protégez les
propriétés et les personnes, inspirez à vos compatriotes l'amour de l'ordre
et des lois et des vertus guerrières qui défendent et protègent les
républiques et la liberté. » (10 décembre.) Conseils excellents, s'il était donné à la
conquête d'inspirer les vertus civiques, si le dévouement patriotique
s'éveillait et s'endormait tour à tour, au gré des convenances du vainqueur ! Mais le
succès qu'ambitionnait Bonaparte n'allait pas jusqu'à une résurrection
sérieuse du sentiment national de l'Italie. Un pareil fait eût été bientôt
pouf lui un embarras plus grand peut-être que les armées de l'Autriche ; il
n'en désirait que les apparences extérieures, et il réussit à les créer jusqu'à
'un certain point. Il n'en pouvait être autrement chez un peuple artiste chez
lequel les souvenirs possèdent une si puissante magie. « Il sut se servir à
propos, écrivit-il à ce sujet sur lui-même, du talisman du mot de liberté et
d'indépendance nationale. » On ne saurait dire plus juste : il se servit
habilement du mot parce qu'il était utile à ses combinaisons, mais sans avoir
aucun souci de la chose, et il n'eut aussi de la république qui était sa création
que des mots, c'est ce qui fit son peu de solidité. Il dit encore dans le
même passage (Mémoires) : « Il porta non-seulement un grand respect à la religion,
mais il n'oublia rien de ce qui pouvait lui concilier l'esprit du clergé. »
Autre talisman manié avec la même adresse, mais avec le même manque de
conviction. Il se plaisait à opposer les vertus du clergé italien aux vices
de l'ancien clergé de France, à dire (1er janvier 1797) : « que si le clergé de
France avait été aussi sage, aussi modéré, aussi attaché aux principes de
l'Évangile, la religion romaine n'aurait subi aucun changement en France, »
allégation historiquement fausse et dont il connaissait mieux que personne le
peu de fondement, « mais, ajoutait-il avec une componction édifiante, la corruption
de la monarchie avait infecté jusqu'à la classe des ministres de la religion
; l'on n'y voyait plus des hommes d'une vie exemplaire et d'une morale pure,
tels que le cardinal Mattei, le cardinal archevêque de Bologne, l'évêque de
Modène, de Pavie, de Pise. Je croyais quelquefois, en discourant avec ces
personnages respectables, me retrouver aux premiers siècles de l'Église. »
Ces vénérables prélats étaient pourtant les mêmes que le général, avec ses
confidents, qualifiait de « radoteurs imbéciles. » Mais, de ce côté, ses belles paroles n'avaient pas obtenu autant de succès qu'auprès des patriotes. Rome restait sourde à ses avances comme à ses menaces. Le pape et ses conseillers savaient déjà qu'un nouvel effort militaire se préparait en Autriche pour débloquer Mantoue en détresse, et prêts au besoin à quitter Rome pour se réfugier dans le royaume de Naples, ils ne craignaient de nos troupes aucun mouvement sérieux et bravaient ouvertement la France. Les cardinaux qui dirigeaient la politique romaine, et particulièrement leur chef Albani, s'étaient mis en communication avec la cour de Vienne, obéissaient à ses inspirations et se tenaient prêts à combiner avec elle leurs opérations, car ils avaient une armée qui, inoffensive en elle-même, pouvait devenir dangereuse dans un moment critique. Elle était commandée par le général Colli, que nous avions eu pour adversaire en Piémont. Pour parer à ce péril, on renforça les éléments militaires de la Cispadane, et pour effrayer la cour de Rome, un détachement de Français poussa jusqu'à Bologne. Mais, grâce aux informations que le gouvernement pontifical recevait de Vienne, cette démonstration resta sans effet : on venait d'apprendre à Rome qu'Alvinzi s'était déjà remis en marche. |