Le 27
mai, l'armée française se remit en marche sur le Mincio. Rejeter les
Autrichiens au-delà de l'Adige, les chasser de l'Italie, revenir ensuite sur
les États italiens pour les soumettre par la force ou par la terreur, c'était
tout ce que le général Bonaparte pouvait tenter pour le moment. Quant à sa
campagne projetée en Bavière, dans le but d'y donner la main aux armées du
Rhin, il était forcé de l'ajourner par suite de l'armistice qui avait
suspendu sur ce point les hostilités pendant les négociations pour la paix.
L'armistice avait été dénoncé le 20 mai ; mais comme il laissait un délai de
dix jours aux armées belligérantes, les armées du Rhin étaient encore
immobiles dans leurs cantonnements, et le manque d'approvisionnements de
guerre et d'argent les mettait dans l'impossibilité d'utiliser le terme de ce
délai pour apporter leur concours à une action commune. Au lieu
de marcher directement contre l'armée autrichienne, Bonaparte porta son
quartier général à Brescia, menaçant le Tyrol au moyen d'une avant-garde
jetée sur Salo, à son extrême gauche, et observant le cours du Mincio avec sa
droite. C'était violer le territoire de la République de Venise, un des rares
États de l'Italie qui _eussent refusé de se joindre à la coalition contre la
France. Cette violation était depuis longtemps arrêtée dans son esprit,
puisque son plan de campagne avait toujours désigné la ligne de l'Adige comme
la seule base possible des opérations contre les armées autrichiennes.
Cependant ses instructions lui enjoignaient de traiter Venise, sinon en amie,
du moins en puissance neutre. Mais le général savait aussi que le Directoire
était mal disposé envers cette république, et ne se plaindrait pas des
mauvais traitements qu'il pourrait lui faire subir, si nous devions en
retirer quelque avantage ; il agit en conséquence. Venise,
amollie par les loisirs d'une longue paix, à demi ruinée par les découvertes
qui avaient fait passer aux mains des nations occidentales le sceptre de la
navigation et du commerce, gouvernée par une aristocratie sénile, dont la
politique semblait n'avoir plus d'autre but que de faire de cette cité le
rendez-vous de-tous les voluptueux de l'Europe, n'offrait plus, vers la fin
du XVIIIe siècle, qu'une ombre effacée d'elle-même ; mais imposante encore
par tant de souvenirs glorieux, cette république possédait, grâce à ses
traditions d'indépendance la population la plus saine et la plus intelligente
de l'Italie. Les institutions vénitiennes avaient conservé leur renom de
mystère et de terreur, mais la douceur des mœurs corrigeant l'arbitraire de
la loi, jamais tyrannie n'avait été plus inoffensive, et, ces formes antiques
subsistaient par le patriotisme et la tolérance des sujets plutôt que par la
toute-puissance des maîtres. Mais Venise avait, dans les circonstances
actuelles, un tort capital, celui de ne pouvoir plus se rendre redoutable. En
présence de la guerre qui menaçait de déborder au-delà de ses frontières,
elle avait adopté le parti le plus conforme à sa faiblesse, mais aussi le
plus dangereux pour son indépendance, celui de la neutralité désarmée.
Lorsque les Français entrèrent à Brescia, elle protesta contre l'invasion de
son territoire. Le général répondit par un manifeste dont les déclarations,
quoique vagues, étaient en apparence des plus rassurantes : « L'armée
française passait sur le territoire vénitien pour poursuivre l'ennemi, mais
elle n'oublierait pas qu'une longue amitié unissait les deux républiques. »
Suivaient les plus belles protestations de notre respect pour « la religion,
le gouvernement, les usages, les propriétés ; » des égards dus aux puissances
neutres, pas un mot. Le général invoquait les droits et les devoirs de
l'amitié, mais c'était uniquement pour se dispenser de parler de ceux de la
neutralité qu'il foulait aux pieds. Les
Autrichiens avaient, jusqu'à ce moment, respecté la neutralité de Venise. Ils
avaient droit de passage sur son territoire et y possédaient une route
militaire qui leur était indispensable pour leurs communications avec le
Tyrol ; mais ils ne touchaient pas aux places de l'État vénitien et avaient
un intérêt évident à ce que la neutralité fût maintenue, celui de n'avoir à
défendre qu'une ligne fort peu étendue. Quelques bandes de fugitifs avaient
franchi la frontière du côté de Bergame après Lodi, mais ce fait ne
constituait pas une violation du droit des neutres. En l'observant de notre
côté, nous les eussions ou réduits à l'impuissance, ou mis dans la nécessité
de rompre avec Venise. Le Mincio sort du lac de Garde à Peschiera, et va se
jeter dans le Pô non loin de Mantoue, en suivant un courant presque direct du
nord au sud. De ces deux places, la première appartenait aux Vénitiens et
était laissée par eux dans le plus complet abandon, malgré la force de sa
position ; la seconde était le seul point du territoire lombard qui fût resté
à l'Autriche, et les débris de l'armée de Beaulieu étaient massés à quelque
distance, partie en deçà, partie au-delà du Mincio. Lorsque
Beaulieu vit Bonaparte occuper Brescia en violation de la neutralité, il
n'hésita pas à la violer à son tour et porta son aile droite à Peschiera, où
il pouvait défendre avec avantage le passage du fleuve[1]. Son centre était à Borghetto
et à Valeggio, deux bourgs séparés l'un de l'autre par le Mincio et reliés
par un pont. Sa gauche s'appuyait sur Mantoue. Il gardait ainsi la ligne
entière du fleuve. Bonaparte feignit tout à la fois de vouloir tourner le lac
de Garde, dans le but de couper aux Autrichiens la route du Tyrol et de
forcer le passage du Mincio à Peschiera. Par cette double feinte, il attira
sur ce dernier point le gros de l'armée autrichienne, puis, à la suite d'une
de ces marches de nuit rapides comme la foudre, qui étaient un de ses
stratagèmes favoris, il se jeta, le 30 mai au matin, sur le centre des
Autrichiens, à Borghetto. Sa cavalerie n'avait pour ainsi dire rien fait
jusque-là. Elle était mal montée, peu sûre, très-inférieure à celle de
l'ennemi. « Il est difficile de peindre le peu de courage de nos troupes à
cheval, » écrivait Marmont à son père après Lodi. A Borghetto, Bonaparte la
mit sur le premier plan, la poussa en avant, et, commandée par Murat, elle
fit des prodiges. Les Autrichiens furent rejetés sur Valeggio. En se
retirant, ils firent sauter le pont qui reliait les deux villages ; mais les
grenadiers de Gardanne s'étant élancés dans le fleuve, qui était guéable à
cet endroit, l'armée autrichienne n'essaya plus de nous en disputer le
passage. Elle battit en retraite sur Peschiera et de là se dirigea vers le
Tyrol. Bonaparte
allait enfin pouvoir s'emparer de cette ligne de l'Adige qu'il avait tant
convoitée. Mais comment s'y établir sans rompre ouvertement avec la
république de Venise, à qui appartenaient toutes les places qui commandent ce
fleuve, depuis Vérone jusqu'à Legnago ? Quelque mépris que lui inspirât un
droit qui n'était pas soutenu par la force, il avait intérêt à ménager la
république tant qu'il resterait exposé à un retour offensif des armées
autrichiennes ; car toute désarmée quelle fût pour l'instant, elle pouvait
mettre jusqu'à trente mille hommes sous les armes. Il fallait lui faire
violence, puisque sans cela on ne pouvait occuper ses places, mais il fallait
le faire avec une apparence de raison et seulement dans la mesure où cela
était nécessaire à ses projets. S'étant déjà aperçu, d'après l'attitude des
provéditeurs qui étaient venus à son camp, de l'impression d'effroi qu'avait
causée aux Vénitiens le bruit de ses rapides victoires, des sanglantes
exécutions du Milanais et des déprédations commises par son armée, il résolut
de les frapper d'épouvante pour : leur ôter jusqu'à la pensée d'une
résistance. Quant
au grief qui devait lui servir de prétexte, il Était déjà trouvé. Bonaparte
était entré à Peschiera après que les Autrichiens l'eurent évacué. Il fit
aussitôt fortifier cette place par nos soldats du génie, s'y empara de
l'arsenal et des magasins, en disposa comme de sa chose. Le provéditeur
Foscarini vint de Vérone, au nom de la seigneurie de Venise, rappeler de
nouveau au général les droits de la neutralité. Il traversa, dit-il dans son
rapport au sénat, « les longues colonnes de ces farouches soldats » en
recommandant son âme à Dieu. Bonaparte, voyant son trouble, se livra devant
cet homme tremblant à une de ces comédies d'emportement dans lesquelles il
excellait. Venise, en laissant occuper Peschiera par les Autrichiens sans la
défendre, s'était faite leur alliée et leur complice, et comme le provéditeur
alléguait que la place se trouvait sans garnison et n'avait été occupée que
par surprise, ce qui était vrai, il se plaignit en termes pleins de violence
et d'irritation, de l'asile que Vérone avait accordé au comte de Provence (depuis, Louis
XVIII), quoiqu'il
sût fort bien que Venise n'avait autorisé cet accueil fait au prince qu'après
avoir consulté le Comité de salut public, et sur l'assurance formelle que la
France n'y verrait pas une violation de la neutralité. Il y avait d'ailleurs
plus de deux mois que le-prince avait reçu l'ordre de quitter les États
vénitiens. Tous ces griefs exigeaient une vengeance éclatante ; il allait la
tirer en brûlant Vérone cette nuit même. « De là, poursuivit-il, je marche
sur Venise, je vais demander compte au sénat d'une trahison aussi manifeste.
» Le provéditeur, terrifié, se confondit en excuses, en supplications, et
poussa la faiblesse jusqu'à lui offrir de recevoir les troupes françaises
dans-Vérone, à quoi le général voulut bien consentir, en ajoutant toutefois «
qu'il ne savait pas la manière dont son gouvernement prendrait cela, »
car il voulait se réserver un nouveau moyen de violenter les Vénitiens s'il y
trouvait quelque avantage. Avant
même que l'entretien eût lieu, Masséna avait reçu l'ordre de s'emparer à tout
prix de Vérone, et il était déjà aux portes de la ville, dont la population
presque tout entière prit la fuite au bruit de notre approche. Quelques jours
après, nous occupâmes également Legnago, qui était, avec Vérone, la clef de
l'Adige. Une convention imposa en outre aux Vénitiens l'obligation onéreuse
de nous fournir des vivres et des approvisionnements de guerre à crédit.
Bonaparte obtint ainsi à peu de frais les résultats qu'il cherchait. Le 7
juin, il rendait au Directoire un compte détaillé de sa conduite dans cette
circonstance ; puis, s'applaudissant lui-même du succès de sa ruse et faisant
allusion aux paroles par lesquelles il avait pris soin de réserver la liberté
d'action de son gouvernement « Si votre projet, disait-il, est de tirer de
Venise cinq ou six millions, je vous ai ménagé errés cette sorte de rupture.
Si vous avez des intentions plus prononcées, je crois qu'il faudrait
continuer ce sujet de brouillerie, m'instruire de ce que vous voulez
faire, et attendre le moment favorable, que je saisirai suivant les
circonstances, car il ne faut pas avoir affaire à tout le monde à la fois. »
Et il terminait par cet incroyable aveu : « La vérité sur l'affaire de
Peschiera est que Beaulieu les a lâchement trompés : il leur a demandé le
passage pour cinquante hommes et s'est emparé de la ville. » C'est pourtant sur ce prétexte, dont il
connaissait si bien le peu de fondement, qu'il s'appuya pour prendre aux
Vénitiens toutes leurs places fortes sur l'Adige. Ce fut là le point de
départ de toutes nos récriminations contre Venise et de cette politique qui
devait aboutir aux préliminaires de Leoben et au traité de Campo-Formio. Une
fois établi dans ces fortes positions sur la ligne de l'Adige, tenant Venise
à sa discrétion, grâce à l'occupation de ses meilleures places et à la
terreur dont il l'avait frappée, délivré de toute préoccupation du côté de
l'Autriche, qui se trouvait hors d'état pour quelque temps de reprendre
l'offensive, le général Bonaparte put se retourner librement du côté des
États italiens pour achever de les soumettre. Il compléta d'abord
l'investissement de Mantoue en faisant enlever les têtes de chaussée qui protégeaient
les abords de cette place. Grâce à cette opération, il put, avec huit mille
hommes, contenir une garnison qui en comptait plus de douze. Il s'occupa
ensuite de Gênes. Des bandes armées, composées en majorité de Piémontais,
d'Autrichiens fugitifs, de mécontents et de déserteurs s'étaient organisées
sur le territoire de cette république sous le nom de Barbets. Elles
profitaient de l'éloignement de l'armée pour intercepter nos convois et
assassiner les soldats isolés. Le nombre de ces bandes s'était
considérablement accru à la suite de l'irritation produite par nos exactions
en Lombardie ; elles menaçaient d'interrompre nos communications. Le Sénat,
qui avait de bonnes raisons pour ne pas voir avec plaisir nos succès,
laissait faire. Le ministre d'Autriche à Gênes, Girola, secondé par certains
membres de l'aristocratie génoise, encourageait les Barbets presque
ouvertement. On ne
S'arrêta pas aux remèdes diplomatiques. Lannes partit avec douze cents
hommes, battit les bandes, fusilla les prisonniers, brûla les maisons des
fauteurs supposés de ce banditisme, qui était une véritable insurrection, et
enfin rasa le village d'Arquata et le château du marquis Spinola, qui passait
pour un des chefs secrets des Barbets. En même temps, Murat portait au Sénat
une lettre de Bonaparte. Il y parlait le langage le plus impérieux et le plus
menaçant : « Si la République ne savait pas réprimer le désordre, il
viendrait le réprimer lui-même à la tête de ses soldats. Il ferait brûler les
villes et les villages où serait commis l'assassinat d'un seul Français.
Girola devait être arrêté ou tout au moins chassé de la ville de Gênes. » Ces
satisfactions lui furent immédiatement accordées. C'était le cas de rassurer
les Génois contre les arrière-pensées qu'ils nous prêtaient, et de gagner
leur amitié par une politique franche et généreuse, mais ce qu'il voulait,
c'était être le maître. « Qu'on chassât donc une vingtaine de familles de
l'aristocratie et qu'on y rappelât une dizaine d'autres qui avaient été
bannies. Par ce moyen ; écrivait-il au Directoire, le gouvernement de Gênes
se trouverait composé de nos amis. » Ce qui signifiait : de nos serviteurs.
Partout et toujours, son système était la conquête. Déjà la
réaction de crainte et de défaillance qu'il avait prédite avec tant de
sagacité comme un effet infaillible de la défaite des armées autrichiennes,
s'était produite en Italie. L'événement arrivait comme à point nommé pour
confirmer la justesse de ses prévisions. Abandonnés à leurs propres forces,
les souverains italiens tremblaient devant le vainqueur de l'Empire. Loin que
nous eussions besoin de marcher sur Naples, il se trouva que ce fut le roi de
Naples qui vint au-devant de nous avec les protesta-lions les plus humbles,
soumission honteuse après tant de bravades. Le prince Belmonte Pignatelli
accourut au camp français implorer un armistice de Bonaparte. Il sut plaire
au général, à qui il convenait cette fois de ne pas abuser de la victoire.
L'armistice fut signé le 5 juin 1796. Il Ôtait à la coalition le concours de
la marine napolitaine et d'un corps de cavalerie important, et, ce qui valait
mieux encore, il dispensait nos troupes d'une marche sur Naples, opération
fort aventurée dans l'état actuel des choses. Il était donc habile e prudent
de s'en contenter. De soldat de la République devenu en si peu de temps
l'arbitre des souverains, Bonaparte, dont les prétentions vis-à-vis de son
propre gouvernement grandissaient à mesure qu'il se sentait plus nécessaire,
se plut à prendre dans la négociation avec Naples le ton d'un homme qui
n'agissait que d'après ses propres inspirations ; il caressa dans le prince
Belmonte des influences qu'il croyait dès lors devoir ménager ; il se
présenta à lui comme un médiateur tutélaire entre la Révolution et les
intérêts anciens, comme un protecteur pour les Italiens, comme l'homme duquel
ils devaient tout espérer, vu le magnifique avenir que lui promettait la
fortune : « Et croyez-vous, disait-il au prince, que je me batte pour ces
gredins d'avocats ? » Déjà le
pape, qui savait Bonaparte beaucoup mieux disposé que le Directoire à la
conciliation et aux ménagements, avait envoyé auprès de lui le ministre
d'Espagne, M. d'Azara, pour sonder ses intentions. Mais les griefs du
gouvernement français contre Borne ne pouvaient être satisfaits à aussi bon
marché que nos rancunes contre Naples, compliqués qu'ils étaient de
l'impunité assurée à l'assassin de notre ambassadeur Basseville, de la guerre
religieuse allumée et entretenue chez nous par le pape, enfin des très-légitimes
ressentiments de l'esprit philosophique contre l'absolutisme catholique, son
implacable persécuteur pendant tant de siècles. La puissance pontificale ne
pouvait donc en aucun cas espérer des conditions aussi avantageuses que
celles qu'on avait accordées au roi de Naples ; et, malgré sa parfaite
indifférence pour les préventions justifiées que le Directoire nourrissait
contre la cour de Rome, Bonaparte ne pouvait encore ne pas feindre de les
partager jusqu'à un certain point. Augereau
reçut l'ordre de marcher sur Bologne et Ferrare. Il n'eut qu'à paraître dans
ces deux légations pour s'en trouver le maitre. Le gouvernement sacerdotal y
était exécré. Bonaparte arriva lui-même à Bologne le 19 juin et y fut
accueilli par une immense acclamation. Ici, en effet, quel que fût le régime
apporté par nos armées, ce régime ne pouvait être qu'un bienfait pour des
populations courbées sous le joug des prêtres, domination intolérable
lorsqu'elle est le plus inoffensive, parce qu'elle asservit à 1= fois l'âme
et le corps, la conscience et les intérêts, et ne laisse aucun refuge à la
liberté même de l'esprit. Bonaparte tenait à effrayer le pape, mais il ne
voulait pas aller à Rome. Il n'eut pas de peine à produire l'effet qu'il
cherchait, et M. d'Azara, qu'il avait accepté comme négociateur, reçut
bientôt les pleins pouvoirs de la cour romaine. Le diplomate s'entendit
promptement avec un vainqueur qui ne demandait qu'à se laisser fléchir. Vingt
et un millions, dont quinze en argent et le reste en approvisionnements, cent
tableaux, cinq cents manuscrits, l'occupation provisoire d'Ancône, de Bologne
et de Ferrare, enfin les bustes de Junius et de Marcus Brutus, stipulation
introduite par le général avec une affectation de républicanisme devenue nécessaire
pour donner le change sur ses secrètes complaisances pour la cour de Borne,
telles furent les conditions de cette nouvelle suspension d'armes, qui ne
devait pas être de sitôt suivie d'un traité de paix ; car, du côté du
Directoire comme de celui du pape, on allait travailler à gagner du temps
pour reprendre ce qu'on avait donné. Bonaparte savait que les Directeurs ne
seraient pas contents de son armistice ; aussi eut-il soin de prévenir leurs
reproches en rejetant, selon son habitude, tous les torts sur les deux
commissaires du gouvernement, qui entravaient son action, et par leurs
maladresses l'avaient empêché, assurait-il, d'obtenir des conditions plus
avantageuses : cette façon « de négocier à trois était absolument
préjudiciable aux intérêts de la République. » Il s'efforçait ensuite de
calmer les regrets du Directoire en établissant, par des comptes détaillés,
qu'en définitive la campagne contre le pape ne nous rapportait pas moins de
34 millions, y compris la somme stipulée dans le traité et l'argent saisi
dans les caisses des monts de piété et des contributions. (26 juin 1796.) L'Italie
pouvait être considérée comme momentanément pacifiée. Il n'y restait plus
qu'un seul souverain qui n'eût pas été frappé ou rançonné par les armées
françaises, c'était le grand-duc de Toscane. Ce prince n'avait fait partie de
la coalition que nominalement ; le premier des souverains de l'Europe, il
avait fait la paix avec la République française ; la douceur de son
administration était d'ailleurs proverbiale, et il n'avait pas un ennemi
parmi ses sujets. Mais depuis longtemps le Directoire convoitait le port de
Livourne, entrepôt important du commerce anglais, où il espérait trouver des
monceaux d'or ; et Bonaparte ne tenait pas moins à s'en emparer, en vue du
succès de ses projets pour reprendre la Corse. Les prétextes ne manquant
jamais pour les actes les plus iniques, on résolut de changer en « attentats
» contre la neutralité, des rixes entre émigrés et matelots français,
auxquelles des Anglais avaient pris part. A ce grief on ajouta celui, moins
sincère encore, de La saisie de quelques petits bâtiments de commerce français,
opérée par la marine anglaise, mais hors des eaux de Livourne, et dont, par
conséquent, le grand-duc ne pouvait être rendu responsable. S'il y avait dans
la conduite du gouvernement toscan quelques-uns de ces torts qui étaient
inévitables de la part d'un État si faible placé entre deux antagonistes
aussi puissants que la France et l'Angleterre, on pouvait lui en demander
réparation avant d'agir. Miot, notre ministre à Florence, esprit modéré et
clairvoyant, averti par Bonaparte du coup de main qui allait se faire sur
Livourne, s'efforça en vain de l'en détourner dans une entrevue qu'il eut
avec lui à Bologne ; il ne tarda pas à s'apercevoir que le but du Directoire
était, non pas d'obtenir réparation, mais de s'emparer des richesses de
Livourne : u Si je vous avais entendu plus tôt, lui dit le général, je
n'aurais peut-être pas ordonné le mouvement qui se fait aujourd'hui ; mais,
il est commencé, il n'est plus temps[2]. » Ainsi
la confiscation, qui avait été jusque-là l'accompagnement de la guerre, en
devenait maintenant la seule cause. Dans l'affaire suscitée au grand-duc,
comme dans la « querelle ouverte » contre Venise, tout était imaginaire et
fictif, excepté notre cupidité. Il était très-important pour le succès de
notre opération sur Livourne de ne pas donner l'éveil aux Anglais, dont on
voulait non-seulement enlever les marchandises, mais surprendre les
bâtiments. Pour cela, il fallait d'abord tromper le grand-duc. Ce
prince vivait dans la plus complète sécurité, lorsqu'une division française
franchit l'Apennin et se porta à Pistoïa, feignant de se rendre à Borne en
passant par Florence. Bonaparte la rejoignit bientôt en personne. Le ministre
du grand-duc, Manfredini, vint au quartier général, chez l'évêque de Pistoïa,
s'informer des intentions du général. Celui-ci l'assura qu'elles étaient
toutes pacifiques et toutes favorables ; la marche si insolite de notre armée
n'avait, disait-il, d'autre but que d'intimider la cour romaine. Le ministre
insista pour que les troupes ne passassent pas par Florence, et il fut
convenu en conséquence qu'elles poursuivraient leur mouvement sur nome, en
passant par Sienne. Conformément
à la parole donnée, la division se met en marche sous les ordres de Murat.
Mais, une fois parvenue à une certaine distance, elle change brusquement de
direction et s'élance sur Livourne. Les Anglais avaient déjà reçu l'éveil,
et, lorsque nous entrâmes dans la ville, leurs bâtiments, au nombre de plus
de quarante, prenaient le large sous les yeux de Murat et des deux
commissaires, Gare au et Salicetti, accourus à la hâte pour se saisir de
cette riche proie. Le coup était en partie manqué, à leur grand
désappointement. Ils durent se contenter de s'emparer des marchandises
anglaises pour une somme d'environ 12 millions. Le grand-duc ne reçut avis de
ce guet-apens que lorsque la colonne était déjà aux portes de Livourne. le
général Bonaparte l'informait par une lettre remplie des plus respectueux
épars de l'ordre qu'il avait reçu de son gouvernement d'occuper Livourne pour
« maintenir la neutralité » contre les Anglais ; il lui renouvelait les
plus grandes assurances d'amitié de la part du gouvernement français ; enfin
il lui promettait que le pavillon, la garnison, les propriétés seraient
scrupuleusement respectées, protestations qui formaient un singulier
contraste avec les instructions qu'il laissait dans le même moment au général
de Vaubois qui restait à Livourne en qualité de gouverneur : « S'il y avait à
Livourne des complots ou tout autre chose qui intéressât l'existence des
troupes françaises, il prendrait toutes les mesures nécessaires pour y
maintenir le calme et contenir les malintentionnés. Il n'épargnerait ni les
personnes ni les propriétés. » (27 juin.) Le 30
juin, Bonaparte eut le mauvais goût de venir à Florence demander
l'hospitalité au prince qu'il venait de dépouiller. Il reçut de lui l'accueil
le plus amical et le plus flatteur. Désespérant avec raison de voir ses
réclamations écoutées, le grand-duc s'épargna toute plainte et garda sur ses
griefs personnels un silence plein de dignité. Il traita le général comme un
grand homme pour qui il n'éprouvait d'autres sentiments que ceux de la plus
vive admiration. Quant au général, il témoigna sa reconnaissance à son hôte
en le recommandant à l'attention des Directeurs : « Vous devez sentir, leur
disait-il, qu'il ne vous convient pas de laisser le duché de Toscane à un frère
de l'empereur » (20 juillet)
; pensée qui était en effet politique, qui l'eût été plus encore si elle
avait répondu à des vœux que nous ne cherchions nullement à consulter, mais
qui eût dû à tout prix lui faire éviter Florence. Bonaparte
ne resta d'ailleurs qu'un jour dans cette capitale et repartit bientôt pour
la haute Italie. Il sut tirer du coup de main sur Livourne, si peu avantageux
pour sa gloire, un excellent parti pour ses intérêts d'ambition. H était aisé
de prévoir qu'avec ses immenses ressources cette malheureuse ville allait
tomber. sous la main des traitants avides qui
suivaient, l'armée à_ la piste, à commencer par les deux commissaires dont la
réputation était faite dès lors. Bonaparte, qui était toujours très-jaloux de
l'ombre d'autorité et de contrôle que ces représentants du pouvoir civil
avaient gardée sur ses actions, et qui se plaignait sans relâche de leurs
prétendus empiétements sur ses attributions, vit dans l'affaire de Livourne
une excellente occasion de se débarrasser d'eux en les perdant par leur
propre faible. Il les laissa d'abord faire dans cette ville tout ce qu'ils
voulurent, et ils usèrent de cette latitude avec leur avidité accoutumée ;
puis, profitant d'une proclamation maladroitement publiée à leur instigation
par le général Vaubois contre les émigrés, il les dénonça en les enveloppant
d'une façon presque directe dans une accusation contre les dilapidateurs, ce
qui acheva de les discréditer auprès du Directoire : « On
a substitué, disait-il, à un seul responsable des commissions où tout le
monde dilapide en accusant ses voisins... on traite les Livournais avec plus
de rigueur que vous n'avez l'intention qu'on traite les négociants anglais.
Cela alarme toute l'Italie et nous fait passer à ses yeux pour des Vandales.
» Ce on, c'étaient les deux commissaires, Gareau et Salicetti. En même temps,
il écrivait à Vaubois pour lui reprocher d'avoir consenti à signer leur
proclamation et i Gareau pour le prier de se restreindre désormais dans les
bornes de ses fonctions, c'est à dire, bien entendu, de renoncer à tout
contrôle sur celles du général. Les deux commissaires s'étaient mis
d'ailleurs par leur indignité dans l'impuissance de faire valoir leurs droits
et respecter leur caractère. « Je sais bien, disait-il à Gareau, que vous
répéterez le propos que je ferai comme Dumouriez. Il est clair qu'un général
qui a la présomption de commander l'armée que le gouvernement lui a confiée
et de Donner des ordres sans un arrêté des commissaires ne peut être qu'un
conspirateur. » Depuis
longtemps déjà, dans presque toutes ses lettres au Directoire, il revenait
sur la nécessité de lui laisser tout faire par lui-même. Ce n'était plus
seulement un commandement militaire sans contrôle qu'il lui fallait, c'était
une autorité sans limites, et s'étendant à toutes les affaires, de quelque
genre qu'elles fussent. Dans une lettre du 21 juin, notamment, il avait
très-clairement exprimé ses prétentions à cet égard : « Il faut, écrivait-il,
une unité de pensée militaire, diplomatique et financière. Ici il faut
brûler, faire fusiller, pour établir la terreur et donner un exemple
éclatant... Vous sentez que lorsque chaque puissance, chaque municipalité
s'adresse indistinctement à l'un des commissaires et à moi, et que chacun y
répond selon sa manière de voir, il n'est plus possible qu'il y ait une seule
pensée et que l'on suive un même plan. » Ce qu'il demandait par ces paroles
significatives qui étaient pour le Directoire le plus clair des
avertissements, ce qu'il avait déjà presque entièrement réalisé, c'était une
véritable dictature. Si les Directeurs n'eussent pas eu des yeux pour ne pas
voir, ils auraient pu deviner le sort qui les attendait pour l'avenir, en
comparant ce langage plein d'exigence au ton si différent que le général
croyait encore devoir adopter moins de deux mois auparavant, lorsqu'il
s'excusait auprès de Letourneur de la liberté qu'il avait prise en signant
l'armistice de Cherasco, bien qu'il n'en eût pas le droit : « Si j'ai
pris quelque chose sur moi, ce n'a été qu'avec la plus grande répugnance et
avec l'entière persuasion que c'était là ce que vous vouliez qu'on fit. »
(6
mai 1796.) A dater
de ce moment, le pouvoir des commissaires cessa de lui porter ombrage.
Pendant son court séjour à Florence, le général avait reçu, en dînant chez le
grand-duc, une dépêche lui annonçant la reddition du château_ de Milan,
nouvelle qu'il s'empressa de communiquer à son hôte. Par suite de cette
capitulation, il ne restait plus dans la Haute-Italie que la place de Mantoue
qui tint encore pour l'Autriche. Après avoir étouffé par une répression
terrible une tentative d'insurrection qui éclata contre nous dans la province
de Bologne, Bonaparte employa le reste du mois de juillet à compléter et à
resserrer l'investissement de Mantoue. Les opérations du siège furent
poussées avec une extrême vigueur et se trouvèrent puissamment secondées par
les maladies qu'engendrent dans cette saison les exhalaisons pestiférées des
marais qui entourent la ville. Nos efforts étaient sur le point d'être
couronnés de succès, grâce à ce redoutable auxiliaire, lorsqu'une diversion
formidable vint sauver la place et menacer l'armée française. Loin de
se laisser abattre par ses revers, la cour de Vienne donnait à la guerre une
impulsion plus énergique que jamais. Rappelé de l'armée du Rhin, dans laquelle
il avait commandé avec honneur, le maréchal. Würmser s'avançait à la tête
d'un renfort de trente mille hommes à travers le Tyrol où il ralliait les
débris de Beaulieu. Bientôt le nombre total de ses troupes s'éleva à environ
soixante-dix mille hommes, en y comprenant la garnison de Mantoue. Celui de
l'armée française montait à quarante-cinq mille hommes, y compris également
les sept ou huit mille soldats occupés au siège[3]. La
ligne française s'étendait de Brescia à Porto-Legnago, terrain accidenté,
coupé de collines et de cours d'eau, admirablement fait pour une guerre de
surprises et de rapides évolutions. Cette position pouvait être abordée par
trois routes différentes : l'une, praticable seulement pour des troupes légères,
qui du Tyrol descendait à Salo, derrière le lac de Garde, pour aboutir à
Brescia ; une autre qui côtoyait la rive gauche de l'Adige jusqu'à Vérone ;
une troisième enfin qui filait entre le lac et l'Adige et conduisait à
Peschiera. Würmser résolut d'aborder notre armée par ces trois points à la
fois, faute que les malheurs de Beaulieu auraient dû
lui faire éviter ; mais ce plan de campagne, vicieux surtout en raison du
merveilleux talent de concentration que son adversaire avait déployé dans la
campagne précédente, était imposé au vieux maréchal par le conseil aulique,
qui de Vienne dirigeait les opérations militaires. Son
armée fut donc divisée en trois corps. Le premier devait suivre la vallée de
l'Adige jusqu'à Vérone ; le second devait chasser les Français des postes
qu'ils occupaient entre l'Adige et le lac de Garde, puis opérer sa jonction
avec le premier ; quant au troisième, sous les ordres de Quasdanowich, il
était dirigé moins en vue de vaincre que de profiter de la victoire ; il
devait descendre du Tyrol, derrière le lac de Garde, tourner l'armée
française par Salo et Brescia et la couper de ses communications avec Milan. L'attaque
fut poussée avec tant de vigueur et d'impétuosité que tout d'abord elle
réussit. A notre centre, Joubert et Masséna furent successivement délogés des
postes de la Corona et de Rivoli, qu'ils occupaient entre le lac et l'Adige.
A notre gauche, Sauret fut forcé d'évacuer Salo, où il ne resta que quelques
centaines d'hommes retranchés et cernés dans un vieux château, et
Quasdanowich occupa Brescia ; enfin, à notre droite les corps autrichiens
débouchaient sur Vérone et menaçaient l'Adige sur tous les points. Notre
ligne était percée de tous côtés. (29-30 juillet.) La
situation de l'armée française était des plus critiques ; mais une rapide
concentration pouvait lui rendre ses avantages, car si elle était inférieure
de plus d'un tiers à la totalité des troupes qui l'enveloppaient, elle était
plus forte que chacun des corps d'armée de Würmser pris isolément, el pouvait
les battre les uns après les autres avant qu'ils eussent complété leur
jonction. Bonaparte comprit d'un coup d'œil la nécessité de ce plan, et il
l'exécuta avec cette incomparable décision qui, dans ces moments difficiles
étonnait les plus résolus et faisait dire qu'un Dieu était en. lui. Ayant besoin de toutes ses forces, il n'hésita pas à
lever le siège de Mantoue, sacrifice qui, sans doute, ne mérite pas toute
l'admiration dont il a été l'objet, car il était forcé, dans tous les cas,
mais que nul autre n'aurait su faire avec la même promptitude. On brûla les
affûts, on noya les poudres, on encloua les canons, et cela fait, les troupes
assiégeantes disparurent avec une telle célérité, que Würmser accouru à
marches forcées au secours de la place, n'y trouva personne à combattre,
manquant, par cette méprise, à la bataille où se décidait le sort de son
principal corps d'armée. Une
fois ses troupes concentrées entre les trois corps autrichiens dans une
position qui s'étendait au sud du lac de Garde de façon à empêcher leur
jonction, Bonaparte se porta d'abord contre Quasdanowich qui lui coupait sa
retraite sur Milan et qui était trop faible pour opérer une résistance
sérieuse (31
juillet). Il le
battit à Lonato, lui reprit Salo et Brescia, et après l'avoir suffisamment
refoulé pour n'avoir rien à craindre pour ses communications, il revint sur
ses pas vers le Mincio pour combattre les deux autres corps autrichiens, dont
la jonction était encore incomplète. Ils avaient franchi non-seulement
l'Adige, mais le Mincio et s'étaient avancés jusqu'à Lonato dans l'espoir d'y
donner la main à Quasdanowich que Bonaparte en avait chassé l'avant-veille.
Les Autrichiens y furent de nouveau battus le 3 août, et cette fois y
éprouvèrent de grandes pertes, grâce à l'inintelligente dispersion de leurs
corps et à l'inutile parade de Würmser devant Mantoue. Au lieu de profiter de
leur supériorité en nombre, ils n'avaient eu à Lonato que vingt-cinq mille
hommes engagés et en avaient perdu près de dix mille, tant en prisonniers
qu'en morts et blessés. Le
désarroi de cette armée était tel, que le lendemain de la bataille, une de
ses divisions, réduite à quatre mille hommes, revint, après avoir erré toute
la nuit, se heurter à tâtons sur Lonato au milieu des corps de l'armée
française échelonnés de distance en distance dans les environs. Le général en
chef se trouvait à Lonato avec douze cents hommes seulement et faisait ses
préparatifs pour une nouvelle bataille. Il pouvait facilement être fait
prisonnier ou tout au moins se trouver arrêté court au milieu de ses
combinaisons. On vint le sommer de se rendre de la part du général
autrichien. Bonaparte réunit son état-major : on introduit le parlementaire,
on lui débande les yeux, et comme il exposait sa sommation : « Allez
dire à votre chef, s'écrie Bonaparte, que je le rends responsable de
l'insulte personnelle qu'il vient de me faire en osant sommer l'armée
française de se rendre, et que je lui donne huit minutes pour poser les armes
! » Cette heureuse audace nous valut quatre mille prisonniers de plus[4]. Ses
dispositions étaient déjà prises pour la bataille du lendemain. Würmser, de
retour de sa pointe si mal calculée sur Mantoue, après avoir ravitaillé cette
place, avait recueilli le reste de ses divisions battues à Lonato et était
venu prendre position en face de nous à Castiglione, appuyant sa droite au
lac de Garde et l'étendant le plus possible dans cette direction, dans
l'espoir d'attirer à lui les débris de Quasdanowich, qui, énergiquement
contenus à une petite distance de là par une division française, n'offraient
aucun danger pour notre armée (5 août). Bonaparte, disposant désormais de troupes presque
égales en nombre à celles de Würmser, comprit sur le champ qu'il pouvait
tirer un grand avantage de cette tendance des Autrichiens à prolonger
démesurément leur droite ; il résolut d'encourager un mouvement sans péril
pour lui. En même temps que Sérurier, envoyé par lui sur la route de
Guidizzolo, s'avançait sur les derrières des troupes autrichiennes, il leur
cédait peu à peu le terrain du côté du lac, les amenant ainsi à développer
outre mesure leur ligne de bataille. Bientôt on entendit gronder le canon de
Sérurier. Alors le mouvement rétrograde s'arrêta et l'attaque commença sur
tous les points à la fois. La ligne ennemie fut coupée au centre ; la gauche,
prise en tête et en flanc, plia, et après une faible résistance, toute
l'armée se mit en retraite. La fatigue excessive de nos soldats la sauva
seule d'une complète destruction. La ligne de l'Adige était reconquise, et
Würmser rejeté dans le Tyrol italien avec une armée réduite de plus de
moitié. Quinze mille prisonniers et vingt mille tués ou blessés, soixante-dix
pièces de canon, tels étaient les trophées de cette courte campagne. Du grand
effort qu'elle venait de faire, l'Autriche n'avait retiré qu'un seul avantage
elle avait ravitaillé Mantoue. L'armée
française ayant perdu toute son artillerie de siège, dut se borner désormais,
à un simple blocus. Bonaparte consacra le reste du mois d'août à reposer son
armée, à presser l'arrivée de ses renforts, à rassurer les amis de la France,
ébranlés un instant par le bruit de nos revers, à faire trembler ses ennemis,
qui avaient partout relevé la tête. 11 voulut bien faire grâce au cardinal
Mattei, qui était venu au nom du pape reprendre possession de Ferrare, et se
contenta de le mettre aux arrêts dans un couvent ; il menaça le roi de Naples
de marcher « contre sa prétendue armée de soixante-dix mille hommes, avec six
mille grenadiers, quatre mille chevaux et cinquante pièces de canon. » Enfin
il écrivit, mais avec de grands ménagements, au duc de Toscane pour se
plaindre de sa mollesse à faire respecter la neutralité. Nous lui avions pris
Livourne ; par compensation, les Anglais lui avaient pris Porto-Ferrajo. Il ne
lui avait pas été plus facile de se défendre contre eux que contre nous.
Bonaparte n'en eut pas moins le courage de lui reprocher de n'avoir pas
empêché les Anglais de s'emparer de cette capitale do Mais, tout en se
plaignant de ce fait qu'il ne pouvait attribuer, disait-il, qu'à la trahison
du gouverneur de Porto-Ferrajo, fidèle à son système « d'endormir les
gens jusqu'au moment du réveil » (lettre à Faypoult, du 11 juillet), il eut grand soin de
protester, au nom de son gouvernement, de sa ferme intention « de n'altérer
en aucune manière la bonne harmonie qui régnait entre lui et S. A. R. »
Cependant ce même jour, 12 août, il écrivait à Miot, notre ministre à
Florence, pour lui recommander de ne pas oublier de le prévenir du jour où le
grand-duc partirait pour Vienne, où l'appelait sa qualité d'héritier de la
couronne impériale., afin qu'il pût le faire enlever en route. Il
ajoutait : « L'intérêt du gouvernement est que l'on ne fasse rien dans la
Toscane qui puisse indisposer le grand-duc : Maintenez donc la neutralité. » Pendant
ce temps, d'importants faits d'armes s'accomplissaient sur le Rhin. Nos deux
armées, conduites l'une par Jourdan, l'autre par Moreau, s'avançaient
jusqu'au cœur de l'Allemagne, afin de se mettre en communication avec l'armée
d'Italie, poussant devant elles l'armée autrichienne, commandée par
l'archiduc Charles. Mais leurs succès furent compromis par le plan défectueux
que leur avait imposé Carnot. L'archiduc, pénétrant le vice d'une stratégie
qui érigeait en système une disposition bonne ou mauvaise, selon les
circonstances, et profitant avec habileté du peu d'unité de leurs opérations,
laissa devant Moreau un simple corps d'observation, lui déroba sa marche et
se porta avec toutes ses forces sur Jourdan, manœuvre qu'on eût dit empruntée
à cette méthode de concentration qui venait d'assurer le triomphe de
Bonaparte en Italie. Jourdan, battu chaque fois qu'il essaya de tenir ferme
devant son jeune adversaire, fut forcé de se replier sur le Rhin, pendant que
Moreau exécutait en Bavière une inutile démonstration, qui devait être
bientôt suivie d'une périlleuse retraite. Ignorant
encore ces événements et les suites qu'ils allaient avoir, Bonaparte écrivit
le 31 août, de Brescia, à Moreau, pour lui annoncer que le moment de combiner
leurs opérations était enfin venu, et lui indiqua Insprück comme leur point
commun de ralliement. Mais il ne pouvait s'engager dans le Tyrol allemand
avant d'avoir achevé de détruire ou de chasser Würmser. L'armée autrichienne,
mal remise de ses défaites et profondément démoralisée, mais encore presque
égale en nombre à l'armée française, occupait, d'une part tous les défilés
qui ferment l'accès du Tyrol sur les deux rives du lac de Garde, et, de
l'autre, les postes que lui offrait le cours de la Brenta entre Trente et
Vicence. Würmser était sur le point de reprendre l'offensive sur l'Adige, lorsque
Bonaparte le prévint. Son
plan fut, cette fois, d'une hardiesse que la certitude de la victoire pouvait
seule autoriser, mais sa supériorité avait été suffisamment constatée pour
lui donner le droit de l'adopter. Laissant Sahuguet avec la division Sérurier
devant Mantoue, et Kilmaine à Vérone et à Porto-Legnago, avec quatre mille
hommes seulement, pour garder l'Adige, il n'hésita pas à s'engager avec tout
le reste de son armée dans les gorges du Tyrol, en remontant l'Adige et les
deux rives du lac de Garde. Il supposait que ce mouvement déterminerait
Würmser à évacuer le Vicentin pour couvrir le Frioul et Trieste. Cette
supposition ne se réalisa pas, mais comme aucune éventualité ne le trouvait
jamais en défaut, il sut tirer un parti plus avantageux encore de la
résolution qu'adopta son adversaire. L'armée se mit en marche au commencement
de septembre. Après une série de petits combats, ses divisions se
rejoignirent au sommet du lac et culbutèrent, à Roveredo, le corps de Davidowich,
qui voulait leur disputer l'entrée du Tyrol. Nos soldats emportèrent
successivement tous les défilés qui ferment l'accès de cette contrée
montagneuse et entrèrent à Trente, où se trouvait, peu de jours auparavant,
le quartier général de Würmser (4 septembre). Celui-ci, convaincu que l'invasion du Tyrol
n'était que le prélude de notre entrée en Allemagne, au lieu de se replier
sur le Frioul comme Bonaparte l'avait supposé, résolut de se porter de
nouveau sur l'Adige, d'en forcer le passage, et, par ce mouvement tournant,
de nous enfermer dans les montagnes que nous venions de franchir, résolution
hardie, mais trop au-dessus de ses forces pour être exécutable, et qui, si
elle ne réussissait pas, le condamnait à être pris ou détruit. Déjà le gros
de son armée était à Bassano et une de ses divisions était en marche sur
Vérone. Il découvrait ainsi le Frioul et se coupait à lui-même toute retraite
si les Français avaient l'idée de le suivre. Cette idée ne pouvait échapper à
l'esprit pénétrant de son ennemi qui, renonçant à s'aventurer plus haut dans
le Tyrol, et se contentant d'y laisser Vaubois avec sa division, franchit à
Levico le col qui sépare Trente des sources de la Brenta et descendit à
marches forcées le cours de ce fleuve sur les derrières de Würmser. Ce général,
commençant à s'apercevoir de la faute qu'il avait commise, suspendit son
mouvement sur l'Adige et envoya une de ses divisions à Primolano, dans une
excellente position, pour arrêter l'armée française, mais en peu d'instants
elle lut enfoncée et faite presque entièrement prisonnière (7 septembre). Le
lendemain, l'armée française était devant Bassano, où se trouvait Würmser
avec toutes ses troupes, à l'exception de la division qu'il avait envoyée
devant Vérone. La veille, il était encore temps pour lui de se mettre en
retraite sur la Piave ; mais il n'avait pu se résoudre à. abandonner cette
division. La bataille de Bassano lui coupa définitivement la retraite de ce
côté. L'armée autrichienne, comme fascinée par è ton na n te rapidité des
mouvements de son ennemi, n'y fit presque aucune résistance et nous laissa
encore six mille prisonniers. Würmser, désespéré, enfermé entre l'Adige et
une armée qui le poursuivait l'épée dans les reins, courait le long du fleuve
avec sa cavalerie encore presque intacte, cherchant partout un passage qui
lui permit de gagner Mantoue ; forcé, s'il ne le trouvait pas, de poser les
armes avec les quinze mille hommes qui lui restaient. Par un hasard inespéré,
Legnago, que Kilmaine avait été forcé de dégarnir pour défendre Vérone, se
trouvait en ce moment sans garnison, et Würmser put passer l'Adige.
Bonaparte, furieux de voir une telle proie lui échapper, fit de vains efforts
pour le gagner de vitesse et le prévenir devant Mantoue. Une avant-garde
seule arriva à temps à Cerea, sur la route de Legnago à Mantoue ; mais elle
n'était pas de force à l'arrêter, et Würmser lui passa sur le corps en lui
prenant quatre cents prisonniers. Les jours suivants il sabra et enleva
encore deux autres détachements qui essayèrent de lui disputer le passage, et
put enfin entrer dans Mantoue. Ces petits succès mirent un peu de baume sur
les blessures du vieux maréchal qui, se trouvant, grâce à l'appoint que lui
fournit la garnison de Mantoue, à la tête d'une armée assez importante,
essaya de nouveau de tenir la campagne, mais la bataille de Saint-Georges,
qu'il livra et perdit sous les murs mêmes de la ville, le força bientôt à
s'enfermer dans la place. Depuis son entrée en Italie, il avait perdu 27.000
hommes ; l'armée française n'en avait perdu que 7.500. Ainsi finit cette armée qui devait nous arracher l'Italie. |
[1]
L'antériorité de l'occupation de Brescia, niée ou passée sous silence par la
plupart des historiens, est établie par Bonaparte lui-même dans sa
correspondance avec le Directoire : « Les Autrichiens y sont entrés lorsque je
suis arrivé à Brescia. » (7 juin 1796.) La Storia documentata di Venezia
de Romanin lève tous les doutes à cet égard.
[2]
Mémoires de Miot de Melito.
[3]
Napoléon, dans ses dictées de Sainte-Hélène, copiées généralement par nos
historiens, ne porte ce chiffre qu'à quarante mille. Dans sa Correspondance, où
pourtant il atténue toujours ses forces, comme le lui faisait observer Carnot,
il évalue son armée à quarante-quatre mille hommes (lettre au Directoire, du 6
juillet). Cette habitude est constante chez lui ; et mérite d'être relevée, non
pour son importance en elle-même, mais parce qu'elle est un trait de caractère
curieux. Ses évaluations grossissent toujours les forces de l'ennemi et
diminuent les siennes propres. Les chiffres énoncés par la correspondance des
généraux (entre autres par celle de Joubert) sont presque toujours différents
de ceux qu'il donne lui-même, et surtout rabaissent singulièrement les forces
de l'armée autrichienne.
[4]
Le fait a été révoqué en doute, bien qu'il soit raconté dans une lettre de
Bonaparte au Directoire ; mais il est confirmé par un grand nombre de
témoignages, entre autres par celui de Marmont et de Joubert (Correspondance).