Peu de
jours après son mariage, Bonaparte partit Pour l'armée d'Italie et arriva au
quartier général à Nice le 2'6 mars. Quelques jours avant son départ, le
Directoire lui avait fait remettre des instructions détaillées sur la
campagne qui allait s'ouvrir. Ces instructions n'étaient qu'en partie
conformes au plan qu'avait déjà plusieurs fois proposé le général. Elles lui
enjoignaient, à la vérité, de franchir l'Apennin et de séparer, dès le début
de la campagne, les deux arillées piémontaise et autrichienne ; mais, une
fois cet objet atteint, au lieu de forcer le Piémont à la paix, comme il en
avait toujours eu l'intention, le général devait se contenter de prendre Ceva
et Tortone, d'obtenir Gavi des Génois, de gré ou de force, de laisser un
corps d'observation devant Coni ; de là, négligeant l'armée piémontaise, il
fondrait sur le Milanais pour rejeter l'armée autrichienne au-delà de l'Adige
; plan insensé qui le condamnait à laisser derrière lui le Piémont en armes,
Gènes hostile, prête à rompre à la première occasion, et l'exposait
inévitablement à avoir ses communications coupées. Le Directoire lui
interdisait en outre le droit d'accorder des suspensions d'armes, il se
réservait exclusivement celui de traiter pour la paix. Il avait d'ailleurs
admis les idées du général sur la nécessité de faire vivre l'armée surie pays
ennemi. Enfin il lui recommandait de « chercher par tous les moyens en
son pouvoir à exciter les mécontents du Piémont contre la cour de Turin. » Le
Milanais une fois conquis, qu'en ferait-on ? Le Directoire laissait
entrevoir, que cette province pourrait bien, selon le plan de Bonaparte
lui-même, devenir une indemnité offerte au Piémont en dédommagement des deux
provinces que la France lui avait prises, la Savoie et le comté de Nice ;
mais il ne décidait pas la question, car il avait pensé aussi à le rendre à
l'Autriche comme une rançon des Pays-Bas. Doute qui faisait mesurer d'un seul
coup d'œil tout le terrain qu'avaient déjà perdu les généreux principes de la
Révolution, car ce n'est pas la France de 92 qui eût ainsi disposé des
peuples sans leur aveu ! Ces
instructions, dont le Directoire n'avait sans doute pas prévu toutes les
conséquences, allaient avoir pour premier effet de changer le caractère de la
guerre. La lutte de la France contre l'Europe était restée jusque-là une
guerre toute défensive, car notre occupation de la Savoie et de la Belgique
avait été motivée non-seulement par l'identité de race et le vœu presque
unanime des populations, mais encore par l'extension démesurée de la Russie
et de l'Allemagne à la suite du partage de la Pologne. Nous n'avions envahi
la Hollande elle-même que contraints par la nécessité de nous défendre et
sans intention d'empiéter en rien sur les droits et les possessions de ce
pays. En entrant en Italie avec l'arrière-pensée de disposer, non selon le
bon droit mais selon sa propre convenance, des territoires arrachés à
l'ennemi, en autorisant son général à exciter les populations contre les
souverains, non pour assurer leur indépendance mais pour se servir d'elles en
les trompant, le Directoire ne prenait pas seulement une offensive dont les
développements ultérieurs étaient impossibles à prévoir, il substituait les intérêts
aux principes, la force au droit, il rentrait dans la vieille routine des
guerres d'agrandissement, et par une suite inévitable il allait donner une
force Prépondérante dans la République à l'élément militaire. La
proclamation par laquelle Bonaparte annonça à Farinée son entrée en campagne
n'était pas moins éloignée de l'esprit qui avait inspiré jusque-là les armées
républicaines. Ce n'était plus à leur patriotisme qu'on s'adressait, c'était
à leur ambition. La guerre que ce langage annonçait n'était pas une guerre de
liberté, c'était une guerre de conquête. «
Soldats, leur disait-il, vous êtes mal nourris et presque nus. Le
gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien pour vous. Votre patience,
votre courage vous honorent, mais ne vous procurent ni avantage ni gloire. Je
vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde, vous y trouverez de
grandes villes et de riches provinces, vous y trouverez honneur, gloire et
richesses. Soldats de l'armée d'Italie, manqueriez-vous de courage ? » Ces
promesses séduisantes qui devaient revenir si souvent dans les proclamations
de Bonaparte, ces magiques évocations de la fortune, de l'abondance et de la
victoire non plus libératrice mais conquérante, on les entendit alors pour la
première fois. On avait jusque-là souvent parlé aux soldats républicains de
tyrannie à détruire, de liberté à venger, de fers à briser, -- et si c'était
là une phraséologie usée, du moins les vertus qu'elle consacrait n'avaient
point vieilli, — mais jamais on ne leur avait parlé de richesses à acquérir,
jamais on ne s'était avisé d'enflammer leur courage en allumant leurs
convoitises ; ils ne s'étaient fait connaître jusque-là que par leur
désintéressement et leur courage. En lisant ces premières paroles adressées à
la démocratie armée par ce puissant tentateur, on songe avec tristesse aux
folles et gigantesques aventures où il devait l'entraîner à la poursuite d'un
faux appât de grandeur. Ce n'est pas en un jour que les soldats de la
République sont devenus les soldats de l'Empire, mais le commencement de la
métamorphose date de cette proclamation, dans laquelle Bonaparte leur
montrait l'Italie non comme une nation à délivrer, mais comme une proie à
conquérir. On
conçoit sans peine quel effet de telles excitations, relevées d'ailleurs par
un appel à, de plus nobles passions, durent produire sur une armée
impatiente, affamée, dénuée de tout, composée en grande majorité de jeunes
gens ardents, aventureux, ayant tous leur fortune à faire. Elles produisirent
tout d'abord chez le soldat une soif de pillage dont la guerre moderne
n'offre aucun autre exemple, chez les chefs un esprit d'ambition et de
cupidité insatiable dont nous aurons trop souvent à parler. Cependant ces
premières conséquences de cette transformation de notre esprit militaire ne
furent ni les plus graves ni les plus dangereuses. Bonaparte,
en arrivant au quartier général, avait trouvé l'armée dans les positions
qu'elle occupait depuis la bataille de Loano, victoire brillante mais inutile
de Schérer ; ce général étant assez habile pour gagner une bataille mais non
pour en tirer les résultats. Nos troupes étaient échelonnées sur le chemin de
la Corniche de Nice à Savone, occupant le col de Tende et observant à
Garessio avec la division Sérurier le camp retranché de Ceva, au-delà de
l'Apennin. On
n'évalue d'ordinaire nos forces qu'à trente mille hommes, selon le chiffre
indiqué par Napoléon, qui d'ailleurs n'est pas sur ce point toujours d'accord
avec lui-même. Il est plus naturel de s'en rapporter en cela à Sa
correspondance écrite pour ainsi dire sous la dictée des événements, qu'à des
mémoires composés après coup en vue de la postérité, et dans lesquels tant de
circonstances ont été dénaturées ou passées sous silence. Les évaluations de
la correspondance elle-même varient ; si pourtant l'on s'en rapporte aux
chiffres contenus dans une lettre à Carnot datée de Cherasco, du 29 avril,
quinze jours après l'ouverture de la campagne et avant l'arrivée des renforts
de l'armée des Alpes, lettre dans laquelle il demandait avec instance des
secours et avait par conséquent intérêt à diminuer le nombre de ses troupes,
on trouve qu’à l'évalue à trente-cinq mille hommes[1]. Il y annonce en même temps
qu'il va entrer en Lombardie avec vingt-huit mille hommes, chiffre qu'il
serait impossible d'admettre dans la supposition qu'il aurait commencé la
campagne avec trente mille hommes, puisque depuis lors il avait livré six
batailles sanglantes et laissé des garnisons considérables dans plusieurs
places fortes. On peut
donc sans crainte de se tromper, en tenant compte des exagérations dans un
sens comme dans un autre, évaluer l'armée française à trente-six ou
trente-huit mille hommes ; mais elle était composée d'excellentes troupes,
dès longtemps rompues aux fatigues de la guerre des montagnes dans les Alpes
et dans les Pyrénées, dévorées d'ardeur et impatientes de quitter pour de
nouveaux champs de bataille les rochers stériles où elles se consumaient dans
des combats sans gloire et sans profit. A la tête de cette armée on
distinguait des généraux déjà célèbres, tels que Masséna, Augereau, Sérurier,
Laharpe, Cervoni, Kilmaine ; dans ses rangs inférieurs elle possédait la
plupart des hommes qui devaient faire la fortune de l'Empire, Junot, Murat,
Marmont, Lannes, Victor, Suchet, Berthier, Rampon ; d'autres qui devaient
tomber avant d'avoir vu tous les fruits de la victoire confisqués au profit
d'un seul homme, Joubert, Mairon, Stengel, Lanusse. La
nomination de Bonaparte du commandement en chef avait été vue d'assez mauvais
œil par quelques-uns de ces généraux, dont les services étaient à la fois
plus anciens et plus marquants, sinon plus réels que les siens ; mais leurs
murmures se perdirent au milieu des acclamations de leurs jeunes compagnons,
qui voyaient dans la rapide élévation de Bonaparte un gage assuré de leur
propre avancement. Le jeune général n'ignorait pas ces dispositions ; mais,
plein de confiance en lui-même, il prit dès le premier jour, avec les
mécontents comme avec tout le monde, le ton d'autorité et de résolution qui
lui était si naturel. Masséna et Augereau qui passaient pour les plus
hostiles lui écrivirent des lettres de félicitation, et bientôt leur secrète
rancune n'osa plus se montrer en présence de l'éclat de ses victoires. L'armée
piémontaise comptait environ vingt mille hommes de bonnes troupes commandées
par le général Colli homme de guerre très-estimé ; l'armée autrichienne se
montait à trente-huit ou quarante mille hommes. Elle était commandée par
Beaulieu, officier expérimenté, mais vieux et mal secondé. Ces deux armées,
destinées à opérer de concert, occupaient le versant de l'Apennin opposé à la
mer ; mais l'une et l'autre obéissaient à un mobile particulier, peu propre à
maintenir entre elles l'unité des mouvements qui leur était si indispensable.
La première avait intérêt à couvrir surtout le Piémont, la seconde à nous
fermer l'accès de la Lombardie. Cette double préoccupation, peu favorable à
une.' action commune, était compliquée d'une sourde mésintelligence et d'une
défiance réciproque. Le Piémont, lié à l'Autriche par un traité d'alliance
depuis 1794, était très-mécontent de la façon dent cette puissance en avait
rempli les clauses, et tout en faisant cause commune avec elle, il subissait
à regret ses exigences. Le premier objet de la campagne était donc de le
séparer de son alliée, ce qu'il était facile de commencer par la stratégie et
d'achever par la politique. Conformément
à son premier plan de campagne, Bonaparte avait résolu de franchir les Alpes
à l'endroit où elles présentent le moins d'élévation, c'est-à-dire vers le
point où elles se relient à l'Apennin au-dessus de Savone. En passant par
cette route, il facilitait considérablement les transports, ce qui était un
grand avantage vu l'état peu avancé de la saison, et en outre au lieu d'aller
se heurter aux forteresses qui défendaient l'accès du Piémont du côté du col
de Tende, on au camp retranché de Ceva, qui le protégeait du côté du col de
Bardinetto, il débouchait en Piémont vers le point de jonction des deux
armées et pouvait à son choix se jeter sur l'une ou sur l'autre. Il porta
donc son quartier général à Albenga, à vingt lieues en avant de Nice, sur la
Corniche. Il s'était flatté de surprendre, les Autrichiens, mais le mouvement
d'une de ses divisions sur Gênes leur avait donné l'éveil, et ce fut lui qui
fut attaqué. Beaulieu,
trompé sur les intentions de Bonaparte, franchit l'Apennin à la Bochetta,
au-dessus de Gênes, avec une partie de son armée afin de couvrir cette ville.
D'Argenteau, son lieutenant, avait l'ordre de passer la montagne au-dessus de
Savone, au col de Montenotte, c'est-à-dire par la route même que les Français
avaient choisie pour déboucher en Piémont. Si ce mouvement avait réussi,
toute la partie de l'armée française qui se trouvait le long de la mer entre
Savone et Gènes, aurait été coupée et faite prisonnière. Mais pendant que
Beaulieu poussait devant lui la division Laharpe, qui était à nos
avant-postes du côté de Gènes, d'Argenteau rencontrait sur son chemin à
Montelegino un obstacle qui l'arrêta court dans son mouvement. C'était une
simple redoute défendue par douze cents hommes que commandait le colonel
Rampon. De cette redoute si mal gardée dépendait en ce moment le sort de la
campagne ; on le comprenait des deux côtés. Les soldats jurèrent de se faire
tuer jusqu'au dernier plutôt que de se rendre. Rampon résista à trois assauts
furieux et sa résistance sauva l'armée. Bonaparte,
qui se trouvait à Savone, comprenant le danger auquel il venait d'échapper
par une sorte de miracle, employa la nuit à dérober sa marche à l'ennemi,
afin de frapper un de ces coups de surprise qui étaient le procédé favori de
son génie militaire. Le lendemain matin 12 avril, Beaulieu qui était resté
sur la route de la Corniche ne trouva plus personne devant lui, et
d'Argenteau qui s'était replié de Montelegino sur Montenotte, trouvait en
face de lui, en avant de la redoute, les divisions Laharpe et Augereau, et
sur ses derrières la division Masséna, qui était arrivée par des chemins
détournés. Ainsi enveloppé par des forces supérieures, il fut forcé de battre
en retraite sur Dego, où se trouvait le reste de l'armée autrichienne, et
laissa deux mille prisonniers entre les mains des Français. Ce
premier fait d'armes, connu sous le nom de bataille de Montenotte, avait
non-seulement tout réparé, mais jeté la désorganisation dans l'armée
autrichienne, dont les corps dispersés de Gênes à Dego ne présentaient plus
une masse et une unité suffisante pour reprendre l'offensive. Impatient
d'achever le victoire, Bonaparte les attaque dès le lendemain 13 avril. Mais
il se trouvait cette fois en présence des deux armées autrichienne et
piémontaise, celle-ci è Millesimo, couvrant la route du Piémont, celle-là
s'efforçant de se rallier à Dego sur la route d'Acqui et de Milan. Il tourne
d'abord son principal effort contré les Piémontais encore intacts. Il les
refoule au-delà des gorges de Millesimo sur Ceva, après avoir coupé une de
leurs divisions commandée par Provera. Ce général fut réduit à s'enfermer au
château de Cossaria, il fut forcé de se rendre après vingt :quatre heures de
résistance. Le lendemain lit avril, laissant Augereali seul avec sa division
pour garder les gorges de Millesimo contre les Piémontais, qui ne surent pas
comprendre la nécessité d'opérer à tout prix leur jonction avec Beaulieu,
Bonaparte concentre tout le reste de ses forces contre l'armée autrichienne :
il la chasse de Dego après plusieurs assauts, en lui faisant quatre mille
prisonniers. Ce nombre se trouva presque doublé quelques heures après par la
méprise d'un des corps errants de Beaulieu, qui, parti de Gênes pour
rejoindre les Autrichiens, vint donner en plein date l'armée française et ne
reprit Dego que pour y être presque aussitôt pris lui-même. Ainsi
en quatre jours de combats, grâce à la rapidité de ses mouvements, à cette
méthode à coups de foudre par laquelle il se trouvait toujours sur chaque
champ de bataille avec des forces supérieures à celles que, son adversaire
pouvait lui opposer, Bonaparte avait obtenu le résultat le plus important de la
campagne, la séparation des deux armées coalisées. Les Piémontais étaient en
retraite sur Ceva et Mondovi, les Autrichiens sur Acqui, et l'armée française
se trouvait maîtresse des deux routes, assurée désormais d'Une 'véritable
supériorité de forces sur chacun de ses ennemis, et pouvant se porter à son
gré sur l'un ou sur l'autre. La grandeur de ces résultats frappa tous les
esprits, et lorsque les soldats en marche sur Ceva arrivèrent sur les hauteurs
de Monte Zemoto et aperçurent les belles plaines qui s'étendaient sous leurs
yeux, entourées du magnifique amphithéâtre des grandes Alpes, ils
s'arrêtèrent frappés d'admiration et saluèrent leur jeune chef par d'unanimes
acclamations. Une
fois la séparation des coalisés opérée, les instructions du Directoire
enjoignaient à Bonaparte de négliger le Piémont pour se porter sur le
Milanais. Cette prescription n'était pourtant pas absolue, car on l'avait
autorisé au besoin à bombarder Turin, « si les circonstances le rendaient
nécessaire, » mais en s'arrêtant en Piémont le moins possible. Le général
était au contraire bien résolu à ne pas s'engager en Lombardie avant d'avoir
anéanti cette puissance. Il laissa donc la division Laharpe à San Benedetto
pour se garantir contre un retour offensif de l'armée autrichienne, et,
renforcé de la division Sérurier qui était restée jusque-là en observation à
Garessio, devant Ceva, il se jeta avec toutes ses forces sur la faible armée
piémontaise. Celle-ci, réduite à battre en retraite devant un ennemi si
supérieur, essaya à peine de défendre le camp retranché de Ceva, et se borna
à se replier pas à pas en profitant de tous les obstacles que lui offrait le
pays pour ralentir la marche des Français et donner le temps aux Autrichiens
de se refaire et de lui porter secours. Le 21 avril, après une série de
combats partiels, on la rejoignit à Mondovi. Elle s'y défendit bravement,
mais sans succès, et perdit trois mille hommes pris ou tués. Le 23 avril,
Colli demanda une amnistie pour gagner du temps ; on ne voulut pas même
l'écouter. Le 25, Bonaparte arriva à Cherasco ; il n'était plus qu'à dix
lieues de Turin. L'épouvante
régnait à la cour de Sardaigne. Le roi était d'avis de continuer la guerre,
mais son entourage presque tout entier, plein de trouble et d'effroi à la
pensée d'une irruption révolutionnaire triomphant dans Turin, le pressait de
faire la paix. Rien cependant n'était désespéré, car la résistance en se
prolongeant ne pouvait que rendre aux vaincus toutes les chances qu'elle
devait ôter aux vainqueurs. Par sa constitution topographique, par ses
défilés, par ses nombreuses forteresses, par sa population brave, énergique
et obstinée, le Piémont se prêtait essentiellement à une guerre de partisans.
Turin à lui seul pouvait longtemps arrêter les Français, qui n'avaient ni
matériel ni artillerie de siège ; il n'avait qu'à consulter sa propre
histoire pour y trouver l'exemple glorieux qu'il avait à suivre et qui
pouvait le sauver. L'armée piémontaise avait encore des ressources
précieuses-une artillerie considérable, une cavalerie excellente, bien
supérieure à la nôtre ; Beaulieu était déjà en marche pour se porter à son
secours. Mais que peuvent de pareilles considérations sur des esprits
démoralisés par la peur ? Le roi céda aux supplications de son entourage, aux
terreurs d'une bourgeoisie opulente, et amollie, et se livra de lui-même à
son ennemi. Par son
ordre, le maréchal de La Tour se rendit au camp de Bonaparte. Celui-ci, pour
qui ces ouvertures étaient une surprise inespérée, le reçut avec ce ton de
vainqueur et de maitre qu'il savait si propre à imposer aux hommes ; et comme
le maréchal prononçait le mot de conditions. : « Des conditions, s'écria
Bonaparte, c'est moi qui les impose ; acceptez-les sur-le-champ sans quoi
Turin est à moi demain matin. » Le Directoire avait formellement interdit au
général le droit d'accorder des suspensions d'armes. Il n'hésita pas à
outre-passer ses instructions, certain d'être absous par la victoire. Quelle
que fût toutefois l'assurance qu'il croyait devoir affecter, elle était au
fond si peu sincère qu'il provoquait des démonstrations révolutionnaires à
Asti, dans le but d'accélérer par cette pression des négociations trop lentes
à son gré. (Lettre à l'adjoint Ballet, 26 avril.) L'armistice fut signé le 28
avril. Le Piémont se retirait de la coalition, il abandonnait, comme gages de
sa docilité, jusqu'à la signature de la paix, les places fortes de Coni,
Ceva, Tortone, ou à son défaut Alexandrie ; il livrait aux Français toutes
les routes militaires communiquant avec la France ; enfin il disséminait son
armée et licenciait ses milices. Bonaparte, voulant tromper les Autrichiens
sur ses projets, fit ajouter une clause en vertu de laquelle on devait lui
remettre la ville de Valence pour assurer son passage du Pô. Par cet
armistice, Bonaparte avait fait mieux que conquérir le Piémont, car une
conquête l'eût obligé à une occupation onéreuse, prolongée et pleine de
dangers ; il le tenait à sa merci, avait ses communications assurées et
pouvait se porter en toute ensilé sur la Lombardie. Avant
même que l'armistice fût signé, il s'était hâté de l'annoncer au Directoire,
en ayant grand soin de se couvrir de l'approbation des généraux et des
commissaires du gouvernement « qui, ainsi que mol, disait-il, regardent cet
événement comme un des plus heureux qu'il soit possible de se figurer. » (27 avril.) Le lendemain, il communiquait
aux Directeurs la suspension d'armes, et tout en se déclarant prêt à se
soumettre à leur décision s'ils refusaient de signer la paix, il leur forçait
en quelque sorte la main en les informant qu'il allait se mettre
immédiatement à la poursuite de Beaulieu et en leur recommandant de « ne
pas compter sur une révolution en Piémont, car il s'en fallait, disait-il,
que l'esprit de ces peuplai fût mûr, » ce qui était renverser d'avance leur
chimère favorite. Il espérait être avant un mois dans le Tyrol, donnant la
main aux armées du Rhin et portant la guerre dans la Bavière. « Si cependant,
écrivait-il le 29 avril, vous n'acceptez pas la paix avec le roi de
Sardaigne, si votre projet est de le détrôner, il faut que vous l'amusiez
quelques décades, et que vous me préveniez de suite : je m'empare de Valence
et je marche sur Turin. «
J'imposerai, ajoutait-il, quelques millions an duc de Parme, il vous fera
faire des propositions de paix, ne vous pressez pas de conclure, afin que
j'aie le temps de lui faire payer les frais de la campagne. » Quant à
la république de Gênes, à laquelle on continuait à réclamer la vieille
indemnité au sujet de la frégate la Modeste, par mesure
d'intimidation, plutôt que par tout autre sentiment, Bonaparte avait écrit au
début de la campagne à Faypoult, notre ministre à Gênes, qu'on devait
s'estimer heureux d'en obtenir trois millions. Maintenant, il conseillait
qu'on lui en réclamât quinze, tant la victoire avait enflé les prétentions ! Cet
esprit de convoitise, cette ardeur de lucre qu'il avait si imprudemment
éveillés dans l'armée pour lui donner le goût des grandes entreprises,
s'étaient traduits par des actes de spoliation, des scènes de pillage et de
violence d'un emportement si effréné, qu'il fut d'abord effrayé de son propre
ouvrage. A Ceva, à Saint-Michel, à Mondovi, le soldat s'était livré à des excès
qui, selon l'expression de Bonaparte lui-même, « font rougir d'être homme. » (Lettre au
Directoire, Carra, 24 avril.) « Je
vais faire des exemples terribles, ajoutait-il ; je ramènerai l'ordre, ou je
cesserai de commander à tes brigands. » Il avait publié, le 22 avril, à
Lesegno un ordre du jour dans lequel il disait « voir avec horreur le pillage
affreux auquel se livraient des hommes pervers, » chargeait les chefs de
l'armée de faire leurs rapports « sur la moralité des commissaires des
guerres, des adjudants généraux et officiers supérieurs, » et autorisait les
généraux de division à faire fusiller les officiers et soldats qui
donneraient l'exemple du pillage. Peu de jours après, un second ordre du jour
prouvait que le premier avait été mal exécuté. « Si fon continue à piller,
disait-il, tout est perdu, même la gloire et l'honneur, » et il annonçait,
pour calmer l'avidité, « que son intention était de lever de fortes contributions
sur le pays conquis, de façon à pouvoir payer la moitié de la solde en
argent. » Il fit
en effet des exemples ; des officiers furent e gradés, des soldats fusillés ;
mais avec le système d'exploitation qu'il trouvait lui-même légitime
d'appliquer à des peuples que nous étions censés venir délivrer, il ne devait
pas lui être donné d'obtenir line réforme radicale et profonde : tout ce
qu'il pouvait faire, c'était mettre fin au désordre apparent, aux scènes de
violence ; c'était, en un mot, régulariser le pillage, mais non le faire
cesser ; le désintéressement était impossible dans le soldat quand il
n'existait pas dans les chefs. Il était le premier à excuser ceux qu'il était
obligé de punir : « Ces malheureux, disait-il, sont excusables ; après avoir
soupiré trois ans du sommet des Alpes, ils arrivent à la terre promise ; ils
veulent en goûter. » (Cherasco, 26 avril, au Directoire.) La terre promise ! c'était
bien sous ce nom, en effet, qu'il avait désigné l'Italie à ses soldats. Quoi
d'étonnant qu'ils le prissent au mot en réclamant leur part du butin ? De quel
droit prétendait-il disposer à lui tout seul d'une conquête commune ?
Suffisait-il que la spoliation fût accomplie sous des formes régulières et au
nom du gouvernement pour devenir un acte équitable ? Telle était évidemment
son opinion ; car, dans cette même lettre où il dénonçait « des horreurs qui
le faisaient frémir, » il disait : « Ce beau pays, garanti du pillage, nous
offrira des avantages considérables ; la seule province de Mondovi nous
donnera un million de contributions. » Du pillage à une telle exploitation la
distance était sans doute immense, au point de vue de la tenue et de la
discipline de l'armée mais, au point de vue moral, les deux faits émanaient
de la même source et devaient produire les mêmes effets. Dans
une nouvelle proclamation adressée le 26 avril (Cherasco) à cette armée, qu'il saluait du
nom de « Conquérante de l'Italie, » Bonaparte résumait les résultats
de cette foudroyante campagne ; il énumérait les exploits passés de ses
soldats, ceux qu'ils allaient bientôt accomplir ; il leur rappelait « que les
cendres des vainqueurs de Tarquin étaient encore foulées par les assassins de
Basseville. » Mais quelle récompense leur promettait-il donc pour les
entrainer ? Cette récompense, c'était encore l'Italie ! « Amis, leur
disait-il, je vous la promets, cette conquête ! » et, par la plus étrange
contradiction, il leur donnait le titre de « libérateurs des peuples. » Il
s'adressait en finissant à la nation elle-même et lui disait : « Peuples
d'Italie, l'armée d'Italie vient pour rompre vos chaînes ; le peuple français
est l'ami de tous les peuples ; venez avec confiance au-devant d'elle. »
C'était bien mal inaugurer ce rôle de rédemption que de commencer par
dépouiller ceux qu'on venait sauver de l'oppression. L'effet
produit à Paris par la nouvelle de ces succès fut immense. Jamais la victoire
n'avait eu des ailes si rapides, jamais triomphes n'avaient été mieux faits
pour frapper l'imagination des hommes par la simplicité de l'action et par la
grandeur des résultats. La France entière partagea la fièvre qui s'était
emparée de l'armée. Chaque matin le Moniteur publiait coup sur coup les
rapports de Bonaparte au Directoire, ses proclamations à l'armée,
l'évaluation des dépouilles opimes qu'il avait enlevées à l'ennemi. Les
imaginations furent saisies et enflammées. Quant à ces hommes nouveaux qui
formaient la majorité du Directoire, obscurs hier, aujourd'hui investis du
pouvoir de disposer des royaumes conquis, ils furent éblouis des
perspectives, que le général découvrait à leurs yeux, et sans prévoir le
terme inévitable où les conduirait bientôt l'esprit de conquête, oubliant
qu'ils n'avaient de force que dans leur fidélité aux idées nouvelles, ils le
suivirent avec ivresse dans la voie où il les entraînait. Ils accueillirent
avec des transports de joie son aide de camp Murat, qui leur apportait les
drapeaux enlevés à l'ennemi ; ils prodiguèrent au général les marques
d'approbation les plus flatteuses ; ils firent décréter par les Conseils que
l'armée d'Italie avait bien mérité de la patrie ; ils instituèrent une fête à
la victoire ; ils ratifièrent par un traité de pair la politique que
Bonaparte avait adoptée vis-à-vis la cour de Sardaigne, qui se trouva dès
lors à la complète discrétion de la France ; enfin, aveuglés par
l'énumération qu'il leur faisait des ressources inépuisables qu'offrait
l'Italie, par les avantages qu'ils espéraient y trouver pour leurs finances
obérées, ils l'encouragèrent dans le système spoliateur qu'il se proposait de
suivre à l'égard des Italiens, et, comme ces souverains par la grâce de Dieu
qu'ils flétrissaient si souvent dans leurs manifestes, ils ne virent bientôt
plus dans l'Italie qu'une riche ferme à exploiter, et dans ses peuples que la
gent imposable et corvéable à merci. Les
nouvelles instructions que les directeurs adressèrent à Bonaparte à la date
du 7 mai eurent sur la conduite ultérieure de la guerre une influence
dominante et irréparable. Ce sont ces documents qu'il faut consulter si l'on
veut connaître le véritable esprit de notre occupation de l'Italie, car il
est impossible de s'en tenir là-dessus à des banalités de convention
uniformément répétées par des historiens sans conscience ou sans pénétration.
Le 'principal tort des premières instructions du Directoire était surtout
dans le doute et la latitude qu'elles laissaient subsister sur certains
points qui n'auraient jamais dû faire question pour un gouvernement issu de
la révolution française ; les secondes entrèrent sans retour dans la voie qui
n'avait été jusque-là qu'indiquée et y entrèrent de la façon la plus
déplorable, car H y a quelque chose de plus grave que la politique de
conquête, c'est la politique de rapines et de déprédation. Ce qui
frappe, ce qui révolte tout d'abord à cette lecture, c'est l'incroyable
intensité qu'a prise en si peu de temps cette soif de s'approprier les
richesses d'un peuple ami, et l'impudeur avec laquelle s'étale une avidité
d'ordinaire plus habile à se cacher sous les dehors de la politique. On ne
renonce pas à exploiter Gènes, mais il convient de la ménager encore, parce
qu'elle peut devenir dangereuse. On n'a aucun prétexte pour attaquer la
Toscane, puisque la république française est en paix avec elle ; néanmoins on
entrera à Livourne, on y fera main basse sur les vaisseaux anglais,
napolitains, etc. On confisquera les biens des étrangers et on y laissera une
garnison, pour protéger la ville. — Quant au duché de Parme, qui est entré
dans la coalition, on le laissera vivre par considération pour l'Espagne,
avec qui nous avons fait la paix, en ayant soin toutefois de le rançonner
fortement. Le
Milanais trouvera peut-être grâce à nos yeux, car c'est lui que nous allons
délivrer du joug de la maison d'Autriche ? Nullement : « C'est le Milanais
surtout qu'il ne faut pas épargner, écrivent les directeurs à Bonaparte ; levez-y
des contributions en numéraire sur-le-champ, et pendant la première terreur
qu'inspirera l'approche de nos armes, que l'œil de l'économie en surveille
l'emploi. « Si
Rome fait des avances, la première chose à exiger est que le pape ordonne
immédiatement des prières publiques pour la prospérité des armes françaises.
Quelques-uns de ses beaux monuments, ses statues, ses tableaux, ses
médailles, ses bibliothèques, ses madones d'argent et même ses cloches nous
dédommageront des frais que nous coûtera la visite que vous lui aurez faite,
etc. » Ce
dernier genre de spoliation, inouï dans le monde depuis la fameuse prise de
Corinthe par les Romains, est peut-être celui qui contribua le plus à
soulever les peuples contre nous et avec justice, car leur dérober ces œuvres
du génie, c'était en quelque sorte les dépouiller de leur passé et de leur
gloire. Tous les conquérants avaient jusque-là laissé aux Italiens ces
souvenirs de leur histoire, les seuls titres d'honneur dont ils pussent alors
se parer aux yeux de l'étranger ; c'était à leurs libérateurs qu'il
appartenait de les leur ravir ! Que le
corrompu Barras ait pu signer de telles instructions, on ne s'en étonne pas ;
mais que la rigide probité de Carnot ne se soit pas révoltée plutôt que
d'appuyer de l'autorité de son nom une politique si éloignée des principes de
la Révolution, c'est ce qui ne peut se comprendre. A quoi ne pouvait-on
s'attendre, quand l'homme qui passait pour la personnification de la vertu
antique n'éprouvait aucun scrupule à ratifier de semblables projets ? Il est
difficile de savoir au juste si l'initiative de la confiscation des tableaux
et statues de l'Italie, mesure étrangère à nos mœurs modernes, et dont on
avait malheureusement fait l'essai l'année précédente en Hollande et en
Belgique, dans des proportions, il est vrai, infiniment plus restreintes,
doit être attribuée à Bonaparte ou au Directoire ; il est probable que ce
honteux expédient fut discuté et admis à titre d'éventualité, et verbalement,
avant le départ du général ; il ne pouvait qu'être adopté et généralisé par
l'homme qui contribua tant à la restauration du vieux droit de conquête et de
ses abus les plus iniques, mais le Directoire en partage avec lui et le-
triste honneur et la responsabilité[2]. Ce qu'on doit dire, toutefois,
c'est que les instructions du Directoire ne proposaient d'appliquer cette
mesure qu'aux seuls États du pape, tandis que, dès le ter mai, Bonaparte
écrivait à Faypoult, notre ministre à Gênes : «
Envoyez-moi une note sur les ducs de Parme, de Plaisance, de Modène, les
forces qu'ils ont sur pied, et en quoi consistent les richesses de ces
pays-là. Su> tout envoyez-moi une note des tableaux, statues et objets de
curiosité qui se trouvent à Milan, Parme, Plaisance, Bologne, etc. » Et le 6
mai, la veille du jour où les instructions devaient partir de Paris, il
abordait le même sujet avec le Directoire sans aucun développement
préliminaire et comme on le fait pour une chose déjà convenue : « Il serait
utile que vous m'envoyassiez trois ou quatre artistes connus pour choisir ce
qu'il convient de prendre pour envoyer à Paris. » L'amour-propre
national a le plus souvent jeté un voile sur les mobiles d'une avidité
éhontée qui présidèrent à notre première occupation de l'Italie, et qui dès
le début ternirent l'éclat de nos victoires et en compromirent le fruit. On
préfère s'arrêter avec complaisance aux phrases à effet et aux lieux communs
de rhétorique qui étaient destinés à amuser la foule ; le tableau est plus
flatteur, plus agréable aux vanités populaires ; mais aussi le véritable
esprit des événements échappe et leurs péripéties deviennent autant
d'énigmes. On s'étonne de voir tant d'héroïsme et de vertu aboutir à la
transaction de Campo-Formio ; on ne comprend rien à la rapidité avec laquelle
notre ouvrage en Italie s'écroule ; on ne s'explique pas enfin comment la
République périt de la main des soldats républicains. Pour celui qui a suivi
pas à pas les progrès de l'esprit qui pervertit nos institutions politiques
et militaires, ces événements n'ont plus rien l'imprévu ; il ne s'étonne ni
du sang-froid avec lequel ces apôtres de la vertu républicaine trafiquèrent
des droits des peuples comme s'il s'agissait d'un vil bétail, ni du peu de
solidité des vains simulacres de républiques que nous laissâmes en Italie
après notre conquête ; enfin il lui devient facile de comprendre comment des
soldats habitués à ne reconnaître d'autre loi que le droit de la guerre, à
voir dans le pouvoir le prix de la victoire, à tout tenir de leur chef,
n'hésitèrent pas, au 18 brumaire ; à jeter à ses pieds une dernière conquête. En ce
qui concerne les opérations militaires, le Directoire faisait part au général
d'une détermination de la plus haute gravité, qui devait avoir pour
conséquence de diviser le commandement et de changer tout le plan de campagne
de Bonaparte. On lui annonçait que l'armée d'Italie allait être divisée en
feux corps : l'un, placé sous les ordres de Kellermann, devait garder le
Milanais contre les attaques ultérieures de l'Autriche ; l’autre, confié à
Bonaparte, levait filer le long du littoral sur Livourne, Rome et Naples. Le
Directoire insistait surtout sur l'expédition contre Rome et semblait y
attacher le plus grand prix, soit qu'il espérât porter un coup plus sensible
à l’antique superstition en montrant à tous les yeux l’infirmité de l'idole,
soit que son zèle fût stimulé par la jalouse ardeur du théophilanthrope Laréveillère,
qui voyait dans le pape un ennemi personnel. Enfin le Directoire recommandait
de nouveau à Bonaparte de ne rien faire sans l'avis de ses commissaires, et,
ne pouvant le blâmer d'avoir conclu l'armistice de Cherasco, le félicitait
avec une affectation évidente de les avoir consultés avant de traiter : « Ces
sortes de transactions, disait-il, sont particulièrement du ressort des
commissaires du gouvernement auprès des armées. » Ces
instructions étaient conformes à la vieille routine des invasions françaises,
qui toutes avaient successivement échoué pour s'être enfoncées dans le cœur
de l'Italie avant d'en avoir occupé les avenues. Elles étaient le
renversement de tous les plans de Bonaparte, qui, comprenant avec son coup
d'œil si sûr que l'Autriche était le seul ennemi redoutable pour nous,
voulait porter toutes ses forces contre elle et faire de la ligne de l'4dige
une barrière infranchissable, certain qu'une fois ce résultat obtenu, les
faibles États de l'Italie tomberaient d'eux-mêmes en nos mains les uns après
les autres. La rapidité de sa marche en avant, et sa promptitude à nous
engager par ses succès mêmes, le préservèrent d'avoir à opter entre une
remontrance inutile ou une acceptation périlleuse, et lui donnèrent la force
de faire prévaloir ses représentations. Le jour
même où le Directoire signait les dépêches qui devaient lui causer une si
pénible surprise, c'est-à-dire le 7 mai, Bonaparte, qui s'était déjà remis en
campagne après avoir renforcé son armée et assuré ses communications, se
présentait à l'improviste devant Plaisance pour y franchir le Pô. Trompé par
des bruits adroitement répandus et par de fausses manœuvres, Beau lieu
l'attendait à Valence. Il y avait couvert de défenses multipliées,
non-seulement les approches du PO, mais encore celles du Tessin, qui se présentait
en seconde ligne et qui lui offrait à Pavie une position très-forte, marquée
autrefois par un de nos désastres. En se portant avec quelques mille hommes sur
Plaisance, à huit lieues environ au-dessous du point où le Tessin se jette
dans le Pô, Bonaparte tourna à la fois Pavie et le Tessin, et en outre put
opérer le passage toujours périlleux du Pô sans être inquiété sérieusement
par l'ennemi. Il ne fut attaqué que le lendemain à Fombio, près de
Pizzighettone, et par une seule division de l'armée autrichienne, à laquelle
il fit deux mille prisonniers. Beaulieu,
trop faible pour tenir la campagne contre l'armée française, ne pouvait
lutter contre elle avec avantage qu'en profitant des lignes de défense que
lui offraient les nombreux affluents du Pb qui sillonnent la haute Italie du
nord au sud : le Tessin, l'Adda, l'Oglio, le Mincio, l'Adige. La ligne du
Tessin étant forcée, il se replia rapidement sur l'Adda, évacuant toute la
partie de la Lombardie comprise entre ces deux fleuves, après avoir toutefois
laissé une garnison dans le château de Milan. Bonaparte le rejoignit à Lodi (9 mai), ville située sur l'Adda, sur
la rive qu'occupait l'armée française. La ville fut facilement enlevée ;
mais, pour franchir le fleuve, il fallait emporter un pont garni d'artillerie
et défendu par douze mille hommes. C'était là un obstacle que, d'ordinaire,
on évite d'aborder de front pour épargner la vie du soldat, mais en le
forçant Bonaparte avait l'espoir de couper deux divisions autrichiennes qu'il
supposait être encore en deçà de l'Adda. Il n'hésita pas à tenter ce coup
d'audace. Il forma en conséquence une colonne composée de l'élite de l'armée
qu'il abrita derrière \es remparts de la ville, après avoir donné l'ordre à
es cavalerie de passer le fleuve à gué à quelques centaines de pas au-dessus
du pont. Gela fait, il couvrit le pont de mitraille et de boulets. La ligne
ennemie recula derrière un pli de terrain pour se mettre à l'abri du feu.
Bientôt notre cavalerie se montre sur son flanc. Alors la colonne se
démasque, s'élance sur le pont, et après avoir fléchi un instant sous un ouragan
de boulets, le franchit au pas de course et tue sur leurs pièces les
canonniers ennemis. Telle
fut la bataille de Lodi, moins importante per ses résultats matériels,
quelque considérables qu'ils fussent, que par la profonde démoralisation
qu'elle jeta dans l'armée autrichienne, en lui inspirant un sentiment exagéré
de sa propre infériorité. Nous n'avions perdu que deux cents hommes et nous
avions fait deux mille prisonniers. Ce coup extraordinaire nous donnait toute
la Lombardie. Beaulieu était forcé de battre en retraite sur Mantoue et sur
le Mincio. C'est
au quartier général de Lodi, le 14 mai, quatre jours après sa victoire, que
Bonaparte reçut la lettre du Directoire qui bouleversait son plan de campagne
et lui annonçait qu'il fallait désormais partager avec Kellermann le
commandement de l'armée. Rien ne pouvait blesser plus profondément cette âme
ardente et ambitieuse ; mais, avec la décision d'un homme qui se sent
nécessaire, il ne balança pas à offrir sa démission, bien convaincu au fond
du cœur qu'elle ne serait pas acceptée. Il répondit sur l'heure même au
Directoire, en termes respectueux mais pleins de fermeté. Il commençait par
lui annoncer la conquête de la Lombardie, ce qui était assurément l'exorde le
plus propre à donner du poids à ses paroles. Discutant ensuite l'expédition
projetée sur Livourne, Rome et Naples, il assurait qu'une simple
démonstration miles taire suffirait, mais à la condition qu'il ne serait gêné
par personne. « S'il faut que je réfère de tous mes pas aux commissaires du
gouvernement, s'ils ont le droit de changer mes mouvements, de m'ôter ou de
m'envoyer des troupes, n'attendez plus rien de bon. » Mais ce qui était plus
important que tout le reste à ses yeux, c'était de ne pas rompre l'unité de
la pensée militaire : « Dans la situation des affaires, il est indispensable
que vous ayez un général qui ait entièrement votre confiance. Si ce n'est pas
moi, je ne m'en plaindrai pas, et je redoublerai de zèle pour mériter votre
estime dans le poste que vous me confierez. Chacun a sa manière de faire la
guerre. Le général Kellermann a plus d'expérience et la fera mieux que moi,
mais, tous les deux ensembles, nous la ferions mal. » Il
adressait sa lettre à Carnot, avec qui il était en correspondance suivie, et
qui s'était constitué son défenseur au sein du Directoire. Il l'autorisait à
en faire l’usage que lui suggéreraient sa prudence et son attachement pour le
général. « Je vous jure, lui disait-il, que n'ai vu en cela que la
patrie. Vous me trouverez toujours dans la ligne droite. Je dois à la
République le sacrifice de mes idées. Si l'on cherche à me mettre mal dans
votre esprit, ma réponse est dans mon cœur et dans ma conscience... Je crois
qu'un mauvais général vaut mieux que deux bons. La guerre est comme le
gouvernement, c'est une affaire de tact... Je ne veux pas être entravé,
disait-il en finissant. J'ai commencé avec quelque gloire, je désire
continuer à être digne de vous. » Par ce
mélange adroit de dignité et de flatterie, Bonaparte était assuré de l'appui
de Carnot, mais l'adhésion du reste du Directoire était plus incertaine :
plusieurs de ses membres lui étaient notoirement hostiles. La circonstance
d'ailleurs était grave et valait la peine d'être mûrement méditée. Ce que le
général réclamait dans sa lettre, ce n'était pas seulement le désaveu de deux
idées fausses : l'expédition sur Naples et le partage du commandement, on y
voyait plus encore le désir de s'affranchir de tout contrôle ; c'était là le
but de ses récriminations contre les commissaires du gouvernement. Il
demandait indirectement à être investi d'une sorte de dictature. Ce n'était
pas tout, il fallait revenir sur une détermination prise, par Kellermann
avait déjà reçu sa nomination, et c'était créer un fâcheux précédent que de
retirer une mesure qu'on croyait bonne sur la réclamation d'un général déjà
remarqué pour son caractère entier et absolu. C'était une faute de lui céder
par ménagement ce qu'on n'accordait pas à la justesse de ses raisons.
Peut-être valait-il mieux obtenir des avantages moins brillants et ne pas
encourager les usurpations da pouvoir militaire sur les pouvoirs civils. On
pouvait, du reste, rappeler à Bonaparte que lorsqu'il s'agissait d'un autre
que lui, ses vues sur la nécessité de l'unité de commandement étaient fort
différentes de celles que lui suggérait son intérêt personnel. Lorsqu'il
avait été question de réunir sons un seul commandement les deux armées de
Sambre et-Meuse et du Rhin, il s'était opposé à cette mesure avec une grande
vivacité, alléguant que ce serait donner trop de pouvoir à un seul général. Ces
raisons furent débattues au sein du Directoire, et l'on peut affirmer avec
certitude que le gouvernement eut, au Moins un instant, le secret désir
d'accepter la démission de Bonaparte, et que, dans toute autre occasion, on
n'eût pas hésité à le sacrifier. Mais le général avait déjà su enchaîner les
Directeurs par les services de tout genre qu'il leur rendait, autant que par
la popularité que son nom avait acquise. De jour en jour et pour ainsi dire
d'heure en heure il leur devenait plus indispensable. Ils ne se hâtèrent ni
de confirmer, ni de dissiper ses inquiétudes, car ils ne répondirent à
l'offre de sa démission que le 28 mai ; mais, dans l'intervalle qui s'écoula
entre ce jour et celui où ils lui avaient notifié leur résolution, ils
reçurent coup sur coup les nouvelles les plus éblouissantes, en sorte qu'ils
eurent la main forcée. Ce
n'était pas seulement le bulletin des rapides triomphes de Bonaparte, le Pô
franchi, la Lombardie conquise, nos troupes entrant dans Milan aux
acclamations d'un peuple enivré, c'étaient des avantages d'un ordre plus
positif et auxquels le Directoire attachait encore plus de prix, sous la
pression, il faut le dire non pour sa justification mais pour son excuse,
d'une détresse financière effroyable et presque sans exemple. Dans
une communication adressée au général à la date du 15 mai, les Directeurs
expliquaient on ne, peut plus clairement leurs intentions : « Les ressources
que vous vous procurerez, écrivaient-ils au général, seront dirigées sur la
France. » Et ils ajoutaient, dans un langage dont le cynisme répondait à la
pensée qui les inspirait : « Ne laissez rien en Italie de ce que notre
situation politique nous permet d'emporter et qui peut nous être utile. »
Bonaparte avait à la fois devancé et comblé tous leurs vœux. Avant la fin du
mois, il avait fait tomber sur eux une véritable pluie d'or, ce qu'il savait
être le meilleur moyen de plaider victorieusement sa cause. Par la suspension
d'armes imposée au duc de Parme, il avait stipulé pour la France une somme de
2 millions, douze cents chevaux tout harnachés, vingt tableaux, parmi
lu-quels le Saint Jérôme, que le duc s'efforça en vain de dégager au prix
d'un million, enfin des approvisionnements de tout genre pour son armée. Par
une autre suspension d'armes imposée au duc de Modèle il avait exigé 10
millions, plus vingt autres tableaux au choix des commissaires. Par un décret
publié le lendemain de son entrée à Milan, il avait frappé sur la Lombardie
une contribution de 20 millions en argent, accompagnée d'une autre contribution
en t tableaux et objets d'art. Et ce n'étaient pas là de vaines promesses :
dès le 22 mai, il leur annonçait que 6 à 8 millions en or, bijoux, lingots,
étaient en route ; il leur offrait de faire passer 1 million à l'armée du
Rhin, dont ils ne pouvaient payer la solde, il envoyait 1.200.000 francs à
Kellermann. Et toutes ces sommes qui, vu l'état de nos finances, étaient des
trésors inestimables, elles avaient été réalisées en quelques jours, par le
même homme qui, moins d'un mois auparavant, avait déjà donné à la France les
dépouilles du royaume de Sardaigne, désormais annihilé et soumis ; par le
même homme à qui le Directoire, lors de son départ pour l'armée d'Italie,
n'avait pu donner que 300.000 francs à distribuer à ses troupes affamées. Et
on se serait privé d'un homme si précieux au moment où il était le plus
nécessaire, lorsque lui seul pouvait achever l'ouvrage, qu'il avait commencé,
lorsqu'il relevait à la fois et l'éclat de nos armes et notre prospérité
intérieure ! Le 28
mai, le 'Directoire lui répondit : « Vous paraissez désireux, citoyen
général, de continuer à conduire toute la suite des opérations militaires de
la campagne actuelle en Italie. Le Directoire a mûrement réfléchi sur votre
proposition, et la confiance qu'il a dans vos talents et votre zèle
républicain ont décidé cette question en faveur de l'affirmative. » Il
Cessait d'insister sur l'expédition de Borne et de Naples, lui recommandait
seulement le coup de main sur Livourne, et quant aux projets du général du
côté de l'Allemagne, il lui « laissait à cet égard la plus grande latitude,
en lui recommandant la plus extrême prudence. » Cette
latitude, qui était en réalité un pouvoir presque discrétionnaire, le général
devait la mettre à profit pour en obtenir une plus grande encore. Le
Directoire venait, en effet, de lui abandonner la suprême direction de la
politique et de la guerre, en échange des avantages qu'il retirait de la
conquête. Bonaparte savait désormais comment il pouvait faire taire les
scrupules du Directoire. Un pacte tacite existait entre eux. Ainsi les hommes
deviennent peu à peu les esclaves des nécessités qu'ils ont eux-mêmes créées. Cependant
une députation, conduite par le rompe Melzi, un des hommes les plus
importants et les plus estimés de l'Italie, était venue au quartier général
apporter à Bonaparte la soumission de Milan. Il St prendre possession par
Masséna de cette opulente cité. Le lendemain 15 mai, il y fit lui-même son
entrée sous un arc de triomphe, au milieu des cris d'enthousiasme de cette
population intelligente, qui saluait en lui un fils de l'Italie et le
défenseur naturel de son indépendance. Tout le
monde à Milan était fatigué du joug de l'Autriche. Les idées de liberté
étaient répandues dans toutes les classes, et les Milanais ne pouvaient
croire que cette Révolution française qui venait de les délivrer au nom de
ces beaux principes qui devaient régénérer le monde, les laisserait un jour
retomber sous l'épée de leurs ennemis. On se pressait avidement pour
entrevoir les traits de ce jeune homme, qui, en une campagne de deux mois,
venait de s'égaler aux plus grands capitaines. Sa petite taille, sa pâleur,
la maigreur maladive de ce corps si frêle, qui semblait consumé par le feu du
génie, et qui était en réalité fait de muscles d'acier, saisissaient les
imaginations par le contraste qu'elles offraient avec de si éclatants faits
d'armes. Son regard direct et pénétrant, son geste brusque, impérieux, son
profil césarien, son parler bref, son ton tranchant, absolu, tout en lui
décelait l'homme de commandement, et dès le premier jour il s'était si bien
identifié avec son rôle, qu'il était impossible de démêler dans ses manières
ce qui était étudié de ce qui ne l'était pas. Envoyé
à l'armée d'Italie pour commander à des généraux qui, pour la plupart,
avaient plus de réputation et étaient plus âgés que lui, il avait compris
qu'il était tenu de leur imposer, non-seulement par l'éclat des services,
mais par la tenue, par la gravité, par le caractère. De là la sévère
surveillance qu'il exerçait sur lui-même, la simplicité calculée de ses
habitudes, l'austérité surprenante de ses mœurs au milieu de la licence qu'il
tolérait volontiers dans l'armée. Pour ceux qui connaissent le détail de sa
vie intime, avant et après cette époque, cette austérité n'était ni l'effet
d'un penchant naturel, ni un hom-, mage rendu à des principes qui ne furent
jamais dans son cœur. Elle était un moyen de commandement, rien de plus. Il
sentait que la supériorité du génie ne lui suffisait pas encore pour dominer
ses compagnons d'armes, s'il n'y joignait cette autorité morale qui est le
prix d'une vie pure. Aussi encourageait-il volontiers chez les autres ce
qu'il s'interdisait si soigneusement à lui-même, certain qu'il était de les
tenir à sa discrétion une fois qu'ils lui avaient donné prise sur eux. Ennemi
des dilapidations, dont l'éclat fâcheux compromettait les ressources de
l'armée ou ternissait sa réputation, il fermait systématiquement les yeux sur
celles qui étaient faites assez habilement pour sauver les apparences, mais
il avait soin de faire comprendre à leurs auteurs que s'il jugeait à propos
de se taire il n'était pas leur dupe, et à partir de ce moment il était leur
maitre ; ces hommes devenaient d'autant plus soumis qu'ils se sentaient à sa
merci. Les fortunes scandaleuses que la plupart des généraux et des agents
français firent en Italie étaient ainsi autant de gages de l'empire absolu
qu'il voulait exercer sur eux. Souvent il leur offrait des occasions de faire
leur fortune en leur confiant des missions où de grosses sommes leur
passaient par les mains sans contrôle, et, lorsqu'ils n'en profitaient pas,
il le lent reprochait et se moquait de leurs scrupules. Marmont en cite, en
ce qui le concerne lui seul, plusieurs traits qui ont tous les caractères de
la véracité et qui sont conformes à ce qu'on en sait d'ailleurs. Quant à lui,
il lui plaisait de demeurer incorruptible au milieu de tant d'âmes vénales,
mais il l'était par supériorité d'orgueil et d'ambition plutôt que par vertu.
On ne saurait d'ailleurs mieux définir qu'il l'a fait lui-même les mobiles
qui l'inspiraient. Le Mémorial de Sainte-Hélène assure que lorsque
Bonaparte traita avec le duc de Modène, Salicetti vint le trouver dans son
cabinet : « Le commandeur d'Este, frère du duc, est là, lui dit-il, avec 4
millions en or dans quatre caisses : il vient au nom de son frère vous prier
de les accepter, et moi je vous le conseille. Je suis de votre pays, je
connais vos affaires de famille ; le Directoire et le Corps législatif ne
reconnaîtront point vos services ; ceci est bien à vous, acceptez-le sans
scrupule et sans publicité. — Je vous remercie, répondit froidement
Bonaparte, je n'irai pas, pour cette somme, me mettre à la disposition du duc
de Modène. » Il
aurait pu dire aussi : et de Salicetti. Il n'y a ici, on le voit, ni
indignation ni reproche, un simple calcul, voilà tout. Le pieux Las Cases
ajoute aussitôt avec sa bonne foi si expressive et si précieuse : «
L'Empereur s'arrêtait avec une certaine complaisance sur ces détails de
désintéressement, concluant néanmoins qu'il avait eu tort et avait manqué de
prévoyance, soit qu'il eût voulu songer à se faire chef de parti et à remuer
les hommes, soit qu'il eût voulu ne rester qu'un simple particulier dans la
foule ; car au retour, disait-il, on l'avait laissé à peu près dans la
misère, et il eût pu continuer une carrière de véritable pauvreté lorsque le
dernier de ses administrateurs et de ses généraux rapportait de grosses
fortunes. Mais aussi, ajoutait-il, si mon administrateur m'eût vu accepter,
que n'eût-il pas fait ? Mon refus l'a contenu. » Le 15
mai, Bonaparte avait été accueilli à Milan par les acclamations des Lombards,
et le surlendemain, 17 mai, il écrivait au Directoire : « Nous tirerons de ce
pays-ci 20 millions de contributions. Cette contrée est une des plus riches
de l'univers, mais elle est entièrement épuisée par cinq années de guerre.
» Il constatait, du reste, que Milan était très-porté pour la liberté et
beaucoup plus patriote que le Piémont, qualités qui, on le voit, n'étaient
pas un préservatif plus sûr contre nos exigences que l'épuisement dont venait
parler le général. Milan, qui était venu au-devant de nous, était, toute
proportion gardée, traité beaucoup plus durement que Parme, dont le souverain
faisait partie de la coalition, mais avait été ménagé à cause de sa parenté nec
le roi d'Espagne. Bonaparte, abordant une éventualité déjà prévue, mais ne
sachant si les intentions tu Directoire n'avaient pas changé, disait encore :
« Si le peuple demande à s'organiser en république, doit-on le lui
accorder ? » La
réponse définitive du Directoire à cette question levait se faire longtemps
attendre, car ces chefs de la Révolution, libérateurs des peuples, pensaient plus
que jamais à rendre la Lombardie à ses oppresseurs pour en obtenir en échange
la cession des Pays-Bas, et cette arrière-pensée venait justement de les
empêcher de conclure, avec le Piémont, une alliance qui nous et donné vingt
mille soldats de plus en Italie en rendant un corps à la nationalité
italienne. Bonaparte organisa, en attendant, en Lombardie une administration
provisoire d'un caractère presque exclusivement municipal, dirigée par un
corps consultatif déjà existant sous le nom de congrès d'État et dont il se
borna à renouveler le personnel. Il y forma une garde nationale destinée à
concourir à la police du pays et plus encore à donner aux habitants la
persuasion qu'ils allaient désormais se gouverner eux-mêmes ; illusion
bientôt démentie. Enfin il chercha à se rendre populaire en flattant les
puissances de l'esprit, en accueillant avec distinction les artistes et les
savants, idée dont on lui a toujours attribué tout l'honneur et qui lui fut
non pas suggérée, mais imposée par des injonctions formelles du Directoire.
Il en est ainsi même de sa belle lettre à l'astronome Oriani, qu'on a si souvent
citée. Cependant
il fallait bien notifier aux Lombards, an risque de refroidir leur
enthousiasme, les premiers sacrifices dont ils allaient payer leur
libération. Le général les leur fit connaître le 19 mai dans une proclamation
adressée au peuple de la Lombardie. Il commençait par rappeler que « la
République, qui a juré haine aux tyrans, avait aussi juré la fraternité des
peuples... L'armée victorieuse d'un monarque insolent devait sans doute
répandre la terreur chez la nation où elle portait ses victoires ; une armée
républicaine, forcée de faire la guerre à mort aux rois qu'elle combat, voue
amitié aux peuples que ses victoires affranchissent de la tyrannie. » Mais,
ajoutait-il, « si les Français vainqueurs veulent considérer les peuples de
la Lombardie comme des frères, ceux-ci leur doivent un juste retour. » Ils
devaient donc soutenir de toutes leurs forces l'armée qui protégeait leur
indépendance ; ces secours, « le droit de la guerre les lui assure, l'amitié
doit s'empresser de les leur offrir. » Il annonçait ensuite la contribution
de 20 millions, « rétribution bien faible pour des contrées aussi fertiles,
si l'on réfléchit surtout à l'avantage qui doit en résulter pour elles. » Ces
derniers mots, qui n'étaient guère d'accord avec ce qu'il avait écrit au
sujet de l'épuisement de ce pays, contenaient une promesse formelle, et cette
promesse, on sait dans quelle mesure le général et le Directoire avaient
l'intention de la tenir. Mais le vague et l'obscurité, dont Bonaparte
s'enveloppait à dessein dans ses conversations avec les Milanais influents,
ne leur laissait que trop deviner le but de sa politique. En vue d'un
bienfait très-incertain, on leur demandait donc de s'imposer le mal trop
certain qui accompagne la conquête et l'occupation étrangère, et en même
temps de s'exposer aux représailles de leurs anciens maîtres. Bonaparte
indiquait lui-même la base d'après laquelle devait être levée la
contribution. Elle devait « être frappée sur les riches, sur les gens
véritablement aisés, sur les corps ecclésiastiques, » et épargner la classe
indigente. Un
décret du même jour portait nomination « d'un agent à la suite de l'armée
française en Italie pour extraire et faire passer sur le territoire de la
République les objets d'art, de science, etc., qui se trouvent dans les
villes conquises, » et cela indépendamment des objets d'art accordés par les
puissances d'Italie en exécution des traités et suspensions d'armes conclus
avec les armées de la République. En vertu de l'article 5 de ce décret, si
l'autorité française ne pouvait procurer à cet agent « les moyens
d'enlèvement, n il était autorisé lui-même « à requérir des chevaux ou
voitures dans la ville où se feraient les extractions. » Les
objets d'art et de science étaient en partie énumérés dans le décret ; ils
comprenaient non-seulement « des tableaux, des statues, des manuscrits, mais
des machines, instruments de mathématiques, cartes, n et le décret ajoutait
un etc., ce qui comportait une anses grande variété d'autres objets, vu
surtout la bonne volonté de ceux qui étaient chargés de l'interprétation. Peu
de temps après, en effet, Bonaparte annonçait lui-même au Directoire que
Monge et Berthollet s'occupaient à Pavie « à enrichir notre Jardin des
Plantes et notre cabinet d'Histoire naturelle, n et devaient bientôt remplir
la même mission à Bologne. Les chevaux de luxe eux-mêmes ne tardèrent pas à
être considérés comme objets d'art. On en enleva en Lombardie une grande
quantité, parmi lesquels le général en envoya en cadeau une centaine des plus
beaux aux Directeurs « pour remplacer, leur écrivait-il, les chevaux
médiocres qui attellent vos voitures. » Mais cette dénomination d'objets de
science et d'art, quelque large que fût l'interprétation que lui donnaient
les conquérants de l'Italie, s'étendait encore plus loin dans la pensée du
Directoire, car dans ce moment même il recommandait à la sérieuse attention
de Bonaparte des observations que lui avait adressées le ministre de la
marine, Truguet. Dans la Romagne, dans les États de Naples, on devait, selon
le ministre, trouver en abondance des bois prêts à être embarqués, ans
d'autres parties de l'Italie des chanvres de la plus belle qualité, de la
toile à voile, etc. Tout cela fut encore considéré comme objet d'art. «
Ne convient-il pas, disait Truguet, que chacun de ces États respectifs fournisse
et transporte à Toulon, dans le plus bref délai, les quantités qu'ils
pourront produire et qu'ils auront déjà en magasin ? Rendons l'Italie fière
d'avoir contribué à l'éclat de notre marine. C'est, il me semble, seconder
les vues des nombreux patriotes de ces contrées qui jouissent de la noble
fierté d'avoir concouru aux approvisionnements et aux succès des armées de la
République. » Étrange
époque, où telle était la confusion de toutes ces idées que la rapacité
parlait le langage du patriotisme et le patriotisme celui de la rapacité, en
s'embrouillant si bien que parfois l'on ne saurait dire lequel de ces deux
sentiments l'emporte sur l'autre. Ainsi argent, approvisionnements, monuments
de la science et de l'art, produits de l'industrie et de l'agriculture, rien
n'échappait à un système de spoliation jusque-là sans précédent dans
l'histoire des nations modernes. Pour se rendre un compte exact de l'effet que
devaient produire de telles exactions sur l'esprit d'une population
intelligente et cultivée à laquelle nous nous présentions en frères, et que
l'Autriche avait toujours traitée avec beaucoup de douceur et de ménagement,
il convient d'y ajouter les calamités causées par l'effroyable fièvre de vol,
de pillage, d'exploitation, qui s'était emparée de l'armée et dont témoignent
tant d'ordres du jour[3], des exécutions presque
quotidiennes et les innombrables plaintes des officiers généraux impuissants
à réprimer un mal dont le plus souvent ils donnaient les premiers l'exemple.
En même temps que nos soldats, une nuée d'agioteurs, de fournisseurs, de commissaires,
de spéculateurs de toute espèce s'était abattue sur ce malheureux pays pour
prendre part à la curée, en sorte que cette armée dévorait tout sur son
passage. Il est sans doute douloureux pour un historien jaloux de l'honneur
de son pays d'avoir à placer ce sombre tableau à côté de tant de glorieux
faits d'armes ; mais à l'omettre il n'y a pas seulement altération de la
vérité, il y a inintelligence des événements, inintelligence d'une crise
décisive et funeste pour notre esprit national et pour nos libertés
politiques. En même
temps parut une nouvelle proclamation de Bonaparte à ses soldats (20 mai). « Vous vous êtes précipités,
leur disait-il, comme un torrent du haut de l'Apennin, » image trop juste et
trop vraie de notre marche dévastatrice à travers l'Italie. Aucune barrière,
aucune armée n'avait pu les arrêter, et leurs succès allaient porter la joie
au sein de leur patrie, l'orgueil au sein de leurs familles. « Oui, soldats,
vous avez beaucoup fait, mais ne vous reste-t-il donc plus rien à faire ?
dira-t-on de nous que nous avons su vaincre mais que nous n'avons pas su
profiter de la victoire ? la postérité nous reprochera-t-elle d'avoir trouvé
Capoue dans la Lombardie ? Mais je vous vois déjà courir aux armes, un lâche
repos vous fatigue ; les journées perdues pour la gloire le sont pour votre
bonheur. Eh bien ! partons, nous avons encore des marches forcées à faire,
des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger. « Que
ceux qui ont aiguisé les poignards de la guerre civile en France, qui ont
lâchement assassiné nos ministres, incendié nos vaisseaux à Toulon, tremblent
! l'heure de la vengeance a sonné. « Mais
que les peuples soient sans inquiétude. Nous sommes amis de tous les peuples,
et plus particulièrement des descendants des Brutus, des Scipion et des
grands hommes que nous avons pris pour modèles. Rétablir le Capitole, y
placer avec honneur les statues des héros qui se rendirent célèbres,
réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d'esclavage, tel
sera le fruit de vos victoires. Elles feront époque dans la postérité. Vous
aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de
l'Europe. » Ces
proclamations, qui électrisaient le soldat, ont été depuis lors jugées
emphatiques. On ne saurait cependant nier le souffle poétique qui les anime.
Bonaparte, si inférieur à César par le bon sens, par l'esprit pratique, par
ce sens exquis de la mesure et du possible qui fait seul les grands génies
politiques, possédait à un bien plus haut degré que lui le don le saisir et
de frapper les imaginations. Mais, en lui rendant cette justice, on est forcé
de reconnaître que plus on s'éloigne du temps où ces appels guerriers ont été
écrits, plus ils paraissent déclamatoires, œ qui n'arrive pas pour les
inspirations dictées par un sentiment sincère et profond. Si l'on en cherche
la raison, on découvrira que cette impression croissante de froideur tient à
ce que ces proclamations ont été, pour la plupart, l'œuvre de la seule
imagination de Bonaparte au lieu d'être le produit de son émotion intime.
Elles ont été faites comme une composition de rhétorique ; elles n'ont point
été l'explosion des sentiments qu'il éprouvait ; il simulait un enthousiasme
qu'il ne ressentait pas. Ces évocations des grandes figures de la Rome
antique, il ne les sin-ployait que parce qu'il les savait propres à agir sur
l'esprit de ses contemporains, et si, malgré ce qu'elles avaient d'artificiel,
elles produisaient réellement un si prodigieux effet, c'est que, depuis le
début de la Révolution, ses contemporains ne vivaient et ne se nourrissaient
en quelque sorte que des souvenirs de l'antiquité. Mais s'il se servait de
ces moyens oratoires, il n'en était pas dupe lui-même ; de là tout ce que
nous y trouvons de factice et d'affecté. Cet artifice et cette recherche de
l'effet que les contemporains ne voyaient pas, entraînés qu'ils étaient par
leur propre émotion, nous l'apercevons derrière chaque mot. Voilà pourquoi
nous restons froids. Chez les grands orateurs révolutionnaires, dans la
bouche de Mirabeau, dans celle de Vergniaud, ces images, bien qu'empruntées à
la même source, nous émeuvent encore et ont conservé une réelle grandeur,
parce qu'elles sont la sincère et tragique expression de leurs sentiments,
aussi bien que de leur situation ; dans les proclamations de Bonaparte, elles
ne sont que théâtrales, parce qu'on. y sent trop le procédé. Au reste, il a
pris lui-même la peine de nous dire son secret à cet égard dans la
recommandation si curieuse et si significative qu'il adressait à quelque
temps de là à un de ses agents, le général Gentili : « Si les habitants du
pays, lui disait-il — il s'agissait de Corfou —, sont portés à
l'indépendance, flattez leur goût, et ne manquez pas, dans les différentes
proclamations que vous ferez, de leur parler de la Grèce, d'Athènes et de
Rome. » (Lettre
au général Gentili du 26 mai 1797.) L'écrivain des proclamations est tout entier dans
ce mot-là. Où il
était plus sincère et exprimait des sentiments réels, c'est lorsqu'il parlait
à ses soldats de la gloire, et s'efforçait de leur en inspirer l'amour.
Bonaparte, en effet, aima passionnément la gloire ; son ambition, quoique
égoïste, s'élevait par-là fort au-dessus des ambitions vulgaires. Elle était
désintéressée, au moins par ce côté, et, bien qu'insatiable de pouvoir, ce
n'est pas lui qui se fût jamais contenté d'un pouvoir sans grandeur. Mais la
gloire qu'il proposait à ses soldats, n'avait rien du sens que le monde
moderne et surtout la Révolution française avaient attaché à ce mot : c'était
la gloire telle que l'avaient comprise les grands conquérants de l'antiquité,
celle qui consiste à vaincre, à subjuguer, à éblouir les hommes, non à les
élever et à les ennoblir ; celle qui a en vue les victoires de la force, non
les conquêtes de la civilisation ; celle enfin qui procède par la contrainte,
la ruse, l'intimidation, au lieu de celle qui agit par les forces morales, par
le concours volontaire des plus nobles passions de rime humaine. Entre ces
deux conceptions de la gloire, il y avait toute la distance qui existe entre
un Bonaparte et un Washington. L'effet
des mesures fiscales annoncées aux Lombards par la proclamation du 19 mai, et
celui, plus funeste encore, des déprédations.et des excès de tout genre
commis par notre armée, ne se fit pas attendre. Cinq jours après, le 24 mai,
au moment où les troupes commençaient leur mouvement pour se remettre en
marche et reprendre leurs opérations contre l'armée autrichienne, on entendit
le tocsin sonner avec fureur dans tous les villages situés entre Pavie et
Milan. Les paysans parcouraient les campagnes par bandes armées et se
jetaient sur nos détachements. C'était l'insurrection de la détresse et non,
comme on l'a ridiculement écrit, une conspiration « du parti des moines. »
Le faible appui qu'elle trouva dans le clergé ne prouve que l'unanimité de la
population ; et Bonaparte lui-même n'a jamais songé à lui imputer cette
révolte. Dans ses proclamations, il y implique « les prêtres et les nobles, »
selon la formule du temps, mais il ne put jamais se faire illusion sur les
vraies causes de ce mouvement, au point de l'attribuer à une influence
cléricale. Le
lendemain, Pavie s'insurgea. Le peuple y désarma les postes et cerna, dans
l'hôtel de ville, la garnison française, qui fut bientôt réduite à se rendre,
grâce surtout à la faiblesse de son commandant. Il n'y eut pas de révolte à
Milan, mais la population y prit une attitude hostile et menaçante : elle
semblait n'attendre qu'un signal pour se prononcer plus ouvertement. Bonaparte
était à Lodi, où il terminait les préparatifs de sa campagne sur le Mincio et
l'Adige. Il part aussitôt pour Milan avec deux mille hommes d'infanterie,
trois cents cavaliers et six pièces de canon. Milan grondait sourdement, mais
n'avait commis aucun acte d'insurrection. Tout s'y était borné à une sortie
de la garnison autrichienne, qui tenait encore dans le château et qui avait
jugé le moment favorable pour se dégager. Bonaparte fait arrêter dans la
ville, par simple mesure de précaution, plusieurs centaines de personnes,
puis il se dirige sur Pavie en s'y faisant précéder par l'archevêque de
Milan, vieillard de quatre-vingts ans, pacificateur improvisé par la
contrainte, et dont la mission ne pouvait avoir aucun succès. Les
insurgés avaient poussé une avant-garde jusqu'à Binasco. Lannes les en chasse
après une courte résistance et Bonaparte fait mettre le feu à ce bourg pour
terrifier la révolte. Huit à dix mille paysans s'étaient enfermés dans Pavie
et en occupaient les remparts, lorsque parut la colonne française. Les
sommations du général n'ayant pas été écoutées, on balaya à coups de
mitraille les remparts, qui se trouvèrent promptement dégarnis. Alors les
grenadiers enfoncèrent les portes à coups de hache. Les paysans se
dispersèrent précipitamment dans les campagnes, où ils périrent en grand
nombre sous le sabre de nos cavaliers. Les soldats, maltes de la ville, en
demandèrent le pillage à grands cris, et Bonaparte le leur accorda,
concession faite à des traditions barbares, depuis longtemps proscrites par
le code des nations civilisées, et qui n'était guère propre à corriger l'armée
du penchant qu'on lui reprochait avec tant d'os- tentation. Il donna, en
outre, l'ordre que la municipalité fût fusillée ; mais, heureusement pour sa
mémoire, l'ordre ne fut pas exécuté sur-le-champ, et le général fut bien
aise, quelques jours après, de pouvoir lui faire grâce, ce qui n'était qu'un
acte de justice. Quant au commandant qui avait faibli devant l'émeute, il fut
passé par les armes. Bonaparte compléta cette répression impitoyable par
diverses mesures de sûreté. Quatre cents otages, choisis parmi les familles
les plus importantes de.la Lombardie, furent transportés en France pour y
répondre de la docilité future de leurs compatriotes. Tous les hommes saisis
les armes â la main furent fusillés. Le 28 mai, Bonaparte adressa aux peuples
de la Lombardie une nouvelle proclamation. Combien le ton en était différent
de celui de ce manifeste dans lequel, huit jours auparavant, il se présentait
en invoquant la fraternité des peuples ! Il leur peignait aujourd'hui son
armée « terrible comme le feu du ciel » pour les révoltés. Il leur annonçait
que ses généraux allaient faire marcher contre les villages rebelles « les
forces nécessaires pour les réprimer, pour y mettre le feu, pour y faire
fusiller tous ceux qu'on y trouverait les armes à la main. Tous les prêtres,
tous les nobles qui seraient restés dans la commune rebelle seraient arrêtés
comme otages et conduits en France. Tous les villages où l'on sonnerait le
tocsin seraient sur-le-champ brûlés... Toute maison où l'on trouverait un
fusil serait également brûlée, etc. » Ainsi,
grâce au système inique et spoliateur qu'on venait de pratiquer en Lombardie,
huit jours avaient suffi pour changer un peuple ami, connu par la douceur de
ses mœurs, dont la reconnaissance et les sympathies pour nous allaient
jusqu'à l'enthousiasme avant qu'il dit à quoi s'en tenir sur la valeur réelle
de nos services, en une population défiante, hostile, irritée, que la terreur
seule empêchait de manifester ses véritables sentiments ; et nous prétendions
tout à la fois lui rendre l'orgueil de la liberté et la traiter avec plus de
brutalité et de mépris que ses anciens dominateurs. Pendant
que ces choses se passaient en Lombardie, le Directoire était occupé à Paris
à célébrer cette fête à la Victoire qu'il avait instituée à l'occasion des
triomphes de l'armée d'Italie. Au moment où toute la Lombardie était en feu,
par un de ces contrastes si fréquents où semble se jouer la main d'un hasard
ironique, Carnot prononçait en plein Champ de Mars un solennel et sentimental
discours, dans lequel il mêlait à l'éloge de nos armées celui de l'amour
filial, de l'amour paternel, de la sensibilité, de la reconnaissance, et
surtout de l'humanité. « Ô humanité ! disait-il, que ta pratique est
délicieuse, et qu'elle est à plaindre l'âme avide qui ne te tonnait pas. » A
la suite de ces philanthropiques effusions, venaient des danses et un
banquet, puis enfin un hymne de circonstance composé par Lebrun-Pindare, et
dont le refrain était ainsi conçu : Enivrons,
mes amis, la coupe de la gloire ; Sous
des lauriers que Bacchus a d'attraits ! Buvons,
buvons à la victoire, Fidèle amante des Français. (Moniteur des 29 mai et 2 juin 1796) Particularités qui sembleront peut-être indignes de la gravité de l'histoire, mais qui ont le mérite de montrer à fond le peu de sérieux de cette époque, chez une nation dont le principal défaut a toujours été le manque de sériera. |
[1]
Ailleurs, à trente-quatre mille d'infanterie et trois mille cinq cents de
cavalerie. (Au Directoire, Carrù, 24 avril), dans la même lettre, il évalue
l'ennemi à cent mille hommes, chiffre fantastique.
[2]
Thibaudeau, un des hommes qui personnifient le mieux cette époque, raconte avec
indignation, dans ses Mémoires sur le Directoire, que des artistes
français osèrent pétitionner auprès du Directoire pour s'opposer à ce déplacement
des chefs-d'œuvre de l'art. Il oublie de mentionner la courageuse protestation
de Quatremère de Quincy. Les adversaires de cette mesure ne sont à ses yeux que
des « ennemis de notre gloire, des esprits moroses, des fanatiques. » Il
cite à l'appui de son opinion ce qui se pratiquait dès lors en Grèce et en
Égypte, et il s'étonne qu'on nous dispute le droit de nous faire céder «
quelques tableaux que nos armées auraient pu brûler, quelques marbres qu'elles
auraient pu détruire. » C'est ainsi que ce tribun comprenait le droit.
[3]
Voir notamment sur ce sujet les ordres du jour du 3 mai, de 9 mai, du 11 mai ;
la lettre à Dommartin du 5 mai, à Kilmaine du 28 mai, à Lambert du 14 juin ;
les ordres du jour du 8 juin et du 11 juin, etc. ; la correspondance des
généraux, particulièrement celle de Joubert.