On
était alors au mois de septembre 1793, et les armées de la République
assiégeaient Toulon. A l'exemple de Lyon, de Marseille, de Caen, de Bordeaux,
cette ville s'était soulevée contre la dictature jacobine devenue
toute-puissante depuis le jour où la populace des sections avait porté la
main sur les représentants de la nation. Bientôt après, épouvantés par la
répression terrible qui écrasa cette insurrection sans consistance, entraînés
par les passions royalistes qui ne tardèrent pas à s'emparer du mouvement
commencé au nom de l'héroïque et infortunée Gironde, les Toulonnais ouvrirent
à la coalition les portes de leur ville, qui devint l'arsenal et le poste
avancé de l'invasion. Une garnison nombreuse, de toute origine et de toute
race, formée à la hâte d'éléments empruntés à cette grande mêlée des peuples,
défendait la place. Des fugitifs échappés aux tueries de Lyon et de
Marseille, des proscrits qui comptaient autant de nuances d'un Dion qu'il y
avait eu de partis vaincus dans la Révolution, des Français égarés qui, dans
leur délire, ne s'apercevaient plus qu'ils déchiraient le sein de la patrie
en croyant combattre un parti, se voyaient là à côté des soldats de tous pays
que la coalition avait jetés sur nos côtes méridionales pour appuyer par
cette diversion l'insurrection de la Vendée et l'attaque faite sur nos
provinces du Nord. Dans son empressement de s'emparer de cette riche proie,
l’escadre anglaise avait réuni précipitamment, pour les débarquer dans
Toulon, toutes les troupes qu'elle avait trouvées disponibles sur les côtes
méditerranéennes : des Espagnols, des Sardes, des Anglais, des Napolitains,
ramassis cosmopolite dont le seul lien était une haine commune. Le pape
lui-même avait voulu contribuer pour sa part, en envoyant aux coalisés des
prêtres et des moines. Les
troupes de la Convention formaient deux corps d'armée séparés par le mont
Pharon, barrière inaccessible ; ils étaient presque sans communication entre
eux. En partie accourues de Marseille après le châtiment infligé à cette
ville, en partie détachées de l'armée qui opérait sur les Alpes, grossies
d'heure en heure des Rots de ce débordement de douze cents mille hommes que
la Révolution, attaquée de toutes Parts, poussait sur ses ennemis comme la
lave du volcan, ces troupes offraient un mélange inouï de désordre,
d'inexpérience et de sauvage grandeur. On retrouvait en elles tous les
contrastes et toute la confusion du formidable chaos qui les avait enfantées,
l'élan, l'enthousiasme ignorant, l'ardeur démagogique, l'extrême bravoure à
côté de l'extrême arrogance. Ces troupes, qui furent le noyau de l'armée
d'Italie, mêlées de bonne heure à nos discordes civiles, n'eurent pas la
pureté et le désintéressement de celles qui ne servirent jamais d'instrument
aux représailles des partis, mais elles possédaient au plus haut degré le
fanatisme de la Révolution. Sans chefs, Sans matériel, sans organisation,
sans discipline, ayant devant elle le canon ennemi, derrière elle l'échafaud,
cette armée trouvait sa seule force dans la résolution sombre et inflexible
qu'on avait fait passer dans toutes les âmes, mais c'était assez pouf' que
personne ne doutât du succès. La plupart des officiers de l'ancienne armée
ayant été moissonnés par la guerre ou par les proscriptions, il suffisait,
pour obtenir un commandement, d'avoir montré de l'audace ou du patriotisme,
et les grades les plus élevés étaient échus à des hommes pleins d'énergie,
mais presque tous étrangers aux plus élémentaires notions de la science
militaire. De
simples soldats avaient été improvisés généraux, des sergents d'artillerie
dirigeaient le tir des batteries ; un ex-artiste, le peintre Carteaux, avait
le commandement en chef du principal corps d'armée, chargé d'opérer à droite
de la place ; il allait bientôt avoir pour successeur un médecin, le Savoyard
Doppet. Un ex-marquis, échappé à la suspicion par l'exaltation de ses
opinions, le général Lapoype, dirigeait l'attaque de gauche. Au-dessus d'eux,
investis d'une autorité presque illimitée, les commissaires de la Convention,
Salicetti, Albitte, Gasparin, Fréron et Barras, qui, malgré l'importance
croissante acquise par les armées depuis leur intervention dans nos luttes
intérieures, représentaient encore la suprématie, trop absolue pour n'être
pas bientôt menacée, des pouvoirs civils sur le pouvoir militaire. Malgré
l'ardeur des troupes républicaines, le siège tramait en longueur. Elles
avaient enlevé, avec leur bravoure accoutumée, les gorges d'Ollioules et les
autres défilés qui défendaient les approches de la place, mais leur élan
était venu expirer au pied des remparts de Toulon, et elles ne faisaient
aucun progrès sérieux contre les ouvrages formidables qu'elles avaient
trouvés devant elles. C'est que, dans la conduite d'un siège la fougue ne
saurait suppléer aux dispositions savantes : celles-ci seules peuvent en
assurer le succès. Carteaux, le général en chef, ne connaissait pas même
approximativement la portée d'une pièce d'artillerie ; tous les services
étaient désorganisés ; l'armée manquait de l'outillage le plus indispensable
à l'établissement d'une batterie, et chacun ayant son plan pour la prise de
Toulon, qui avait été mise au concours parmi les sociétés populaires, les
opérations flottaient au hasard, sans ensemble et sans direction. Au milieu
de l'immense désarroi de ces préparatifs confus et tumultueux, Bonaparte
arriva au camp. Il se
rendait en ce moment d'Avignon à Nice, où se trouvait le quartier général de
l'armée d'Italie, et, passant devant Toulon, il voulut voir son compatriote
Salicetti qui suivait les opérations du siège en qualité de représentant en
mission[1]. Celui-ci le présenta à
Carteaux. Le général n'eut rien de plus pressé que de Montrer au nouveau venu
les batteries qu'on venait d'établir pour foudroyer la flotte anglaise. Elles
étaient placées à trois portées de distance des bâtiments les plus rapprochés.
Bonaparte eut quelque peine à con tenir l'expression de son mépris pour tant
d'ignorance et de présomption ; mais il ne lui fut pas difficile de dissiper
les illusions de Carteaux les boulets allèrent à peine jusqu'au rivage.
Carteaux, confus, allégua la mauvaise qualité de la poudre. Les observations
de jeune officier, les dispositions qu'il conseilla, montrèrent une telle
décision et une telle entente des choses de la guerre, que les représentants
qui étaient présents à l'entretien en furent frappés et le mirent aussitôt en
réquisition pour le service de son arme. Dès ce
moment, le chef de bataillon Bonaparte eut le commandement effectif de
l'artillerie, et par suite la principale part dans les opérations du siège.
Il se montra digne de la faveur que venait de lui accorder la fortune, par la
façon dont il sut la mettre à profit. En peu de jours les services furent
réorganisés avec une incroyable activité, Il fit venir de Lyon, de Grenoble,
de Marseille et des places voisines, tout ce qui manquait en officiers, en
canons, en munitions de guerre ; plusieurs nouvelles batteries furent
établies dans des positions où elles firent beaucoup de mal à l'ennemi, II
devint l'homme indispensable. Tel était l'ascendant qu'il avait su prendre
sur tout le monde, que le général Duteil, envoyé à Toulon pour y com. mander
l'artillerie, ne songea pas un instant à lui disputer l'espèce de dictature
qu'il tenait de la nécessité et dont il faisait si bon usage. A
quelque temps de là le général en chef réunit un =œil de guerre pour arrêter
définitivement le plan d'attaque. On y lut les instructions envoyées de Paris
par le Comité de salut public. Rédigées dans les bureaux de la guerre, si
loin du théâtre des opérations, elles imposaient à l'armée toutes les
conditions d'un siège en règle, qui, vu la force et le développement des
défenses de la place, ne pouvait être que très-long et très-pénible.
L'investissement seul, pour être complet, dit exigé 60.000 hommes, et l'on en
avait à peine 25.000. Les chefs de l'armée qui possédaient quelque
instruction militaire ne pouvaient se faire illusion sur les difficultés d'un
pareil projet ; mais de nombreux et tout récents exemples avaient démontré
combien il était périlleux pour un général de discuter les plans du terrible
Comité, Ils savaient aussi par la même expérience qu'il n'était pas plus
permis d'échouer que de désobéir, et que le malheur avait été plus d'une fois
puni comme un crime. Partagés entre la crainte et le devoir, ils s'en
tenaient à des critiques qui ne laissaient voir que leur embarras. Cependant
une voix s'éleva dans le conseil pour combattre les instructions du Comité :
c'était celle du jeune commandant d'artillerie. Il
soutint que le siège en règle n'était nullement nécessaire. Selon lui, toute
la force de cette garnison, formée de troupes étrangères, résidait dans
l'escadre, car c'était l'escadre qui lui amenait des renforts et qui assurait
sa retraite. Si donc ou parvenait à forcer l'escadre à s'éloigner de Toulon,
la garnison, se voyant bloquée et certaine d'être prisonnière de guerre dans
un délai plus ou moins long, préférerait évacuer la ville en détruisant le
matériel qu'elle contenait, que de prolonger une défense dont l'issue
devenait inévitable. Pour chasser l'escadre, il suffisait de s'emparer d'un
point d'où l'on pût battre la double rade au fond de laquelle Toulon est
situé. Or ce point existait : il était situé à l'extrémité du promontoire de
l'Éguillette, qui séparait les deux rades. Et en achevant cette démonstration
saisissante, Bonaparte mettait le doigt sur le point désigné et disait : « Là
est Toulon ! » Inspiration
de génie d'autant plus belle qu'elle se fondait non pas seulement sur un
simple calcul de forces matérielles, mais sur une profonde intelligence des
mobiles qui devaient déterminer l'ennemi. Ce fut la première conception de ce
grand capitaine, et l’on possède encore le rapport détaillé dans lequel il
expose au ministre de la guerre, plus d'un mois avant la chute de la place,
ce plan dont les prévisions devaient se réaliser de point en point. Les
vues du commandant de l'artillerie ayant été enfin adoptées dans un second
conseil de guerre tenu par le général Dugommier, militaire intrépide et
éprouvé, que le Comité de salut public s'était décidé à donner pour
successeur au peintre Carteaux et au médecin Doppet, les événements ne
tardèrent pas à prendre une nouvelle tournure. Tous les efforts des
assiégeants se tournèrent contre le fort Mulgrave, qui défendait l'accès du
promontoire de l'Éguillette. Les Anglais avaient, de leur côté, compris l'importance
de cette position ; ils y avaient élevé plusieurs redoutes très-fortes et
l'avaient surnommée le petit Gibraltar. Dans le but d'opérer une diversion,
ils firent sur un autre point une sortie furieuse ; elle fut d'abord
couronnée de succès, puis énergiquement repoussée par Bonaparte en personne,
qui fut blessé dans cette échauffourée. Le général anglais O'Hara resta parmi
les prisonniers. A la
suite de cet incident, on resserra encore le cercle de feu qui étreignait la
place, et pendant plusieurs jours consécutifs le fort Mulgrave fut couvert de
boulets et d'obus. Le 18 décembre la brèche parut suffisante, et l'ordre fut
donné d'enlever la redoute anglaise. Après plusieurs assauts inutiles, un
bataillon commandé par Muiron, le futur aide de camp, pénétra dans le fort,
massacra les artilleurs sur leurs pièces et retourna les canons contre
l'escadre anglo-espagnole. Le fort de l'Éguillette, hors d'état de se
défendre, fut évacué dans la nuit. Selon le mot de Bonaparte, Toulon était
pris. Cependant
la ville était encore en pleine sécurité. Ses fortifications étaient
intactes, aucune des grandes forteresses qui la couvraient n'était
sérieusement menacée, et à voir la distance où les batteries républicaines
étaient encore de leurs murailles, les habitants de Toulon pouvaient croire à
la durée indéfinie du siège. Déjà pourtant se réalisait la prédiction du
commandant Bonaparte, et la flotte anglaise commençait son mouvement de
retraite, entrainant par là même la complète évacuation de la place. Les
Toulonnais apprirent avec une inexprimable stupeur que l'escadre était sur le
point de s'éloigner et qu'on allait mettre des vaisseaux à la disposition de
ceux qui voudraient fuir. Une foule désespérée, éperdue d'épouvante, se
précipita vers les embarcations, pour échapper aux vengeances républicaines.
Plus de quinze mille habitants abandonnèrent ainsi leurs foyers. La ville se
trouva bientôt presque déserte et livrée aux forçats qui brisèrent leurs
chaînes. La nuit était venue et ajoutait encore à la confusion des scènes
dont le port était le théâtre. Tout à coup un jet de flamme s'élança de
l'arsenal et bientôt après un autre jaillit du milieu de la rade : c'étaient
nos magasins et nos vaisseaux que l'ennemi incendiait avant de se retirer. De
leur côté, les républicains trouvant les forts évacués les avaient occupés,
et leurs, boulets venaient couler les barques où étaient entassées pêle-mêle
les familles des fugitifs. Le
lendemain, les troupes de la Convention entrèrent dans la ville muette et
terrifiée. Les jours suivants, plusieurs centaines d'habitants qui n'avaient
pas cru devoir s'enfuir, choisis en pleine place publique, sur la simple
désignation de leurs concitoyens, furent mitraillés sans autre forme de
procès, et leur supplice servit de complément à une expiation qui était déjà
hors de toute proportion avec le crime de cette malheureuse cité, Fouché, le
futur grand dignitaire de l'Empire, accouru de Lyon pour prendre part à sa
manière au triomphe de nos armées, écrivait, le 23 décembre, à Gollot
d'Herbois ; « Nous n'avons qu'une manière de neiger la victoire. Nous
envoyons ce soir 213 rebelles sous le feu de la foudre... Adieu, non ami, les
larmes de la joie coulent de mes yeux ; elles inondent mon âme ! » Telle
était cette étrange et sombre époque, où l'on trouve à la fois les
témoignages de la plus basse infamie et de la plus haute vertu. C'est à
dater du siège de Toulon que le nom de Napoléon Bonaparte commença à se
graver dans la mémoire des hommes. C'est entourée de ces images terribles que
la figure de cet homme extraordinaire apparat pour le première fois sur la
scène de l'histoire. Quoiqu'il n'eût pas alors plus de vingt-quatre ans, il
avait subi le contact de tant d'hommes et d'événements divers que son esprit
avait acquis une maturité, une expérience, un aplomb peu susceptibles de se
développer dans les conditions habituelles de la vie humaine. « On vieillit
vite sur les champs de bataille, » a-t-il dit un jour en parlant de lui-même.
Cela est encore bien plus vrai des révolutions. Les vicissitudes privées et
publiques auxquelles il avait été mêlé avaient comme bronzé son cœur. Ainsi
qu'il arrive souvent en pareil cas, cet arrêt subit et prématuré de la
jeunesse, en donnant une vigueur extrême aux forces de l'esprit, avait tari
la source de quelques-unes des meilleures et des plus nobles passions de l'homme.
Une ambition encore sans but déterminé mais active, tenace, impatiente,
irritée par les obstacles qu'elle avait rencontrés jusque-là et plus encor
par les malheurs qu'elle avait attirés sur des têtes innocentes, s'était
subordonné tous les autres mobiles et régnait seule sur cette âme. A quoi ne
pouvait-elle aspirer au milieu d'un tel chaos et avec de armes si bien
trempées : le génie d'un grand capitaine, l'art de saisir fortement les
imaginations, un coup d'œil d'une pénétration merveilleuse, la connaissance
et le mépris des hommes, la finesse de l'Italien, l'âpreté indomptable du
Corse ? A la
suite du siège de Toulon, Bonaparte fut élevé au grade de général
d'artillerie et fut chargé de l'armement des côtes de Provence qui se
trouvaient dans un état d'abandon et de négligence extrêmes. Il port dans
cette mission son activité ordinaire, réorganisa la défense sur un plan
nouveau, qui simplifiait considérablement les anciennes méthodes, et dont il
poursuivit imperturbablement l'exécution, malgré les réclamations de
l'ignorance et de la routine. Une à ses opérations le fit même citer à la barre
de la Convention, comme prévenu d'avoir tenté de rétablir une bastille à
Marseille ; mais des cautions influentes lu épargnèrent ce périlleux voyage.
En peu de temps, i eut mis ces côtes à l'abri des insultes de la flotte an
glaise, qui fut tenue à distance de façon à ne pouvoir plus inquiéter notre
commerce de cabotage. Cela fait il rejoignit à Nice le quartier général de
l'armée d'Italie. (Mars 1794.) Cette
armée, commandée par le général Damer bion, officier de mérite, mais vieux et
impotent s'épuisait depuis plusieurs mois en attaques inutiles contre les
positions presque inexpugnables, dans lesquelles les Piémontais s'étaient
retranchés au pied des Alpes, sur le versant qui regarde la Méditerranée. Le
soldat, découragé par cette guerre immobile, dont il ne voyait pas les
progrès et n'espérait pas le terme, montrait une nonchalance inaccoutumée, et
les chefs, détournés de l'esprit d'entreprise par le châtiment qui avait puni
l'insuccès de leurs prédécesseurs, n'osaient rien tenter et se bornaient à
conserver leurs positions ou à poursuivre régulièrement des opérations lentes
et méthodiques comme celles d'un siège, qui ne pouvaient leur attirer ni honneur
ni danger. Mais
Bonaparte n'était pas homme à reculer devant la responsabilité qui les
effrayait, surtout depuis que son initiative de Toulon lui avait si bien
profité. Il avait su prendre, dès son arrivée, le plus grand ascendant sur
l'esprit du général en chef et des représentants en mission, principalement
sur celui de Robespierre le jeune, alors son ami le plus intime ; il s'en
servit pour les déterminer à un mouvement offensif, destiné à rejeter l'armée
piémontaise au-delà des Alpes. Après avoir étudié avec soin la topographie
compliquée de ce pays montagneux et les positions occupées par l'ennemi, il
exposa lui-même ses plans, d'abord dans un mémoire à Dumerbion, et ensuite
dans un conseil de guerre où ils furent débattus et adoptés. Le 6
avril 1794, l'armée se mit en marche. Les camps piémontais étaient solidement
appuyés sur Saorgio, place très-forte défendant l'accès du col de Tende, qui
est, de ce côté, la clef des Alpes. Au lieu d'attaquer de front ces positions
formidables, comme on l'avait toujours fait jusqu'alors, au prix de grands et
inutiles sacrifices, Bonaparte avait résolu de les tourner. Dans ce but, une
partie de l'armée, divisée en trois colonnes, remonta la Roya, la Nervis et
le Taggio, et opéra sur la gauche des camps piémontais pour les investir et
les tenir en respect. Pendant ce temps-là, un quatrième corps, destiné à
frapper le coup décisif et commandé par Masséna, filait le long de la
Corniche, battait les Austro-Piémontais à Sainte-Agathe, s'emparait d'Oneille
et de Loano. De là, poursuivant cette marche hardie, Masséna franchit les
Alpes à Ponte-di-Nave, non loin des sources du Tanaro, y remporta une
nouvelle victoire, déboucha en Piémont, s'empara du château d'Ormea, de
Garessio, puis, se rabattant tout à coup sur les Alpes, commença à menacer le
col de Tende sur le versant opposé à celui qu'occupait l'armée piémontaise.
Celle-ci, dont les positions avaient été ainsi tournées et qui se trouvait
sur le point de perdre ses communications avec le Piémont, évacua précipitamment
les camps de Saorgio et nous donna sans combat ces positions si longtemps
disputées. Elle opéra sa retraite par le col de Tende, qui ne tarda pas à
tomber lui-même au pouvoir de nos troupes (7 mai). Cette courte et brillante campagne d'un mois rendit
l'armée française maîtresse des Alpes, dont nous occupâmes tous les défilés
depuis le col de Tende jusqu'à Bardinetto. Ce
succès porta au plus haut point la faveur dont Bonaparte jouissait auprès de
Robespierre le jeune. Celui-ci participait alors à la dictature de son frère Maximilien
; il était le maitre de l'armée d'Italie, comme son frère l'était de la
France. Ses collègues Ricord et Salicetti étaient tenus de plier devant lui
ou de quitter l'année. Il ne voyait plus que par les yeux du général de
l'artillerie. On doit ici à Bonaparte la justice de reconnaître que s'il se
lia par calcul aven un parti dont il n'avait pas les opinions et dont les
excès ne lui inspiraient que de la répugnance, il ne se servit pas uniquement
de cette influence dans l'in-Met de son ambition, mais l'employa efficacement
à préserver l'armée d'Italie des proscriptions et des destitutions qui étaient
à l'ordre du jour dans les armées du Nord. Il sauva même la vie à des émigrés
saisis sur un navire espagnol, et auxquels on voulait appliquer la loi rendue
contre les émigrés rentrés. Mais lès deux Robespierre ne le considéraient pas
moins comme tout dévoué à leur cause et, ainsi que le dit le rapport publié
contre lui à la suite du 9 thermidor, comme « leur homme. » Malgré l'externe
discrétion avec laquelle il glissait habituellement sur cette époque de sa
vie, il a lui-même raconté un fait qui, prouve à quel point il avait su
gagner leur amitié et leur confiance. A la veille d'entrer en lutte avec les
comités, sentant qu'ils auraient besoin d'un officier habile et résolu, ils
lui offrirent la place d'Henriot, le commandant de la force armée de Paris, dont
ils avaient reconnu l'incapacité. Rappelé à Paris par son frère peu de temps
avant le 9 thermidor, Robespierre le jeune s'efforça de décider le général à
partir avec lui. Mais Bonaparte, malgré l'exagération d'opinion qu'il avait
cru devoir afficher, n'avait que de la répulsion Pour les cruautés qui
avaient été commises, et se sentait d'autant moins le désir d'en partager la
solidarité qu'on pouvait dès lors prévoir une réaction d'humanité. Il voulait
bien se servir des deux Robespierre, mais non se compromettre sans retour
avec eux. Il
refusa donc les offres de son ami, pour rester dans une carrière qui lui
promettait des succès plus durables ; mais ce refus.ne le préserva pas du
danger de se trouver impliqué dans une catastrophe qu'il croyait moins
prochaine. Méditant déjà une nouvelle campagne en Italie, Bonaparte se fit
donner, vers le milieu de juillet 1794, une mission dont l'objet longtemps
obscur a fait naître beaucoup de suppositions contradictoires. Le but
ostensible de cette mission était d'aller à Gênes, afin d'y presser la livraison
de divers approvisionnements de guerre payés et non livrés. Le but réel
était, comme l'a écrit Marmont, qui fit partie du voyage, « d'apprécier les
obstacles que pouvait rencontrer un coup de main sur cette ville. » Il
entrait dans les nouveaux plans de Bonaparte de s'emparer de Gênes. La
république avait fourni une sorte de prétexte à cette violence en laissant
les Anglais s'emparer, malgré la neutralité, de la frégate la Modeste ; mais
son plus grand tort aux yeux des futurs conquérants de l'Italie, c'est
qu'elle était faible, et qu'il était incommode d'avoir à respecter ses
droits, tandis qu'il eût été si avantageux d'avoir son territoire comme base
d'opérations. Bonaparte
était à peine de retour depuis quelques jours de son voyage à Gênes, qu'il
fut mis en état d'arrestation et cité à comparaître à Paris, devant le Comité
de salut public, ce qui était alors considéré comme un arrêt de mort. La
révolution du 9 thermidor venait de s'accomplir et le général portait la
peine de ses relations avec les Robespierre. Son arrestation, sur laquelle
plane encore un certain mystère, était signée de deux représentants jusque-là
en mission à l'armée des Alpes, et envoyés depuis peu à celle d'Italie.
Salicetti, qui l'avait quittée depuis quelque temps à la suite de ses
dissentiments avec Robespierre le jeune, s'était hâté d'y revenir après la
victoire et s'était joint à Albitte et à Laporte pour faire emprisonner son
jeune compatriote. Salicetti,
d'autant, plus chaud thermidorien qu'il avait à se faire pardonner
l'exaltation trop connue de ses opinions, fut en cette occasion l'artisan le
plus actif de la disgrâce de Bonaparte. D'abord son protecteur, il était
devenu son ennemi à mesure que la fortune du général avait grandi. Cette
inimitié, qui avait toute l'énergie d'une haine corse, était encore envenimée
par une rivalité qui, à ce qu'on assure, n'était pas seulement une rivalité
d'ambition. Ce qui est certain, c'est que tous les griefs qui figurent dans
le rapport que les représentants adressèrent au Comité de salut public — à la
date du t9 thermidor — furent formulés par Salicetti, qui seul avait suivi
les opérations de cette armée, à laquelle Albitte et Laporte étaient
étrangers. Dans
cet acte d'accusation, on n'incriminait que d'une façon accessoire les
relations de Bonaparte avec les Robespierre ; ce qu'on lui reprochait
surtout, c'était son voyage à Gênes. Far la plus folle des suppositions,
qu'on ne peut attribuer qu'à un vertige de la Peur ou à une suggestion de la
perfidie, ce voyage se liait dans leur esprit à un vaste plan de trahison, concerté
par Robespierre et Ricord, et ayant pour but de livrer à l'ennemi le plan de
nos opérations militaires. Cette fable admise, tout s'expliquait : il n'y
avait plus à chercher le motif du voyage à Gênes : « Bonaparte était leur
homme, leur faiseur de plans, auquel il nous fallait obéir. » Le rapport nous
apprend aussi comment cette belle idée leur est venue c'est Salicetti qui
leur a dévoilé toutes ces machinations : « Salicetti arrive, il nous apprend
que Bonaparte s'est rendu à Gênes, autorisé par Ricord. Qu'allait faire ce
général en pays étranger ? Tous nos soupçons se fixent sur sa tête. » Cette
expression, qui fait image, et qui, dard ce temps-là, n'était pas une simple
figure de rhétorique, prouve combien cette tête fut un instant menacée. Cependant
la mise en arrestation de Bonaparte, et surtout l'annonce de son prochain
départ pour Paris à l'effet d'être traduit devant le Comité de salut public,
avait produit une vive émotion parmi les jeunes officiers de l'armée qui déjà
s'étaient attachés à sa fortune. Ils formèrent le projet de le délivrer de
vive force et de passer avec lui dans l'État de Gènes. De ce nombre étaient
Junot et Marmont. Le général eut quelque peine à les contenir et à les
calmer. « Ma conscience, écrivit-il à Junot, est calme quand je l'interroge.
Ne fais donc rien, tu me compromettrais. » L'accusation de trahison n'avait
en effet rien de bien redoutable pour lui auprès d'un juge impartial et
clairvoyant, mais dans ce moment de trouble et d'exaltation, tout était
possible. En même
temps il s'adresse à ses accusateurs. Il leur rappelle les services qu'il a
rendus à la République devant Toulon et Saorgio ; il leur reproche de l'avoir
déclaré suspect avant d'avoir examiné les faits qui lui sont imputés. S'il va
à Paris avec un arrêté qui le déclare suspect, le Comité ne le jugera qu'avec
l'intérêt que mérite un homme de cette classe et son sort est décidé d'avance
; ne valait-il pas mieux faire l'inverse et examiner d'abord si la suspicion
était justifiée ? « Salicetti, tu me connais, as-tu rien vu dans ma conduite
de cinq ans qui' soit suspect à la Révolution ? Albitte, tu ne me connais pas
; l'on n'a pu te prouver aucun fait, tu ne m'as pas entendu, tu con, nais
cependant avec quelle adresse quelquefois la calomnie siffle... «
Entendez-moi, détruisez l'oppression qui m'environne, restituez-moi l'estime
des patriotes. Une heure après, si les méchants veulent ma vie, je l'estime
si peu, je l'ai si souvent méprisée... oui, la seule idée qu'elle peut être
encore utile à la patrie me fait en soutenir le fardeau avec courage[2]. » Les
papiers du général avaient été mis sous les scellés. On y trouva l'ordre
relatif à sa mission de Gênes, signé du représentant Ricord, avec le détail
des instructions qu'il y devait remplir, mais rien qui fat de nature à
justifier les étranges soupçons dont il avait été l'objet. En conséquence,
les représentants rendirent un arrêté, le 3 fructidor, en vertu duquel il tut
mis en liberté provisoirement, et ils écrivirent en même temps au Comité que,
n'ayant rien trouvé contre lui de positif, ils l'avaient élargi en
considération surtout « de l'utilité dont peuvent être les talents de ce
militaire, qui devient très-nécessaire dans une armée dont il ' a mieux que
personne la connaissance, et où les hommes de ce genre sont extrêmement
difficiles à trouver. » Telle
est la vérité sur cet incident, qui a été obscurci comme à plaisir, soit par
Bonaparte lui-même, soit par les historiens, pour qui l'histoire n'a été que
le commentaire servile des témoignages qu'il lui a plu de laisser sur sa
propre vie. « Il fut, dit-il dans le Mémorial, mis en arrestation pendant
quelques instants par le représentant Laporte, devant lequel il ne voulait
pas plier. » D'abord, les quelques instants durèrent dix jours, qui furent,
pour lui comme pour ses amis, pleins d'angoisse et d'anxiété, et ensuite le
représentant Laporte fut absent pendant toute la durée de la procédure
instruite contre lui, et ne joua aucun rôle dans cette affaire. On ne
comprendrait pas le but d'une assertion aussi dérisoire, si l'on ne savait
avec quel soin Bonaparte s'est appliqué à faire disparaître toute trace de
ses relations avec les Robespierre, aujourd'hui si clairement établies. Le
souvenir de ses opinions d'alors l'importuna plus tard, d'autant plus qu'il
frappa ce parti avec une extrême rigueur, et il s'efforça de faire oublier
ses liaisons par les mêmes raisons qui lui firent détruire l'édition du
Souper de Beaucaire, et rejeter la responsabilité de ses discours de club sur
son frère Lucien, trop jeune pour les avoir prononcés. Au
reste, Bonaparte ne tarda pas à se réconcilier avec Salicetti, car ils
avaient tous deux de sérieux motifs de garder des ménagements l'un pour
l'autre, mais la réconciliation n'eut lieu que pour la forme. Ils se
rendirent des services réciproques, mais sans revenir jamais à l'ancienne
amitié. A l'époque du ter prairial, Bonaparte put perdre Salicetti et s'en
abstint. Son cœur était capable d'emportement, mais étranger à la haine comme
à la sympathie, il n'était gouverné que par le calcul. On a
répété, d'après une assertion contenue dans les Mémoires de la sœur des
Robespierre, que Bonaparte connut à Nice et à laquelle il fit assurer une
pension sous le Consulat, qu'en apprenant le 9 thermidor, le premier
mouvement du général fut de proposer aux représentants de marcher sur Paris
pour renverser les thermidoriens ; mais il ne faut voir dans ce récit que
l'idée qu'on avait alors de son caractère et de ses opinions, et l'admettre
sans autre preuve, ce serait mal connaîttre la force irrésistible de la
réaction de thermidor et la stupeur dont elle frappa ses ennemis. On a
d'ailleurs un témoignage irrécusable de l'impression que la nouvelle de la
chute de Robespierre produisit sur l'esprit de Bonaparte, dans une lettre
qu'il écrivit au moment où il l'apprit et la veille même de son
incarcération. Dans cette lettre, qui est tout entière sur un ton où l'on ne
peut voir que l'arrière-pensée évidente de se ménager un certificat
d'orthodoxie républicaine, il raconte en peu de mots l'événement et ses résultats,
puis, arrivant à la fin tragique de celui qui avait été son ami, il ajoute en
guise d'oraison funèbre : « J'ai été un peu affecté de la catastrophe de
Robespierre le jeune, que j'aimais et que je croyais pur ; mais fût-il mon
père, je l'eusse moi-même poignardé s'il aspirait à la tyrannie[3]. » Ainsi
se dégagea Bonaparte du patronage de la démocratie 'extrême, lorsqu'il y
trouva plus de périls que d'avantages. Il s'éloigna de ce parti comme il
avait fait de celui de Paoli et pour des motifs analogues ; mais le 9
thermidor ne fut pas la dernière défaite de la démocratie terroriste ; elle
garda longtemps une influence active et des espérances persistantes ; aussi
ne rompit-il définitivement avec elle que beaucoup plus tard. Bien que le
calcul ait été pour beaucoup dans sa liaison avec ce parti, on aurait tort de
n'y pas voir aussi un effet de son goût naturel pour la force et l'autorité.
Tous les systèmes de dictature se tiennent, et, de même que la sienne est
historiquement la fille de celle du Comité de salut public, il est tout
simple qu'il se soit d'abord porté d'instinct vers les hommes dont il devait
être un jour l'héritier. C'est ainsi que Cromwell fut le plus ardent des
niveleurs avant de devenir le plus absolu des maîtres. Cependant
la difficulté des communications dans les régions élevées qu'occupait la
ligne française de Bardinetto au col de Tende et plus loin dans les Alpes
supérieures, vaste circonférence dont l'ennemi n'avait â garder que le
diamètre, avait fait désirer au Comité que l'armée reprit l'offensive :
Dumerbion reçut l'ordre de recommencer les hostilités. Ce moment fut encore
hâté par l'approche d'un corps considérable d'Autrichiens qui se portait sur
la Bormida, On apprit en même temps qu'une division anglaise devait débarquer
à Vado et occuper Savone, dans le but de forcer la république de Gênes à
sortir de sa neutralité. Cette fois encore, Dumerbion s'adressa h Bonaparte,
dont le plan, exécuté seulement en partie, fut comme la première esquisse de
celui qu'il devait bientôt mettre à exécution en qualité de général en chef. (20 septembre
1704.) L'armée
française déboucha en Piémont par la plaine de Carrare, non loin du point de
jonction des Alpes avec l'Apennin. De là elle se porta rapidement sur Cairo,
où elle se trouva en vue de l'armée autrichienne, qui se mit aussitôt en
retraite, On la rejoignit à Dego, où elle fut attaquée et battue. Mais, au
lieu de poursuivre et d'achever ce succès par une campagne en Piémont, où ils
ne pouvaient rencontrer que peu d'obstacles, les Français se rabattirent par
Montenotte sur Savone et Vado et n'entreprirent plus rien cette année. Le
général Bonaparte vit avec un déplaisir facile à concevoir l'armée
rétrograder au moment de réaliser les opérations dont il attendait de si
grands résultats. Cette courte campagne, malgré l'amère déception qu'elle lui
causa par sa brusque interruption, ne fut cependant pas aussi infructueuse
pour son génie que pour sa gloire, car c'est par ce même point qu'il devait
déboucher en Piémont dans son immortelle campagne de 1706, et il n'aurait
peut-être pas accompli tant de prodiges sur ce même théâtre s'il n'avait pas
si bien étudié à l'avance la topographie de son champ de bataille, L'armée
d'Italie ayant pris ses quartiers d'hiver dans ses premières positions, on
résolut d'occuper une partie de ses forces par une expédition maritime. Cette
expédition fut organisée à Toulon en grande partie par les soins du général
Bonaparte. Elle eut d'abord pour but de reprendre la Corse aux Anglais, à
quoi on ne tarda pas à renoncer, puis de punir le grand-duc de Toscane de sa
timide connivence avec les coalisés, châtiment attiré par sa faiblesse plutôt
que par ses torts, enfin d'opérer une descente dans les États romains et d'y
venger l'assassinat de Basse-ville. Mais notre flotte, commandée par l'amiral
Martin, s'étant mesurée avec l'escadre anglaise et s'étant convaincue de sa
propre infériorité, on abandonna bientôt l'idée d'une expédition dont on ne
pouvait attendre que des désastres. (Janvier 1795.) C'est
peu après l'avortement de cette entreprise que Bonaparte reçut, à son grand
étonnement, sa nomination au poste de général d'artillerie dans l'armée de
l'Ouest. Ce changement se rattachait à une mesure générale d'un caractère
plutôt politique que militaire, et qui atteignit beaucoup d'autres officiers
de l'armée d'Italie. Cette armée étant considérée comme un foyer de
jacobinisme, il avait paru bon d'en disperser le plus possible les éléments.
La mesure avait été adoptée par le Comité de salut public sur le rapport de
Dubois de Crancé. Elle enlevait Bonaparte à une armée où il avait grandi, où
il avait rendu des services éclatants, où il s'était acquis un grand renom,
pour l'envoyer servir parmi des troupes employées exclusivement à réprimer
des troubles civils, rôle presque odieux lorsqu'il est le plus dignement
rempli. Là, son nom devait être à peine connu, et, même en se distinguant par
l'éclat de ses actions, il ne trouverait pour récompense qu'une gloire
équivoque et compromettante. Il fallait la patriotique abnégation d'un Hoche
pour accepter sans murmurer ce poste sacrifié. Ce coup
inattendu causa à Bonaparte un mortel déplaisir. Il partit sur-le-champ pour
Paris, afin d'en conjurer les effets et d'y faire entendre ses réclamations.
Il était accompagné de ses aides de camp Junot et Marmont, tous deux
subjugués par son ascendant, passionnément attachés à sa personne et déjà
pleins d'une confiance sans bornes en son étoile. En arrivant à Paris, il
apprit qu'il était envoyé dans l'armée de la Vendée, non plus en qualité de
général d'artillerie, mais pour y commander une simple brigade d'infanterie. Pendant
son voyage, le député Aubry, nommé à la direction de la guerre en
remplacement de Carnot, avait revu le travail de Dubois de Crancé, et y avait
introduit cette nouvelle modification. Aubry, capitaine d'artillerie avant
d'être député à la Convention, était plus ancien dans l'arme que Bonaparte,
et il voyait avec aigreur, a-t-on dit, le rapide avancement de beaucoup
d'officiers plus jeunes que lui. A ce motif d'animosité, qui parait peu
conciliable avec le poste élevé qu'Aubry occupait dans le gouvernement comme
membre du Comité de salut public, s'en joignait un autre qui devait avoir
beaucoup plus de prise sur son esprit, c'étaient les antécédents de Bonaparte
et l'antagonisme de leurs opinions politiques. Aubry était girondin, il avait
courageusement signé la protestation contre les événements du 31 mai ; il
avait été emprisonné avec les soixante-treize, et il était maintenant un des
chefs les plus ardents de la réaction thermidorienne. Pour
qui tonnait les passions envenimées de cette sanglante époque de notre
histoire, la haine d'Aubry pour Bonaparte n'a donc pas besoin d'être
expliquée par des motifs de jalousie personnelle. Les partis s'étaient
signalés par de si atroces vengeances, que la mesure dont le jeune général
était victime pouvait passer pour un trait de modération de la part d'un
adversaire tout-puissant. Bonaparte employa pour le fléchir le zèle de ses
amis les plus influents. Barras, Fréron, l'évêque Marboz intercédèrent tour à
tour, mais inutilement, en sa faveur. A toutes leurs instances Aubry opposait
la remuante ambition du général, son avancement prématuré, dû à ses
complaisances envers la tyrannie jacobine ; et, à l'un d'eux, qui le pressait
plus vivement, il demanda « comment l'on pouvait épouser avec tant de chaleur
les intérêts d'un terroriste. » Bonaparte voulut soutenir ses droits en
personne, et se présenta dies le membre du Comité de salut public, Aubry
écouta ses réclamations, mais persista dans son refus : « Vous êtes
trop jeune pour commander en chef l'artillerie d'une armée, lui dit-il en
forme de conclusion, — On vieillit vite sur le champ de bataille, et j'en
arrive, répondit vivement Bonaparte. » Cette réponse, dans laquelle Aubry
pouvait voir une critique de ses propres services militaires, qui avaient
toujours été de l'ordre le plus pacifique, n'était pas de nature à le faire
revenir de son parti pris il resta inflexible, Bonaparte eut plus tard la
petitesse de s'en souvenir, lorsqu'il suffisait d'un mot de lui pour délivrer
Aubry du supplice immérité qu'il subissait à Cayenne, et perdit ainsi
l'occasion de se venger de la seule façon qui fut digne d'une grande âme. (Juin 1795.) A la
suite de cet échec, Bonaparte ne pouvant se résoudre à servir dans les
troupes de-ligne, demeura pendant quelque temps à Paris, inoccupé et
irrésolu. On a remarqué non sans raison à ce propos, que les susceptibilités
de l'esprit de corps, alors très-répandues parmi les officiers de
l'artillerie, en raison du prix que l'ignorance générale avait donné à leurs
services, lui avaient fort exagéré les effets de sa disgrâce ; car, s'il est
vrai que dans les grades subalternes le commandement de l'artillerie a
beaucoup plus d'importance que celui des autres armes, la différence disparait
dans les grades élevés, et l'avantage s'y rétablit même au profit des autres
corps. Un général d'infanterie joue très-souvent dans une bataille un rôle
beaucoup plus décisif et beaucoup moins effacé qu'un général d'artillerie.
Cela est si incontestable que, dans les deux premières campagnes de l'armée
d'Italie, où Bonaparte avait pour ainsi dire tout fait, et où tous les plans
étaient de lui, 11 avait été, malgré son commandement en chef de l'artillerie,
beaucoup moins en évidence que tel autre général, Masséna, par exemple, dont
le nom figurait en première ligne sur tous les bulletins. Cependant, on ne
peut pas l'accuser d'avoir été tout à fait dupe en ceci d'une superstition de
l'esprit militaire, car il tombait d'un commandement indépendant à celui
l'une brigade, poste relativement subalterne, et, ainsi qu'il l'écrivait à
l'ordonnateur Suey, il pouvait croire « que beaucoup de militaires
dirigeraient mieux que lui une brigade, tandis que peu avaient commandé avec
plus de succès l'artillerie. » (17 août 1795.) Quoi
qu'il en soit, le découragement et le dégoût, dispositions peu durables chez
lui, s'étaient emparés momentanément de son esprit, et il allégua des raisons
de santé pour ne pas se rendre au poste qui lui avait été assigné. Ce n'est
pas à ce moment, mais un peu plus tard, qu'il fut rayé des cadres de l'armée
pour avoir refusé de se rendre à son poste, et il est tout à fait inexact
qu'il ait donné sa démission, comme le dit le Mémorial. Les lettres de
Bonaparte à son frère Joseph ne font mention que de son intention de prendre
un congé de deux ou trois mois ; il y dit même formellement et à plusieurs
reprises qu'il n'a pas cessé d'être « employé comme général à l'armée de
l'Ouest, mais retenu à Paris par sa maladie. (25 juillet 1795.) Ce qui est avéré, toutefois,
c'est que sa position, plus semblable à une mise en expectative qu'à un congé
régulier, fut à ce moment des plus précaires. Une crise financière
effroyable, produite par le discrédit croissant des assignats, désolait la
France, et la famine était dans Paris avec tous les fléaux qui
l'accompagnent. Le futur maitre du continent fut plus d'une fois réduit à
vivre d'expédients et à partager les ressources de ses amis Junot et
Bourrienne. Le pain manquait pour les personnes les plus aisées comme pour le
pauvre ; les louis étaient à 750 francs ; un jour vint où Bonaparte se vit
dans la nécessité de vendre ses livres pour subsister. Mais ce fut là une
détresse tout à fait accidentelle et passa-- gère, et son frère Joseph, qui
avait fait un riche mariage et qui avait la plus vive amitié pour lui, ne
l'eût jamais laissé tomber dans le dénuement qu'on a dit. Son
imagination, un moment abattue par son changement de fortune, avait repris
plus d'activité, de mouvement et de feu qu'elle n'en avait jamais eu. Elle
enfantait chaque jour quelque nouveau plan, où se peignait son goût pour le
merveilleux et le gigantesque. Lorsque des déceptions inévitables étaient
venues le refroidir, il ne rêvait plus pour un instant qu'une retraite
confortable à la campagne, avec le calme de la vie bourgeoise ; il s'occupait
de bons placements pour les capitaux de son frère Joseph, du choix d'une
carrière avantageuse pour ses plus jeunes frères. Il étudiait surtout d'un
regard attentif et observateur cette société, où il cherchait à se faire sa
place, cette société de Paris, alors renaissante après une longue oppression,
ivre du bonheur de se sentir revivre, folle de plaisir, de luxe, de
jouissances, et il en traçait des peintures qui n'étaient pas exemptes de
convoitise, car s'il pensait déjà en ambitieux, il sentait encore en jeune
homme. « Les
voitures, les élégants reparaissent, ou plutôt ils ne se souviennent plus que
comme d'un long songe qu'ils aient jamais cessé de briller... Tout est
entassé dans ce pays pour distraire et rendre la vie agréable. L'on s'arrache
à ses réflexions ; et quel moyen de voir en noir dans cette application de
l'esprit et ce tourbillon si actif ? Les femmes sont Partout, aux spectacles,
aux promenades, aux bibliothèques. Dans le cabinet du savant, vous voyez de
très-jolies personnes. Ici seulement, de tous les lieux de la terre, elles
méritent de tenir le gouvernail ; aussi las hommes en sont-ils fous, ne
pensent-ils qu'A elles et ne vivent-ils que par et pour elles. Une femme a
besoin de six mois de Paris pour connaître œ qui lui est dû et quel est son
empire. » (Napoléon à Joseph, 12 juillet 1795.) C'est
vers cette époque qu'il conçut le projet de se faire donner par le Comité de
salut public une mission en Virgule, à l'effet d'accroître les moyens militaires
de de pays, de perfectionner la défense des principales places fortes, de lui
en construire de nouvelle, et enfin de réorganiser son artillerie. Le motif
invoqué à l'appui de la demande était l'éventualité d'une guerre prochaine de
cette alliée naturelle de la France soit avec la Russie, soit avec
l'Autriche, mais l'attrait que ce projet avait pour Bonaparte était dès lors
dans les perspectives indéfinies qu'il ouvrait à son ambition. Il avait déjà
sur ces contrées et sur leurs révolutions futures les vues grandioses et
chimériques qu'il se plut à développer plus tard, lorsque, voulant éblouir à
tout prix ses concitoyens, il leur jeta eux yeux la poudre d'or de l'Orient. Mais
avant même qu'il eût soumis ce projet à l'acceptation du Comité, l'armée
d'Italie ayant subi des échecs sérieux, Doulcet de Pontécoulant, le
successeur d'Aubry à la direction des opérations militaires était venu
chercher Bonaparte pour l'attacher au comité topographique où s'élaboraient
les plans de campagne qu'on adressait aux armées. Lorsque le général demanda
l'autorisation de partir avec les officiers qu'il avait choisis pour
l'accompagner, le Comité, sur les observations de Jean Debry, un de ses membres,
refusa de la lui accorder dans les termes les plus honorables pour lui,
alléguant l'utilité que la République retirait de ses services. C'est par une
fortune semblable que Cromwell, au moment de s'embarquer pour l'Amérique, fut
malgré lui retenu en Angleterre, Pendant
son passage au bureau topographique, Bonaparte rédigea pour Kellermann qui
commandait en chef l'armée d'Italie, et un peu plus tard pour son successeur
Schérer, une série d'instructions qu'il est impossible de relire sans
admiration. On y trouve en effet exposées de point en point et appuyées sur
dei ; Considérations de politique aussi bien que de stratégie, toutes les
principales combinaisons qui ont fait de la première campagne d'Italie la
plus belle conception de son génie et le chef-d'œuvre de l'art militaire. Il
y indique jusqu'à la quantité de temps nécessaire pour en exécuter les
différentes parties. Il y. marque le point précis où il faudra frapper le
premier coup pour séparer les armées du Piémont de celles de l'Autriche. Il y
prévoit avec une infaillible justesse d'esprit que pas deux armées une fois
battues seront facilement menées à se séparer l'une de l'autre par suite de
la diversité des intérêts qu'elles ont à défendre, l'une ayant 4 couvrir le
Piémont, l'autre à protéger la Lombardie, séparation qui permettra de les
écraser isolément et d'imposer la paix au Piémont, mais en lui donnant des
indemnités en Lombardie pour Nive et la Savoie et en gagnant ainsi son
alliance au lieu de s'en faire un ennemi secret comme en 1796. Si à la suite
de cette campagne l'empire ne demande pas la paix, on pénétrera par le Tyrol
dans les États héréditaires et on y donnera la main aux armées du Rhin. Tel
est ce plan, qui a sur celui qui fut réalisé depuis cet inestimable avantage,
que si on y trouve la première idée de la violation de la neutralité
vénitienne, puisque l'Adige y est désigné comme la ligne d'opération, on n'y
voit du moins ni la conquête déguisée sous le nom d'affranchissement des
peuples, ni la guerre tour à tour poursuivie ou interrompue dans un intérêt
d'ambition personnelle, ni les ignominies de Campo-Formio. Il est
d'ailleurs inutile de dire que cette création du génie ne pouvait être
réalisée avec succès que par celui qui l'avait conçue. Ces plans, bien
qu'appuyés de l'autorité du nouveau comité de la guerre, n'exercèrent aucune
influence sur les opérations de Kellermann et de Schérer. Kellermann répondit
que « leur auteur était à mettre aux petites maisons[4], » Schérer « que
c'était à celui qui les avait conçus de venir les réaliser. » Il
était facile de s'apercevoir, au peu de compte qu'on en tenait, qu'ils ne
portaient plus la signature redoutée du Comité de salut public. Les armées
commençaient à s'émanciper du joug avant de l'imposer à leur tour. Au reste
cette méthode d'envoyer de Paris, loin du théâtre des opérations, des plans
de campagne tout faits, était une pratique éminemment vicieuse, et celui qui
les traçait alors avec une supériorité si mal reconnue fut le premier à s'en
affranchir lorsqu'il dut 'en recevoir à son tour. Cette fonction, quelque
conforme qu'elle fût aux aptitudes de son esprit qui donnait aux opérations
militaires une précision mathématique, était toutefois une satisfaction trop incomplète
et trop obscur pour que Bonaparte pût s'en contenter. Il n'était pas d'humeur
à laisser à d'autres l'honneur des conceptions dont il avait le mérite. Il
était en outre dévoré d'un besoin d'action presque fiévreux que son
tempérament lui imposait non moins que son esprit. Il n'avait donc nullement
renoncé à ses projets sur l'Orient, mais sa première impatience s'était
calmée en présence des menaçantes éventualités qui s'annonçaient sur la scène
politique. Pourquoi cette crise, que chacun sentait imminente, ne lui
offrirait-elle pas, à Paris même, une occasion qu'il voulait aller chercher
si loin ? Au milieu de ses épreuves, il avait toujours conservé une
imperturbable confiance en lui-même et en son avenir. Il y joignait le
fatalisme qui est propre aux grands aventuriers, et vivant ainsi au jour le
jour, à l'affût des événements, il était assez détaché de la vie pour jouer
la sienne sans hésitation lorsque l'instant lui semblerait propice. « Je
suis constamment, écrivait-il à son frère Joseph, dans la situation d'âme où
l'on se trouve à la veille d'une bataille, convaincu par sentiment que
lorsque la mort se trouve au milieu pour tout terminer, s'inquiéter est
folie. Tout me fait braver le sort et le destin, et si cela continue, mon
ami, je finirai par ne plus me détourner lorsque passe une voiture. » (12 août 1795.) Il
était rayé depuis huit jours de la liste des officiers généraux employés,
pour avoir déplu à Letourneur, le successeur de Pontécoulant[5], lorsque le 13 vendémiaire (5 octobre
1795) lui apporta
l'occasion qu'il attendait. Elle s'offrit à lui plus belle et plus décisive
encor qu'au siège de Toulon, avec cette opportunité et cet éclat que la
fortune a pour ses seuls favoris. Elle sembla n'avoir permis sa disgrâce
passagère que pour rendre son élévation plus brillante et plus se, daine. La
Convention venait de terminer sa longue et orageuse carrière en donnant à la
France la constitution de l'an III. Elle avait honoré ses derniers jours par
la fermeté qu'elle avait déployée contre la tyrannie de la multitude, plus
difficile à abattre que celle des vaincus de thermidor. Après avoir fermé la
salle des Jacobins, désarmé les faubourgs, abrogé la constitution de 93,
œuvre de la fureur et du délire, dompté et muselé la populace au risque de
ruiner son principal point d'appui, frappé sans pitié ses propre, membres
comme pour se punir elle-même d'avoir été leur complice et leur instrument,
cette assemblée, grande malgré, ses fautes et mutilée de ses propres mains,
avait voulu préserver ses successeurs des douloureuses épreuves qu'elle avait
subies. Elle avait déposé le fruit de sa longue expérience et de sa sagesse
tardive dans des institutions qui restent, en dépit de leurs imperfections,
les plus libérales qu'ait jamais possédées la France. Mais au moment
d'abandonner son œuvre à elle-même, se trouvant compromise sans retour
vis-à-vis de la démocratie extrême, et laissant la république à la merci
d'une génération qui n'était au fond nullement hostile à la révolution, mais
qui, étrangère à ses passions, détestant ses excès, était impatiente d'agir à
son tour et ne voyait plus dans la Convention qu'un obstacle à son propre avènement,
cette assemblée manqua de confiance en l'avenir. De
cette défiance de la Convention envers le pays naquit le principal défaut de
la constitution de l'an III, je veux dire l'antagonisme presque inévitable
qu'elle créait entre les pouvoirs législatif et exécutif, en permettant au
second de se soustraire au contrôle du premier et en ne laissant entre eux
aucun médiateur qui pût leur épargner l'alternative d'une rupture irréparable
ou d'une entière soumission. Cette crainte de voir tomber son œuvre en des
mains ennemies ou inexpérimentées lui fit commettre une autre faute dont les
conséquences furent beaucoup plus immédiates. Sous l'empire de ces sentiments
conservateurs, d'autant plus susceptibles qu'ils étaient plus nouveaux chez
elle ; la Convention se souvint avec effroi du sort qu'avait éprouvé la
constitution de 91, faute d'avoir été protégée par ses propres auteurs, Dupe
d'un scrupule excessif et d'un désintéressement mal entendu, la Constituante
s'était exclue elle-même de la législature qui devait lui succéder. Les conventionnels
tombèrent dans l'excès contraire en s'imposant au choix des électeurs. Le
décret du 5 fructidor décida que les deux tiers de la Convention feraient
partie du Corps législatif qui allait être réuni, et celui du 13 fructidor,
que les électeurs désigneraient les membres restants. Ces décrets injurieux
pour la nation causèrent une irritation profonde parmi les hommes qui étaient
le mieux disposés à accepter loyalement les institutions nouvelles ; ils y
virent, non sans motif, une usurpation sur leurs propres droits. On passa outre
malgré leurs plaintes et on soumit la constitution de l'an III et les deux
décrets à l'acceptation des assemblées primaires : ratification dérisoire,
demandée à la peur car toute nation mise en demeure par ses conducteurs de se
prononcer entre le connu et l'inconnu embrasse infailliblement le connu, quel
qu'il soit, comme le salut suprême Cependant
Paris osa repousser les deux décrets tout en votant la constitution ; mais la
province, suivant une routine qui semble indestructible, vota tout ce qu'on
lui demandait à une très-grande majorité. Ce vote déconcerta un instant les
ennemis de la Convention, qui s'étaient d'abord crus assurés du succès. Ils
en contestèrent la validité, sans réussir toutefois à établir la réalité de
leurs allégations. Bientôt ils passèrent de la plainte à la menace, et les
tribunes des quarante-huit sections de Parié retentirent des plus véhémentes
attaques. Puis, comme leurs appels à l'opinion n'amenaient pas le résultat
qu'ils en attendaient, ils résolurent d'en appeler aux armes. Le
parti avec lequel venait de rompre la Convention était celui même qui lui
avait servi d'auxiliaire dans sa lutte contre la démocratie extrême. C'était
la portion la plus riche et la plus éclairée de la population de Paris,
c'était la garde nationale et le corps électoral presque tout entier, c'était
enfin cette brillante bourgeoisie, cet illustre tiers état, qui, après avoir
donné à la France tant d'hommes éminents, après avoir fait 89, avait été si
longtemps foulé aux pieds par le peuple des faubourgs. Au moment où il
cherchait à effacer le souvenir de tant d'humiliations en ressaisissant
l'influence qui lui était due, il se voyait tout à coup frappé d'une mesure
de défiance, arrêté dans sa marche, exproprié pour ainsi dire de sa plus
légitime conquête : Dans la vivacité de son ressentiment, il s'exagéra outre
mesure les conséquences des décrets dé fructidor, et s'exagéra encore plus
follement ses propres forces. Grâce à cette puissante complicité, la
fermentation s'accrut rapidement dans Paris, habilement surexcitée par les
agents du royalisme, devenus très-entreprenants depuis l'accueil que Pichegru
avait fait à leurs ouvertures. Le 11 vendémiaire, les électeurs des diverses
sections, réunis à l'Odéon, comptèrent leurs adhérents et essayèrent leurs
forces. Le 12, la section Le Peletier, située au centre de Paris et la plus
connue par le nombre et l'audace de ses membres, se constitua en
insurrection. Au
premier bruit de la révolte, la Convention, peu troublée d'un spectacle qui
n'était point nouveau pour elle, s'était déclarée en permanence. Elle avait
concentré le petit nombre de troupes qui se trouvaient dans Paris ; elle
avait fait reprendre leurs armes à deux ou trois mille de ces mêmes patriotes
qu'elle avait désarmés peu de mois auparavant. L'arrogance de ses ennemis
n'ayant fait que s'accroître en présence de la faiblesse numérique de ses
défenseurs, le général de Menou reçut l'ordre d'opérer de vive force le
désarmement de la section Le Peletier. Menou, assez bon officier, mais tête
peu solide, agissant à contre-cœur, embarrassé de trouver en face de lui
comme adversaires les hommes qu'il avait eus pour alliés dans sa guerre
contre les faubourgs, entassa pêle-mêle ses troupes dans un étroit espace où
elles se trouvaient paralysées. Il entra ensuite, accompagné d'un
représentant, dans le couvent des Filles-Saint-Thomas, où se trouvait la
salle de la section, bâtiment situé sur l'emplacement où s'élève aujourd'hui
le palais de la Bourse. Là, troublé, intimidé par les interpellations qui
partaient coup sur coup du sein d'une foule irritée, au lieu de commander il
parlementa. Le résultat de cette entrevue, d'autant plus encourageante pour
l'émeute qu'elle était moine digne de la fierté de la Convention, fut une
sorte de capitulation en vertu de laquelle il fut convenu que les troupes se
retireraient et que les sectionnait, évacueraient la salle de leurs séances.
Ainsi qu'il était facile de le prévoir, les troupes seules l'exécutèrent.
Quant e la section, elle se bâta de notifier h tout Paris sa victoire. Le
danger devint imminent, Il était huit heures et demie du soir. Bonaparte
se trouvait ce soir-là au théâtre de Feydeau. Averti de ce qui se passait, il
accourut, assista la fin de cette scène singulière, et de là se rendit à
l'Assemblée pour en observer les suites. On venait d'y décréter l'arrestation
de Menou, et on y discutait les divers généraux auxquels il conviendrait de
confier ce commandement. L'urgence du péril donnait à ce choix une importance
exceptionnelle, et le petit nombre des officiers présents à Paris le rendait
trop difficile. Bonaparte, caché parmi les auditeurs, entendit alors,
assure-t-il dans ses Mémoires, mettre os avant son propre nom, et
délibéra, « pendant près d'une demi-heure, » sur le parti qu'il aurait à
prendre. Ce qui est plus certain, c'est que le nom qui réunit le plus de
suffrages fut celui de Barras, alors en quelque sorte l'arbitre de la
situation, grâce aux souvenirs qu'avait laissés son énergique conduite au 9 thermidor.
Barras se fit adjoindre Bonaparte. Il y a le celui-ci, sur cet événement si
décisif dans sa vie, ni qu'à trois versions différentes : dans toutes les
trois il omet avec un soin remarquable de mentionner la recommandation de
Barras, qui fut pourtant la seule efficace. La version qui nous a été conseil
par Las Cases, et qui est corrigée de la main de Bonaparte, diffère par
quelques variantes assez importantes de telle qui a été transcrite par
Montholon, et l'on y trouve les pensées qui l'auraient fait hésiter pendant une
demi-heure à prendre en main la cause de la Convention ! « Était-il
sage de se déclarer ? La victoire même aura quelque chose d'odieux, tandis
que la défaite toue à l'exécration des races futures. Comment se dévouer
ainsi à être le bouc émissaire de tant de trime auxquels on fut étranger
pourquoi s'exposer bénévolement à aller grossir en peu d'heures le nombre des
noms qu'on ne prononce qu'avec horreur ? « D'un
autre côté, si la Convention succombe, que détiennent les grandes vérités de
notre Révolution Nos nombreuses victoires, notre sang si souvent versé fie
sont plus que des actions honteuses. L'étranger, que nous avons tant vaincu,
triomphe et nous accable de son mépris ; une race incapable, un entourage
insolent et dénaturé reparaissent triomphants, nous reprochent nos crimes,
exercent leur vengeance et nous gouvernent en ilotes par la main de
l'étranger. Ainsi la défaite de la Convention ceindrait le front de
l'étranger et scellerait la honte et l'esclavage de la patrie. « Ces
sentiments, vingt-cinq ans, la confiance en sa force, sa destinée, le
décidèrent. » Le seul
point qui ressorte avec quelque certitude pour l'histoire de ces
amplifications de rhétorique, évidemment faites après coup, c'est que ses
sympathies personnelles ne le portaient pas plus d'un côté que de l'autre, et
qu'il prit conseil d'un calcul plutôt que d'un principe. S'il éprouva des
scrupules, ils lui furent inspirés moins par la cause en elle-même que par
l'incertitude du succès, et il en triompha promptement. Aussitôt sa
résolution prise, il se présente aux comités, et, à la recommandation de
Barras, il reçoit d'eux son commandement. Barras avait connu Bonaparte au
siège de Toulon et l'avait pris en grande amitié, dit-il dans ses Mémoires
inédits, à cause de la ressemblance qu'il lui trouvait alors avec Marat, pour
qui il avait eu un vif attachement. Les rôles sont donc ainsi distribués :
Barras commandera en premier, et Bonaparte sera son lieutenant et son homme
d'exécution. L'armée
de la Convention se montait à environ huit mille hommes, y compris les
patriotes auxquels on avait rendu leurs armes, mais elle était bien
disciplinée, pleine de calme et de confiance, et possédait quarante pièces
d'artillerie qu'on fit venir du camp des Sablons, avantage précieux contre
des adversaires qui comptaient moins sur leur stratégie que sur leur masse.
Bonaparte employa la nuit à prendre ses dispositions. Il changea le Louvre et
les Tuileries en une espèce de camp retranché dont toutes les issues furent
garnies d'artillerie. Il assura ses communications de façon à pouvoir porter
toutes ses forces à la fois sur le point le plus menacé ; enfin, au dernier
moment, il arma les représentants pour servir de réserve dans un cas de péril
extrême, en ayant grand soin de ménager à sa petite armée une retraite sur
Saint-Cloud. Cela fait, il attendit, et donna ordre à ses troupes de ne faire
feu qu'après avoir été attaquées. Le
lendemain matin, 13 vendémiaire, lorsque l'armée des sectionnaires déboucha
de toutes les rues environnantes dans le but d'enlever les Tuileries, elle vint
se heurter partout contre les postes conventionnels et trouva toutes les
issues gardées. Elle s'établit l'arme au bras en face des troupes de la
Convention. Elle se composait d'environ 40.000 gardes nationaux, soldats
pleins d'ardeur mais aussi d'inexpérience et surtout sans solidité. Elle s'était
donné deux chefs de hasard : le général Danican, officier déclassé et
peu capable, et un émigré rentré, nommé Lafond, jeune homme du plus brillant
courage. Les
deux armées passèrent une grande partie de la journée postées à quinze pas
l'une de l'autre, menaçantes, mais immobiles, et comme ne pouvant se résoudre
à déchirer de nouveau le sein de la patrie après tant de sanglantes
discordes. Un instant on espéra que cette extrémité, si fatale à la liberté,
lui serait épargnée ; mais l'aveugle animosité des partis lit échouer ces
tentatives de conciliation. A quatre heures et demie du soir, Danican donne
le signal, et Bonaparte monte à cheval. La lutte commença sur plusieurs
points à la fois. Elle n'eut ni la durée ni le tragique acharnement dont les
murs de cette cité furent depuis tant de fois témoins. Les places publiques
n'avaient pas encore servi de champ de bataille, et la stratégie de la guerre
des rues m'était pas devenue une science. L'issue du combat ne fut pas un
instant douteuse. Lafond, qui dirigeait l'attaque du côté des quais, lança sa
colonne de la rue Dauphine sur le pont Royal en suivant le quai Voltaire ;
mais foudroyée à la fois de front et en écharpe par la mitraille, elle
s'arrdt ; court et bientôt se dispersa. Il en rallie jusqu'à trois fois les
débris sous le feu qui les décime, mais il ne parvient pas à enlever le pont.
A l'église Saint-Roch la résistance ne fut pas plus sérieuse. Quelques coups
de mitraille suffirent pour balayer toutes les rues adjacentes. Les
sectionnaires, très-vifs dans leur première attaque, semblaient n'avoir pas
prévu qu'on pourrait se décider à les recevoir à coups de canon, Ils ne
tinrent nulle part devant l'artillerie, qui les délogea successivement de
toutes leurs positions. A six heures, tout était terminé et la Convention
l'emportait sur tous les points. Elle craignit de trop triompher, car elle
avait des ennemis de plus d'un genre, et en détruisant les uns elle se
mettait à la merci des autres. Elle couvrit donc les vaincus d'une indulgence
à la fois habile et généreuse, se contentant de dissoudre et de désarmer
leurs bataillons. Lafond seul ne put être sauvé, en raison de sa qualité
d'émigré, qu'il ne voulut à aucun prix désavouer. La Convention déclara que
ses défenseurs avaient bien mérité de la patrie ; elle confirma Barras et
Bonaparte dans leurs commandements, et, Barras n'ayant pas tardé à donner sa
démission, Bonaparte se trouva seul en possession du titre de général de
l'intérieur. Cette
journée, si avantageuse pour le jeune général dont elle avançait
prodigieusement la fortune, avait été funeste pour la France. Elle accrut et
envenima l'antagonisme que la Convention avait créé entre l'opinion publique
et le gouvernement par ses malheureux décrets. Au lieu d'apaiser cette partie
si éminente de la nation qui fait l'opinion, et que ses décrets avaient mise
en suspicion en lui interdisant le légitime espoir d'exercer
constitutionnellement son influence sur le gouvernement du pays, elle l'avait
blessée et aliénée sans retour. Il était dès lors à prévoir que toutes les
élections se feraient en opposition avec l'esprit conventionnel et contre
lui, et que, chassé ainsi du corps législatif, cet esprit se réfugierait dans
le pouvoir exécutif pour en faire sa forteresse. C'est, en effet, ce qui
arriva. Le tiers des députés élus comme complément des conventionnels
conservés, fut choisi au sein d'une opinion hostile à la Convention, et
celle-ci, qui formait encore la majorité des conseils, répondit à cette
manifestation des vœux de la nation en appelant au Directoire cinq régicides
: Barras, Carnot, Rewbell, Letourneur et Lareveillère-Lépeaux. Or le Corps
législatif se renouvelait par tiers tous les ans, tandis que le Directoire ne
se renouvelait que par cinquième, il était évident qu'à un moment donné le
gouvernement, composé de régicides, se trouverait en guerre ouverte avec les
conseils composés de modérés. Et comme ces deux corps n'avaient l'un sur
l'autre aucun moyen de contrainte légale, il s'ensuivait que la force
resterait entre eux le seul juge. Malheureusement, le 13 vendémiaire avait
montré à tout le monde de quel poids l'épée d'un soldat pouvait être dans la
balance. Ainsi cette journée néfaste habitua le pouvoir à compter sur
l'armée, l'armée à disposer du pouvoir. Elle prépara de loin les voies au
gouvernement militaire. Bonaparte
employa les quelques mois qui s'écoulèrent entre le 13 vendémiaire et sa
nomination à l'armée d'Italie, à consolider la victoire, en achevant de
détruire les éléments de trouble et de désordre, à réorganiser la garde
nationale de Paris, à former la garde du Directoire et du Corps législatif,
enfin à s'occuper très-activement de sa propre fortune. En véritable
ambitieux, il ne vit dans sa nouvelle situation que les moyens qu'elle lui
offrait d'en conquérir une plus élevée. Le rôle qu'il avait joué dans les
derniers événements, l'importance du poste qu'il occupait, sa liaison avec
des hommes puissants, la formation d'un gouvernement nouveau encore et
incertain dans sa marche, lui fournissaient à un rare degré la facilité de se
mêler de tout, d'intervenir à volonté dans les attributions de ses collègues,
et d'agir à sa guise dans le ressort de son propre commandement. Il profita
de cette latitude avec sa décision accoutumée, agissant sans consulter
personne, et tenant fort peu de compte des représentations qui lui étaient faites.
Il n'en était toutefois pas moins assidu auprès des principaux chefs du
gouvernement, dont il avait intérêt à capter la bienveillance. En même temps,
il protégeait des membres de l'ancienne noblesse, pour effacer de l'esprit de
cette classe les souvenirs de la mitraille de vendémiaire ; il rappelait des
généraux disgraciés, il remplissait les cadres de la garde du gouvernement
d'hommes qui étaient ses créatures, et qu'il fut heureux, nous assure-t-il
dans ses Mémoires, de retrouver au 18 brumaire ; il distribuait des places à
ses parents et amis, qu'il allait chercher au fond de la province pour les
établir à Paris ; il envoyait de grosses sommes d'argent à sa famille. (Lettres à
Joseph, d'octobre 1795 à février 1796.) Un
homme d'un caractère aussi remuant ne pouvait ni trouver un aliment suffisant
pour son esprit dans une telle place, ni s'y maintenir longtemps sans causer
beaucoup d'ombrages. S'enfermer strictement dans ses attributions, c'était
s'annihiler ; en sortir, c'était se lancer dans la plus téméraire des
entreprises. En présence de l'action incessante des partis, il était pourtant
difficile de ne pas éprouver une pareille tentation. Aussi le Directoire
commença-t-il bientôt à voir Bonaparte avec une certaine inquiétude, qui ne
fut pas étrangère à sa nomination au commandement de l'armée d'Italie. Au
danger de l'avoir pour ennemi en le soumettant à la loi commune, on préféra
l'expédient de se débarrasser de lui par une éclatante faveur, sans songer
que, sous prétexte d'éloigner le péril, on le rendait plus inévitable pour
l'avenir. Cette lâcheté, plusieurs fois renouvelée et finalement punie par
une leçon cruelle et mémorable, fut toute la politique dont le Directoire sut
jamais user pour se préserver des projets qu'il prêtait à Bonaparte.
Cependant, il n'est pas certain qu'en cette première occasion la défiance
qu'inspirait le général lui eût valu un semblable avancement, si son mariage
avec Joséphine de Beauharnais n'était venu achever et couronner sa fortune. Bonaparte
a raconté lui-même comment il fit la connaissance de Mme de Beauharnais.
Quelques joins après le désarmement des sections, un enfant de dix à douze
ans se présenta à l'état-major : il réclamait l'épée de son père, ancien
général de la République, mort sur l'échafaud. Cet enfant était Eugène de
Beauharnais. Touché par ses larmes, le général la lui fit rendre, et reçut le
lendemain la visite et les remerciements de Mme de Beauharnais, qu'il ne
connaissait encore que de nom, bien qu'elle fût l'amie intime de Barras, son
protecteur. Le silence que garde Bonaparte an sujet de cette liaison, et de
la part que Barras a eue dans les déterminations de Mme de Beauharnais,
s'explique plus facilement que son oubli du service rendu la veille de
vendémiaire. Mais le fait n'en est pas moins constant, établi par tous les
témoignages du temps, attesté par Joséphine elle-même, qui, dans sa
nonchalance créole, ne se serait peut-être jamais décidée à ce mariage, si
Barras n'avait mis dans la corbeille de noces le commandement de l'armée
d'Italie. « Barras assure, écrivait-elle peu de temps avant son mariage, que
si j'épouse le général, il lui fera obtenir le commandement en chef de
l'armée d'Italie. Hier, Bonaparte en me parlant de cette faveur, qui fait
déjà murmurer ses frères d'armes, quoiqu'elle ne soit pas encore accordée : «
Croient-ils donc, me disait-il, que j'aie besoin de protection pour parvenir
? Ils seront tous trop heureux un jour que je veuille bien leur accorder la
mienne. Mon épée est à mon côté, et avec elle j'irai loin. » Bonaparte
s'était pris pour Mme de Beauharnais d'une passion ardente et exaltée, que surexcitait
encore son ambition, car il savait que ce mariage allait tout à la fois lui
donner le rôle qu'il ambitionnait le plus a lui ouvrir les rangs d'Une
société qui n'avait jusque-là répondu à ses avances que par une défiance
excessive. Il portait dans cette affection, la seule, dit-on, qui ait jamais
fait battre son cœur, toute la fougue et tout le feu de son impétueuse
nature. Quant à Mme de Beauharnais, elle ressentait en sa présence plus de
trouble et d'étonnement que d'amour. Le génie même qu'elle voyait briller
dans ce regard perçant et impérieux exerçait sui cette âme aimable et
indolente une sorte de fascination qu'elle ne subissait pas sans une terreur
secrète, et, avant de s'y abandonner, elle se demanda plus d'une fois si
l'assurance extraordinaire dont témoignaient les moindres paroles du général
n'était pas l'effet d'une présomption de jeune homme destinée à d'amers
mécomptes. Ses irrésolutions augmentaient lorsqu'elle réfléchissait à la
différence d'âge qui existait entre eux, car Joséphine était une beauté déjà
sur le déclin, et le général était loin encore d'avoir atteint à la maturité
de rage viril. Cependant il réussit à vaincre ses scrupules. Le 23 février 1796, Bonaparte fut nommé général en chef de l'armée d'Italie, et, le 9 mars, le mariage fut célébré. Carnot appuya sa nomination contre Rewbell le protecteur de Schérer, mais il n'en eut nullement l'initiative, comme il le prétend dans son Mémoire sur le 18 fructidor. Dans l'acte de mariage, le général se donna une année de plus qu'il n'avait réellement, ce qui a fait naître des doutes mal fondés au sujet de la véritable date de sa naissance, et Joséphine se rajeunit de quatre ans ; double artifice imaginé d'une part par une petite vanité féminine, et consenti de l'autre dans le seul but de rétablir entre eux, aux yeux du public, l'égalité d'âge par cette complaisant fiction. En première ligne, parmi les noms de témoins, figurait le nom de Paul Barras. |
[1]
Napoléon raconte dans ses Mémoires, dictés à Sainte-Hélène, m'il fut envoyé au
siège de Toulon, de Paris, par le Comité de Salut public, avec mission d'y
commander l'artillerie, et presque tous les historiens ont reproduit cette
erreur. Napoléon est contredit ici, non-seulement par son frère Joseph et par
Marmont, tous deux ses compagnons d'armes au siège de Toulon, mais par sa
propre correspondance, dans laquelle il confirme leur témoignage et s'exprime
ainsi : « Lorsque les représentants du peuple m'ont retenu à l'armée devant
Toulon et m'ont donné le commandement de l'artillerie... » Il a dissimulé cette
circonstance dans ses Mémoires, pour ne pas avouer l'obligation qu'il eut alors
à Salicetti, devenu plus tard son ennemi. C'est ici le lieu de dire, une fois
pour toutes, que les Mémoires de Napoléon fourmillent d'erreurs et d'omissions,
quelquefois involontaires, le plus souvent calculées. Quant au Mémorial de M.
de Las Cases, qui dit ici que ce furent les notes trouvées au bureau de
l'artillerie sur le compte de Napoléon qui firent jeter les yeux sur lui pour
le siège de Toulon, il ne donne presque jamais ni le renseignement exact, ni,
ce qui est encore plus grave, la vraie couleur des événements. On y trouve le
caractère et le langage de M. de Las Cases beaucoup plus que ceux de son héros.
[2]
Cette lettre, quoique très-authentique, n'a pas été reproduite dans la Correspondance,
non plus que beaucoup d'autres de la même époque.
[3]
Cette lettre est du 20 thermidor an II. Elle est adressée au citoyen Tilly,
ministre à Gênes. Elle manque dans la Correspondance.
[4]
Mémoires extraits des papiers et de la correspondance de Pontécoulant.
[5]
L'acte de radiation est du 25 septembre 1795. Bourrienne, en nous le
conservant, s'est trompé de date.