1769-1793 Napoléon
n'a été jugé le plus souvent que par l'amour ou par la haine. Après sa mort,
comme de son vivant, il lui a été donné de troubler profondément le cœur des
hommes, et les combats qu'avait fait naître sa politique, on a continué à les
livrer pour ou contre sa mémoire. Aux apothéoses populaires, aux
glorifications intéressées de l'esprit de parti, aux complaisances
d'historiens dupes ou complices des préjugés vulgaires, ont répondu
d'ardentes représailles où l'on a vu trop souvent la vérité blessée avec ses
propres armes. Sa gloire a trouvé toutefois beaucoup plus, de courtisans que
de détracteurs, car l'encens qu'on n'a plus pour l'idole, on le prodigue
encore à ses adorateurs. L'histoire n'est pas faite pour de tels rôles, qui
ne se concilient ni avec le calme de l'équité ni avec la dignité du juge, Aujourd'hui
que la détraction et l'apologie ont, en s'épuisant elles-Mêmes, préparé tous
les éléments d'une complète instruction, le moment semble venu pour des
appréciations plus clairvoyantes. Si j'ose, après tant d'illustres
contemporains, publicistes, philosophes, historiens, poètes, interroger à mon
tour une figure que si peu d'entre eux ont pu fixer impunément, mon unique
prétention est de mettre à profit le bénéfice du temps. Les renseignements
abondent, les mobiles sont mieux connus, les faits mieux éclaircis, les faux
prestiges se dissipent. Quant aux passions qu'éveille en nous le souvenir de
la part que la mémoire de Napoléon a eue de notre temps dans les défaites de
la liberté, il est maintenant assez facile de s'en défendre. Le présent,
devenu moins sévère, ne permet déjà plus de désespérer de l'avenir de mes
sens ni les préventions de la haine ni les superstitions de l'enthousiasme,
et je repousserais comme une honteuse servitude toute opinion qui pourrait
m'empêcher de m'incliner devant la vraie grandeur. Il y a,
d'ailleurs, dans l'histoire une force d'apaisement qui protège l'âme contre
le fanatisme de l'esprit de parti. Si elle nous offre le spectacle
décourageant de défaillances, de chutes et de contradictions sans nombre,
elle nous montre, par des traits plus frappants encore, qu'il y a dans la
civilisation une tendance constante à reprendre et à élever son niveau. Elle
nous montre surtout que nous sommes toujours les artisans de nos propres
destinées, et qu'il a toujours dépendu d'un peuple de ne pas se créer les
nécessités sous le joug desquelles il a dû ensuite se courber. En dépit de
certaines apparences mal comprises, l'histoire n'est pas une école de
fatalisme, elle est un long plaidoyer en faveur de la liberté humaine. Cet
enseignement, qui est de tous les temps, ressort avec une force particulière
de la marche progressive du siècle où naquit Napoléon jusqu'aux commencements
de la Révolution française, et les déviations qui surviennent plus tard ne
sauraient en affaiblir la portée. Jamais activité n'a été plus libre malgré
ses entraînements, plus rationnelle malgré ses illusions, jamais les hommes
ne se sont élancés vers la vérité avec une ardeur plus généreuse et plus
sincère. Le succès de leurs efforts a pu âtre compromis par les passions, par
les fautes, par l'empire des préjugés anciens et les obstacles inhérents à la
pratique des choses, mais leurs efforts n'ont pas été perdus. Une foule de
grands hommes avaient agrandi, renouvelé tous les domaines de la science et de
la pensée ; ils avaient fait prévaloir une idée plus élevée de la dignité
humaine, une conception plus étendue des droits des peuples et des individus
; ils avaient combattu tous les genres de servitude, ils avaient réconcilié
la politique avec la justice et la liberté. Ils avaient adouci les mœurs, à
ce point qu'on semblait vouloir faire grâce aux abus pour leur laisser le
temps de mourir de leur mort naturelle. En
cela, le XVIIIe siècle était-il une exception, suivait-il une utopie ? Non ;
il continuait ses devanciers : le XVIe, qui avait vu naître la Réforme, le
XVIIe, qui avait vu triompher les institutions anglaises ; il était en
communion avec tous les glorieux esprits du passé ; il marchait sur la grande
route du genre humain, il le savait et cette confiance donnait à son déclin
une sorte de sereine majesté. Après les penseurs qui avaient illustré sa
carrière, il voyait déjà apparaître les grands réalisateurs qui devaient
compléter son œuvre ; après les Locke, les Montesquieu, les Voltaire, les
Rousseau, s'élevaient les Turgot, les Franklin, les Mirabeau, les Washington.
La république américaine, cette fille de l'expérience, irréprochable comme
une création de la raison pure, allait naître au-delà des mers pour servir de
phare aux sociétés futures. L'avenir paraissait tellement assuré, le cours
des choses si irrésistible, que les esprits les plus sages ne pouvaient se
défendre d'un peu d'ivresse, et, dans leur impatience trop dédaigneuse des
faits, ils s'élançaient jusqu'aux dernières limites du possible. Non contents
de proclamer la fin du despotisme politique et religieux, ils prédisaient la
fin des superstitions, la fin de la misère, la fin de l'esclavage, la fin des
conquêtes, la fin de la guerre. C'est vers ce temps-là que naquit dans une
petite Ile obscure et presque sans histoire un enfant qui devait s'appeler
Napoléon Bonaparte. Le
contraste que cet homme extraordinaire offre avec l'esprit général de son
époque n'a pas besoin d'être cherché ; il frappe tout d'abord les yeux. Par
son caractère, par ses idées, et surtout par le but qu'il s'est proposé,
Napoléon semble un homme d'un autre âge. Cependant, plus on l'étudie, plus on
s'aperçoit que les seules parties de son œuvre qui soient restées vivantes
sont en définitive celles qu'il a empruntées au génie de son temps. Le reste
est purement phénoménal. Le rôle de Napoléon n'a donc rien d'inexplicable
pour l'histoire. Son
pays semblait être, comme la Pologne, un démenti vivant donné aux rêves des
philosophes. La Corse formait, dans ce siècle du cosmopolitisme, une contrée
à part en Europe, par ses malheurs comme par le caractère et les mœurs de ses
habitants. Leurs relations avec le continent, qui n'avaient jamais été bien
fréquentes, étaient devenues plus rares encore pendant leurs longues luttes
contre Gênes. Il en résultait que, malgré un certain vernis de civilisation
que la jeunesse allait chercher dans les universités d'Italie, ils avaient
conservé presque intacte l'énergique et sauvage originalité de leur
physionomie. « La Corse, dit Tite-Live, est une contrée âpre et montagneuse,
presque impraticable. Elle nourrit une population qui lui ressemble, et
presque aussi intraitable que les bêtes fauves. Faits prisonniers, les Corses
ne s'adoucissent pas dans la servitude : ils se rendent insupportables à
leurs maîtres ou abandonnent la vie par impatience du joug. » Ce
portrait avait gardé une part de vérité, en dépit des changements amenés par
le mélange des races et par le progrès des temps. Les invasions successives,
l'influence de la civilisation générale, avaient adouci le type primitif,
mais ne lui avaient pas fait perdre ses traits principaux. A son indomptable
âpreté s'était alliée une certaine souplesse empruntée à l'Italie, à
l'énergie du caractère, une intelligence subtile et déliée. Sobres,
courageux, hospitaliers, mais dissimulés, superstitieux, vindicatifs, tels
étaient, tels sont encore les Corses. Rappelant en ceci leur climat, qui est
brûlant dans les plaines et glacé sur les hauteurs, ils ont le cœur violent
et la tête froide. Ils sont faits pour exceller à la fois dans la diplomatie
et dans la guerre. Ils ne participaient guère alors aux idées de leur temps
que par les bribes d'érudition classique qu'ils rapportaient des universités
italiennes. De là la simplicité antique de leurs idées politiques, que ne
contrariait d'ailleurs presque aucune des institutions qui régnaient encore
sur le reste de l'Europe. Paoli put songer sérieusement à jouer sans son pays
le rôle d'un Solon ou d'un Lycurgue, et dans ce que les circonstances lui
permirent d'entreprendre, il lie rencontra aucune des résistances qu'il eût
trouvées partout ailleurs. Ce qui, en France, était du domaine des rêveurs
devenait, en Corse, le fait de l'homme d'État et pouvait être sur-le-champ
réalisé. C'est pour ce motif que la Corse attira l'attention de Jean-Jacques
Rousseau, tout entier alors à ses réminiscences de l'antiquité, avec
lesquelles il croyait faire du nouveau. Dans son Contrat social, il appelle
la Corse « le seul pays capable de législation qu'il y ait encore en Europe,
» affirmation qui détermina Paoli à lui faire demander un projet de
constitution par l'entremise de Buttafuoco. Les Corses se trouvaient d'emblée
dans la situation qu'on ne pouvait concevoir partout ailleurs qu'en faisant
table rase de tout ce qui existait. Cet état social et l'esprit qui en était
la suite expliquent dans une certaine mesure ce qu'il y a d'antique dans
l'idéal politique de Napoléon comme dans celui de Paoli, car un César n'était
pas moins incompatible qu'un Lycurgue avec les délicates complications de nos
sociétés modernes. Après
de longues années d'une lutte opiniâtre pendant laquelle ce petit pays étonna
l'Europe par son indomptable courage, les Génois, se voyant hors d'état de le
reconquérir, le vendirent à la France. Choiseul, qui s'était présenté d'abord
en médiateur et qui occupait en cette qualité les principaux ports de l'Ile,
ne rougit pas de tourner toutes les forces d'une nation puissante contre le
faible peuple qui avait eu confiance en sa protection. Paoli, le héros de la
guerre contre les Génois, s'efforça en Bain de résister à l'invasion
française ; il fallut céder. Il s'éloigna, le désespoir dans le cœur, de ce
pays qu'il n'avait délivré de ses anciens oppresseurs que pour le voir
succomber sous un nouveau despotisme. Mais, l'année même où les patriotes
furent écrasés par nos armes, la Corse vit naître celui que ses conquérants
allaient bientôt recevoir pour maitre. Napoléon vint au monde le 15 août
1769, deux mois après la soumission de l'Ile. L'enfance
et la jeunesse des plus grands hommes échappent nécessairement à l'histoire ;
c'est pourquoi. la fiction s'en empare le plus souvent. La jeunesse est
pleine de mystères psychologiques et de secrètes métamorphoses qui n'offrent
à l'examen le plus attentif que très-peu de données positives. C'est un âge
de formation où tout dans l'âme humaine est encore indécis et changeant. On
n'y trouve ni cette contexture solide, ni ces lignes arrêtées, ni enfin ces
garanties d'information qui constituent seules la réalité historique. Il est
plus rare encore d'y rencontrer des actions qui soient dignes de fixer
l'attention des hommes. Aussi les efforts multipliés qu'on a faits pour
soustraire la mémoire des premières années de Napoléon à cette obscurité
inévitable n'ont-ils abouti qu'à la création de légendes dont la puérilité
égale l'invraisemblance. Placé entre l'inconvénient d'une brièveté trop
rigoureuse et celui d'une minutie qui n'a ni sérieux ni vérité, je choisirai
le moindre, et, laissant de côté des récits hypothétiques, j'exposerai
rapidement les faits et les observations qui, par l'universalité des
témoignages, présentent seuls un caractère de certitude. Au
premier rang parmi les compagnons de Paoli, s'était distingué Charles de
Bonaparte, le père de Napoléon. Sa famille était originaire d'Italie, elle y
conservait encore des descendants. Elle avait acquis une certaine
illustration dans la politique et dans les lettres à l'époque des républiques
italiennes. Elle s'était réfugiée en Corse à la suite des discordes civiles
qui déchirèrent Florence, mais elle avait toujours gardé des relations avec
le pays qui avait été son berceau, et était restée italienne presque autant
que corse. On pouvait encore reconnaître en elle l'empreinte de la fine et
forte race d'où sortit Machiavel. Lorsque Paoli eut quitté l'Ile, Charles
Bonaparte, qui avait épousé depuis peu Lœtitia Ramolino, femme de la plus
rare beauté, compagne de ses périls alors qu'elle était déjà enceinte de
Napoléon, dut se soumettre comme la majorité de ses concitoyens. Il sut même
gagner avec une surprenante facilité les faveurs de l'administration
française ; mais, pendant plusieurs années encore, une poignée de patriotes,
traquée dans les montagnes de l'intérieur, continua à soutenir la lutte, et
leur supplice ensanglanta notre conquête. C'est
au sein de ce peuple, vaincu sans être dompté, au milieu de ces passions,
tantôt comprimées, tantôt se déchaînant tout à coup avec la sauvage violence
du tempérament corse, que grandit le jeune Napoléon. Il assista tout enfant
aux dernières convulsions de dépendance de son pays. « Je naquis quand la patrie
périssait, écrivait-il à Paoli en 1789 ; les cris du mourant, les
gémissements de l'opprimé, les larmes du désespoir, environnèrent mon berceau
dès ma naissance. » Né au sein des orages, il se familiarisa de bonne heure
avec leurs agitations, et il leur dut en partie le sang-froid qu'il montra
plus tard au milieu du chaos révolutionnaire. Comme Achille enfant, il avait
été trempé dans le Styx. Les
souvenirs de la guerre de l'indépendance, les récits de ceux qui l'avaient
faite, les imprécations du patriotisme opprimé, et surtout les exploits déjà
légendaires du grand Paoli, le guerrier législateur, figure antique égarée
dans le XVIIIe siècle, tel fut le premier aliment dont se nourrit sa jeune et
ardente imagination. Ces impressions se gravèrent fortement dans cette âme
profonde et y dominèrent tous les sentiments de la jeunesse. Elles lui
donnèrent un sérieux d'une extraordinaire précocité. Il partagea, tout
enfant, de grandes et patriotiques émotions, auxquelles il s'associait par
l'instinct avant de les comprendre par l'intelligence ; il assista à des
spectacles qui éclairèrent prématurément à ses yeux tous les extrêmes de la
vie humaine. Il connut les passions politiques à un âge où les hommes ne se
passionnent d'ordinaire que pour leurs jouets, et c'est peut-être pour y
avoir été initié trop tôt qu'il s'en est détaché si vite. A peine arrivé à Brienne,
cet enfant de onze ans aperçoit dans une des salles de l'école le portrait de
Choiseul, l'auteur des maux de son pays ; il l'apostrophe avec colère et
s'indigne qu'on conserve à Brienne le portrait d'un tel homme. Un peu plus
tard, parlant de son père mort, il déclare ne pouvoir lui pardonner de
n'avoir pas suivi jusque dans l'exil la fortune de Paoli. Charles
Bonaparte, dont la famille était nombreuse et le patrimoine des plus
médiocres, avait sollicité et obtenu, grâce à la protection du comte de
Marbeuf, gouverneur de l'Ile, des places gratuites pour ses enfants dans les
principales maisons d'éducation de France. C'est ainsi que le jeune Napoléon
entra à Brienne. En écartant la foule d'anecdotes suspectes qui abondent sur
cette partie de sa vie pour s'en tenir à l'impression générale de ceux qui
l'ont connu à cette époque, on découvre dès lors en lui un caractère
concentré, résolu, une humeur volontiers batailleuse, et, malgré des éclairs
de gaieté, une disposition d'esprit singulièrement assombrie dans un si jeune
enfant. La dureté du sort avait retranché en lui tout le luxe aimable de
l'enfance. Il s'isolait, s'ouvrait rarement à ses camarades, en était peu
aimé et ne se mêlait presque jamais à leurs jeux. Ce penchant à l'isolement,
naturel chez une âme qui ne trouve pas autour d'elle les points de contact
dont elle a besoin, accompagne souvent la supériorité, même à l'âge où elle
s'ignore elle-même, et les enfants ne le pardonnent pas plus que les hommes. Du
reste, écolier laborieux, appliqué, et, chose remarquable, d'une extrême
docilité envers ses maîtres. C'est ce que constate expressément un certificat
du chevalier de Kéralio, inspecteur des écoles militaires, qui fut frappé de
la tournure d'esprit et de caractère qui s'annonçait dans cet adolescent.
Napoléon Bonaparte savait dès lors plier, quand il le voulait, sa brusquerie
naturelle aux circonstances, et se faire souple et insinuant par esprit de
conduite. Il devint en peu de temps le premier élève de l'école dans les
mathématiques, pour lesquelles il avait un goût passionné. Il porta la même
ardeur dans l'étude de l'histoire, mais avec une préférence marquée pour
celle des républiques de l'antiquité, dans lesquelles il retrouvait une image
ennoblie des luttes dont son pays venait d'être victime. Plutarque et les
Commentaires de César furent de bonne heure ses deux lectures de
prédilection. L'un lui offrait ce mélange de positif et de romanesque qui eut
toujours un si vif attrait pour son' esprit ; il trouvait dans l'autre un
sujet de contrôle, de comparaison pour ses études militaires et en même temps
le cadre le plus grandiose qu'il pût rêver. Il n'accorda qu'une attention
distraite aux autres objets de l'enseignement et ne se perfectionna que
très-tard dans l'étude de la langue française, dont il ne connut même jamais
très-bien quelques-uns des éléments les plus essentiels, bien qu'il l'aie
plus d'une fois maniée en écrivain supérieur. A
l'École militaire de Paris, où il vint compléter son instruction après sa
sortie de Brienne (1785), et où il fut soumis à une discipline beaucoup moins étroite, sa
personnalité commença à se dégager plus énergiquement et se montra sous un
jour nouveau. Il s'y trouva dans une sorte d'abandon relatif et comme perdu
au milieu du grand nombre. Sa docilité fit place à un sentiment
d'indépendance ombrageuse ; il devint entier, tranchant, absolu et frondeur ;
ses maîtres eux-mêmes se plaignirent du changement. Son caractère prit une
nuance marquée de misanthropie. L'avenir qui s'ouvrait devant lui ne lui*
offrait que les plus tris es perspectives. Son père venait de mourir,
laissant sa famille dans une gène pire que la pauvreté ; ses frères et sœurs
étaient dispersés dans des maisons d'éducation, où ils étaient élevés, comme
on disait alors, aux frais du roi ; il ne pouvait plus compter que sur
l'appui précaire de ses protecteurs, dont il aurait bientôt lassé la
bienveillance. Le
contraste de sa situation avec celle de ses camarades, qui étaient pour la
plupart des cadets de familles opulentes, lui fit sentir vivement l'amertume
des privations qu'il était forcé de s'imposer et qu'il savait d'ailleurs
supporter sans se plaindre. Mécontent, aigri, tourmenté déjà par une inquiète
activité qui était la première fermentation de son génie, il vivait en
solitaire et passait pour insociable. Il avait pris le ton et le langage,
alors fort à la mode, des censeurs de l'ancien régime, et il critiquait avec
toute la sévérité d'un moraliste de seize ans les abus d'une société au sein
de laquelle, selon toute probabilité, il était destiné à végéter obscurément
dans les grades inférieurs de l'armée. Bourrienne nous a conservé quelques
fragments assez curieux d'un mémoire que rédigea Bonaparte à l'École
militaire pour signaler tous les inconvénients des habitudes dispendieuses
que contractaient les élèves, grâce à des règlements trop relâchés.
L'incorrection à peine croyable de ses lettres de cette époque ne permet pas
de supposer que le style du mémoire soit de lui, mais les idées ont déjà
l'empreinte de son esprit pratique et organisateur. Il considérait avec
raison tout ce luxe comme une détestable initiation aux privations de la vie
militaire, mais la rigueur du régime qu'il proposait de substituer à la
licence de ces positions privilégiées décèle trop la secrète rancune qui
inspirait au jeune réformateur son zèle égalitaire. Au bout
d'un an, Bonaparte quitta l'École militaire, entra en qualité de *lieutenant
en second au régiment de La Fère et fut envoyé en garnison à Valence (I786). Il
avait alors un peu plus de seize ans. Là, sous l'influence d'une femme
aimable et distinguée, qui l'accueillit et le produisit dans le monde, cette
nature concentrée, qui n'avait pas encore eu son rayon de soleil, s'épanouit
pour la première fois. Une transformation frappante s'opéra pour un instant
dans le caractère, les mœurs et les manières du jeune sous-lieutenant. C'est
alors que commença à se révéler ce charme insinuant et plein de séduction
qu'il savait parfois donner à son langage, d'ordinaire brusque et direct
quand il n'était pas impérieux. Son esprit s'affina et s'assouplit au contact
de ce monde de l'ancien régime, fait par les femmes et pour les femmes. En
même temps de nombreuses lectures étendirent dans les directions les plus
variées le cercle de ses idées et de ses connaissances. Les volumineux extraits
qui restent tout entiers écrits de sa main attestent que jamais loisirs de
garnison ne furent plus laborieusement employés. Au
reste ses passions de ce temps-là ne paraissent pas l'avoir longtemps ni
beaucoup occupé, si l'on en croit un Dialogue sur l'Amour qui est resté parmi
ses papiers de jeune homme, et où l'on trouve une boutade assez conforme aux
opinions qu'il a toute sa vie professées sur ce sujet : « L'amour, dit-il,
fait plus de mal que de bien, et ce serait un bienfait d'une divinité
protectrice que de nous en défaire et d'en délivrer les hommes. » Aucune
distraction ne pouvait lui faire oublier son Ile natale, sa pauvre Ithaque,
qu'il n'avait pas revue depuis longues années, et qui était alors son seul et
véritable amour. Mais dans 'quel état la retrouverait-il lorsqu'il lui serait
permis d'y retourner ? Ces pensées lui causaient une tristesse qui aurait été
jusqu'à lui suggérer des pensées de suicide, si l'on devait prendre au mot
là-dessus les confidences d'une jeune imagination : « Que
les hommes sont éloignés de la nature ! qu'ils sont lâches, vils, rampants !
Quel spectacle verrai-je dans mon pays ? Mes compatriotes embrassent en
tremblant la main qui les opprime. Ce ne sont plus ces braves Corses qu'un
héros animait de ses vertus, ennemis des tyrans, du luxe, des vils courtisans...
Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissions, vous
avez encore corrompu nos mœurs ! « La
vie m'est à charge parce que je ne goûte aucun plaisir et que tout est peine
pour moi, parce que les hommes avec qui je vis et vivrai probablement
toujours ont des mœurs aussi éloignées des miennes que la clarté de la lune
diffère de celle du soleil. Je ne puis donc pas suivre la seule manière de
vivre qui pourrait me faire supporter l'existence. D'où s'ensuit un dégoût
pour tout[1]. » C'est à
Valence que, selon toute apparence, se fit en Bonaparte le premier éveil de
l'ambition. C'est là du moins qu'il commença à écrire cette Histoire de
Corse qui paraît avoir été la principale préoccupation intellectuelle de
sa jeunesse, et dont il n'a été publié que des fragments[2]. Il en adressa, en 1786, les
deux premiers chapitres à l'abbé Raynal avec une lettre des plus flatteuses,
dans laquelle il lui demandait ses conseils et son patronage. L'abbé, alors à
l'apogée de sa gloire, les lui accorda de bonne grâce. Ainsi que l'indique le
choix de ce sujet et tout ce qu'on sait de Bonaparte à cette époque, son Ile
natale était encore, à ce moment de sa vie, le principal objet de ses
pensées, le but sur lequel se concentraient tous ses plans d'avenir. Elle lui
semblait le plus beau théâtre qu'il pût lever. Il n'ambitionnait un succès
littéraire à Paris qu'afin de pouvoir se présenter avec plus d'éclat et
d'autorité à ses compatriotes. La Corse était un refuge pour son imagination,
il s'y consolait de la mesquinerie présente de son existence et s'y créait
une fortune à sa guise. Atteindre au rôle d'un Paoli et réaliser un jour dans
sa patrie rendue à l'indépendance les projets que son héros avait conçus sans
pouvoir les exécuter, lui paraissait alors la plus haute visée à laquelle il
lui fût permis d'aspirer. C'est
dans ces dispositions que le trouvèrent les commencements de la Révolution
française. Il n'hésita pas un instant à se prononcer pour elle, car il était
de ceux qui lui appartenaient par situation. Mais s'il en adopta les couleurs
et le langage, il n'en épousa ni les enthousiasmes ni les haines. Il vit en
elle une puissance plutôt qu'un principe. Bien qu'il fût un partisan déclaré
des idées nouvelles, pendant assez longtemps encore il fut beaucoup plus
préoccupé des affaires de la Corse que de celles de la France, pays dans
lequel il se considérait toujours un peu comme un étranger ; et cette
préférence patriotique était entretenue par les voyages de plus en plus fréquents
qu'il faisait dans Lorsque la grande crise de 1789 éclata, la Corse subit le
contre-coup des événements, mais d'une façon très-superficielle, parce
qu'elle n'avait pas de classes privilégiées à détruire. Les insulaires, qui
s'étaient d'abord contentés de demander la complète assimilation de leur pays
aux provinces françaises, espérèrent ensuite un instant obtenir sa complète
indépendance. Mais l'Assemblée nationale déclara la Corse réunie à la France
avant que Paoli, qui était sur le point de se mettre en route pour venir
plaider devant elle la cause de sa patrie, fat arrivé à Paris. On
l'accueillit quelques jours après avec de grands honneurs, mais le décret fut
maintenu. L'année
suivante (juillet 4790), Paoli se rendit en Corse, et son retour excita un
vif enthousiasme parmi ses compatriotes. Bonaparte s'y trouvait alors et s'y
remuait beaucoup ; il venait d'y jouer, ainsi que son frère Joseph, un rôle
très-actif dans la petite révolution municipale d'Ajaccio. Il fut chargé de
rédiger l'adresse de félicitations que cette ville offrit au général. Il
saisit avec joie cette occasion d'être enfin admis à connaître de près son
héros. Paoli accueillit avec distinction et amitié le fils de son ancien ami.
Il fut frappé de l'originalité des idées de ce jeune homme de vingt et un
ans, de l'énergie avec laquelle il les exprimait, du cours impétueux de son
esprit, de la singulière et forte trempe de son caractère. Il n'admira pas
moins ses aptitudes militaires dans les plans de fortifications qu'il lui
demanda pour la défense de l’Ile. Il lui prédit un grand avenir. De son
côté, Bonaparte ne sentit pas diminuer son admiration pour le général dont la
personne simple et digne soutenait la haute opinion qu'inspiraient ses
vertus. L'ambition seule put l'éloigner de Paoli. C'est vers cette époque,
c'est-à-dire en 1791, que Bonaparte fit imprimer son premier manifeste
politique, sous le titre de Lettre à Matteo Buttafuoco. Ce pamphlet est l'expression
passionnée des opinions et des sentiments qui l'occupaient alors. On y voit
qu'en dépit de son éducation française, Bonaparte était resté Corse jusqu'au
fond de l'âme et ne pouvait encore se consoler de la chute de son pays. On y
sent la rancune d’un patriotisme qui ne peut pardonner à la conquête
française, malgré sa métamorphose de 1789. Cet
écrit avait pour but de défendre Paoli contre les injustes attaques de
Buttafuoco. Il parut contre le gré de Paoli, qui écrivit à Bonaparte, avec
l'abnégation et la simplicité d'une grande âme : « Je désire qu'on ne parle
plus de moi que comme d'un homme qui a eu seulement de bonnes intentions. » Buttafuoco
avait été le principal instrument de Choiseul lors de la réunion de l'Ile à
la France, et avait reçu de lui le prix de ses services. Plus tard, envoyé
comme député de. la noblesse de Corse à la Constituante, loin de chercher à
faire oublier le rôle odieux qu'il avait rempli dans cette intrigue, il se
montrait au sein de l'assemblée l'adversaire acharné des plus justes
réformes. Tout ce passé politique fut dévoilé au grand jour, marqué en traits
de feu par cette véhémente philippique, où l'ironie la plus acérée se joint à
une éloquence ardente et déclamatoire. Bonaparte, alors orateur assidu et
applaudi des réunions populaires, la fit lire au club d'Ajaccio, qui
l'accueillit avec la plus vive approbation et en vota l'impression. La
lettre, bien que destinée à la Corse, ne perdait pas de vue la France et
contenait, à l'adresse de la puissance d'opinion qui y régnait, des hommages
pleins d'une exaltation toute méridionale : « Ô Lameth ! ô Robespierre ! ô
Pétion ! ô Volney ! ô Mirabeau ! ô Barnave ! ô Bailly ! ô Lafayette !
Voilà l'homme qui ose s'asseoir à côté de vous ! Tout dégouttant du sang de
ses frères, souillé par des crimes de toute espèce, il se présente avec
confiance sous un habit de général, inique récompense de ses forfaits 1 Il
ose se dire représentant de la nation, lui qui la vendit, et vous le souffrez
! Il ose lever les yeux, prêter l'oreille à vos discours, et vous le souffrez
! Si c'est la voix du peuple, il n'eut jamais que celle de douze nobles ! Si
c'est la voix du peuple, Ajaccio, Bastia, et la plupart des cantons, ont fait
à son effigie ce qu'ils eussent voulu faire à sa personne. » La Lettre
à Buttafuoco est de beaucoup le meilleur écrit de la jeunesse de Napoléon
Bonaparte. Inspirée par une indignation sincère et patriotique, écrite sous
l'empire d'une émotion spontanée, elle porte, malgré les déclamations qui la
déparent, l'empreinte d'un sentiment irai, ce qu'on ne peut dire ni du
discours envoyé au concours proposé par l'Académie de Lyon, qui est à peu
près de la même époque, ni du Souper de Beaucaire, qui est de l'année 1793. Bonaparte
était alors, comme tous les jeunes gens de sa génération, ions l'influence
presque exclusive des idées de Jean-Jacques Rousseau, et, ainsi qu'il arrive
d'ordinaire, il imitait de prédilection les défauts de son modèle, plus
faciles à reproduire que ses qualités. C'est à cette influence qu'il dut son
heure de fièvre et d'exaltation. Il était en garnison à Auxonne, et sa
mauvaise fortune le contraignant à faire de nécessité vertu, il y vivait avec
une économie et une sobriété extrêmes. Il consacrait tous ses instants de
liberté à l'éducation de son frère Louis, se faisant une loi de ne jamais
paraître dans les parties de plaisir de ses camarades, affectant des dehors
stoïques et une mise négligée jusqu'à paraître sordide. C'est sous l'empire
de ces dispositions vertueuses qu'il écrivit ion Discours sur les vérités
et les sentiments qu'il importe le plus d'inculquer aux hommes pour leur
bonheur, sujet mis au concours par l'Académie de Lyon. D'après
l'a façon dont il traita ce sujet, et malgré l'enthousiasme qu'il y dépensa,
il est permis de conclure qu'il n'avait aucune vocation pour le métier de
moraliste. Son style, qui devait être un jour d'une admirable précision, et
qui dans son premier pamphlet est d'une rare vigueur, est ici prolixe et
boursouflé, et n'a rien encore de cette espèce de laconisme à la Saint-Just,
qui fut ce qu'on pourrait appeler sa seconde manière comme écrivain. Il faut
lire ce discours pour concevoir à quel point. un grand esprit, égaré par
l'engouement dans une voie contraire à sa vraie nature, peut tomber
au-dessous de lui-même. Il est impossible de douter que l'œuvre ne soit de
Napoléon ; il s'y dénonce en quelque sorte par plusieurs traits
caractéristiques, notamment par l'apostrophe qu'il y adresse à son protecteur
Raynal, et par l'éloge enthousiaste qu'il y fait de Paoli. On sait d'ailleurs
que ce discours retrouvé à Lyon, grâce à une flatterie de Talleyrand qui
ressemble fort à une espièglerie, fut conservé malgré Napoléon, qui en jeta
au feu le manuscrit original, sans se douter qu'une copie en avait été faite
par M. d'Hauterive. Mais n'étaient ces preuves d'authenticité, qui devinerait
dans cette amplification d'écolier, dans cette rhétorique diffuse et sentimentale,
dans ces lieux communs d'une fade philanthropie, dans ce pathos à la Florian,
dans cette emphase qui touche parfois au burlesque, l'homme d'action, la
grande épée qui devait avant peu accomplir une si terrible tâche ? Ce n'est
pas impunément qu'il fit mentir son génie à parodier des sentiment% qui ne
furent jamais dans son cœur. Ce discours, au lieu d'être couronné, comme le
dit à tort le Mémorial de Sainte-Hélène, reçut de l'examinateur du concours,
M. Vasselier, cette curieuse mention : « Ce discours est peut-être l'ouvrage
d'un homme sensible, mais il est trop mal ordonné, trop disparate, trop
décousu et trop mal écrit, pour fixer l'attention. » Cette
méprise d'un esprit qui avait si peu de vocation pour les rêveries
humanitaires, n'a d'ailleurs rien de surprenant à la fin du XVIIIe siècle.
C'était peu auparavant que Robespierre rimait ses madrigaux pour l'académie
des Rosati. Le caractère de Bonaparte se montra sous un jour plus vrai
dans une circonstance jusqu'ici assez généralement ignorée. Ce court épisode
explique sa vie entière. Il prouve qu'aucune des qualités bonnes ou mauvaises
d'un homme ne se révèle sans avoir d'abord en quelque manière trahi sa
présence. Les caractères ne se forment pas par de soudaines explosions, mais
quelques-uns de leurs aspects restent inaperçus jusqu'à ce que l'occasion les
fasse sortir de l'ombre. Ce n'est que par la plus arbitraire des fictions que
certains historiens ont prétendu nous montrer dans le même homme plusieurs
caractères successifs. La loi
sur la garde nationale avait produit en Corse une fermentation plus vive que
partout ailleurs, résultat facile à prévoir dans une contrée à peine soumise.
En armant tous les citoyens, cette institution allait rendre aux forces
locales une sorte de prépondérance sur celles de la métropole. De là
l'importance que les Corses attachaient aux élections qui devaient donner des
chefs à cette milice. Bonaparte, quoique officier dans l'armée active,
profitant des nombreuse ! irrégularités que la Révolution avait introduites
dan ! le service, employa un de ses congés à briguer h grade de chef de
bataillon dans la garde nationale d'Ajaccio, gage certain de popularité, et
par suite d'avancement, la popularité étant alors la source de tout pouvoir.
Ce grade, qui était le plus élevé de la milice d'Ajaccio, fut disputé à
Bonaparte par plusieurs compétiteurs riches et influents, dont les chances
paraissaient plus sérieuses que les siennes. Marius. Peraldi et Pozzo di
Borgo étaient les chefs du parti qui lui était opposé et avaient pour eux les
principaux de la ville. Mais Bonaparte sut remédier à ce désavantage force
d'activité. Il déploya, pour se recruter des partisans et échauffer ceux
qu'il possédait déjà, une adresse, une ardeur, une âpreté extraordinaires dans
un si jeune homme. Il acheta ceux qui étaient à vendre, chercha à effrayer
ceux qu'il ne pouvait acheter : argent, promesses, menaces, influences de
famille et d'amitié, il mit tout en œuvre pour gagner les électeurs. Bientôt
la ville fut partagée en deux camps prêts à en venir aux mains, et le nombre
des partisans du jeune Bonaparte s'accrut au point d'égaler presque celui de
ses adversaires. Mais ce n'était pas tout que d'avoir gagné le peuple, il
fallait encore obtenir le suffrage des commissaires chargés par la
Constituante de l'organisation des bataillons. Représentants du pouvoir
central, les divisions mêmes qui venaient d'éclater à Ajaccio allaient leur
donner une influence décisive sur les élections, en les plaçant comme de
médiateurs entre les deux partis. Si on les avait pour ennemis, tout était
perdu. De part et d'autre on semblait résolu à leur soumettre les griefs
réciproques et à les choisir pour arbitres, et on les attendait avec
impatience pour aller au scrutin. Ils
arrivent enfin, et Murati, le plus important d'entre eux, descend chez Marius
Peraldi, le principal concurrent de Bonaparte. C'était se prononcer
clairement pour sa candidature, mais sans prendre parti et sans exercer
aucune pression blâmable sur l'opinion. Bonaparte n'avait pas prévu ce coup,
qui renversait ses plans pour ainsi dire sans les combattre ; il le ressentit
avec une violence extrême. On le vit tour à tour sombre, abattu, indécis.
Laisser les choses suivre leur cours, c'était donner à ses adversaires une
victoire certaine ; résister n'était pas moins dangereux. Il passa une grande
partie de la journée en colloques avec ses plus intimes confidents, inquiet,
tourmenté, n'osant prendre un parti, essayant de se faire comprendre à
demi-mot, espérant qu'on lui épargnerait la responsabilité d'une résolution
hasardée. Enfin, Comme personne ne prenait les devants, il se décida à agir. Vers le
soir, comme les Peraldi étaient à table, on frappe brusquement à la porte de
leur maison. Un serviteur ouvre ; des hommes armés y pénètrent aussitôt et
s'élancent au milieu des convives épouvantés. Murati avait pris la fuite. On
le rejoint, on s'empare de sa personne et on le conduit de force dans la
maison de Bonaparte. Celui-ci attendait avec anxiété le résultat de
l'expédition. Maîtrisant son émotion et composant son visage, il reçut son
prisonnier avec une affabilité affectée : « J'ai voulu, lui dit-il, que vous
fussiez libre, entièrement libre ; vous ne l'étiez pas chez Peraldi. » Frappé
de stupeur devant ce coup d'audace, et tout ce qu'il annonçait en cas de
résistance, le commissaire ne jugea pas à propos de protester, et encore
moins de retourner à l'endroit d'où il était venu. Le
lendemain, le vote eut lieu, et Bonaparte fut nommé chef de bataillon. Pozzo
di Borgo ayant voulu protester à la tribune de la section contre la violence
faite au commissaire et contre les intimidations qui avaient altéré la
sincérité du vote, on le saisit d'en bas par les jambes, il fut précipité,
foulé aux pieds, et ne dut son salut qu'à l'intervention de Bonaparte
lui-même. L'affaire fut étouffée, grâce à la rapidité vertigineuse avec
laquelle marchaient à Paris les événements, el Bonaparte garda son commandement
; mais si la veille du 18 brumaire les Cinq-Cents avaient connu ce trait de
sa vie, il est probable qu'ils ne se seraient pas réunis à Saint-Cloud[3]. Cependant
la Révolution poursuivait son orageuse carrière. Les Girondins s'étaient
saisis du gouvernail après la chute des Constitutionnels, et tout annonçais
déjà qu'il échapperait avant peu à leurs mains défaillantes. Une émeute
éclata à Ajaccio. Lorsque l'ordre fut rétabli, Bonaparte, qui avait été
destitué par le ministre de la guerre Lajard, de son grade dans l'artillerie,
dont il avait fait une sinécure, se rendit à Paris pour se justifier tout à
la fois de son absence prolongée, et du rôle qu'il avait joué dans la
répression de ces troubles, comme chef de bataillon de la garde nationale. Il
fut bientôt réintégré dans l'armée, grâce à des protecteurs influents. C'est
à cette circonstance qu'il dut d'assister à quelques-unes des plus fameuses
journées de la Révolution, entre autres au 20 juin, au 10 août, au 2
septembre. On devine l'effet que dut produire sur un esprit si positif le
spectacle de tant de fureurs et de passions déchaînées. Sa foi aux principes,
qui n'avait jamais été bien ferme, en fut pour toujours ébranlée ; mais au
lieu de se rejeter brusquement dans le camp opposé, comme' il arrive
d'ordinaire, il resta un partisan plus décidé que jamais des idées auxquelles
il ne croyait plus, et prêt à marcher au besoin avec des hommes qu'il méprisait.
La contradiction n'est qu'apparente. Avec son goût inné Pour l'ordre et
l'autorité, il ne pouvait voir sans répulsion le tumulte et les excès de la
victoire populaire, et l'on sait le regret qu'au 20 juin il exprima à son ami
Bourrienne, de ne pas voir « balayer toute cette canaille. » Mais la force
n'exerçait pas un moindre empire sur son esprit, et du jour où il eût reconnu
la puissance invincible du mouvement, il le suivit jusqu'au bout, malgré ses
répugnances, et sans en discuter la marche et les accidents. A
travers l'exagération d'opinion qu'il commença à afficher dès lors, jusqu'au
moment où elle cessa de lui être utile, on sent un homme qui juge la
révolution en spectateur, et la France presque en étranger, qui est aussi
détaché des passions de son époque que préoccupé de ses propres intérêts, qui
ne se compromettra jamais pour une cause vaincue ou chancelante, qui n'aura,
en un mot,' pour politique que de suivre le courant et se rallier aux
décisions du grand nombre, afin de tirer des événements le meilleur parti
possible. Une seule fois il se trouva compromis, et ce ne fut pas' pour le
parti qui lui inspirait le plus de sympathies, ce fut pour celui qui avait
montré le plus de force et de rigueur dans l'exercice du pouvoir, et qui
semblait appelé à fixer les destinées de la Révolution. Ce
voyage à Paris dans un pareil moment était propre à le faire réfléchir, et
opéra une véritable transformation dans ses idées. Rien ne pouvait lui
enseigner au même degré la connaissance des hommes, la science des
révolutions, l'art de se servir des passions, en affectant de les servir. Il
jugea d'un coup d'œil tout le parti qu'il pourrait tirer, dans l'intérêt de
son avancement, de ces changements aussi soudains qu'irrésistibles.
L'émigration ayant enlevé à l'armée plus des trois quarts de ses officiers,
ceux qui avaient embrassé la cause de la Révolution étaient assurés d'une
fortune rapide et brillante. Il compara le champ presque illimité que la
Révolution lui ouvrait à la carrière étroite et disputée qui lui était
offerte dans son pays. Il s'attacha dès lors à la fortune de la France, qu'il
n'avait servie jusque-là que faute de pouvoir se consacrer tout entier à sa
vraie patrie. Il se lia plus étroitement à cette cause, à mesure que ses
compatriotes, effrayés par les excès qui se commettaient à Paris, s'en
détachèrent davantage. Et ces dissentiments ne faisant que s'aggraver avec le
temps, le jour approcha où il allait être mis en demeure de choisir entre son
ancienne et sa nouvelle patrie. Les
Corses n'ayant guère connu que de nom les privilèges et les abus qui avaient
si longtemps pesé sur la France, ne pouvaient voir qu'une barbarie
injustifiable dans les sanglantes représailles qui en accompagnèrent la
chute. Transportée dans leur pays, la législation révolutionnaire, avec ses
catégories de suspects et ses immolations systématiques, n'était plus que le
délire d'une cruauté sans excuse. Ils voulaient y échapper à tout prix. Déjà
ils prévoyaient que leurs prêtres, dont ils n'avaient nullement eu à se
plaindre, allaient être enveloppés dans la proscription qui frappait leurs
collègues de France, et cette crainte produisait une inquiétude mêlée
d'irritation parmi des Populations attachées à leur culte. Paoli,
sous le titre modeste de présidera du directoire du département, gouvernait
effectivement la Corse, et en était le maître absolu : Sa popularité lui
avait rendu dans son pays une souveraineté déguisée, mille fois plus réelle
que celle des autorités françaises. Jugeant, d'après ces circonstances, que
le moment n'était pas éloigné où ses compatriotes devraient ressaisir cette
indépendance, à laquelle ils avaient fait jusque-là tant d'inutiles
sacrifices, il prépara peu à peu les esprits dans le sens de cette
révolution, les accoutuma à juger les choses par eux-mêmes. Il laissa
ouvertement éclater son indignation à la nouvelle des massacres de septembre
et de la mort du roi. Bonaparte, qui était revenu en Corse tout converti à
l'influence française, ne s'associa ni aux sentiments ni aux projets de
Paoli. Le général ne tarda pas à s'apercevoir du changement survenu dans les
idées de son jeune protégé. Déjà il s'était considérablement refroidi à son
égard, en raison de l'impatience d'ambition qu'il avait eu occasion de
remarquer en lui. De son côté, Bonaparte en voulait à Paoli des refus
persistants que celui-ci avait opposés à des exigences trop peu mesurées. Ce
mouvement national, dans lequel Paoli fut suivi par l'immense majorité de ses
compatriotes, acheva de les séparer. La
scission qui nous fit perdre momentanément la Corse éclata pendant une courte
absence de Bonaparte. A son retour d'une expédition sur les côtes de
Sardaigne, dans laquelle la flotte française, sous les ordres de l'amiral
Truguet, essaya sans succès de s'emparer de cette île, Bonaparte trouva' son
pays en armes. La Convention avait envoyé en Corse des commissaires chargés
de destituer Paoli ; elle lui avait en même temps fait signifier l'ordre de
venir comparaître à sa barre. Ces mesures ayant paru d'une exécution trop
difficile, on l'avait ensuite nommé général en chef de l'armée d'Italie, piège
grossier, qui avait pour but de l'attirer en France ; mais l'arrêt qui venait
de frapper successivement Biron, Anselme et Brunet l'avertissait trop
clairement du sort qui lui était réservé ; il refusa l'honneur qu'on ne lui
décernait que pour le perdre, et peu après, il fut mis hors la loi. La Corse
se leva tout entière pour défendre son grand citoyen. Forcé
de chercher pour son pays un patronage puissant, Paoli invoqua la protection
de l'Angleterre, dont les flottes pouvaient facilement couper nos communications
et mettre l'île à l'abri d'une descente. Les partisans de la France sentirent
promptement leur impuissance en présence de l'unanimité des patriotes. Ils ne
leur opposèrent nulle part une résistance sérieuse. Devant la nécessité de se
prononcer contre l'indépendance de son pays natal et les avantages que lui
promettait sa fidélité à la France, Bonaparte parait avoir hésité un instant
sur le parti qu’il avait à prendre ; on a même retrouvé dans ses papiers de
jeunesse un projet de défense en faveur de Paoli auprès de la Convention,
mais ce projet est resté à l'état de brouillon. L'auteur de la Lettre à
Buttafuoco, devenu l'adversaire de ce mouvement national qu'il avait
glorifié avec tant d'ardeur, organisa secrètement à Ajaccio une sorte de
conspiration, dans le but de surprendre la citadelle et de rendre cette ville
à la république française. Mais, malgré l'activité et la surprenante
obstination qu'il apporta dans l'exécution de ce dessein, il ne réussit qu'à
envelopper les siens dans son propre danger. Il fut poursuivi, déclaré
traître à la patrie, et s'échappa à grand'peine. Sa maison fut mise au
pillage, sa mère, ses frères et sœurs, forcés de se cacher et de prendre la
fuite, se virent réduits à se réfugier comme lui sur le continent, et bientôt
après il ne restait plus dans l’île un seul partisan déclaré de la France. (Mai 1793.) Après
avoir installé sa famille à Marseille, où elle vécut pendant quelque temps
dans une situation voisine de la détresse, Bonaparte rejoignit l'armée
d'Italie, dans laquelle il avait le grade de capitaine d'artillerie. Il
trouva la France en proie à toutes les convulsions de l'horrible crise dans
laquelle périt la Gironde et avec elle la liberté. Il prit part avec son régiment
à la répression de l'insurrection dans les départements du Midi, et figura
même un instant, à ce qu'on a pu conjecturer, au siège de Lyon. Ce qui est
plus certain, c'est qu'il pointait lui-même les canons de Carteaux, lorsque
celui-ci délogea d'Avignon les fédérés marseillais qui l'occupaient. C'est à
la suite de ce fait d'armes, d'ailleurs sans importance, c'est-à-dire vers la
fin de juillet 1793, qu'il écrivit et publia le Souper de Beaucaire. Cet
opuscule, écrit avec une impartialité affectée qui se dément à chaque page,
et assez modéré dans la forme, bien qu'il ne le soit guère dans le fond, est
une apologie très-nette du coup d'État de la Montagne. Il a visiblement pour
but de ramener à ce parti les esprits flottants et indécis, ou plutôt de leur
offrir des prétextes plausibles de se rallier. Il ne fit pas de sensation, et
ne méritait pas 'd'en faire. Il n'a rien de la véhémence, de la vraie chaleur
et de la poignante ironie de la Lettre à Buttafuoco. On voit bien
qu'il n'a pas été écrit d'enthousiasme, qu'il est un acte intéressé et
calculé. Bonaparte a en effet souvent avoué que, tant que la lutte avait
duré, toutes ses sympathies avaient été pour les Girondins. N'ayant pu nier
ses liaisons avec le parti montagnard, liaisons qui ont failli lui coûter la
vie, il a cru les accuser suffisamment en disant qu'elles n'avaient été de sa
part qu'une affaire d'ambition. On
trouve dans le Souper de Beaucaire des idées assez communes, exprimées
dans un style qui n'a guère de remarquable que ses fréquents italianismes,
mais qui devient singulièrement ferme et précis toutes les fois que l'auteur
expose ses vues militaires. On y découvre, sous un ton de rondeur apparente,
une rare circonspection, qui ne laisse aucune prise contre l'écrivain, même
dans le cas où les événements viendraient à changer. L'argument sur lequel il
appuie avec le plus de force et celui qui avait fait le plus d'impression sui
son esprit, montre clairement que ce qui lui semblait surtout trancher la
question en faveur de la Montagne c'était son succès dès lors inattaquable.
Cet argument n'est autre chose que l'éternel sophisme à l'aide duquel on a
toujours justifié tous les coups de violence en les couvrant de
l'inviolabilité de la patrie elle-même : « Je ne
cherche pas, dit-il en parlant des Girondins, si vraiment ces hommes, qui
avaient bien mérité du peuple en tant d'occasions, ont conspiré contre lui :
ce qu'il me suffit de savoir, c'est que la Montagne, par esprit public ou par
esprit de parti, s'étant portée aux dernières extrémités contre eux, les
ayant décrétés, emprisonnés, je veux même vous le passer, les ayant
calomniés, les brissotins étaient perdus sans une guerre civile qui les mit
dans le cas de faire la loi à leurs ennemis... S'ils avaient mérité leur
réputation première, ils auraient jeté les armes à l'aspect de la
Constitution, ils auraient sacr'4 leurs intérêts au bien public, mais il est
plus facile de citer Decius que de l'imiter ; ils se sont rendus coupables du
plus grand de tous les crimes, etc. » On voit
par ce passage que la théorie des faits accomplis est loin d'être une
invention de notre temps. Ce qu'il y a au fond d'une telle doctrine, c'est
l'absente de toute règle et de tout principe, car si les motifs invoqués ici
contre les Girondins étaient légitimes, à combien plus forte raison
n'avaient-ils pas dû protéger ces hommes, qui représentaient le gouvernement
légal, contre un guet-apens aussi déshonorant pour la Convention que les
journées du 31 mai et du 2 juin ? Et si la guerre civile était un si grand'
trime, sur qui devait en retomber la responsabilité, si ce n'est sur les
premiers agresseurs ? L'argument se réduisait donc à dire que c'était un acte
de civisme de se rallier à la Montagne, parce que la Montagne avait prouvé
qu'elle était la plus forte. Cette pensée est retournée en cent manières dans
le Souper de Beaucaire, et l'auteur s'efforce de lui donner toute la clarté
d'un axiome ; mais il parvient seulement à montrer avec quelle force elle
s'est emparée de son esprit. De là l'accent de positivisme extraordinaire qui
se fait sentir dans ce petit ouvrage. On devine un rare sang-froid et une
précoce habileté dans la façon avec laquelle sont tournées les difficultés.
L'auteur a grand soin de ne pas se compromettre complétement avec le parti
dont il embrasse la cause ; il donne la réplique à la partie adverse ; il
garde une apparence d'impartialité. Ajoutons comme un dernier trait que
Bonaparte y traîne dans la boue Paoli, l'idole de sa jeunesse. Il l'accuse
d'avoir « trompé le peuple, écrasé les vrais amis de la liberté, entraîné
ses compatriotes dans ses projets ambitieux et criminels, pillé les magasins
en vendant à bas prix tout ce qui s'y trouvait, afin d'avoir de l'argent pour
soutenir sa révolte, etc. » C'en est fait ! au moment où l'histoire va prendre possession de Bonaparte, le calcul et l'ambition l'emportent déjà sur tous ses autres mobiles. Le voilà dégagé de tout scrupule d'opinion, à l'abri de tout entraînement politique, au mieux avec les vainqueurs sans être irréconciliable avec les vaincus, débarrassé de toutes ses généreuses illusions d'autrefois, et mesurant du regard le champ illimité qui s'ouvre devant lui. Ce prédestiné de la gloire n'a déjà plus pour conseiller que son insatiable génie, et pour règle qu'un certain idéal de grandeur et ce qu'il appelle lui-même « les circonstances, » c'est-à-dire les laits accomplis, le succès, la fortune. Vienne l'occasion, il ne la laissera pas échapper. Elle ne tarda pas à s'offrir à lui avec l'éclat le plus inespéré. |
[1]
Libri, Souvenirs de la jeunesse de Bonaparte. Parmi les nombreux
ouvrages qui ont été écrits sur cette époque de la vie de Napoléon, ce petit
opuscule est le plus fécond en renseignements exacts. Voir, sur le même sujet,
les Mémoires de M. Nasica, sur l'enfance et la jeunesse de Napoléon ; l'Histoire
des premières années de Bonaparte, du baron de Coston ; les Mémoires
de Bourrienne, ceux de la duchesse d'Abrantès, etc., ouvrages qui doivent tous
être lus avec beaucoup de précaution.
[2]
Selon M. Libri (Souvenirs de la jeunesse de Bonaparte) le manuscrit de
cette histoire existerait encore et ferait partie d'une collection de papiers
confiés dans l'origine au cardinal Fesch par le premier consul.
[3]
Le biographe qui a rapporté ces faits peu connus d'après des témoignages
recueillis sur les lieux, est un ancien magistrat corse ; il ne voit dans ce
trait de jeunesse qu'un titre de gloire de plus pour Napoléon, car il ajoute en
forme de conclusion : « Les sentiments d'honneur, de vertu, de liberté, étaient
profondément gravés dans son cœur. » (Nasica, Mémoires sur l'enfance et la
jeunesse de Napoléon.)