JULIEN L'APOSTAT

 

PRÉCÉDÉ D'UNE ÉTUDE SUR LA FORMATION DU CHRISTIANISME

V. — PARIS. - LES THERMES. - VISION.

 

 

Entrée de Julien à Vienne : prédiction de la vieille aveugle. Éclatantes campagnes de Julien dans les Gaules, rapidité de son éducation militaire ; facultés pratiques tout à fait inattendues chez un mystique et un rêveur de vingt-quatre ans. — Constance décide la mort de Julien ; il veut lui retirer ses soldats. — L'armée proclame Julien empereur. Sa résistance et ses scrupules. — Julien évoque les dieux supérieurs ; il est transporté dans le ciel hellénique ; Jupiter lui ordonne d'accepter l'empire. — Un ange annonce à Julien la mort de Constance.

 

En arrivant à Turin, Julien apprit que la colonie Agrippine (Cologne) venait de tomber au pouvoir des barbares : c'était pour lui un coup terrible, qui semblait rendre son intervention inutile. Agrippine était un poste capital, la clef de la Germanie inférieure, et rien ne devait plus arrêter l'invasion dévastatrice. Julien se rendit en droite ligne de Turin à Vienne. C'était la première grande cité gauloise où il entrait ; on se porta en foule à sa rencontre. Il fut l'objet d'un triomphe populaire : il se présentait aux Gaulois comme une dernière espérance. La conduite de Constance avec les Gaulois avait été infâme, et telle qu'elle ne peut se supporter dans un souverain. Pour combattre le tyran Magnence, qui s'était proclamé empereur dans les Gaules, il s'était allié aux barbares et leur avait donné le pays à ravager. Grâce à leur appui, il avait en effet triomphé de son rival, mais au prix de la ruine de tout le territoire de l'ouest. Une fois réinstallé, l'empereur n'avait rien fait pour arrêter les barbares ; il n'avait envoyé en. Gaule d'autre armée que celle du fisc, qui exigeait des habitants, pillés ou frappés d'inaction par la crainte de l'être, non-seulement les impôts ordinaires, mais tout l'arriéré depuis l'usurpation de Magnence. Et cependant les Gaulois eurent foi en ce défenseur tardif que l'empereur leur envoyait. Ils oublièrent quelle indigne main le leur présentait pour se souvenir que Julien était le petit-fils de Constance-Chlore, pour remarquer que la même bonté et la même fermeté brillaient sur son visage.

Au milieu des vœux et des acclamations populaires, une vieille femme aveugle s'écria : Voilà celui qui rétablira les temples des dieux ! Ce cri fut entendu par Julien au-dessus de tous les autres ; il se crut aux temps homériques. Minerve, sans doute, avait pris la figure de' cette vieille ! Ce salut que les dieux lui jetaient, le jour où il mettait le pied sur le sol gaulois, lui remit en mémoire toutes leurs anciennes promesses, lui donna la patience de supporter tous les dégoûts dont il allait être abreuvé et la certitude de réussir dans une entreprise qu'il avait jugée jusqu'alors au-dessus de ses forces.

Heureusement pour lui, il n'eut d'abord besoin que de bon sens et non d'expérience. Il fit cependant quelques fautes, mais il s'instruisit bientôt, grâce à son activité surhumaine et à son respect pour le détail ; en dix-huit mois, il sut faire son éducation de général et de gouverneur d'un grand pays. Il passa l'hiver à s'occuper des arrivages, à recruter et à exercer le corps d'armée qui était directement sous ses ordres, à s'exercer lui-même. Le 24 juin, il commença sa première expédition. Sur toute la ligne, depuis Lyon jusqu'à Agrippine, les grandes villes étaient au pouvoir des barbares, ou cernées par eux. Il résolut pour cette année de rétablir les communications. Le gros de l'armée impériale était commandé par Marcel, créature des eunuques, et destiné plutôt à observer Julien qu'à le seconder. Julien lui donna rendez-vous devant Reims, et s'y rendit en toute hâte par Autun, Auxerre et Troyes, harcelé sans cesse par les bandes allemandes, se tenant le plus souvent sur la défensive, et les repoussant toutes les fois que le terrain s'y prêtait. Il eut grand'peine à se faire ouvrir les portes de Troyes ; les habitants, ne comptant plus sur aucun secours du pouvoir central, ne se fiaient plus qu'à la hauteur de leurs murailles pour se préserver des brigands qui ravageaient leur territoire. Il trouva Reims encore ferme. Ayant été rejoint dans cette ville par Marcel, il prit alors l'offensive, enleva aux Allemands Brumath, devant laquelle il livra sa première bataille rangée, Saverne, Strasbourg, Dieuze (Decem Pagi), Mayence, et enfin cette colonie Agrippine, dont le désastre avait marqué son entrée en Gaule. Il la remit sur un bon pied de défense, et, cette solide barrière rétablie, il alla hiverner à Sens. Il y resta avec un petit corps de troupes, et ; pour diviser la charge des subsistances, il envoya dans divers municipes de l'est son armée déjà affaiblie par les garnisons laissées à la frontière. A peine l'armée avait-elle pris ses quartiers, qu'un parti de barbares osa venir jusqu'à Sens, espérant enlever la ville d'un coup de main. Julien y soutint un siège de trente jours, trop faible pour risquer une sortie, ne recevant aucun secours de Marcel, qui était cari-tonné prés de là, et qui eût pu facilement réunir des forces pour venir à son secours. Pendant que l'énergie de Julien forçait les barbares à s'éloigner, Marcel alla à Milan tramer la perte de César, se plaignit de son ineptie militaire, de ses prétentions à commander souverainement l'armée et les finances, et à se dégager des sages entraves imposées far Auguste à sa jeunesse et à son ambition. Il se fabriquait des ailes pour prendre son vol plus haut. Julien, qui s'occupait à soulager les Gaulois et s'était déjà rendu populaire parmi eux, eût peut-être succombé à cette première méfiance inspirée à l'empereur sans l'eunuque Euthère. C'était le chambellan qui avait été chargé par Constance d'accompagner César en Gaule, de diriger et de surveiller sa maison. Il se trouva par hasard être un honnête homme, taillé non sur le modèle d'Eusèbe, mais sur celui de Mardonius. Il prit Julien en affection et le servit avec le même dévouement qu'il avait montré au service de Constance. Dès qu'il apprit les menées de Marcel, il se rendit à Milan, et en une seule entrevue il justifia pleinement Julien, dont il répondit sur sa tête. Marcel fut confiné à Serdique et remplacé par Sévère, officier d'expérience, sur lequel Julien put compter.

César se livra alors tout entier aux questions d'administration. Il fallait d'abord recruter une armée suffisante pour la prochaine campagne, dans laquelle il voulait obtenir des avantages décisifs, en finir avec l'invasion et prendre pour toujours l'offensive ; il fallait aussi faire vivre cette armée nombreuse dans un pays appauvri. Il parvint à ce double but en prenant chez les Gaulois ses nouvelles recrues, qu'il s'engagea à ne faire servir que dans les Gaules et sur la frontière du Rhin[1]. Il les fit exercer dans leurs pays respectifs, résolu à ne les réunir qu'au moment d'entrer en campagne. Dans toutes les cités où ils devaient passer, il n'exigea des curiales que des impôts en nature, et les exempta des impôts ordinaires en proportion des sacrifices qu'ils feraient pour l'armée. Là ne s'arrêta pas sa sollicitude : il avait toujours devant les yeux le modèle de Constance-Chlore ; il ne voulait pas seulement se tirer de la guerre à sa gloire, il voulait aussi rendre aux Gaules la richesse et la prospérité dont elles avaient joui sous le gouvernement de son aïeul. Le grand obstacle à la prospérité des Gaules était le fisc, armée aussi nuisible au peuple que celle des Allemands ; Julien résolut d'entrer en lutte avec les agents du fisc. Les combattre, c'était combattre contre l'empereur ; chaque victoire que Julien remportait contre eux, chaque malheureux qu'il leur arrachait et qu'il faisait rentrer dans ses biens, après débat régulier devant son prétoire, augmentait sa popularité et les légitimes défiances de Constance, qui finit par décider secrètement la perle du frère de Gallus. Mais Julien n'en réussit pas moins dans son projet : quand il entra en Gaule, l'impôt était en moyenne de 25 pièces d'or par tête ; quand il en sortit, cinq ans après, on n'en payait plus que 7.

La campagne s'ouvrit sous les meilleurs auspices. Julien avait soumis à Constance un plan que celui-ci avait accepté. Pendant que César se dirigerait du nord au midi, un corps de vingt-cinq mille hommes de l'armée d'Italie devait partir de Rauraque (Bâle) et prendre ainsi les barbares entre deux armées romaines. Malheureusement  Barba lion, le chef de celte année auxiliaire, ce même comte qui avait trahi Gallus et s'était chargé de l'arrêter, se plut à traverser tous les projets de Julien. Il alla jusqu'à lui refuser sept barques dont celui-ci avait besoin pour chasser les barbares des îles du Rhin, et préféra les brûler. Il finit par se laisser surprendre par les barbares, qui le menèrent battant jusqu'à Rauraque et ruinèrent son armée. Les barbares furent si enflés de leur victoire sur Barbation, qu'ils envoyèrent des députés vers Julien, occupé à réparer le fort de Saverne, pour le sommer de sortir du pays qui leur avait été donné par Constance en récompense de la défaite de Magnence. Julien lit retenir les députés, leur disant qu'il les gardait jusqu'à l'achèvement de ses travaux, et marcha rapidement contre les Allemands campés près de Strasbourg. La journée fut chaude ; le combat dura huit heures sans que les barbares pliassent. Un moment les cataphractes, cavalerie bardée de fer dont l'importance commençait dès lors à primer celle de l'infanterie, lichèrent pied. Julien les rallia à grand'peine et, se mettant à leur tête, enfonça la droite ennemie. Les barbares furent menés jusqu'au Rhin, où ils se jetèrent à la nage. Les Romains, malgré leurs lourdes armes, enivrés par le succès, voulaient les y suivre ; Julien vit le danger et se contenta de faire agir les traits. La plupart des barbares périrent par la violence des eaux. Chnodomaire, principal chef des Allemands, fut fait prisonnier et envoyé à Constance, qui le promena derrière son char dans les provinces danubiennes, triomphant de la victoire que Julien avait remportée. Dans les deux années qui suivirent, dit Julien dans son épître aux Athéniens, les Gaules furent entièrement purgées de barbares, la plupart des villes rebâties. Je tirai de la Bretagne une flotte de six cents vaisseaux (dont quatre cents avaient été construits en moins de dix mois), et j'entrai victorieux dans les eaux du Rhin : opération que le voisinage et les attaques continuelles des barbares rendaient très-difficile. Florent[2] croyait la chose impossible ; il venait de promettre aux barbares deux mille livres d'argent pour obtenir le passage. Constance avait écrit qu'il consentait à ce marché, à moins que je ne le trouvasse déshonorant. Il fallait qu'il fût en effet bien déshonorant pour être soupçonné tel par un prince habitué à céder à tous les caprices des barbares. Aussi, loin de le leur accorder, je marchai contre eux, et, avec l'aide de Dieu, je soumis le territoire occupé par les Saliens, j'expulsai les Chamaves, je leur pris leurs immenses troupeaux de bœufs, avec une multitude de femmes et d'enfants. En un mot, j'inspirai à tous ces peuples une telle terreur, qu'ils m'envoyèrent des otages et se chargèrent de la subsistance de mes troupes. Je veux vous épargner le récit de mes quatre années de campagne ; en voici le résumé J'ai passé trois fois le Rhin, et, dans trois expéditions faites au delà de ce fleuve, j'ai délivré vingt mille prisonniers romains ; par un siège et deux batailles, j'ai eu entre mes mains assez de prisonniers barbares dans la lieur, de l'âge pour en incorporer mille dans mon armée, et pour envoyer à Constance six compagnies d'élite, trois de pied et trois de cheval, et deux belles cohortes. J'ai réduit plus de quarante villes, et, en ce moment, je suis maître de tout le pays.

Et, dit Ammien Marcellin, dont la pompe fait contraste avec la simplicité de Julien parlant de ses campagnes, ce dompteur de la Germanie, ce pacificateur des bords glacés du Rhin, ce héros dont le bras a terrassé les rois barbares ou les a chargés de chaînes, est-ce quelque guerrier éprouvé que le signal des combats a fait sortir de dessous la tente ? Non, c'est un élève des Muses, à peine adolescent, nourri comme Erechthée dans le giron de Minerve, sous les pacifiques ombrages de l'Académie. C'est en effet par là que Julien a séduit une foule d'hommes distingués de son temps et de temps plus récents. Pour ceux surtout qui, comme Ammien Marcellin, étaient restés, après le triomphe du christianisme, fidèles à la religion hellénique, ces exploits du dernier des grands pontifes avaient un caractère miraculeux et sacré ; c'étaient les vrais dieux qui avaient dirigé ce jeune écolier au milieu des camps, et qui sauraient bientôt susciter un nouveau défenseur de leurs autels. Les exploits militaires de Julien se présentent à nous sous un autre aspect, et, si nous étions comme Ammien Marcellin un hellène fervent, nous maudirions à jamais la femme qui a fait malgré lui de Julien un capitaine. Car les campagnes de Julien, si remarquables qu'elles soient, ne dépassent pas, comme A. Marcellin le fait observer, celles d'un Trajan, d'un Mare-Aurèle, d'un Titus ; il reste perdu dans la foule des hommes de guerre qu'a produits la Rome impériale, et ce commandement militaire eut sur son caractère une influence qui le rendit moins prêtre, moins propre à exécuter une réforme religieuse. Il puisa dans les camps une confiance dans la force brutale et les décisions du souverain qui lui avait été jusqu'alors étrangère ; il ne sut pas résister à l'enivrement du jeu des batailles, et il en chercha les émotions. Au. lieu d'être tout aux dieux, il fut aux dieux et à l'empire. C'est au service de celui-ci, et non de ceux-là, qu'il devait trouver la mort.

Quoi qu'il en soit, le séjour de Julien dans les Gaules resta pour les hellènes la page la plus glorieuse de sa vie. Il ne négligeait rien pour atteindre leur idéal ; il avait réduit sa maison au strict nécessaire, menant la vie d'un particulier ; il se promenait de ville en ville en redresseur de torts, ne laissant échapper aucune occasion de rendre justice et de prononcer de belles sentences et de nobles paroles, Il faisait montre de sa grandeur d'âme devant les barbares qu'il s'efforçait de subjuguer par la supériorité morale autant que par les armes. Il s'était lié avec un jeune Gaulois de grande maison, nommé Salluste ; c'était entre eux une amitié brillante et dont on parlait, une amitié antique, une entière communauté de fatigues et de desseins, une parfaite réciprocité de conseils et de reproches, pour s'excite mutuellement au bien.

Constance, par méfiance ou peut-être par simple taquinerie, ayant rappelé Salluste auprès de lui, ce fut pour Julien l'occasion d'écrire à son ami une épître moitié intime, moitié apprêtée, où il appelait au secours de leur douleur, avec la philosophie et l'idée du devoir, les illustres exemples de Scipion et de Lælius, de Périclès et d'Anaxagore. — Plus tard, devenu maître de l'empire, Julien conserva la même austérité, la même économie, la même abondance de sentences philosophiques, de discours vertueux et d'arrêts brillants, et cela fut trouvé fort mauvais par le peuple des grandes villes d'Orient. Mais pour les Gaulois, bien qu'ils fussent loin d'être barbares, ils n'étaient pas assez civilisés pour tourner en ridicule sa simplicité et sa barbe pointue, pour saisir le coin d'affectation qui entrait dans ses vertus.

C'était la quatrième année de son séjour en Gaule ; il perdait son ami, un autre lui-même, son soutien le plus actif dans le gouvernement, il se trouvait de plus en plus seul et sans consolation du dehors pour supporter les vexations de Constance. Il se retira aux Thermes[3], situés prés de la cité des Parisiens, et s'y livra avec ardeur à l'étude. Il nous a laissé du Paris d'alors une description unique, qui a été mille fois citée, mais qu'on ne saurait trop citer :

J'étais en quartier d'hiver dans ma chère Lutèce, c'est ainsi que les Gaulois appellent la petite cité des Parisiens, située sur le fleuve qui l'environne de toutes parts, en sorte qu'on n'y peut aborder que de deux côtés, par deux ponts de bois. Il est rare que la rivière se ressente beaucoup des pluies de l'hiver et de la sécheresse de l'été. Ses eaux pures sont agréables à la vue et excellentes à boire. Les habitants auraient de la peine à en avoir d'autres, étant, comme ils le sont, dans une Île ; l'hiver n'y est pas rude, ce qu'ils attribuent à l'Océan, dont ils ne sont qu'à neuf cents stades, et qui peut envoyer jusque-là des exhalaisons propres à tempérer le climat. Il semble en effet que l'eau de la mer est moins froide que l'eau douce. Quoi qu'il en soit, ils ont de bonnes vignes et des figuiers même, depuis qu'on prend soin de les revêtir de paille. On voit que les figuiers d'Argenteuil datent de loin, et que c'était alors le beau temps du vin de Suresnes.

Pendant que Julien séjournait à Lutèce, fier du succès de ses armes et de son administration, renvoyant, aux applaudissements des naïfs Gaulois du nord, des histrions venus d'Italie, pendant qu'il reprenait ses études théurgiques et sa correspondance avec Maxime et le pontife d'Éleusis, Constance décidait sa perle. La suite a prouvé que Constance avait raison de le croire dangereux, et que César, malgré la ferme intention où il était d'obéir jusqu'au bout, était, avec son armée victorieuse, la mieux exercée de l'empire, avec l'amour des Gaulois, avec l'ironie des impôts diminués, le rival d'Auguste, dont il n'avait été d'abord que l'effigie. Constance commença donc à employer vis-à-vis de Julien exactement la même tactique qu'il avait employée vis-à-vis de Gallus, s'efforçant de lui retirer ses troupes par la douceur et sous de spécieux prétextes. Il envoya en Gaule le tribun des notaires, Décence, avec mission de tirer de l'armée de Julien tous les auxiliaires, Hérules, Bataves, Pétulants et Celtes, et trois cents hommes d'élite choisis dans toutes les légions, et de les diriger vers l'Orient en diligence, afin qu'ils pussent au printemps entrer en ligne contre les Perses. Julien se soumit d'abord, mais il ne put ni dissimuler ni se taire quand il sut qu'on voulait employer la contrainte envers les soldats d'outre-Rhin, qui avaient stipulé dans leur engagement qu'on ne les ferait jamais servir au delà des Alpes. Il disait que manquer à sa promesse, c'était se fermer le recrutement parmi les barbares. Décence le laissa dire et se mit à exécuter strictement les ordres d'Auguste. Julien, craignant une révolte des soldats, manda près de lui le préfet Florent, son ennemi et le principal instigateur de cette mesure imprudente ; mais celui-ci avait peur, et, ne se fiant pas à la majesté de son rang, il resta caché à Vienne. Julien, livré à ses propres forces, se décida à presser officiellement le départ, et fit mettre en marche les troupes déjà sorties de leurs quartiers. Comme on hésitait sur la route qu'on leur ferait prendre, le notaire Décence se décida à les faire passer par le pays des Parisiens que Julien n'avait pas quitté. A l'entrée des troupes dans les faubourgs, le prince alla au-devant, suivant la coutume. D adressa la parole à tous ceux qui lui étaient connus, les loua individuellement de leurs bons services, et les engagea à se féliciter de rejoindre Auguste : , disait-il, la générosité ainsi que la puissance étaient illimitées ; là, les attendaient enfin des récompenses dignes d'eux. Pour leur faire honneur, il réunit les chefs dans un dîner d'adieu, les invitant à lui adresser en toute liberté leurs demandes. La bienveillance de son accueil augmentait l'amertume de leurs regrets, et l'on rentra dans les quartiers ne sachant ce qu'on devait déplorer le plus ; de la nécessité de quitter un tel chef, ou de celle de s'expatrier. Vers le milieu de la nuit, les esprits s'échauffèrent, le chagrin se tourna en désespoir et bientôt en révolte. On courut aux armes, on se porta en grande rumeur vers les Thermes, et d'effroyables clameurs proclamèrent Julien Auguste ; mille cris réclamaient sa présence. Julien, profitant de l'obscurité pour échapper aux mains de ses officiers, errait sur les bords de la Seine, dans la plus grande incertitude. D'un côté, l'imprudence de Constance qui amenait la révolte des soldats lui semblait l'œuvre des dieux qui frappent leurs ennemis d'aveuglement ; Constantin et Constance, en renonçant aux fonctions de souverain pontife[4] pour se faire les protecteurs des sectes galiléennes, avaient ôté toute légitimité à leur pouvoir et ne méritaient pas plus qu'on leur resta fidèle qu'ils n'étaient restés fidèles aux dieux. Mais, d'un autre côté, Julien n'avait plus l'ardeur généreuse de sa première jeunesse, qui lui avait fait souhaiter jadis la révolte de son frère. L'expérience qu'il venait d'acquérir dans le gouvernement des Gaules lui montrait combien il était imprudent d'entrer en lutte avec le souverain, dans l'intérêt même de la souveraineté qu'il comptait exercer un jour, et à laquelle il ôtait ainsi une partie de son prestige : héritier naturel du trône après la mort de Constance, il n'était plus qu'un tyran en luttant contre lui. En admettant même qu'il dût l'emporter sur son rival, si heureux jusqu'alors dans les guerres intestines, il compromettait dans l'avenir le pouvoir impérial.

Tandis qu'il méditait ainsi, marchant à grands pas et entendant au loin les clameurs des soldats, il vit se lever au milieu des brouillards du matin la figure merveilleuse d'un homme ailé, qui lui dit : Depuis longtemps, Julien, je reste invisible sur ton seuil, m'efforçant de te mener à la dignité suprême ; déjà plusieurs fois je me suis éloigné, frappé de ton indifférence ; mais cette fois, si tu n'obéis pas à cette foule qui t'appelle, je ne reviendrai plus. — Julien, frappé de crainte, retourna vers les soldats, mais l'apparition n'avait pas vaincu ses scrupules, et il ne parut au milieu des troupes que pour les dissuader de leur projet. Il les adjurait, tantôt avec l'accent de l'indignation, tantôt en étendant vers eux des mains suppliantes, de ne pas ternir par un acte odieux l'éclat de tant de victoires, de ne pas provoquer la guerre civile par une démarche inconsidérée. Puis, profitant d'un moment de calme, il ajouta du ton le plus conciliant : Point d'emportement, je vous en supplie ; ce que vous désirez tous peut être obtenu sans révolution ni guerre. Puisque le sol de la patrie a tant de charmes pour vous, puisque vous craignez tant le voyage, retournez dans vos cantonnements ; nul de vous, contre son gré, ne verra le revers des Alpes. Je me charge de vous justifier. La haute sagesse et la prudence d'Auguste sauront comprendre mes raisons. De toutes parts, à ces mots, des clameurs éclatent avec une force nouvelle ; les reproches et les injures commencent à s'y mêler. César se vit enfin forcé de souscrire à leur exigence. Élevé sur le bouclier d'un fantassin, il fut salué Auguste tout d'une voix. On voulut ensuite qu'il ceignît le diadème, et, comme il déclarait n'en avoir jamais possédé, on proposa un collier ou un diadème de femme. Julien s'y refusa, disant qu'une parure féminine inaugurerait un règne sous de mauvais auspices. On se rabattit sur une aigrette de cheval, mais Julien s'en défendit encore. Alors un hastaire des Pétulants ; nommé Maurus, détacha le collier qui le distinguait comme porte-dragon, et le mit sur la tête de Julien, malgré sa résistance.

Toute cette scène s'était prolongée jusqu'au soir ; Julien rentra aux Thermes au coucher du soleil, fatigué, ému, plus hésitant que jamais entre son respect pour le pouvoir impérial et son respect pour les dieux. Il jeta au loin son diadème improvisé, et fit sortir ses gens. Dès qu'il fui seul, il monta par un escalier dérobé dans la cellule où il avait l'habitude de méditer. Cette cellule était située au haut du palais, le plus près possible des astres ; quatre fenêtres cintrées ouvraient sur les quatre côtés de d'horizon. Il n'y laissait monter personne. Il y avait placé des alidades, des cercles gradués et autres instruments d'astrologie. Des volumes de théurgie, des statues symboliques exécutées par des Grecs d'Égypte, des cornues, des vases contenant des herbes sacrées et des poudres métalliques étaient placés contre les murailles. Julien était résolu à évoquer les Esprits supérieurs.

Le soleil était entièrement descendu au-dessous de 1 horizon, et les dernières lueurs du jour avaient disparu. Le ciel était pur, d'un bleu sombre, les astres avaient un éclat continu favorable aux observations. C'était le temps de la nouvelle lune, et l'astre de Jupiter montait vers le méridien. Il fit chauffer à blanc un disque de fer, puis mesura les distances angulaires. Il dessina sur une vaste table l'aspect du ciel tel qu'il allait être au moment du passage, n'oubliant aucune courbe d'intersection. Il écrivit tous les nombres qu'elles lui donnaient, et en dressa la liste en vieux caractères chaldéens. Alors, comme l'instant du passage approchait, il jeta sur la plaque chauffée à blanc une poudre de plomb et d'étain qui ne tarda pas à se fondre et se mit à courir sur le disque en globules parfaitement sphériques. Il jeta ensuite des poudres d'or et de cuivre, puis de l'argile humide. En même temps, il chantait lentement, sur un rythme formé des trois notes de l'accord parfait, la suite des syllabes données par les signes chaldéens, puis il s'écria :

— Ô vieux Saturne ! toi qui présides à la période millénaire, sois-moi propice !

— Ô Cybèle, mère des dieux, cube parfait, reine de la diversité, sois-moi propice !

— Et toi aussi, Vénus, fille d'Océan, toi qui règles la beauté !

— C'est toi surtout que j'appelle, père de la justice, dieu suprême, ciel étoilé, premier moteur, roi de la tempête, sphère parfaite, ô Jupiter ! parais à ma voix.

Aussitôt Julien fut ravi en esprit, et son âme s'éleva dans les régions supérieures[5]. Il fut d'abord entraîné vers l'est avec une rapidité terrible, puis, quand il approcha de la limite inférieure de l'empyrée, il s'arrêta tout à coup. L'aspect du ciel était entièrement changé ; les rapports des distances n'étaient plus les mêmes, il ne les reconnaissait plus. L'astre de Jupiter était au zénith ; des astres innombrables, dont la plupart sont inconnus à l'homme, l'entouraient groupés en zones parallèles. Ils apparaissaient comme des globes de cristal au centre desquels brillaient des diamants. De chacun de ces centres rayonnait une lumière pure, froide, diffuse, et Julien, tout à l'heure inquiet et la tête brillante, sentit une fraîcheur délicieuse et comme une sérénité éternelle s'emparer de tout son être. Il était bercé sur la mer aérienne dont les flots miroitaient sous les astres et reflétaient les nuances de l'arc-en-ciel. De ces flots s'échappait un concert de jeunes voix ; doux murmure arrivant par bouffées inégales, comme celui qui sort d'un temple dont la porte est fermée. Il resta ainsi une heure au milieu de la nuit céleste, bercé par les flots, dans un état voisin du sommeil. Alors l'aspect du ciel changea ; une lumière blanche, semblable à celle de la pleine lune, mais d'un éclat plus pénétrant, parut à l'orient.

La belle Lucifer, étendue sur le dos d'un dragon ailé, montait d'un vol égal vers le zénith. Ses prunelles de diamant, son front superbe, étaient penchés vers la terre ; un de ses bras de cuivre poli était replié sous le cou gonflé du monstre ; de ses joues et de sa gorge, de son sourire joyeux émanait la lumière, avant-coureuse du jour. L'aurore, écharpe brillante, était nouée autour de ses reins. Bientôt le jour lui-même parut ; précédant au loin le Soleil-Roi ; Apollon lança de tous côtés ses flèches d'or sur la céleste voûte.

L'approche du Verbe visible, du grand intermédiaire, transforma tout, donna à chaque être sa forme et sa couleur. En même temps les bruits confus se changèrent en une puissante harmonie ; le ciel et la nature se mirent à vibrer. Julien vit autour de lui, dans l'océan aérien, les âmes bienheureuses qui se baignaient en riant, comme les nymphes de Diane. Sur une sphère de feu tournante, Jupiter apparut au haut du ciel, immobile, géant, tenant en main le sceptre. Le sourire de la bonté infinie errait sur ses lèvres. La Vierge sainte, celle qui n'a point eu de mère, était à ses côtés, tout armée pour les luttes de la justice. A l'équateur, la mère des dieux étendait sa forme immense. Le front chargé de montagnes et de forêts, le corps couvert de mamelles, elle dirigeait de tout côté ses mille bras et enserrait le monde. Les étoiles innombrables, devenues des dieux mâles et femelles, allaient et venaient d'une course rapide, portant des amphores. Ils puisaient la vie à ces fontaines de lait ; leurs pieds lançaient des étincelles.

Tout à coup le soleil lui-même apparut, et en un instant, Julien le sentit sur lui, en lui ; il fut pris d'une terreur indicible, il croyait tourner de tous les côtés à la fois, et occuper en même temps tous les points de l'espace. H se sentait réduit en poussière comme par la foudre. Chaque parcelle de son être tourbillonnait et craquait comme prise de vertige. De quelque côté qu'il se tournât, il le voyait devant lui.

Le soleil occupait l'espace infini ; tout devenait nul devant lui. Il était comme une niasse énorme d'or en fusion, affectant à la fois toutes les formes. Il s'appuyait sur mille croupes de taureaux féconds. Il présentait au centre, toujours de face, sa tête d'aigle environnée d'ailes innombrables qui battaient l'espace en tous sens. Ces ailes et ces croupes étaient couvertes d'yeux ; de chacun de ces yeux, la semence divine s'échappait à flots comme le sang s'échappe d'une artère rompue. Elle allait porter la vie aux extrémités du monde, et en revenait en même temps par des courants opposés. D'autres canaux circulaires naissaient au centre, tournaient autour et s'étendaient indéfiniment ; d'autres enfin s'en détachaient, roulaient comme des chars, se multipliaient ou se divisaient en d'autres figures et formaient des lignes brisées et des angles.

Mercure, qui quitte rarement le soleil et qui se plaît au centre de la lumière, toucha Julien de son caducée, aussitôt la douleur que celui-ci ressentait s'apaisa, comme si une trombe eût cessé de l'envelopper. Mercure lui avait fait prendre place parmi les âmes bienheureuses dont il conduit les troupeaux sacrés. Elles sont entraînées par le courant solaire ; elles partagent le mouvement circulaire éternel ; quand elles ne regardent point en bas, il leur semble que le ciel est immobile. Elles aperçoivent continuellement l'assemblée des dieux sur leurs sièges éblouissants.

Julien cacha son visage, ne pouvant soutenir l'éclat de ce spectacle, mais Minerve l'appela par trois fois de son nom : Julien, Julien, Julien ! Il releva la tête, et il vit que ses yeux s'étaient habitués à l'éclat surhumain. Il regardait avec assurance les yeux du soleil, qui était venu se placer aux pieds de Jupiter, et tous les dieux, dont le visage était bienveillant. Une volupté infinie l'enveloppait ; avec la lumière visible, la lumière invisible pénétrait et traversait son âme. Il se sentait un autre homme ; le Verbe, qui se mouvait en lui, l'élevait au-dessus des apparences et des misères. Il sortait vivement du songe de la vie terrestre ; son âme encore troublée, encore préoccupée des intérêts vulgaires, courait d'un irrésistible élan vers la paix, vers la sérénité divine ; il la voyait devant lui, il souffrait de ne la pouvoir atteindre. Mais cette souffrance était pleine de charme et supérieure à toutes les joies d'ici-bas. Saisi d'un saint enthousiasme, il s'écria, comme un nouveau Scipion :

— Ô dieux  ! puissé-je ainsi rester devant vous, toujours ! car la vie terrestre serait insupportable à celui qui a contemplé un seul instant votre visage, et il s'en délivrerait avec l'épée.

La Vierge sainte, fixant sur lui ses prunelles claires, lui dit :

— Il faudra, Julien, que tu retournes au poste où nous t'avons placé. Sache qu'il n'y a pas dans le ciel, dans l'assemblée des dieux supérieurs, un être aussi grand que l'homme qui agit sur la terre, qui y lutte les yeux fixés sur le Parfait, que celui qui sacrifie tout à la justice, même ce qu'un grand cœur a de plus cher, la gloire et l'estime des temps futurs. Tu es dans un lieu d'où l'erreur est bannie ; tu as devant toi le centre d'où émane la lumière, la fontaine d'où jaillit la vérité ; abreuve-toi et parle.

Julien leva fièrement la tête, il regarda le soleil en face, et aussitôt une force irrésistible fit sortir de ses lèvres les paroles qu'il n'avait pu jusqu'alors que balbutier :

Ô homme  ! connais ta grandeur ; le démon qui est en toi est d'essence divine. Comme Jupiter, ton être est éternel ; il est aussi nécessaire à l'ordre immuable que le grand Jupiter ; si des cinq espèces d'être différentes on en supprime une seule, la perfection n'a plus lieu. Dis donc qu'elles sont égales, puisque toutes les cinq sont également nécessaires à la perfection de l'Un. Il faut des dieux immuables, contemplant et possédant le Parfait, au-dessus de la souffrance et des passions, afin d'affirmer que l'Un est immuable et toujours identique à lui-même. Il faut des hommes qui cherchent la vérité au milieu des erreurs et le bonheur au milieu des souffrances, pour affirmer que le bonheur et la vérité sont dans l'Un, dans son Verbe, qu'ils l'y ont cherché et qu'ils l'ont trouvé. Il faut des animaux doués de mouvement et des plantes attachées au sol, pour manifester les vertus innombrables de l'Un, pour affirmer qu'il est l'Ame qui agite la matière, que la vie est en lui, que du sein de l'Un sortent les formes multiples et inépuisables de la vie. Il faut des minéraux et des métaux, pareils aux dieux, pour affirmer que l'Un est le grand organisateur ; que non-seulement il entretient la vie, mais qu'il la donne ; pour affirmer que c'est sa lumière qui combine et mêle les éléments, et façonne les êtres vivants ; pour attester, par le passage continu de l'insensibilité à la vie, la puissance continue de sa force créatrice. Ô homme, intermédiaire entre la pensée et la vie, ne te plains pas de ton rôle, tu n'as dans le monde que des égaux ; pour ne plus souffrir, il te suffit de mépriser la souffrance ; pour être l'égal de Jupiter, il te suffit d'exécuter ses ordres[6].

Alors Jupiter parla à son tour. Sa voix était forte ; car c'est la voix qu'entendent ceux qui prêtent l'oreille d'un bout à l'autre de l'univers. Mais sa voix était douce, car elle est l'harmonie même et l'accord des notes célestes, et elle se confondait avec le chœur des dieux :

— Julien, souviens-toi que tu portes le nom d'Aurèle, un nom cher aux dieux ; qu'il signifie courage indomptable, vertu rigide, mépris de la vaine gloire, piété et soumission. Les dieux t'ont choisi pour relever leurs autels ; que tardes-tu à accepter la mission que nous t'avons confiée ? L'empire est sous la main, pourquoi ne le prends-tu pas ? que tardes-tu ? les imposteurs et les athées couvrent l'empire ; ils versent partout le poison de l'impiété. Ils excitent les peuples ; les nations brisent nos images et souillent les sanctuaires vénérés où, depuis l'origine des temps, nous inspirons les hommes. Si tu peux empêcher ces infamies, pourquoi les souffres-tu ? Si tu peux tirer les peuples de leur aveuglement, si tu peux guérir leurs ulcères, pourquoi ne les ramènes-tu pas à la lumière et à la santé ? Tu as l'épée ; que celte épée soit l'épée de justice, espoir des bons, inexorable au méchant et à l'impie. Tu as la parole ; qu'elle soit la parole de persuasion, et que les villes fassent silence pour écouter les dieux qui t'inspirent. Tu sais la morale ; que tes mœurs soient données en exemple à tes ennemis. Voilà ce qui plaît aux dieux, voilà ce qu'ils espèrent de toi. — Mais sache que nous t'avons choisi parce que nous t'avons cru fort ; sache qu'une fois la lutte entamée, tu la continueras sans repos ni trêve, haletant, jusqu'à ta mort. Sache que les galiléens fainéants et les hommes de mauvaise vie tourneront en dérision ta piété, ta vie laborieuse, ton éloignement pour les plaisirs. Ils noirciront ta chasteté par leurs propres crimes, ils seront enhardis chaque jour par ta modération et ta justice. Il sera beau, jeune Aurèle, de marcher dans ta voie d'un pas égal, sans que la colère et la vengeance le hâtent, sans que le découragement le ralentisse. Cette tâche est belle, qu'importe le reste ? Abandonne-toi à la volonté des dieux. Le sage meurt le sourire sur les lèvres, et Jupiter le reçoit dans son sein.

A peine le dieu avait cessé de parler, que la vision céleste disparut. Julien fut rejeté violemment dans les espaces sublunaires. La voûte du ciel lui sembla la voûte d'un tombeau, éclairée par des lampes fumeuses. Une aurore sanglante se levait à l'horizon. Il sentit une aile de feu lui fouetter le visage ; il reconnut le génie qui lui était apparu la veille. Sa forme était immense et son visage désolé.

— Ô dieux  ! s'écria le génie, vous parlez de la destinée du juste, et moi, et moi ? et le destin de l'empire ?

Aucune voix ne répondit ; le génie répéta : Et le destin de l'empire ? Sa voix n'eut pas d'écho ; il s'éloigna à tire-d'aile en gémissant.

Julien se retrouva dans sa cellule ; le jour venait en effet de paraître. Le palais tremblait sur ses fondements ; il entendit des vociférations effroyables, mêlées à des coups de béliers et de hache. Ses serviteurs tremblants, qui le cherchaient de tout côté, l'appelaient d'une voix plaintive ; les soldats enfonçaient les portes extérieures. Pendant la nuit, un décurion du palais s'était mis à parcourir les quartiers des Celtes et des Pétulants, en criant à tue-tête qu'un horrible forfait venait d'être commis. A l'entendre, le nouvel Auguste venait d'être assassiné par ses domestiques. Telle était la cause du tumulte. Julien se revêtit immédiatement du grand costume des Augustes ; il ordonna à ses officiers de se tenir autour de lui, revêtus de leurs insignes, puis il fit ouvrir la porte principale au moment où elle allait céder sous les efforts des mutins. Dès que les soldats l'aperçurent, ils se jetèrent à ses pieds : ils baisaient ses mains et sa robe avec mille démonstrations d'enthousiasme et de dévouement. Autant il avait paru, la veille, hésitant et embarrassé, autant il paraissait maintenant ferme' et décidé ; il calma en peu de mots leur fureur et les rappela impérieusement à la discipline. Il avait conservé dans toute sa personne comme un reflet de la céleste lumière ; il se présentait aux troupes avec l'autorité et la majesté d'un dieu. Il venait en un instant de faire les réflexions qui guidèrent dès lors toute sa vie publique :

— Il allait combattre pour le triomphe de l'hellénisme et le salut de la patrie ; deux questions qui pour lui n'en formaient qu'une seule, car il ne concevait pas comment les galiléens, qui rangeaient parmi les esprits du mal les dieux qui avaient assuré les conquêtes des Romains, pouvaient s'intéresser à l'unité de l'empire et à la civilisation que les Romains avaient fondée. Le succès couronnerait-il son œuvre ? Les dieux avaient refusé de le dire ; mais il savait que ce n'était pas toujours à ceux qu'ils aimaient le plus qu'ils dévoilaient l'avenir. Il devait exécuter leurs ordres en acceptant leur silence ; quand il s'embarquerait dans quelque entreprise, il ne consulterait point les astres, ni les sorts, ni les entrailles, ou du moins il ne tiendrait point compte des mauvais présages, continuant malgré tout à faire ce qui serait convenable. Sans doute il n'était destiné qu'à donner au monde un grand exemple qui assurerait dans l'avenir le succès de la bonne cause. Alors, mêlé aux astres immortels, vivant dans les sphères de l'inaltérable, il jouirait du bonheur d'entendre le sage invoquer son nom, de voir ses prévisions se justifier et ses réformes porter leurs fruits.

Il se considéra dès lors comme Auguste et comme souverain pontife de par les dieux immortels. Constance ayant refusé de le reconnaître, il ne garda plus aucun ménagement. Depuis l'enfance, c'était pour la première fois qu'il se trouvait délivré du danger immédiat d'une mort honteuse, qu'il était sûr de ne pas être traîné le lendemain en charrette de ville en ville, fier de l'amour de ses soldats, il défiait l'assassinat ; le passé lui revint en mémoire, il l'embrassa d'un coup d'œil. Il se souvint des longues flatteries et des soumissions humiliantes auxquelles Constance l'avait forcé, il ne vit plus en lui que l'empereur imbécile, le valet des eunuques, qui avait livré l'empire aux barbares, le petit homme gonflé de vanité qui avait triomphé à sa place des victoires des Gaules ; le cruel meurtrier de son père et de son frère, le chef des ermites et des athées, le digne fils de Constantin l'apostat. Il écrivit, tout fiévreux, des manifestes aux sénats des grandes villes, à sa chère Athènes, à Constantinople, à Rome. Son épître aux Romains était si injurieuse pour Constance, que le sénat, qui sans doute ne croyait pas au succès futur de Julien, crut devoir protester et s'écria tout d'une voix : Respectez celui dont vous tenez le pouvoir.

C'étaient là des indignations prévues par Julien cl qui avaient cessé de le troubler ; il se sentait poussé par les dieux. Un ange lui était apparu et lui avait prédit la mort de Constance pour le jour où Saturne dépasserait le vingt-cinquième degré de la Vierge.

Constance mourut en effet ce jour-là (3 novembre 361) ; tout l'empire se soumit aussitôt, le sénat mit un terme à ses indignations ; Julien se dirigea vers Constantinople au milieu des pompes, des cortèges, des acclamations joyeuses, et il déclara hautement ce que tout le monde avait déjà deviné, qu'il comptait reprendre la tradition des grands empereurs, rétablir officiellement le culte de la patrie, et être, comme ses prédécesseurs, le chef spirituel des Romains.

 

 

 



[1] Il recruta plus tard un grand nombre de barbares avec lesquels il prit les mêmes engagements.

[2] Préfet des Gaules, opposé à Julien.

[3] Le mot thermes était alors synonyme de maison de plaisance.

[4] Ils en avaient conservé le titre.

[5] A peine eut-il achevé cette prière, qu'il fut ravi en extase, et Jupiter lui fit voir le soleil, etc. Julien, Discours contre Héraclius. — Voyez, sur les différentes visions de Julien : Am. Marcellin, XX, 5 ; XXV, 2 ; XXI, 1.

[6] C. F. Œuvres de l'empereur Julien.