JULIEN L'APOSTAT

 

PRÉCÉDÉ D'UNE ÉTUDE SUR LA FORMATION DU CHRISTIANISME

INTRODUCTION.

 

 

II. — SEM, CHAM ET JAPHET.

 

La question des races est une question inextricable, un problème insoluble, ou bien la question se répond à elle-même et le problème n'en est pas un, suivant le sens qu'on donne aux mots : race et espèce. Si on admet que l'espèce est une unité purement abstraite, et que la classification qui en découle est factice, est un aide-mémoire, tout s'éclaire ; si on croit à la réalité des espèces tout s'obscurcit. Les savants s'imaginent qu'ils peuvent dans leurs classifications spéciales changer le sens vulgaire des mots et qu'il n'en résulte aucun désordre dans leur esprit et dans celui de leurs contemporains ; il n'en est rien, et la plupart des questions sur lesquelles on discute avec le plus de vivacité et d'emportement dans les sciences biologiques ne sont que des questions de linguistique, et elles disparaîtront de la biologie le jour où l'on aura fait, en remontant jusqu'au sanscrit à travers le grec et le latin, l'histoire des radicaux qui y sont le plus souvent employés. Cette histoire aura pour avantage d'en supprimer les trois quarts comme synonymes, et de montrer par exemple que les mots : espèce, forme, formule, figure, aspect, visage, spécifique, spécial et spécieux, sont tous la traduction exacte du mot ειδος, introduit autrefois par Aristote dans la physique. Si nous avons en français plusieurs mots là où Aristote n'en avait qu'un, ce n'est pas un résultat du progrès de la science, mais uniquement de la désorganisation du langage, venue à la fois et de la dissolution du latin en patois, et du mélange de ces patois entre eux, et avec le grec, et avec le germain, et avec le celte. Tous ces mélanges, en nous empêchant de saisir les radicaux primitifs, au nombre de douze au plus, qui ont suffi aux ancêtres des Européens pour créer par la conjugaison l'incalculable richesse et l'infinité des nuances du sanscrit, nous font croire que nous avons plusieurs idées distinctes là où nous n'avons qu'une seule idée confuse.

Il y a en Grèce, entre les mots ειδος et ιδεα, venant tous deux du radical ειδω, video, voir, la même différence qu'entre les mots vue (vision) et visage. Si l'on s'arrête surtout à la pensée que nous voyons les objets, parce qu'ils nous envoient des rayons lumineux, ils nous manifestent-leur visage ; si l'on s'arrête au contraire à la pensée que nous voyons suivant la conformation de notre œil, que notre œil envoie aux objets des rayons visuels, nous concevons des visions, des vues des objets. Quand on étudie des êtres bien circonstanciés et de nature fixe comme les chevaux, les hommes, les cristaux, c'est le visage qui intéresse ; quand on étudie des êtres généraux et de nature modifiable à l'infini, comme la masse, la vitesse, l'accélération, le temps, l'étendue, c'est au contraire la vue, vision ou idée de ces différents objets qu'il importe de bien concevoir, la vue générale, indépendante de toutes circonstances particulières. De même qu'on emploie à faux le mot idée toutes les fois qu'on ne peut le remplacer par vue, on emploie à faux le mot espèce toutes les fois qu'on ne peut le remplacer par visage.

Nul naturaliste n'a droit d'employer le mot espèce dans un sens qui ne lui permettrait pas de remplacer ce mot par un quelconque des mots synonymes d'ειδος, car il obscurcit à plaisir ses idées, ses vues et les miennes. Quand on dit, par exemple, que deux animaux sont de même espèce quand ils peuvent donner des produits indéfiniment reproducteurs, on ne définit pas comme on le croit la notion d'espèce, qui est indéfinissable comme toutes nos vues primordiales, et en même temps on énonce une proposition fausse, parce que produit et reproducteur sont synonymes de genre, générer et régénérer. Ce qui revient à dire que deux animaux qui sont de même genre, qui obéissent à la même loi d'engendrement, sont nécessairement de même visage. Or la chèvre et le mouton sont et seront toujours pour l'homme des bêtes d'une espèce, d'un aspect différents, et cependant des chèvres accouplées avec des béliers ont donné des animaux indéfiniment reproducteurs, qui, au bout d'un certain nombre de générations, sont redevenus des moutons.

Toutes les classifications de la zoologie sont des abstractions sans aucune réalité ; il faut donc que chaque savant emploie les mots dans leur sens vulgaire, afin qu'on puisse se débarrasser des abstractions qu'il a introduites dans la science, dès qu'elles deviennent gênantes après avoir été commodes pendant un temps.

Les espèces en zoologie sont des notes de musique ; nous prenons pour ut, pour fondamentale, en le voulant on sans le vouloir, l'homme, parce que nous avons l'idée d'homme en naissant et bien avant de songer à classer les faits naturels. Si notre entendement et notre éducation n'avaient pas de limites précises, s'il nous était donné de pouvoir prendre pour fondamentale la mouche ou le papillon, de les connaître d'instinct comme nous nous connaissons, rien ne resterait debout de la zoologie passée. Nous prenons donc nécessairement pour ut l'homme. Puis nous divisons la corde donnant l'ut en parties aliquotes, et nous appelons ces aliquotes des races humaines, nous prenons aussi deux fois, trois fois, cinq fois, etc., la longueur donnant l'ut ; nous appelons ces notes, ces espèces plus grandes qui sont comme les octaves graves de l'espèce humaine, des mammifères, des vertébrés, etc. Mais il faut bien se garder de croire que la nature ne connaît pas d'autres intervalles, ni d'autres accords que ceux qui entrent dans notre musique. Notre perception a des limites restreintes, mais la multiplicité et la divisibilité de la nature sont infinies, et notre contrepoint, nos procédés de classification, n'ont de valeur qu'autant qu'ils laissent paraître cette infinité. La fixité des espèces et des races est un non-sens, ce n'est pas une théorie zoologique, c'est une faute de français, car les races et les.espèces se superposent les unes aux autres et coexistent simultanément à l'infini comme les notes harmoniques dans la vibration d'une corde. Nous ne les classons qu'au fur et à mesure qu'un accroissement d'intensité, ou le soin que nous mettons à les écouter, nous les rend sensibles ; mais il faut toujours admettre qu'en dehors de nos classifications en subsiste un nombre infini.

Il ne peut pas y avoir en zoologie et en botanique une classification dont les grandes lignes auraient été fixées une fois pour toutes par les maîtres, et qui n'aurait plus qu'à remplir ses cadres par le progrès de la science ; ce progrès est sa décadence continue, puisqu'il l'éloigne sans cesse des principes ; il faut tout effacer et dessiner des lignes nouvelles pour chaque nouveau problème physiologique qu'on veut attaquer. H n'y a dans aucune science humaine de méthodes générales, mais seulement des idées primordiales.

Si un musicien fait vibrer avec un archet la corde d'un violoncelle, nous entendons d'abord une seule note ; en nous approchant nous en distinguons une seconde, l'octave aigu de la quinte (qui serait donnée par la corde de longueur 1/3) ; en tendant encore notre oreille, nous distinguons aussi la double octave de la tierce (1/5) ; puis bien plus faiblement l'octave et la double octave (1/2, 1/4). Enfin certaines personnes d'une ouïe très-fine distinguent aussi les notes qui seraient données par les longueurs de corde 1/6 et 1/7. La théorie montre que si notre oreille était douée d'une finesse infinie nous entendrions une infinité de notes, qu'une corde qui vibre, vibre non-seulement autour de ses deux points d'attache principaux, mais aussi autour de points d'attache relatifs, de nœuds situés aux extrémités de chacune de ses parties aliquotes. Si le musicien, tout en maniant l'archet de la main droite, met un doigt de la main gauche au tiers, au cinquième, à la moitié, au quart, etc., de la corde, aussitôt la note étalon devient insensible, et l'octave de la quinte, la double octave de la tierce, l'octave, la double octave, etc., dominent tour à tour. C'est cette propriété des vibrations qui permet de jouer du violon. C'est cette propriété qui explique tout le mouvement des races et des espèces.

La note étalon est l'espèce humaine qui se divise, par cela seul qu'elle existe, qu'elle vibre, en parties aliquotes, qui se superposent les unes aux autres jusqu'à celle qui n'est constituée que par un seul individu, lequel individu est une espèce à lui seul et peut être à son tour divisé en parties aliquotes à l'infini, ses organes, Virtuellement, à la première minute de l'apparition de l'homme sur la terre, apparaît l'infinité des races. La nature, c'est-à-dire la loi générale de développement de notre globe, est le musicien qui de la main droite frotte l'archet sur la corde, qui a créé et conserve l'espèce humaine, et, de la main gauche mettant le doigt sur une des divisions correspondant à l'existence de chaque race, les fait dominer tour à tour. Mais, quelle que soit la domination apparente qu'il donne à l'une d'elles, il ne peut supprimer aucune des races primordiales, qui sont en nombre infini, et il ne peut en ajouter aucune, car leur ensemble forme un tout indivisible. Il ne peut que les supprimer toutes à la fois, c'est-à-dire sortir de l'harmonie, changer la longueur de la corde étalon, créer une autre espèce que l'espèce humaine. Et c'est sans doute ce qu'il fait insensiblement, entraînant dans ces variations continues des intervalles, ces espèces plus grandes, mammifère, vertébré, animal, être organisé, être en général, dont l'espèce humaine n'est qu'une partie aliquote, une race et une sous-race, et qui vibrent en même temps qu'elle sur le globe.

Cette assimilation pythagoricienne de l'histoire naturelle à la musique ne permet pas seulement de comprendre que la classification générale des espèces et des races est impossible, elle permet de s'en passer, puisque les espèces se servent de races les unes aux autres à l'infini, et que les races se superposent par division les unes aux autres sans se détruire, jusqu'à ce qu'on arrive à un seul homme, qui est à lui tout seul son espèce. Quand on veut diviser l'espèce humaine en races, il ne faut le faire qu'au fur et à mesure qu'on en a besoin pour expliquer les faits, et toujours avec de petits nombres, en deux, trois ou cinq parties, seules divisions qui donnent des notes harmoniques facilement perceptibles, puis sous-diviser 'chacune d'elles.de même au fur et à mesure que cela est commode, et changer ces divisions suivant le problème qu'on veut résoudre. Toutes étant également rationnelles, il faut chercher celles qui donnent à chaque problème la solution la plus simple.

C'est ainsi que pour trouver l'apport de chaque race à la construction du christianisme, nous partirons d'une partie aliquote de l'espèce humaine, qui, dans l'état actuel de l'ethnographie, doit rester nécessairement indéterminée, et que nous diviserons dès le début en trois races ; nous établirons par la suite dans deux d'entre elles des sous-divisions. Si nous avions à faire la construction du bouddhisme ou de l'islamisme, nos divisions seraient tout autres.

Les philologues allemands donnent en général aux trois races dont il faut dès l'abord tenir compte dans la formation du christianisme les noms bibliques de Sem, Cham et Japhet, qui ont sur tous les autres noms l'avantage d'être établis dans la tradition chrétienne ; ce sont ceux que nous adopterons. Ainsi Noé, sans que nous ayons à tenir compte de déluge ni d'arche, sera l'espèce, partie aliquote indéterminée de l'espèce homme, qui nous sert de première note ; et Sem, Cham et Japhet les trois tribus, d'abord toutes trois nomades, que nous admettons dès l'origine comme distinctes dans l'espèce Noé.

Le type de Japhet nous est donné dans ses proportions accomplies par les statues de Phidias : Japhet a la peau blanche et transparente, le nez dans le prolongement du front, les cheveux d'or. Parmi les Grecs, et les Brahmanes modernes, on le retrouve encore quelquefois dans toute sa pureté.

Le type de Cham nous est donné par les statues égyptiennes. Cham a la taille haute, les cheveux noirs et crêpés, la peau couleur de feu, les mains et les pieds plus grands que ceux de Japhet, mais aussi plus beaux ; le nez aquilin et bosselé, d'une délicatesse excessive dans le haut, s'épate à la racine comme celui du lion ; les lèvres sont épaisses et la bouche trop petite. Ce type est encore fréquent en Égypte, et surtout en, Nubie.

Sem est intermédiaire comme proportions et comme taille entre Japhet et Cham ; il a les cheveux noirs, le nez aquilin sans bosse, la peau blanc mat. Sem n'a jamais sculpté, mais il a fait mieux : il a conservé toute la pureté de son sang, en conservant la vie nomade. Toutes les grandes individualités arabes nous présentent encore aujourd'hui le type accompli de Sem.

Sem, Cham et Japhet se sont développés dès l'origine sous trois climats différents, qui leur ont inspiré trois religions, et par conséquent trois systèmes de langages différents.

Japhet s'est développé d'abord dans la vaste région qu'on est convenu d'appeler l'Asie primitive, parce que les Brahmanes s'intitulent encore les Arias, qui comprend la Tartarie, la Perse et l'Afghanistan actuels. C'est un terrain très-accidenté, un climat changeant, sujet à de fréquents orages, où des périodes de sécheresse sont brusquement remplacées par des périodes humides ; les plaines étaient couvertes de lianes, d'ajoncs, de broussailles inextricables, analogues à celles des prairies américaines. Les Japhet y mettaient le feu et y semaient le grain sans autre préparation ; la récolte faite, ils poussaient en avant, ne se fixant nulle part. Ils avaient aussi pour moyen d'existence la chasse au bœuf sauvage et la guerre ; ils possédaient de nombreuses vaches et des chevaux.

Cham s'est développé d'abord au centre de l'Afrique, dans un pays tout couvert de lacs et de fleuves immenses, d'arbres fruitiers, de graines comestibles, d'animaux facilement domesticables avec lesquels Cham a toujours vécu sur le pied d'égalité, où il n'y a que deux saisons qui s'alternent à jour fixe, la saison d'été et la saison d'inondations. Il sortit de bonne heure de ce paradis, pénétra en Égypte, sur toutes les côtes de la Méditerranée, en Espagne et jusqu'en Gaule. Il abandonna le premier définitivement la vie nomade.

Sem s'est développé d'abord dans la Chaldée primitive, comprenant la Syrie, la Palestine, l'Arabie et le Kourdistan actuels. Il ne tarda pus à pénétrer en Afrique par le détroit de Bab-el-Mandel et l'isthme de Suez. Le sol qu'il eut d'abord sous les yeux est généralement horizontal, coupé par des amas de roches cristallisées, qui jettent mille feux au soleil couchant. Le climat est aride, sans intempéries, le ciel toujours bleu, la rosée gèle la nuit ; la vie nomade y est presque indispensable. La végétation est rare et inégale, l'élevage des troupeaux y est presque le seul moyen de subsistance, excepté sur les rives des fleuves et dans les oasis.

Ces trois climats différents, demandant trois genres de vie différents, inspirèrent immédiatement à Japhet, à Cham et à Sem trois religions différentes.

Japhet arriva dès le début à la cosmologie suivante, qu'on trouve d'autant plus rationnelle et savante qu'on se rapproche plus de la première génération humaine par la critique des Hymnes védiques. Les Japhet n'admettaient dans l'univers que des volontés douées d'une possibilité éternelle de développement, des individus, des âmes ou animaux qui étaient de trois sortes : les animaux proprement dits ou analogues à l'animal homme, les. végétaux et les dieux — ce que nous appelons aujourd'hui les substances chimiques et les fluides impondérables —. C'est le système de monades de Leibniz, moins cette monade suprême qu'il appelle, je ne sais pourquoi, Dieu, et qui ne sert à rien, qui est une pure abstraction moralo-scientifique, et non une réalité comme les autres monades. Leibniz ne se sert de cette monade suprême que pour arriver à la conception d'une harmonie préétablie. Or, dans un univers où on n'admet que des individus doués de volonté, Indestructibles, l'harmonie ne peut pas être une cause première, mais une résultante générale, résultante nécessaire qui nous apparaît à chaque instant comme l'harmonie universelle, parce qu'en dehors de la résultante générale des forces notre esprit ne voit que chaos, laideur, et que le beau ne peut être à chaque instant que la réalité universelle.

L'erreur fâcheuse qui a empêché le grand Leibniz de s'élever jusqu'au sublime polythéisme de notre père Japhet, de renoncer à cette monade suprême qui fait de l'éternité de toutes les autres monades une fausse éternité, tient avant Will, à sa qualité de protestant, qui lui fit attacher une trop grande importance au dogme de la prédestination ou de l'harmonie préétablie, fondement du protestantisme, et aussi à sa qualité de baron allemand, qui lui fit placer au sommet de la hiérarchie céleste le monarque qu'il voyait au sommet du saint empire romain.

Les Japhet distinguaient avant tout la divinité ou monade, qu'ils appelaient la générante ou le genre, la terre, l'humus, la substance, dont tous les végétaux sont à la fois les enfants, les poils et les cheveux, en forme de disque, encaissée de toute part par des montagnes inaccessibles dans lesquelles coule circulairement le fleuve père des fleuves et de toutes les eaux douces, l'Océanien. La terre se soutient en l'air comme l'oiseau qui plane par sa virtualité propre. Tous les autres dieux sont des gaz, des vapeurs, des fluides illuminant, calorifiant, électrisant, qui, par leurs différentes attitudes, leurs combinaisons ou mariages entre eux et avec la terre, leurs luttes, leurs mouvements de toute sorte, engendrent tous les phénomènes, toutes les passions, toutes les pensées. Il est bien entendu que ces puériles distinctions que nos langues imparfaites nous forcent de faire entre le monde physique, métaphysique et moral, leur étaient inconnues, et qu'ils s'élevaient spontanément dès l'enfance à cette synthèse plus haute qui est réservée de nos jours aux hommes d'élite après toute une vie d'efforts contre nos préjugés. Pour faire une distinction entre la physique et la métaphysique il faut supposer une matière première inerte sur laquelle les forces viennent s'appliquer ; or ils ne voyaient dans l'univers que des forces agissant directement sur des forces, comme notre âme agit directement sur celle de nos proches et de nos parents sans avoir besoin de leur donner des coups de poing ; des âmes se servant volontairement de matière les unes aux autres. Pour faire une distinction entre la morale et la physique, il faut admettre qu'il existe dans l'univers d'autres êtres que les êtres moraux, des êtres qui ne cherchent pas leur bonheur continu et immortel, qui ne s'appliquent pas à acquérir les plus belles mœurs possibles, les mœurs qui leur permettent la manifestation parfaite de toutes leurs facultés ; or c'est ce que les Japhet n'admettaient point du tout ; réalisant dès leur enfance le type complet de l'humanité, chacun. d'eux étant une harmonie, ils portaient dans toutes leurs conceptions cette harmonie parfaite, et toutes les forces de la nature avaient pour eux une voix, étaient comme l'homme des êtres moraux.

Il est bien entendu aussi qu'ils ne pouvaient adorer les astres, non plus qu'aucune autre race primitive, car pour adorer les astres il faut croire que ce sont des corps solides, immenses, de nature fixe, qu'une circulation ramène tous les matins ou tous les soirs devant nos yeux. Or c'est ce que les peuples primitifs ne pouvaient point croire, se figurant la terre autrement que nous. Les Japhet croyaient que le soleil, la lune, les constellations, ne sont que les attitudes des fluides impondérables, attitudes que ceux-ci 'prennent et quittent volontairement par amitié pour les hommes.

Admettons qu'il n'existe en chimie que les quatre substances simples, qui entrent dans les végétaux et les animaux : le diamant ou carbone, l'oxygène, l'hydrogène, l'azote, et appelons-les la générante, le vivifiant, le liquéfiant, l'irrespirable. Concevons-les comme des individus, et non comme des composés de molécules ; admettons que ce sont des Dieux, c'est-à-dire qu'ils produisent avec conscience et volonté les phénomènes que nous leurs attribuons, ainsi que les substances organiques composées, qui, en se définissant nettement, deviennent des dieux comme leurs parents. Admettons qu'ils ont une seconde manière d'engendrer les substances, c'est de se présenter comme plusieurs substances par de attitudes différentes, comme, par exemple, que le soufre, ainsi que beaucoup de chimistes le supposent, est un état particulier de l'oxygène. Joignons à ces quatre dieux élémentaires les fluides impondérables qui sont encore de mode dans notre physique : l'électrique, le calorifique, le lumineux, et donnons-leur la même propriété de diversification et d'animation à l'infini. Nous obtiendrons ainsi sept principes élémentaires qui pourront nous donner à peu près l'idée des sept ou, huit radicaux primitifs[1] qui ont permis aux Japhet de créer par la conjugaison cette incalculable quantité de vocables, propres à exprimer l'infinité des nuances de la nature et de la pensée, que l'on trouve dans le sanscrit, le grec et le latin, et dont nous avons hérité des Latins et des Grecs.

La conjugaison japhétique telle qu'elle nous apparaît, bien que déjà en décadence, dans le sanscrit, est la plus merveilleuse, la plus profonde et la plus savante des inventions de l'homme ; elle est la parole, le verbe, l'homme tout entier, parce qu'elle est le miroir parfait de l'univers infini et continuellement variable, incompréhensible dès qu'on veut le limiter et le fixer, compréhensible et clair comme le jour si les classifications sont fondées sur son infinité, ses variations continues, ses individualités constantes, se superposant les unes aux autres à l'infini sans se détruire. Quand, dans une race, chaque enfant, dès l'âge de trois ans, sait se servir d'une pareille conjugaison, qu'il a les oreilles, les yeux et la bouche assez fins pour cela, il n'y a pas de science réfléchie possible et distincte de la poésie et du ravissement de l'âme, car l'univers apparaît en réalité au fur et à mesure que les sons sortent de la bouche. Aussi la seule forme possible et nécessaire de la conjugaison japhétique est l'hymne, dont le vers antique sans rime et à temps inégaux, avec des rythmes multiples qu'on invente au fur et à mesure qu'on en sent le besoin, sans règles poétiques faites à froid, est la base. Les Japhet n'apprenaient pas aux enfants à parler, ils leur donnaient la religion qu'ils avaient, et cette religion était fondée sur une métaphysique si souple, si accessible à tous les progrès, que chacun inventait une langue nouvelle que personne n'avait parlée avant lui, mais si bien soudée à la nature des choses, qu'il était compris clairement par tous ceux de la tribu.

Pour comprendre ce qu'était à l'origine la conjugaison japhétique ou arienne, il faut d'abord se rappeler que cette race ne savait point écrire, ni symphoniser, qu'elle avait le bonheur d'ignorer l'alphabet ou gamme de prononciation, la gamme musicale et le contre-point, et enfin la gamme grammaticale, ou parties régulières du discours classées avec une roideur fatale à l'intelligence. Les Japhet pouvaient donc, au gré des besoins de la parole, distinguer une infinité de nuances dans la prononciation, une infinité de nuances dans la sonorité, une infinité de relations et d'espèces dans les mots, infinité dont le système entier constituait la conjugaison.

C'est à Aristote que nous devons d'avoir fait triompher en Europe la théorie des dix parties du discours ; avant lui, il n'y en a point de trace[2]. Dans toutes les langues où les rhéteurs n'ont point fait invasion, le discours est indivisible, il n'y a qu'une partie du discours, le verbe, et la manière plus ou moins belle dont il est, conjugué fait la langue plus ou moins belle. Les noms ne sont que des participes et des infinitifs qui sont qualificatifs ou substantifs suivant leur emploi dans la phrase. La préposition n'existe jamais, car elle est remplacée par des cas ou des postpositions ; l'article, le pronom, la conjonction, font corps avec le mot verbal comme désinences. Ces béquilles que nous appelons les verbes auxiliaires sont absolument inconnues, les temps composés s'expriment en un seul mot, comme en grec.

Rappelons-nous l'admirable verbe grec et rendons-le beaucoup plus admirable, remontons à une époque où on n'apprenait pas la grammaire, où on inventait donc les voies, les modes, les temps et les cas à volonté, en se guidant sur une oreille qui distinguait les infiniment petits, en se servant d'une bouche qui savait les exprimer ; où on ne conjuguait les verbes qu'en parlant et en chantant, dans l'instant de l'émotion qui rendait la parole un besoin, et qui s'identifiait avec la parole.

Au lieu des trois voies de la conjugaison grecque supposons dans chacune de ces voies trois autres sous-voies et ainsi de suite à l'infini, suivant les nuances présentes de la pensée ; dans chacun des cinq mèdes, trois sous-modes, et ainsi de suite à l'infini. Supposons dans chaque mode quinze, vingt ou trente temps, suivant que le présent est long ou court, agréable ou désagréable, le passé et le futur rapprochés ou éloignés, ou plus rapprochés et plus éloignés que tel autre, ou que le fait est en même temps et passé et futur, continu, nous aurons à peu près l'idée de ce qu'était un verbe dans la parole primitive de Japhet. Si nous nous rappelons maintenant que sa religion lui permettait d'engendrer à volonté tous les radicaux, tous les dieux, au moyen de huit ou dix radicaux ou dieux élémentaires, nous pourrons nous figurer ce premier hymne de Japhet à l'univers dont le Rig-Veda nous a transmis les échos[3].

Au contraire de Japhet, Cham, dont la civilisation ne s'est véritablement épanouie que sur la terre d'Égypte, ne voit des âmes nulle part, il ne voit dans la nature que des visages ou espèces et des notes de musique se superposant les unes aux autres à l'infini, mais dont il arrête la notation à la limite que lui fournissent ses sens. La pensée n'est pour Cham qu'une résonnance et un miroir des faits extérieurs, les seules forces premières sont les nombres qui établissent des proportions, des intervalles réguliers et des accords dans les sons et les espèces.

L'assimilation que nous faisions tout à l'heure entre l'histoire naturelle et la musique est la conception primordiale de Cham et le nœud de la civilisation qu'il a fondée. N'ayant pas la belle bouche de Japhet, ayant au contraire des mains et des pieds plus beaux que son frère, il n'a pu distinguer dans la prononciation les nuances délicates et inventer un verbe comparable au verbe sanscrit ; mais il a cherché immédiatement à y suppléer par la pantomime, la chirologie, la danse, et son attention s'est immédiatement fixée sur la mesure des distances et des temps, les proportions du corps humain, la fabrication des instruments de musique et la plastique, qui n'est en Égypte que de l'ethnographie et que la représentation de la pantomime et de la chirologie. La cosmologie primitive de Cham est une cosmologie de luthier, de sculpteur praticien et de maçon. Il arrive immédiatement h la conception de la molécule qui fait encore le fond de notre chimie, à savoir que chaque corps inorganique peut être considéré comme un édifice, un groupe des polyèdres très-petits et similaires. Il considère chacun de ces polyèdres comme l'individu des espèces inorganiques, de la même manière qu'il considère chaque homme comme l'individu de l'espèce humaine.

D'abord Cham conçoit dans l'univers une matière première, par elle-même inerte et répandue uniformément dans l'infini. Il se représente cette matière première comme le sable du désert réduit en poudre absolument fine, ce qui le rend absolument imperceptible tant qu'il n'a pas été groupé en polyèdres. Ces grains absolument fins sont ce que nous appelons en mécanique des points matériels. Les nombres, seules forces premières de la nature, vont modeler, proportionner cette matière première, y pratiquer des vides et des pleins, varier sa densité, la faire vibrer avec plus ou moins d'intensité et de rapidité ; ils feront ainsi apparaître successivement les êtres inorganiques, puis les êtres organiques. Toute la physique de Cham est fondée comme la nôtre sur l'expérimentation et particulièrement sur les expériences d'acoustique. Il ne connaît pas seulement les points nodaux, fixés aux extrémités de chaque partie aliquote d'une corde vibrante, il connaît aussi les lignes nodales et les surfaces nodales, qui sont aux aires et aux volumes ce que les points nodaux sont à la corde, à la ligne. Si l'on fait vibrer, au moyen d'un archet, un disque de papyrus sur lequel on a répandu un sable très-lin, aussitôt le sable est chassé violemment et vient se fixer tout entier sur des diamètres, au nombre de deux et de trois si le disque est petit, en nombre quelconque si le disque est grand, et tous équidistants les uns des autres, ce qui fait déterminer à leurs extrémités des polygones réguliers, sur lesquels le sable vient se dessiner, si on fixe leurs sommets au moment où on donne le coup d'archet. Si, au lieu d'un coup d'archet, on en donne une série, le sable se met à tourbillonner régulièrement autour du centre. A Cham, qui se représente la matière première comme un sable, cette expérience explique l'univers. Si l'on passe de l'aire au volume, du disque à la sphère, les lignes nodales deviennent des plans nodaux ; les polygones réguliers, des polyèdres réguliers, et il n'y a que cinq polyèdres réguliers, la pyramide, le cube, l'octaèdre, le dodécaèdre et l'icosaèdre. Si donc les nombres font vibrer une petite sphère de sable, toute sa matière s'appliquera violemment sur quatre, six, huit, douze ou vingt plans, le nombre croîtra avec la grandeur de la sphère. Une première vibration dans le sable primitif a donc dit déterminer une infinité de molécules pyramidales, aux centres équidistants les uns des autres, et a supprimé la matière de tout le reste de l'étendue. Les molécules pyramidales dont la masse dessine un grand cube sont pour Cham le feu. Une seconde vibration a ensuite inscrit dans ce cube une grande sphère qui est le monde, puis une série de vibrations a fait tourner cette sphère régulièrement autour d'un de ses diamètres, qui est devenu l'axe du monde. Cette rotation a bientôt fait naître dans la sphère primitivement tout de.feu les molécules des quatre autres formes polyédriques. Il s'est inscrit au cube total une sphère creuse, d'une matière analogue au granit poli et diamantin (le mica), construite de molécules dodécaédriques, dans laquelle sont des trous circulaires qui laissent voir le feu situé au dehors ; le plus grand trou est le soleil, ensuite vient la lune, qui change de place et de forme sur la voûte ; les plus petits sont les étoiles. Cette sphère, dernière limite du monde, ne tourne pas sur elle-même. Dans l'intérieur de la sphère creuse de granit s'est formée la couche de l'air, construite de molécules octaédriques. Elle tourne en vingt-quatre heures sur elle-même, Il en est de même de l'écorce solide et sphérique de la terre, située au-dessous de la couche d'air et construite de molécules cubiques[4]. Sous la croûte terrestre le feu est resté entier, il forme un grand cube au centre du monde, comme à son extrémité. L'eau, qui d'abord enveloppait sphériquement toute l'écorce de la terre au-dessous de la couche d'air, est construite de molécules icosaédriques, qui, à cause de leur grand nombre de faces, coulent en roulant facilement. Indépendamment de sa rotation diurne autour de l'axe du monde, la terre avec la sphère d'air qui l'enveloppe se meut parallèlement à cet axe. On remarque en effet dans toute corde qui vibre, non-seulement un mouvement de rotation de chaque molécule autour de l'axe, mais un mouvement plus lent de va et vient entre les deux points d'attache ; c'est ce mouvement de va et vient qui rapproche alternativement la terre de l'un ou l'autre des pôles, qui produit l'année, les saisons, en nous déplaçant par rapport à ce trou circulaire immobile que nous appelons le soleil.

Les molécules une fois créées, les nombres, en les faisant vibrer périodiquement autour de systèmes d'axes, engendrent les espèces animales et végétales. L'isochronisme, la périodicité que la vue des oscillations des cordes vibrantes et des fils à plomb rend palpable, est une des observations premières de Cham ; aussi conçoit-il immédiatement les périodes se superposant les unes aux autres sans se détruire comme les espèces vivantes et les notes musicales : période journalière, période lunaire, période annuelle, âges humains, âges géologiques et astronomiques, et enfin grande période cosmique qui ramène toutes les vibrations du monde au même état, après un long cercle de développement. Cette doctrine, que les Grecs ont appelée métempsycose, parce qu'ils mettaient l'âme partout, conduisit dès l'origine les Égyptiens à embaumer les corps des hommes et des animaux utiles, afin que les nombres, au retour de la grande période, pussent les ressusciter, les faire vibrer de nouveau.

La conjugaison de Cham est l'opposé de celle de Japhet ; au lieu de faire de chaque verbe un arbre, ou plutôt une forêt, par des milliers de désinences et de redoublements, par des flexions si nuancées que souvent le radical semble se perdre (λαμβανω, είλεφα), il ne voit dans le verbe que l'infinitif, tous les autres modes lui sont inconnus. Les infinitifs généralement monosyllabiques lui servent à la fois à désigner les actes et les qualités ; aimant, aimé et aimer sont pour lui une seule idée. Tous les substantifs sont des infinitifs soudés à une particule, comme lorsque nous disons le-dîner, les-vivres. Au lieu de mode indicatif, il soude le pronom à l'infinitif moi-marcher. Au lieu de représenter le passé, le présent et le futur par des flexions du radical, il soude aussi à l'infinitif invariable des particules invariables ; au lieu dire j'ai marché, il dira moi-marcher-déjà. Aussi pour les nombres, les cas, les personnes, les genres, il procède toujours par accolement de particules invariables aux infinitifs invariables, et par accolement des infinitifs entre eux, infinitifs qui se commandent les uns les autres par des prépositions ou plutôt des postpositions. Il ne dit pas je vais chercher de l'eau au fleuve, mais moi-chercher-le-couler-au-couler, ou plutôt, comme il n'a pas besoin de la désinence er, moi-cherch-le-coul-au-coul. Cet accolement de monosyllabes, qui ferait pour nous une phrase, fait pour lui un seul mot, correspondant à un temps de verbe sanscrit ou grec, il n'y distingue pas de parties, il groupe les radicaux monosyllabiques sans se douter qu'il y ait des radicaux et des monosyllabes. La plupart des rameaux de la race chamitique en sont encore là. Aussi leurs dialectes inféconds et incommodes sont-ils en train de disparaître devant l'arabe. Mais les Égyptiens arrivèrent bientôt, par leur religion, par le fait même de leur savante classification des espèces et des sons, à analyser la phrase. De cette analyse naquirent simultanément deux écritures : l'idéographie, qui, passant en Grèce avec Platon, est devenue l'algèbre[5], et la phonégraphie, qui, en passant en Phénicie, et, par les Phéniciens, dans le monde entier, est devenue la gamme de prononciation : l'alphabet. Ils représentent idéographiquement par une posture ou par un membre d'homme ou d'animal chacun de leurs infinitifs ; et les noms de nombres, de temps, de modes, les différentes particules, les infinitifs d'une moindre importance, par des notes ou chiffres ayant valeur de consonnes ou d'aspirées. En même temps qu'ils inventent la grande écriture hiéroglyphique pour être fixée par le ciseau sur la pierre et le granit, ils inventent la petite écriture abrégée, aux signes conventionnels, pour être fixée par l'encre sur le papyrus avec le calamus ou plume de roseau.

La métaphysique, la cosmologie et la conjugaison de Sem sont intermédiaires entre celle de Japhet et celle de Cham, comme le climat où il a paru est intermédiaire entre l'Afrique et l'Asie. Il a bien la conception de l'âme, de l'individu, de la force éternelle et consciente d'elle-même, mais il réunit toutes les âmes en une, qu'il appelle les Forces (Elhoim), et dont les âmes humaines sont seulement les reflets, surgissant et s'anéantissant comme des reflets, suivant que Dieu, qui est immédiatement pour Sem un nom propre, rayonne sur elle ou cesse de rayonner sur elle. Ce mot reflet n'est point ici allégorique : il n'y a point d'allégories dans les langues primitives parce qu'il n'y a pas de catégories. Dieu est le rayonnement lumineux et chaud, et le cerveau humain, le sable qui reçoit ce rayonnement, qui est chauffé et fondu par lui et le reflète par les yeux. La lumière n'a jamais été pour Sem, n'est point encore pour les Arabes, un corps, les rayons sont des lignes mathématiques n'ayant aucune épaisseur, puisqu'ils traversent les corps transparents les plus denses ; c'est l'âme ou l'énergie absolue et visible du point lumineux, de Dieu, premier centre de tout rayonnement : Fermez un volet, a écrit Abd-el-Kader, tous les corps qui sont dans la chambre y restent, le rayon de lumière n'y est plus, et il ne peut trop blâmer l'erreur de Japhet, qui donne un corps à la lumière.

Les amas de roches cristallines et les diamants qui abondent dans la Chaldée primitive, l'horizon plat que la rosée en gelant transforme le matin en plan de cristal, frappèrent au début l'imagination de Sem. De la vitrification puis de la fusion des silicates par la chaleur, il tira toute sa cosmologie, nue et grandiose comme la Chaldée est nue et grandiose. Le système que Sem a inventé au début d'une façon concrète est la métaphysique que Descartes a réinventée par abstraction, la substance pensante (concevante, engendrante, créatrice, mouvante) et la substance étendue.

Pour Sem il n'y a dans l'univers que deux objets : le point lumineux immatériel, et la silice, le roc, l'impénétrable, le matériel. Le point lumineux est l'être, car c'est le rayonnement qui engendre tous les êtres ; le roc est le non-être, le néant, car, étant incapable de se mouvoir et de se modifier par lui-même, il ne peut engendrer aucun être. S'il n'existait dans le vide qu'un point lumineux doué d'une force de rayonnement infini et pouvant émaner sphériquement à l'infini, tout serait h l'infini, perfection, unité, lumière, être, divinité, immatériel, sphère. Si le vide n'était comblé à l'infini que par un rocher, tout serait matière, obscurité, froid et néant à l'infini. C'est cette masse, ce roc qui n'a pas encore reçu l'action de la divinité que la Genèse appelle l'Impénétrable, ce mot qu'on traduit si mal par l'abîme, puisqu'il est le matériel ou le plein, et non le vide, qui ne pourrait s'opposer au sphérique, au rayonnement parfait. C'est la victoire continuelle et intelligente du point lumineux et chaud sur le roc froid, impénétrable, inerte, qui a engendré ou conçu le monde, le conserve et le dirige.

Un roc comblant le vide à l'infini, et d'autre part un point mathématique, non étendu et qui cependant, par le mystère de la continuité divine, engendre en se succédant à lui-même des sphères, des directions et des cercles, telle est la conception primordiale qui a servi à Sem à créer sa religion, sa langue et les systèmes des coordonnées, fondement de l'astronomie et de toute géométrie digne de ce nom. Car la vraie géométrie n'est pas celle de Cham, qui n'est que de l'arpentage, de la mise au point, qui ne mesure que les distances et les intervalles ; c'est celle de Sem, qui mesure la continuité. Géa a signifié l'Engendrante avant de signifier le globe. La géométrie est la science qui mesure l'engendrement des directions et des rotations.

Au commencement, dit le poète, le Fort engendra le dôme et l'horizon. — L'horizon était caché et mouvant, la surface de l'impénétrable était encore obscure, une forte vapeur planait sur le liquide. — Le Fort dit : Rayonnement, sois ; Rayonnement fut.

Le rayonnement divin a vitrifié une partie du roc, et a fait un dôme de diamant, le firmament immobile. Il en a liquéfié une partie, et il a fait l'eau ; il en a vaporisé une autre et il a fait l'air, l'esprit ; le lieu où il a arrêté par en bas sa force de fusion est devenu le plan horizontal. Immédiatement au-dessus et au-dessous de l'horizon sont les roches cristallines et les minerais à moitié fondus.

Au delà de ce monde hémisphérique, le néant, le roc primitif est resté entier. Dans ce système le soleil n'est point un corps, mais le point lumineux type, qui renferme en lui tout Elhoim, toutes les forces d'expansion de l'univers. A midi il est au-dessus de notre tête, il rayonne sous la forme d'une sphère parfaite, symétriquement disposée autour de son milieu[6]. C'est ainsi qu'il resterait toujours, immobile et éblouissant ; s'il n'avait à lutter contre la matière, à la vitrifier, la liquéfier, la gazéifier. Cette lutte force le point type à se déplacer et en même temps à rendre son rayonnement ellipsoïdal, de parfaitement sphérique qu'il était à midi. C'est ainsi qu'il nous apparaît en se couchant. Dans le système sémitique où.la terre n'est pas une sphère, mais un disque plat, le coucher du soleil est sa mort ; en rayonnant sur tous les points de l'horizon et du dôme, en produisant à travers le cristal du dôme les eaux supérieures, à travers le sable du plan horizontal les eaux souterraines, en entrant dans les yeux des animaux, en faisant bouillonner leur sang, en faisant monter la sève des végétaux, d'un il est devenu plusieurs, il s'est réfracté à l'infini. Alors vient la nuit, qui n'est plus éclairée que par la lumière réfractée en une infinité de points sur le dôme de diamant, que par les étoiles, yeux du dôme céleste, qui, semblables aux yeux des animaux, ne brillent que pendant la nuit. A l'aurore Elohim commence à ramener à un seul point tous ses points dispersés, et il monte de nouveau vers le zénith pour dégeler ce que la nuit avait congelé, pour ranimer les plantes, les animaux et les hommes.

L'idée primordiale de Sem étant celle-ci : une âme unique, un point lumineux, conscient de lui-même, qui engendre toutes les surfaces, toutes les directions et toutes les circulations, et qui, par cet engendrement, se sépare en une infinité de points lumineux, astres, hommes, animaux, végétaux, etc., reflets de sa splendeur, jouissant à un moindre degré et suivant une' infinité de degrés, de la force de figuration, de direction et de circulation qu'ils tiennent du point type, Elohim, centre des forces ; la conjugaison sémitique est telle qu'il est nécessaire pour développer cette conception toute géométrique. En géométrie un point mathématique qui cesse un instant de devenir une direction ou une courbe n'est plus qu'une abstraction ; les modes du verbe sémitique n'auront donc pas de présent, mais seulement un passé et un futur ; on ne dira pas en sémitique : je marche, je mange ; mais j'ai marché et je marcherai, j'ai mangé et je mangerai. Ou plutôt les modes sémitiques n'ont qu'un temps qui exprime le passage continu du non-être à l'être, et de l'être au non-être, d'un point mathématique pure abstraction, à un autre point mathématique pure abstraction, car il n'y a point de limites fixes aux choses, les mouvements n'ont ni commencement ni fin, mais ils se transforment les uns dans les autres par l'activité continuelle d'Elohim, qui ne serait plus que néant s'il cessait un instant de rayonner et de circuler. Sem ne pense pas : Je suis vivant, je suis souffrant ; mais : Je deviens vivant, je deviens souffrant. Il n'y a pas dans les verbes sémitiques de mode infinitif, de mode hors du temps, parce que Sem ne croit pas au temps. Il ne croit pas comme Cham à des périodes régulières, à des intervalles égaux qui, en se multipliant par des nombres différents, produisent des temps et des distances différents. Sem ne croit ni au temps ni à l'étendue, ces deux idées ne sont pour lui que des abstractions étrangères à Dieu. De même que Dieu est le point mathématique qui engendre instantanément la sphère de rayon infini, il est l'instant mathématique qui engendre immédiatement la simultanéité infinie, l'éternité. Le temps, comme l'étendue, est une qualité négative, une qualité de la matière qui n'est que néant, non-être.

Quelques radicaux exprimant les effets de l'augmentation du rayonnement, et considérés comme des attributs directs d'Elohim, et quelques radicaux exprimant la diminution de ces effets, et considérés comme des attributs directs de la solidité ou impénétrabilité de la matière ; radicaux exprimés généralement par deux lettres, consonnes et aspirées, jamais voyelles, et se conjuguant sobrement par un très-petit nombre de flexions, qui laissent toujours les étymologies transparentes, telle est la langue que Sem a parlée au début et parle encore partout où il n'a pas subi longtemps l'influence de Cham et de Japhet et n'a pas mêlé son sang avec le leur.

La souplesse incompréhensible pour nos oreilles modernes de la conjugaison japhétique, la conception qu'une âme, dès qu'elle est sortie du sein d'une autre âme qui la contenait virtuellement de toute éternité, devient une force primordiale au même titre que sa mère, permet aux Japhet de concevoir sans efforts les idées ou les dieux les uns par les autres, et d'exprimer à l'infini les nuances de la pensée ; mais, dès que le système de la conjugaison cesse dans les langues japhétiques d'être en même temps la théogonie, dès que Japhet croit voir, dans la nature, des êtres de deux sortes, les uns animés, les autres inanimés, dès que l'influence de Sem et de Cham lui donne l'idée d'une matière première inerte, lui qui concevait au début les âmes se servant volontairement de matière les unes aux autres, aussitôt le lien hiérarchique des radicaux se perd et les nuances font oublier les idées primordiales. L'histoire des langues japhétiques est celle d'une désorganisation sans limite. Sem au contraire meurt, on continue de parler comme a parlé Sem le jour où pour la première fois la lumière a ébloui ses yeux.

Nous avons divisé l'espèce humaine en trois grandes races, nous allons maintenant établir dans deux d'entre elles, dans Japhet et dans Sem, deux sous-divisions. Nous aurons ainsi toutes les divisions capables de rendre compte de la formation du christianisme. Japhet apparaît divisé de tout temps en deux races : Japhet-sanscrit et Japhet-iran.

La religion primitive de Japhet, qui était une alliance et une lutte entre des volontés éternelles, pouvait produire deux religions : le polythéisme et le dualisme. Ou bien les luttes et les alliances entre les dieux et entre les hommes et les dieux pouvaient être conçues comme variant avec les circonstances de l'harmonie universelle, ou bien on pouvait concevoir les âmes se séparant pour l'éternité en deux camps. La première de ces deux conceptions, le polythéisme, fut celle de Japhet-sanscrit, père commun des brahmanes, des grecs et des latins. La seconde fut celle de Japhet-iran. Il divisa immédiatement les dieux en deux armées, les bons, les ignés, les souffleurs ou respirables, les féconds, les créateurs, et, d'autre part, les mauvais, les ténébreux, les froids, les irrespirables, les destructeurs. Iran est père commun des anciens Perses, des anciens Mèdes et des Germains.

La religion iranienne interdit toute organisation politique active, toute forte centralisation aux peuples qui la professent, car non-seulement chaque homme voit des ennemis dans les étrangers dont il fait immédiatement les alliés des puissances ténébreuses, mais aussi il ne peut se fier entièrement à ses concitoyens, il n'est jamais sûr de n'avoir pas devant lui un suppôt des mauvais anges, il est forcé d'exiger des garanties de ses supérieurs, de ses inférieurs, de ses égaux. Il ne connaît pas de libertés politiques, mais seulement l'indépendance personnelle. C'est le caractère qu'avaient les Perses avant d'être soumis à l'influence sémitique, les Germains avant leur conversion au christianisme, caractère qu'on retrouve indélébile, quoique dissimulé, au fond de toutes les institutions allemandes.

Au contraire, la religion polythéiste des Japhet-sanscrits les amena, dans les deux rameaux qui ne débutèrent pas par soumettre des races inférieures, chez les Grecs et les Latins, à inventer la politique, la cité fondée sur une réunion d'égaux, à concevoir un grand animal semblable à tous leurs autres dieux, ayant pour membres les citoyens, et ayant une volonté à lui, la loi ou volonté générale, distincte des volontés particulières des citoyens, supérieure à ces volontés, n'en gênant point cependant la libre expansion, mais au contraire en étant le dieu protecteur, et ils assimilèrent immédiatement la cité à celui de leurs dieux qui leur paraissait les aimer davantage, les avoir comblés de ses dons.

Sem paraît aussi divisé en deux races : les sémites arabes ou bédouins, qui ont le mieux conservé l'ancien caractère sémitique, la vie nomade, le monothéisme, la conception de la lumière comme immatérielle, et qui sont aujourd'hui les seuls vrais fils de Sem ; les sémites chaldéens, babyloniens, araméens ou nabatéens, qui se sont rapidement convertis à la vie sédentaire. Outre ces deux grandes divisions, Sem s'est croisé rapidement avec Cham, tout en conservant le verbe sémitique, et ces croisements ont produit les Chananéens et les Phéniciens en Asie, en Afrique les Abyssins, et enfin cette population qui fait aujourd'hui le fond de la population égyptienne, ces fellahs cultivateurs du sol, qui sont encore aujourd'hui organisés en tribus, et dont les chefs ont conservé, quoique sédentaires depuis quarante siècles, les mœurs des nomades. Ils semblent toujours prêts à partir le lendemain pour retourner en Asie. Sous leurs tentes, dans leurs vastes cours entourées de colonnes, on respire l'air de la Bible. Leur rôle vis-à-vis du gouvernement turc est à peu de choses près celui des patriarches vis-à-vis des pharaons, comme le rôle des cophtes vis-à-vis des fellahs pour tout ce qui concerne les Écritures peut donner une idée des rapports des prêtres de l'ancienne Égypte avec les anciens sémites.

Parmi les sémites égyptiens se trouvèrent les Hébreux, la tribu des Bene-Israël. Ils se seraient rapidement abâtardis comme tous les fellahs par l'adoption des mœurs, des cultes, des femmes égyptiennes, et la corruption du verbe sémitique, si, à une haute antiquité, un homme de génie, Moïse, pénétré de la supériorité de la race et de la religion de Sem, ne les avait ramenés en Asie presque malgré eux. Après avoir repris pendant quelque temps la vie nomade, ils se fixèrent en Palestine, mais devenus un nouveau peuple, marqués par le génie de Moise d'un sceau ineffaçable, emportant de l'Égypte l'alphabet qui leur permit de fixer la langue et la religion primitives de Sem, altérées sans doute, mais non défigurées par l'influence égyptienne, et de fonder la Bible, les archives que tous les autres rameaux de la race sémitique sont venus tour à tour consulter, quand le vieil esprit de Sem et le dédain de Japhet et de Cham se réveillait en eux.

Les sémites chaldéens ne tardèrent pas à rencontrer dans les plaines de Babylone les iraniens mèdes. De cette rencontre, suivie d'une influence réciproque et bientôt de croisements, sortit l'astronomie qu'on appelle chaldéenne, quoique Japhet-iran ait eu une part aussi grande que Sem à cette invention, qui, entre toutes, a modifié les conceptions primitives de l'humanité.

Les sémites chananéens et phéniciens apportèrent à l'astronomie l'alphabet et la notation musicale de l'Égypte, sources de toutes les notations scientifiques du monde ; les sémites pur-sang de l'Aramée lui apportèrent la langue sémitique, la seule où la géométrie soit instinctive et concrète, et non voulue et raisonnée, parce que cette langue est fondée tout entière sur l'idée du point et de l'instant mathématiques, de la direction et de la rotation, et enfin de la continuité.

Sur ce fond solide, l'esprit iranien travailla. Les bons génies de l'Iran trouvèrent leur unité dans Elohim, les mauvais dans la matière première ou masse. Le monde fut conçu comme produit par la lutte éternelle du corps et de l'âme. L'âme, la pensée on feu créateur fut conçu comme un éther, un fluide impondérable-répandu partout, tourbillonnant en sphères s'emboîtant les unes dans les autres à l'infini, agitant la matière pondérable pour se la soumettre et l'ordonner, et se diversifiant ainsi en une infinité d'âmes distinctes, astres ou génies, animaux, végétaux, minéraux. La masse fut conçue comme la résistance à cette action, qui dans la lutte se transformait elle aussi en une infinité de corps, de formes distinctes. Anaxagore, dans son poème de la Nature, a accommodé au grec cette doctrine chaldéo-iranienne, cette unité de la substance immatérielle et ces tourbillons que notre Descartes a renouvelés[7]. Pour célébrer leurs bons génies, les astres, pour écrire l'histoire de leurs mœurs, les Iraniens, qui n'avaient reçu d'Égypte que le système de numération que nous appelons romain, se servirent des lettres de l'alphabet égyptien, pour base du plus admirable des systèmes de numération qui ait jamais été inventé : le système sexagésimal, qui a laissé des traces profondes dans notre astronomie. Ce système de numération, dont est sortie par une suite de décadences successives la numération dite faussement arabe, est fondé, en tant que notation, sur l'idée de lettre numérale et de valeur de position, et en tant que théorie des nombres sur la perfection du nombre soixante, double produit des trois premiers nombres premiers. Il permet de grouper à l'infini par soixante et de diviser à l'infini en soixante parties aliquotes les trajectoires des points[8]. C'est de l'emploi de la langue araméenne comme langue astronomique et de l'alphabet sémitique comme système de numération que sont sorties dans la suite toutes les théories dites chaldéennes et cabalistiques, qui représentent les constellations comme des lettres numérales, et identifient la création du monde à celle de l'alphabet[9].

En même temps que les sémito-iraniens, fondateurs de l'astronomie, se servaient de l'alphabet sémitique pour leurs calculs et de la langue araméenne comme langue savante, ils inventèrent pour les dialectes vulgaires de l'Iran les alphabets cunéiformes.

Vers le temps de la naissance de Platon les observations astronomiques de Babylone commencèrent à faire corps, les sept planètes et le plan de l'écliptique étaient découverts.

Nous avons distingué les races et les religions primitives, voyons les phénomènes sortis de leur fusion.

 

 

 



[1] V. fin du volume.

[2] V. fin du volume.

[3] V., fin du volume, la traduction d'un hymne védique.

[4] Voyez, sur cette connaissance tout à fait primitive du mouvement diurne, le Philolaüs, et Cicéron, Premières académiques. Sem et Japhet n'auraient jamais pensé, sans le secours de Cham, que la terre était une boule ; ils en auraient toujours été à mille lieues. Cham au contraire le pensa dès le début, parce qu'il a modelé avant même que de penser, et que la tête humaine étant pour le statuaire la plus belle incomparablement des formes vivantes, il en déduisit que le monde était une tête immense symétrisée en boule. Le parallélisme entre la grande boule et la petite boule, entre le macrocosme et le microcosme, est toute la philosophie pythagoricienne.

[5] Platon ne l'appelle pas, bien entendu, l'algèbre. Voici comment, au sixième livre de sa République, il définit la méthode algébrique d'une manière qui, depuis, n'a pas été surpassée. Après avoir parlé de la géométrie ordinaire, où, en raisonnant sur les dessins de figures particulières, on arrive à concevoir les relations générales des figures, il dit :

Mais il est un autre procédé pour arriver aux concepts, c'est de s'en emparer immédiatement par la discussion, en faisant des hypothèses qu'on prend pour telles et non pour des principes, mais qui servent de degrés pour s'élever jusqu'à un principe exempt de toute hypothèse. Ce principe une fois énoncé, l'esprit s'en empare, en déroule toutes les conséquences et ne s'arrête qu'à la dernière, s'appuyant pendant tout le cours de la démonstration, non sur les données sensibles, mais sur les idées pures, par lesquelles la démonstration commence, procède et se termine.

[6] Parménide ; V. fin du volume.

[7] V. fin du volume.

[8] Cf. sur les lettres numérales, les valeurs de position, le système sexagésimal : Wœpcke, Sur l'introduction de l'arithmétique indienne en Occident, Rome, 1859.

[9] L'infini (le feu créateur), en rayonnant et émanant, a fait les points (les centres de rayonnement). Il a combiné tous les points les uns avec les autres, jusqu'à ce qu'ils devinssent des lettres à la ressemblance et image des décrets de sa sagesse bénie... Puis il a combiné chaque lettre de l'alphabet avec toutes les autres. Il les permuta, les retourna, les changea, aleph avec toutes les autres et toutes les autres avec aleph ; beth avec toutes les autres et toutes les autres avec beth, etc., etc. (Zohbar).