I. — LE NOUVEAU TESTAMENT D'APRÈS L'ÉCOLE DE TUBINGUE[1]. Les quatre Évangiles canoniques ne sont pas des œuvres spontanées, mais des compilations entre un grand nombre d'Évangiles primitifs, dans un but de conciliation entre la foule des sectes chrétiennes qui avaient paru dès les premières années du christianisme, et particulièrement entre l'Église purement juive (circoncie) de Jérusalem, dirigée par saint Jacques, frère du Seigneur, et saint Pierre[2] ; les Églises juives hellénisantes (incirconcies), fondées par saint Paul ; et enfin les Églises purement hellénisantes de l'Égypte, plus particulièrement préoccupées de théologie, professant le dogme de la Trinité, faisant de Jésus le Logos incarné, et ayant enrichi la nudité première du culte chrétien de mystères et de sacrements. Les Évangiles canoniques sont cependant très-anciens au fond, et font bien connaître le caractère de la prédication personnelle de Jésus ; mais il faut y porter la critique pour distinguer les morceaux anciens des soudures plus récentes. Il faut y porter cette même critique qu'on peut appliquer aujourd'hui avec tant de sûreté à la Bible juive, aux œuvres d'Homère, d'Hésiode, et aux Hymnes védiques, qui, de même que les Evangiles, sont des fragments originaux soudés par des interpolations de rédacteurs successifs. Les Épîtres de saint Paul sont les seuls morceaux vraiment originaux et spontanés du Nouveau Testament. Ces Épîtres n'ont pas été écrites par saint Paul dans un but d'enseignement général en vue de propager la doctrine chrétienne aux hommes de tous les pays et de tous les temps, comme il est de mode aujourd'hui de le croire chez les catholiques, qui ne les lisent guère, et surtout se préoccupent peu de les comprendre. Chacune a été écrite sous la pression de certaines circonstances, dans un but spécial. Quel est ce but ? quels sont ces faux frères contre lesquels s'indigne saint Paul, contre lesquels il se justifie et affirme qu'il a reçu mission directe de Jésus-Christ d'enseigner l'Évangile, bien qu'il ne l'ait pas connu pendant sa vie terrestre ? Quels sont ceux qu'il appelle avec raillerie ceux qui sont trop apôtres, voulant parler de la supériorité qu'ils s'arrogent sur lui, parce qu'ils ont connu Jésus suivant la chair et que lui ne l'a connu que suivant l'esprit, par des visions ? Ce sont saint Pierre, saint Jacques et leurs émissaires. Saint Paul a été toute sa vie en lutte avec les autres apôtres, qui, siégeant à Jérusalem, continuaient à y pratiquer toutes les observances de la loi mosaïque, étaient vus d'un très-bon œil par la masse du peuple, et considérés par les pharisiens ou juifs orthodoxes comme des hérétiques et point du tout comme des apostats. Il était juste que les orthodoxes les considérassent ainsi et non comme prêchant une religion nouvelle, car ils étaient restés juifs dans l'âme ; ils ne différaient de la religion judaïque de leur temps qu'en disant que Jésus était le Messie promis au peuple juif, et qu'il allait bientôt descendre du ciel avec les légions d'anges pour établir sur la terre l'empire de Jérusalem. Comme les innombrables sectes juives qui pullulaient alors à Jérusalem attendant la venue du Messie, ils croyaient le Messie venu seulement pour les juifs ou pour les gentils circoncis et entièrement convertis à la pratique, à la loi et aux idées de Moise. La résurrection des corps ne regardait que les anciens justes d'Israël. Saint Paul, au contraire, Juif de race et très-fier, comme tous les Juifs, de la pureté de son sang, mais romain et grec d'éducation, avait compris le christianisme d'une façon toute différente. Homme d'hallucination, de méditation et d'action, comme tous les grands sémites, comme Abd-el-Kader, mais aussi membre de l'administration romaine et citoyen romain, il avait admiré, puis adopté ces idées universalistes des Latins, que la France représente aujourd'hui, et il avait rêvé dès son jeune âge une religion universelle fondée sur le monothéisme d'Israël, ayant pour Rome Jérusalem, mais débarrassé de toutes les pratiques mesquines des pharisiens. Sur les bancs des écoles grecques de Tarse, il avait compris la beauté du Dieu d'Aristote, dont l'essence, dont l'activité unique, mais continue et éternelle, est de concevoir la conception, et qui continuellement réalise ainsi le monde, et le Dieu irascible de la Bible était devenu pour lui le dieu serein et pensif de la philosophie. Cet admirable tempérament de saint Paul, plus poète que savant, mais ouvert cependant à tous les grands résultats de la science, avant d'en faire non pas un des apôtres, mais l'apôtre du christianisme, devait en faire le persécuteur des chrétiens. Les yeux toujours fixés sur la ville sainte, sur cette Jérusalem dont il voulait faire la Rome céleste, la capitale spirituelle du monde, y faisant de fréquents voyages, cherchant dans les différentes sectes quelque trace de la venue prochaine d'un Messie, il avait été pris d'une hautaine colère et d'un souverain mépris pour ces chrétiens judaïsants aimés du peuple, sans cesse fréquentant le temple, qui, au lieu d'annoncer la délivrance de l'homme, ne savaient exploiter la grande idée du Messie que pour charger l'homme de chaînes plus lourdes que celles du pharisaïsme. Mais peu à peu, en fréquentant les chrétiens pour les persécuter, il avait vu à travers leur ignorance et leurs préjugés étroits l'image du Sauveur du monde se dessiner nettement devant lui. Sur le chemin de Damas, il avait cru subitement comprendre que le Maître avait proportionné son enseignement aux hommes grossiers qui le recevaient, qu'il leur avait dit de pratiquer l'ancienne loi parce qu'il savait qu'ils n'étaient point capables de comprendre la loi nouvelle. Alors il eut une hallucination, et il entendit une voix qui disait : Saul, pourquoi me persécutes-tu, moi qui ai pensé ce que tu penses, et qui t'ai destiné à réaliser dans le monde ma pensée ? Aussitôt Saul se rend à Jérusalem, se fait recevoir dans
la communauté des chrétiens, qui accueillent comme un frère puissant leur
rude persécuteur, puis, sans prendre de repos, il part à la conquête des
nations. Dans toutes les villes où il séjourne, il donne au Christ une
nouvelle église ; mais il ne dit point à ceux qu'il convertit, ainsi que l'aurait
fait Pierre ou Jacques : Soyez juifs pour pouvoir être chrétiens et entrer dans la
nouvelle Jérusalem ; la foi n'est rien sans les œuvres et les pratiques.
Paul leur dit : Je vous annonce Jésus-Christ, je vous annonce la venue du Messie,
sauveur du monde ; croyez, et la foi vous éclairera sur les œuvres ; vous qui
n'êtes pas circoncis, ne vous faites pas circoncire, continuez à manger les
viandes qu'on mange autour de vous, adorez le Messie
suivant l'élan de votre cœur. Dès qu'on connut à l'église métropolitaine de Jérusalem la conduite de Paul, les judéo-chrétiens s'émurent et on envoya à Paul des ambassadeurs à plusieurs reprises pour le rappeler aux saines doctrines. On essaya d'abord des deux côtés de concilier deux doctrines inconciliables ; Paul fit dans ce but plusieurs voyages à Jérusalem, et Pierre dans les églises fondées par Paul. Pierre se laissa même entraîner jusqu'à manger et vivre en communauté avec les chrétiens incirconcis. Mais Jacques, qui, en sa qualité de frère du Seigneur et d'ascète, avait la plus grande autorité parmi les Juifs, chrétiens ou non, lui envoya des Juifs qui exigèrent de lui une scission. Il se retira de la communauté des chrétiens incirconcis avec hypocrisie, au dire de Paul. Il y eut une scène violente où Paul osa résister en face à celui que Jésus avait établi pour être la pierre de son Église, et dès lors il y eut deux christianismes cherchant à se nuire et à s'arracher les nouveaux convertis, le christianisme juif et le christianisme hellénico-juif. C'est pour combattre les émissaires de Jérusalem, qui venaient jeter le trouble dans le cœur de ses disciples dès qu'il les avait quittés, que saint Paul a écrit ses Épîtres. Dans la dernière année de sa prédication Paul essaya une dernière tentative de réconciliation ; il fit dans ses églises une quête pour les pauvres de Jérusalem, et il alla porter le produit abondant de cette quête à Pierre et Jacques, afin qu'elle fût distribuée par eux et augmentât leur crédit parmi les Juifs. Mais il fut reçu par les Juifs, c'est-à-dire par le peuple admirateur des chrétiens, et par les juifs chrétiens comme un apostat[3]. Il causa un tel tumulte parmi eux, que la police romaine intervint. Retenu deux ans dans la prison de Césarée, il fut ensuite envoyé à Rome, où il fut probablement condamné à mort comme perturbateur. Les travaux de l'école de Tubingue ne tarderont pas à être acceptés pour ce qu'ils ont d'essentiel, même dans les pays catholiques ; en somme l'histoire de l'établissement du christianisme gagne singulièrement à ces révélations. Le dix-septième siècle avait compris les premiers siècles comme faits à son image, bien classés, ponctuels, et dansant des menuets solennels ; d'un côté d'affreux païens, de l'autre de tendres chrétiens, tous confits en dévotion ; entre les deux un abîme. Il avait fabriqué sur l'établissement du christianisme un roman parfaitement écrit, mais qui est devenu aujourd’hui un peu fade, comme les meilleurs de cette époque ; nous y trouvions trop de miracles à la jésuite et de mansuétudes à la Télémaque ; par l'opération de la divine colombe, les apôtres y passaient trop rapidement de l'état d'homme du peuple à celui de monsignor. Il se trouve aujourd'hui que les apôtres et les martyrs étaient des hommes comme nous, composés de bon et de mauvais, de préjugés et de nobles aspirations, qu'il y avait dans les premiers siècles comme aujourd'hui des partis à la fois politiques et religieux, qu'aucun d'eux n'était scrupuleux dans les moyens, mais que de la lutte, de la pondération libre qui s'est établie entre eux, est sortie une harmonie plus belle qu'aucun d'eux ne l'avait comprise. Ce qui nous permet d'espérer que nos partis politiques et religieux, tout en luttant chacun pour son compte, nous préparent un avenir plus brillant qu'aucun d'eux ne sait le comprendre ; ni le rêver. Un grand point se trouve aussi acquis aux destinées à venir du christianisme ; il était de mode en France de nous le présenter comme absolument invariable, il n'avait donc rien à faire sur cette terre, et n'avait de séjour possible que le monde incompréhensible d'où il était sorti, car la science nous force de plus en plus à admettre que ce qui existe réellement, ce qui est une unité vivante, un individu, c'est ce qui est doué d'une force de variation continue ; l'homme, qui sera toujours pour les hommes le type parfait de l'individualité, reste le même individu depuis sa naissance, mais c'est seulement à condition qu'il varie d'une façon continue depuis le jour de sa naissance ; et le jour où il cesse de varier, il meurt. C'est le sentiment de notre individualité qui nous fait accepter dans le monde extérieur des réalités ; là où ce sentiment ne peut s'appliquer, nous ne distinguons que des fantômes incohérents et laids. Le christianisme ne nous apparaît plus comme un vilain fantôme, comme une unité abstraite, mais comme une unité réelle dès que nous le sentons animé d'une force de variation continue ; loin que la variation soit sa mort, comme le croyait Bossuet, c'est sa vie. Et vouloir immobiliser une secte chrétienne, qu'elle soit le catholicisme comptant cent soixante millions de fidèles ou une secte américaine comptant cinquante fidèles, est identique à vouloir sa mort. D'abord avec Jacques et Pierre il y a eu un christianisme purement juif et ne convenant qu'à des Juifs, puis avec Paul un christianisme juif grec. Quand le temps eut fait entièrement disparaître le christianisme juif, il était facile de prévoir que la pensée de saint Paul serait dépassée et qu'il y aurait un christianisme purement grec. C'est en effet ce qui est arrivé : il n'y en a pas eu un, mais deux, le christianisme orthodoxe ou athanasien, et le christianisme arien, parce que les Grecs de l'Égypte subissaient l'influence des idées égyptiennes, et ceux de l'Asie Mineure des idées chaldéennes. Quand le christianisme se fut développé chez les peuples de langue latine, il était facile de prévoir qu'il y aurait encore un nouveau christianisme : il y a eu en effet le christianisme romain ou catholique. Enfin, quand le christianisme se développa chez les Germains, il était facile de prévoir qu'il y aurait un christianisme germain : il y a eu en effet un christianisme germain, le luthérianisme. Celui-ci semble avoir été plus long à se manifester, parce que les Germains, avant de comprendre le christianisme qui leur convenait, avaient besoin d'être élevés par les Latins ; mais, si on en recherche les traces, on les trouve distinctes depuis la première apparition du christianisme en Allemagne. Si nous supposons que la caste sacerdotale de l'ancienne Égypte accepte le christianisme, il devra se former un christianisme copte ; c'est en effet ce qui a eu lieu ! Que le christianisme réussisse dans les peuplades chaldéennes, nous avons les Maronites. Nous voici donc forcés de faire entrer dans le christianisme, quelque universels que soient son dogme et sa morale, un élément qui seul peut expliquer la manière dont s'est formé le christianisme : la race. C'est vu de haut que le christianisme est universel ; vu de près, il est une agglomération ici fortement soudée, là faiblement, de mythologies et de morales distinctes ; c'est un essai continuel de synthèse entre les paganismes primitifs. |
[1] Cf. Revue Germanique du 31 août 1860, l'article de N. Stap, intitulé : Saint Paul et les Judéo-Chrétiens. Toutes les sources y sont indiquées, et les travaux de l'école de Tubingue y sont résumés lumineusement.
[2] Ce dernier n'a jamais été évêque de Rome, et n'est jamais venu en Occident.
[3] Actes, III, 27.