I Tandis
que Napoléon repliait lentement ses armées, rançonnait la Prusse, créait le
royaume de Westphalie, méditait l'invasion de l'Espagne, séquestrait
l'Angleterre dans ses îles, et accomplissait sans obstacle maintenant tout ce
qu'il avait reçu de la victoire. et de la négociation la liberté d'accomplir,
Alexandre, humilié à ses propres yeux, rentrait à Pétersbourg, embarrassé de
sa nouvelle amitié. Il cachait à sa propre cour et à sa mère elle-même
l'étendue des concessions faites à Tilsitt. M. de Romanzof seul, devenu son
premier ministre, connaissait le traité secret. Élevé dans les traditions de
la politique anti-ottomane de Catherine Il, M. de Romanzof pardonnait tout à
son maître et à Napoléon, pourvu que l'empire ottoman fût livré en proie à la
Russie. Napoléon,
par un abus d'influence ou par un excès d'indélicatesse inexplicable, avait
envoyé pour représenter la France en Russie le général Savary, un des
complices les plus suspects du meurtre du duc d'Enghien. Alexandre poussait
la complaisance jusqu'à l'oubli. Il caressait l'ambassadeur de France, et se
montrait plus empressé qu'à Tilsitt d'accomplir même contre l'Angleterre les
stipulations du traité occulte. Il éprouvait ou il affectait pour Napoléon
plus d'enthousiasme qu'il ne convenait au vaincu d'en éprouver pour son
vainqueur. « Son
génie est mon étoile, disait-il à Savary ; j'ai plus profité en quelques
jours d'entretien intime avec lui, que dans toute ma vie politique. Ses
leçons sont pour moi des oracles. C'est lui qui m'a dit le premier, en
parlant des Turcs à Tilsitt : On ne peut rien faire avec ces barbares
: arrangeons-nous à leurs dépens ! » Il
témoignait une impatience fébrile d'obtenir de Napoléon, encore muet sur les
stipulations secrètes de Tilsitt, l'autorisation de fondre sur les provinces
ottomanes. Napoléon suspendait trop pour la convenance d'Alexandre cette
autorisation non qu'il n'eût sacrifié la Turquie pour l'empire d'Occident
dans sa pensée, mais par pudeur de livrer une capitale aussi prépondérante
que Constantinople à un empereur d'Orient. La concession de Constantinople
lui paraissait la reconnaissance d'une souveraineté orientale, plus
prestigieuse que la souveraineté de l'Occident aux yeux des nations et de
l'histoire. Il suspendait donc, sous divers prétextes, le consentement promis
à Tilsitt. Ces lenteurs humiliaient et offensaient Alexandre. Il avait trop
concédé de son honneur pour ne pas vouloir au moins justifier promptement aux
yeux de ses peuples sa nouvelle alliance, impopulaire en Russie, par
l'extension de son empire en Orient. Le
grand écuyer de Napoléon, M. de Caulaincourt, moins directement compromis que
le général Savary dans le meurtre du duc d'Enghien, mais dont le nom
cependant avait été malheureusement mêlé à l'enlèvement des émigrés dans
l'État de Bade, fut envoyé à Pétersbourg, Napoléon, soit par bravade, soit
pour montrer son .ascendant sans limite sur Alexandre, semblait trois fois de
suite se complaire à se faire représenter à Pétersbourg par des hommes plus
ou moins entachés de service ou de complicité dans le plus sinistre événement
de son règne. La mission de M. de Caulaincourt avait pour objet de faire
temporiser la Russie en ce qui concernait l'empire ottoman, de la pousser en
attendant sur la Finlande, et d'obtenir de l'empereur Alexandre son
consentement au moins tacite à l'usurpation complète du royaume d'Espagne et
de Portugal. Pendant les derniers mois de 1807 et les premiers mois de 1808,
M. de Caulaincourt réussit à amortir l'impatience d'Alexandre ; mais cette
impatience se changeait à.la fin en aigreur et en amertume de déception.
Napoléon fut contraint de proposer enfin catégoriquement le partage complet
de l'empire ottoman à Alexandre. Il lui écrivit une lettre de sa main, pour
lui déclarer son intention définitive de procéder à ce partage entre la France,
l'Autriche et la Russie. Alexandre,
à la réception de cette lettre, crut embrasser enfin le rêve de sa vie,
consentit à tout contre l'Espagne, ferma les yeux sur l'Allemagne et sur
l'Angleterre, occupa la Finlande, et sollicita une seconde entrevue à Erfurt,
pour stipuler, dans l'intimité et dans la discrétion d'un complot d'État
contre le monde, les conditions et les délimitations de ce crime, plus vaste
et plus impolitique pour la France que le crime contre la Pologne. Mais la
politique de Napoléon, comme celle des princes parvenus de la victoire au
trône et qui ne sont pas sûrs du lendemain, était une politique toute
viagère. La France et l'Europe, après la création d'un empire d'Orient russe,
devenaient ce que l'Italie, la Gaule et l'Espagne étaient devenues après la
translation de l'empire romain en Orient. Napoléon, quoique parfaitement
convaincu de cette déchéance future de l'Europe par les lumières
diplomatiques de M. de Talleyrand, sacrifiait tout au jour. L'avenir, dont il
ne serait pas responsable dans son tombeau, n'existait pas pour lui. Sa
diplomatie, déplorable en ce qui concernait la Russie et l'empire ottoman,
'ne voyait jamais qu'un point de l'espace à la fois, une heure d'ambition,
une explosion de gloire. Malheur
aux peuples qui se résument dans l'égoïsme démesuré d'un trop grand homme,
surtout quand cet homme n'a pas d'aïeux et ne croit pas avoir d'enfants Cet
homme prodigue l'avenir comme le passé à un seul intérêt, l'intérêt de son
nom. Telle a été cinq fois en dix ans la politique de Napoléon à l'égard de
la Turquie. Il a sacrifié à des complaisances russes la politique de François
I", celle de Louis XIV et celle de la France future politique que nous
cherchons aujourd'hui à racheter au prix de notre sang. II Le mois
de mai 1808 avait vu s'accomplir, à Bayonne, l'attentat le. plus perfide et
le plus odieux envers un peuple et une dynastie, qui ait jamais avili la
grandeur d'une politique souvent criminelle, mais au moins héroïque
jusque-là. Le conquérant s'était embusqué dans un piège. Deux mots suffisent
pour caractériser les événements de Bayonne. Napoléon, pour occuper
subrepticement l'Espagne sans motif, avait demandé le passage de ses troupes
à travers l'Espagne vers le Portugal, dont il avait. à se plaindre. Sous ce
prétexte, ses armées, d'abord peu nombreuses, puis sans nombre, avaient inondé
le pays, surpris et occupé les places fortes, marché sur la capitale, envahi
Madrid. Interrogé
avec inquiétude par la cour d'Espagne sur cette occupation inexpliquée du
royaume, il avait répondu par le silence. Il voulait que ce silence jetât la
cour d'Espagne dans un tel doute et dans une telle anxiété, qu'elle prît
enfin la résolution de fuir devant lui, de lui abandonner par une désertion
spontanée le trône vide, et de se réfugier, comme la cour de Lisbonne, dans
ses riches provinces d'Amérique. Mais, d'un autre cote, comme la fuite de
cette malheureuse dynastie sur sa flotte en Amérique aurait démembré les
provinces espagnoles américaines et la monarchie que Napoléon convoita.t tout
entière, il avait placé une escadre française dans le port de Cadix, pour
empêcher d'une main le départ du roi qu'il poussait de l'autre, et pour
retenir captive, sous prétexte de désertion, la dynastie des Bourbons
fugitive. Un
hasard fit avorter ce plan. Le peuple de Madrid s'opposa au départ de la
cour. Napoléon, avec une fertilité d'invention digne du génie des cours
italiennes sous les Borgia, en imagina un autre. De
funestes dissensions dans la famille royale d'Espagne avaient envenimé le
fils contre la mère, le père contre le fils. Un- favori de la mère et du
père, le prince de la Paix, était odieux au peuple. Le peuple, dans une
sédition contre le favori, arracha l'abdication au père, et proclama le
fils-roi d'Espagne. Napoléon, dont l'armée, commandée par Murât, était aux
portes de. Madrid, donna ordre à son lieutenant d'entrer en maître et en
arbitre dans la capitale. Le père, le fils, la mère, en appelèrent au jugement
de Napoléon, leur allié et leur ami. Il les attira les uns et les autres,
sous prétexte de les entendre et de les concilier, à Bayonne. Il les reçut
avec des respects simulés, des apparences de doute, et des lenteurs d'examen
sur leurs torts ou sur leurs griefs mutuels ; il fit augurer tour à tour au
père et au fils un jugement favorable à leurs prétentions ; puis, quand ils
furent tous dans Bayonne ses hôtes et ses suppliants, il referma le piège sur
eux, les découronna l'un par l'autre, assista à leurs reproches et à leurs
récrimination domestiques, comme pour les flétrir avant de les dégrader, les
envoya languir dans ses maisons royales converties en prisons d'État,
couronna son frère Joseph Napoléon roi d'Espagne et des Indes, et lui donna
une seconde armée française pour cortége à Madrid. Cet
acte, inouï dans les annales des peuples, arracha un cri unanime de
réprobation au monde. L'hypocrisie y avait déshonoré la force. C'était la
première fois que le mépris pour une trahison s'unissait contre Napoléon
tout-puissant à la terreur contre la violence. Alexandre seul ne protesta pas
dans son cœur ; il avait vendu sa conscience au prix de l'empire d'Orient.
Mais les peuples étaient plus intègres que les, cours ; leur indignation
couva sous leur servitude. III Pendant
que l'Espagne, soulevée sous le pied même des armées françaises, forçait
Napoléon à rappeler sa grande-armée d'Allemagne pour se porter précipitamment
au secours de son frère Joseph, déjà chassé de Madrid, l'Europe se demandait
à voix basse quel serait enfin le terme de ses humiliations et de ses
prosternements devant l'insatiable ambition d'un seul homme. La capitulation
d'une armée française à Baylen, et l'héroïque suicide de Saragosse à la fin
de 1808, venaient de révéler' à l'Allemagne abattue la force indomptable que
retrouve le cœur des nations dans le désespoir du patriotisme et dans
l'anéantissement de ses armées et sous les décombres mêmes de ses villes. L'Autriche
armait, sans avouer encore la cause de ses armements. Napoléon inquiet lui
demandait en vain des explications impérieuses il remplissait en vain le
palais des Tuileries de ses explosions calculées de colère contre
l'ambassadeur de cette puissance, M. de Metternich. H pressait, au mois de
septembre 1808, l'entrevue d'Erfurt avec l'empereur Alexandre, afin de
s'assurer, dans l'alliance plus intime encore avec la Russie, la sécurité qui
lui était nécessaire en Allemagne pendant qu'il porterait cinq cent mille
hommes en Espagne. Tous
les vrais amis d'Alexandre à Pétersbourg, et surtout sa propre mère,
l'impératrice Marie-Federowna, le conjuraient d'éluder cette entrevue fatale
à sa politique, à son honneur, et peut-être à sa vie. L'homme qui avait
attiré deux rois à Bayonne, et qui les avait jetés du trône dans l'exil, de
l'hospitalité dans les fers, leur paraissait capable d'abuser même de la
confiance de son allié, et de saisir dans sa personne un otage couronné de
l'alliance. Alexandre
rejeta ces appréhensions maternelles comme une puérilité de tendresse, et
comme un outrage à son ami l'empereur des Français. Il traversa rapidement la
Pologne et la Prusse, encore occupée par des garnisons françaises il compatit
en passant à l'humiliation de son ancien allié le roi de Prusse et à la
misère de ses États. Le 27 septembre 1808, il se jeta dans les bras de
Napoléon, qui était accouru d'Erfurt sur la route de Weimar pour accueillir
avec plus d'empressement son jeune allié. Napoléon tenait à Erfurt, dans la
haute Saxe, une cour de rois. Au milieu des fêtes et des chasses, les deux
empereurs renouèrent seul à seul, pendant une intimité de seize jours,
l'union un moment relâchée par la répugnance de Napoléon à tout accorder sur
le Bosphore, et la resserrèrent par la convention secrète datée d'Erfurt le
12 octobre. L'alliance,
plus qu'offensive et défensive, semblait incorporer les deux peuples en un.
La France s'engageait à ne consentir à aucune autre paix avec l'Europe qu'à
celle qui octroierait la Finlande et les provinces danubiennes à l'empire
russe. La Russie, devenant, à ce prix, complice gratuite de l'attentat de
Bayonne, qui avait soulevé le cri de Pétersbourg et du monde, prenait
l'engagement de ne consentir de son côté à aucune autre paix qu'à celle qui
assurerait la couronne des Espagnes sur la tête de Joseph Bonaparte. Un
article, aussi honteux que perfide, stipulait que, jusqu'à l'envahissement
des provinces danubiennes par les Russes, les ambassadeurs de France et de
Russie à Constantinople concerteraient secrètement ? leur langage pour ne pas
compromettre l'amitié qui existait entre la Porte et la France, et ne pas
donner l'éveil à la Turquie. Digne
pendant du piège de Bayonne ! On voit jusqu'où la force sans moralité, sans
frein et sans scrupule peut s'abaisser dans la ruse et dans la trahison pour
assurer le succès de ses complots d'État. Alexandre et Napoléon à, Erfurt
n'étaient plus deux souverains, mais deux conspirateurs forcés de demander
silence à leurs ministres comme à leur conscience, pour ne pas ébruiter leur
complicité. Une telle politique ne pouvait que perdre l'un et déshonorer
l'autre. Leur
conduite publique à Erfurt fut digne de leurs trames obscures, sans respect
d'un côté, sans dignité et même sans décence de l'autre. Napoléon ne craignit
pas de donner à Alexandre une fête militaire sur le champ de bataille d'Iéna,
où Alexandre avait vu, si peu de temps auparavant, le désastre et presque le détrônement
du roi et de la reine de Prusse, ses alliés et ses amis. Alexandre ne rougit
pas d'accepter cette fête, et d'assister avec complaisance au souvenir de sa
propre défaite. Engageant non pas seulement sa politique, mais sa propre
famille, dans ses adulations à Napoléon, il promit à l'empereur des Français
d'obtenir pour lui de l'impératrice Marie-Federowna une de ses filles pour
épouse, afin de mêler son propre sang au sang de l'allié intime auquel il
avait voué sa politique. Dans une représentation théâtrale devant les rois et
les ministres réunis à Erfurt, il remercia, par une obséquieuse allusion, le
ciel de l’amitié d’un grand homme ! L'entrevue
d'Erfurt, cimentée par ces identités secrètes d'intérêt et d'ambition, permit
à Napoléon de courir en Espagne pour y réinstaller son frère Joseph, refoulé
jusqu'aux frontières de France par les Espagnols et les Anglais. Quatre cent
mille hommes l'y précédèrent ou l'y suivirent. Cette longue campagne, où le
sol dévorait les armées, et où les victoires mêmes ne donnaient que des
revers, n'entre pas dans le sujet de ce récit. Elle se termina en 1809 par la
rentrée de Joseph Bonaparte dans le palais de Madrid, par l'expulsion de
l'armée anglaise de l'Espagne, par une immense déperdition de forces, de
temps, de meurtres pour la France, et enfin par le départ soudain de Napoléon
de Valladolid pour venir surveiller de plus près à Paris les mouvements de
l'Autriche, encouragée à l'action par l'énergie de l'Espagne. IV Il
trouva la France humiliée du rôle indigne d'un grand peuple auquel la
perfidie de Bayonne avait ravalé son nom. Il entendait les premiers murmures
de l'opinion publique contre l'épuisement de la population par des
recrutements sans terme, pour une guerre sans autre résultat national que des
trônes précaires à déférer à une famille. Il leva
cent mille hommes anticipés sur la génération qui n'atteignait l'âge de la
guerre qu'en 1809 et 1810. Il ordonna à son ministre de la police de lui
dresser une liste de tous les enfants de familles suspectes de froideur pour
sa dynastie, âgés de seize à dix-huit ans, et de lui préparer un décret pour
les incorporer de force dans ses pépinières militaires. « Si l'on fait
quelque objection, écrivit-il à son ministre, il n'y a pas d'autre réponse à
faire, si ce n'est que cela est mon bon plaisir. » C'était
autant d'otages de l'opinion pris en pleine civilisation dans les familles.
Il rappela deux cent mille hommes aguerris d'Espagne, pour les reporter
au-delà du Rhin et du Danube ; il les remplaça en Espagne par des soldats
encore enfants. Il ordonna à son ambassadeur à Vienne de rentrer en France.
Il somma l'empereur Alexandre d'exécuter les conditions absolues du traité
d'Erfurt, et de peser sur l'Autriche par le nord pendant qu'il l'écraserait
par le midi. Alexandre,
embarrassé en Finlande de la lenteur de sa conquête sur la Suède, était
mécontent de l'insuffisance du prix que Napoléon avait mis à sa coopération
dans les provinces danubiennes, et des réserves qu'on lui imposait encore du
côté de Constantinople. Il s'affligeait de la nécessité de concourir, à une
guerre sans fruit et sans dignité pour lui contre l'Autriche ; il demandait à
Napoléon des engagements formels contre le rétablissement de la Pologne indépendante
ou française. Napoléon
lui abandonnait sans peine, quoique sans dignité, une nation dont il n'avait
jamais employé le nom que comme une menace vaine à la Russie, à l'Autriche, à
la Prusse ; enfin il forçait, par une apostrophe foudroyante en pleine cour,
M. de Metternich à emporter à Vienne les dernières espérances de paix ; et il
partait de Paris le 12 avril 1809, au bruit du passage de l'Inn par les
Autrichiens, entrés en Bavière. Le
génie du soldat fit oublier, dans cette mémorable campagne de 1809, les
fautes du politique. La rapide concentration de deux cent mille Français et
de cent mille auxiliaires de la confédération du Rhin, la marche de cent
mille autres Français ou Italiens, de Milan par le Tyrol sur la Hongrie, la
bataille de trois jours sous Ratisbonne, la retraite pas à pas, mais
militaire et sans déroute, de l'archiduc Charles sur la Bohême, lui ouvrirent
une seconde fois en un mois le cœur de la monarchie et les murs de Vienne. La
bataille indécise quoique si meurtrière d'Essling, la victoire acharnée mais
décisive de Wagram, la seconde paix de Vienne du 14 octobre 1809, paix moins
exigeante déjà que la déclaration de guerre ; le retour de Napoléon à Paris,
ses désastres croissants en Espagne, son enlèvement du pape de Rome, sa
réunion de l'État romain à l'empire, son divorce, son nouveau mariage avec
une archiduchesse d'Autriche, principale dépouille de la guerre de 1809 ; son
refroidissement pour Alexandre, qui l'avait peu ou mal secondé pendant la
campagne de Wagram enfin les nouveaux liens qu'il venait de nouer avec
l'Autriche, et le pressentiment d'une alliance austro-française contre la
Russie toutes ces circonstances réunies, et surtout le désir non satisfait de
s'emparer de Constantinople, avaient sinon aliéné, du moins contristé et
glacé le cœur d'Alexandre .envers son ancien ami l'empereur Napoléon. Il
commençait à rougir d'une complicité stérile qui le dépopularisait dans sa
propre cour, et qui lui faisait gratuitement subir la responsabilité de
l'usurpation universelle sans qu'il en recueillît un lambeau. Dans la
prévision d'une rupture avec la France, il se hâta, après trois campagnes
meurtrières mais lentes et indécises sur le Danube, de signer avec les Turcs
le traité de Bucarest. Ce traité ne l'investissait pas même des provinces de
Moldavie et de Valachie, que Napoléon à Erfurt lui avait abandonnées comme
une proie insuffisante. Il ne lui donnait que la Bessarabie, la limite du
Pruth, une partie des provinces danubiennes, et un protectorat mal défini sur
les Serviens, ses auxiliaires dans la guerre contre les Turcs. Mais il lui
permettait de rassembler cent cinquante mille hommes sur la frontière du
grand-duché de Varsovie. V Sans
énumérer minutieusement les nombreux griefs réciproques dont Napoléon et
Alexandre hérissèrent leurs négociations de 1809 à 1812, on peut réduire à
deux causes toutes personnelles et toutes morales les causes secondaires qui
déterminèrent la guerre entre les deux empires. Ces deux empires n'étaient
déjà plus en réalité que deux hommes. La guerre de 1812 fut une guerre de
passion et non d'intérêt, une guerre antique, une querelle de rois vidée par
le sang des peuples. Ces
deux principales causes furent, selon nous, le repentir tardif de Napoléon de
n'avoir pas totalement effacé la Prusse de la carte de l'Allemagne, et le
repentir d'Alexandre de s'être inféodé si gratuitement à l'oppresseur de
l'Occident. L'un voulait achever la Prusse, et élargir de ses débris les
royaumes de famille constitués par lui en Hollande et en Westphalie, pour
constituer à perpétuité, dans une confédération plus sûre et plus forte, une
vassalité germanique à son profit et au profit de ses descendants. L'autre
sentait que le monde était lassé de servitude, et qu'il cherchait un appui
des rois et des peuples au-delà de la Vistule. Ce rôle d'antagoniste couronné
du démolisseur des nationalités et des trônes, qu'Alexandre avait entrevu à
son avènement, qu'il avait laissé échapper par l'ambition des petits
accroissements de territoire, lui apparaissait trop tard, mais enfin lui
apparaissait sous la forme d'un regret et presque d'un remords. Ce fut
là, bien plus que les misérables chicanes sur l'exécution plus ou moins
stricte de l'absurde blocus continental contre les marchandises anglaises, ce
fut là ce qui amena le choc final entre la France et la Russie. L'Orient,
présenté seulement comme un leurre à Alexandre par Napoléon, lui avait été
fermé en réalité ; l'Occident, vers lequel on l'avait ainsi rejeté, était
désormais trop étroit pour deux maîtres. Il fallait que la victoire décidât
s'il n'y aurait plus qu'un tsar effacé au fond du nord de l'Europe, ou s'il y
aurait deux empereurs au moins égaux dans l'Occident. VI Non
content de la confédération du Rhin, Napoléon cherchait à nouer une
confédération du Nord entre la Suède, le Danemark, et l'ombre de Pologne
qu'il avait timidement évoquée dans le duché de Varsovie. Bernadotte, déjà
monté malgré lui par l'élection au trône de Suède, se souvenait trop, ainsi
que son peuple, de la spoliation récente de la Finlande, donnée par le traité
d'Erfurt à la Russie. Il ne promettait l'acquiescement de la Suède qu'à la
condition de la restitution de la Finlande, que Napoléon ne pouvait plus
arracher à Alexandre. Ainsi
ses deux fautes retombaient sur lui au moment où il allait ouvrir la campagne
de 1812 contre la Russie. La Suède, son alliée naturelle de gauche, lui
reprochait de l'avoir impolitiquement dépouillée de la Finlande en faveur
d'Alexandre ; et la Turquie, son alliée séculaire, n'espérant plus rien de
lui après la trahison de Tilsitt et d'Erfurt, faisait la paix avec la Russie,
ennemie plus naturelle, mais alliée moins infidèle que Napoléon. Ainsi, les
deux coopérations qu'il aurait dû se ménager sur ses deux flancs pour une
guerre au centre lui manquaient à la fois, non par nature, mais par force. Il
avait fait violence à la nature des choses par l'impatience à contre-sens de
sa diplomatie. Tant de fautes politiques, accumulées partout depuis cinq ans,
devaient enfin s'écrouler sur lui. Jamais
homme n'avait été plus grand guerrier et plus imprévoyant diplomate. Ses
historiens contemporains l'ont flatté ; les événements ne le flattaient déjà
plus. L'Angleterre,
rejetée dans la guerre après la courte trêve d'Amiens, au moment où la
France, altérée de commerce, épuisée de calamités, avait besoin de la liberté
des mers ; la Prusse, humiliée, démembrée, mais non morte, laissée
imprudemment au cœur de l'Allemagne comme pour saigner à perpétuité devant te
monde, et pour couver impunément ses ressentiments et ses vengeances
l'Autriche, deux fois vaincue, mais vaincue à moitié, trop humiliée pour être
jamais une alliance sure, trop puissante en territoire et en armes pour
n'être pas une ennemie dangereuse sur ses flancs ; l'Espagne, obéissante et
dévouée, changée par l'attentat de Bayonne en une éternelle consommation
d'or, d'armées et de sang pour la ruine de la France ; un souverain pontife
inoffensif et obséquieux, arraché de son palais et promené en voiture de Rome
à Turin, de Turin à Grenoble, de Grenoble à Savone, comme pour défier
gratuitement le cri des consciences et les foudres du catholicisme européen,
que Napoléon avait lui-même reconstitué en puissance politique et civile ; la
Russie, d'abord caressée au-delà de toute prudence par le partage du monde en
empire d'Orient et d'Occident, puis attiédie, mécontentée, aigrie par
l'inexécution de ces folles promesses ; enfin la Suède, aliénée par le dépouillement
sans prétexte de sa principale province, et la Turquie, contrainte par la
perfidie de Tilsitt à se réfugier dans l'alliance russe, suicide forcé par l'impéritie
et l'ingratitude de la France tels étaient, en si peu d'années, les
contre-sens diplomatiques de Napoléon, vantés comme des vues de génie par ses
historiens, et qui ne lui laissaient en réalité pour alliés que la pire
espèce des alliés, des vaincus ! « Ne
voyez-vous pas, disait-il lui-même aux confidents de ses pensées, qui lui
déconseillaient une campagne dans l'infini et dans l'inconnu au-delà du
Niémen, ne voyez-vous pas que je ne suis point né sur un trône ; que je dois
m'y soutenir comme j'y suis parvenu, par la gloire qu'il faut que cette
gloire s'accroisse sans cesse qu'un soldat devenu souverain comme moi ne peut
plus s'arrêter ; qu'il faut monter toujours, ou tomber dès qu'on s'arrête ?
Je dois attaquer la Russie. On se reposera après, continuait-il ceci sera le
cinquième acte, le dénouement. Il On voit
assez par ce langage que toutes ses raisons étaient des passions, et que,
comme les passions, ces raisons ne voulaient ni objection ni retard. « Cet
homme, poursuivait-il en parlant d'Alexandre, est le seul souverain qui pèse
encore sur le sommet du vaste édifice européen. Jeune et plein de jours, les
forces de ce rival croissent sans cesse, quand les miennes déjà commencent à
décliner. » Un
ministre complaisant, qui n'était que le rédacteur de ses sophismes, Maret,
écrivait, sous la dictée de son maître, des notes où Napoléon cherchait moins
à justifier qu'à attiser la guerre. VII Le 9
mai 1812, Napoléon partit pour Dresde, où l'attendaient tous les rois et les
princes ses vassaux de la confédération du Rhin. De Dresde à la Vistule, il
voyage à travers six cent vingt mille hommes échelonnés de son armée
d'invasion. Soixante mille Autrichiens, Prussiens, Espagnols, Napolitains,
Portugais, suivent par force ce courant d'armées précipitées par un seul
homme vers la frontière russe. Huit cent mille soldats traversent le Niémen à
sa voix. « La Russie, dit Napoléon le pied sur la rive, est entraînée
par la fatalité ses destinées doivent s'accomplir. Marchons ! » Alexandre,
surpris par la rapidité de la résolution et par la masse des ennemis,
couvrait avec quatre cent cinquante mille hommes la rive opposée. Il les
commandait en personne, sous l'inspiration de son ministre de la guerre et de
son généralissime Barclay de Tolly, politique aussi consommé que tacticien
habile. Barclay de Tolly, voué d'avance, mais voué sciemment, à l'ingratitude
du pays qu'il allait sauver, avait résolu de faire alliance avec l'espace, le
temps et le climat, ces trois alliés naturels de la Russie. Plus jaloux du
salut de la nation que de sa gloire personnelle, il avait tracé, de concert
avec Alexandre, le plan d'une retraite victorieuse qui, sans livrer à
Napoléon autre chose que de la terre nue et des cendres, conduirait pas à pas
ces huit cent mille hommes, décimés jour par jour sur une route de huit cents
lieues, dans le piège de glace où le vide, là faim et l'hiver devaient les
achever. La nature indiquait d'elle-même ce plan à la Russie, défendue par
son immensité et par ses frimas ; mais ce fut un généreux sacrifice de gloire
qu'Alexandre et Barclay de Tolly firent à la patrie russe. Napoléon, malgré
l'infaillibilité du génie militaire que les historiens lui attribuent,
n'entrevit ce piège qu'après y être tombé. VIII Napoléon,
après avoir fait traverser sous ses yeux le Niémen à quatre cent cinquante
mille combattants, suivis de huit cents pièces de canon, de quarante mille
voitures, et d'une multitude de conducteurs de chariots et de suivants
d'armée qui embarrassaient sa marche et dévoraient la terre, espéra trouver
l'armée russe à Wilna en Lithuanie. Il n'y trouva que le pays épuisé déjà par
la retraite de l'armée russe et des Polonais, mécontents des hésitations que
son alliance avec l'Autriche le forçait d'apporter à Varsovie au
rétablissement d'une Pologne. Il pouvait ressusciter un peuple conquis, il
préféra ménager les conquérants. « Dans
ma situation, dit-il aux Polonais avec une faiblesse de diplomatie qui
contrastait avec la force de ses armées, j'ai beaucoup d'intérêts à
concilier, de devoirs opposés à remplir. Si j'avais régné à l'époque du
premier partage de votre pays, à l'époque du second et du troisième partage,
j'aurais armé mes peuples pour vous défendre. J'aime votre nation. J'autorise
les efforts que vous voulez faire. Si vos efforts sont unanimes, vous pouvez
concevoir l'espoir de forcer vos ennemis à reconnaître vos droits mais dans
des contrées si vastes et si éloignées, c'est entièrement dans les efforts de
la population elle-même que vous pouvez trouver l'espoir du succès. » Je dois
ajouter que j'ai garanti à l'empereur d'Autriche, mon allié, l'intégrité de
ses domaines, et que je ne puis sanctionner encore aucune manœuvre, aucun
mouvement qui tende à troubler la paisible possession de ce qu'il occupe des
provinces de Pologne. » Ce
langage faisait du libérateur attendu de la Pologne le complice résigné de
ses oppresseurs. Il apportait le désespoir au lieu de la liberté dans les
âmes ; il laissait derrière Napoléon, prêt à s'avancer au cœur de la Russie,
des provinces presque indifférentes au nom du maître qui leur promettait les
mêmes chaînes. De ce jour, la campagne révolutionnaire était perdue ; la
campagne militaire allait manquer de base et de retraite en Pologne. IX Déjà
étonné du vide qu'il trouvait à Wilna, Napoléon se répandait en invectives
contre la prétendue lâcheté d'Alexandre, qui n'acceptait pas le défi des
batailles sur le terrain où l'agresseur l'avait d'avance fixé. « Il n'a,
dit-il, que trois généraux, incapables de se mesurer avec nous Beningsen,
déjà trop vieux pour la guerre en 1806 : Kutusof, dont Alexandre se défie,
parce qu'il représente le vieux parti russe et barbare ; et enfin Barclay de
Tolly, qui n'est qu'un tacticien habile et temporisateur, un général de
retraite. » Toutefois
il envoya de Wilna un parlementaire à Alexandre, pour le provoquer à des
conférences de paix. Le désert qui s'ouvrait devant lui l'intimidait plus que
l'armée russe. Il perdit vingt jours à Wilna à attendre que ses ailes eussent
repris le niveau avec son centre, et à espérer le retour du parlementaire
envoyé à Alexandre : le silence et la solitude de la Lithuanie lui
répondirent seuls. Il se décida enfin à franchir, le 17 juillet, les limites
de la vieille Russie, et à marcher sur Witepsk. Du sommet des hauteurs qui
dominent la ville et le lit de la Dwina derrière Witepsk, il eut la joie
d'apercevoir les feux innombrables de l'armée d'Alexandre, campée sur les
collines en étages derrière la ville. « A
demain, cinq heures du matin, s'écria-t-il, le soleil d'Austerlitz ! »
Salut superstitieux dont il flattait toujours l'imagination de ses soldats et
la sienne, la veille ou le jour des batailles. Le soleil du lendemain
n'éclaira que le camp abandonné des Russes. « Eh
bien, dit-il avec l'accent de la déception qui se résigne, je m'arrête ici,
je veux m'y reconnaître, y rallier, y reposer mon armée, y organiser la
Pologne. La campagne de 1812 est unie à celle de 1813 fera le reste ! Je ne
ferai pas la folie de Charles XII. » Puis,
se repentant peu de jours après de cette sagesse : « Croyez-vous
donc de bonne foi, dit-il à ses lieutenants, que je sois venu de si loin pour
conquérir cette masure ? Non ! A Moscou ! à Moscou ! poursuivit-il, à Moscou,
la ville sainte Il faut éblouir par les grands noms le monde ! » Après
quinze jours d'hésitation et de saison perdue à Witepsk, il lance de nouveau
ses trois armées sur Smolensk, route de Moscou. Cent vingt mille hommes de
l'armée de Barclay de Tolly et de Bagration semblaient l'y attendre. « Enfin,
s'écrie-t-il, je tiens la bataille ! » La bataille lui échappa de
nouveau pendant la nuit, avec les Russes disparus dans le désert. Murat, chef
intrépide et cette fois prudent de son avant-garde, se jeta à ses genoux pour
le conjurer de reconnaître le piège, et de ne pas s'y enfoncer plus avant
tout fut inutile. « Moscou est le délire de son imagination ! s'écria
Murat en sortant de la tente de Napoléon. Moscou est sa perte et la nôtre ! » Smolensk,
brûlé par les Russes pendant la nuit, n'était plus au réveil qu'un monceau de
cendres. « Les Russes sont des femmes et s'avouent vaincus, » dit-il en
s'avançant sur ces décombres. Ses
soldats harassés et ses lieutenants remplis de sinistres pressentiments
murmuraient en vain. Il feignit d- écouter ces murmures et de vouloir se
rallier, se réorganiser, et temporiser à Smolensk jusqu'au futur printemps.
Ces paroles n'étaient qu'une concession à la lassitude de l'armée. Déjà son
avant-garde heurtait les Russes en retraite à Valontina, remportait une
demi-victoire dont chaque armée pouvait s'attribuer l'honneur et partager les
désastres. Les quatre cent vingt mille combattants qui avaient traversé le
Niémen étaient déjà réduits à cent soixante mille par la fatigue, les
maladies, la faim, la désertion, les blessures, la mort. Il
appela le maréchal Victor avec la réserve restée sur le Niémen à le remplacer
à Smolensk, et s'élança de nouveau vers Moscou. X Barclay
de Tolly, accusé de faiblesse et de trahison par les Russes pendant qu'il
sauvait la Russie, venait de céder le commandement à Kutusof, qui incarnait
dans son nom et dans son caractère le génie national des vieux Russes.
C'était un élève et un souvenir vivant du sauvage et victorieux Souvarof. Le cri
de la Russie contre la temporisation de Barclay de Tolly, qui perdait de
l'espace pour sauver des hommes, avait forcé la main à Alexandre. Barclay de
Tolly, par un héroïsme antique d'abnégation, avait consenti, quoique ministre
de la guerre et généralissime la veille, à servir le lendemain comme
lieutenant sous les ordres de Kutusof. Alexandre, par respect pour le préjugé
national qui voyait dans Kutusof le champion de la gloire et de la patrie
russes, avait quitté l'armée pour ne pas gêner par sa présence la liberté
absolue de son général. Kutusof
attendit Napoléon dans une véritable forteresse nationale, au confluent de la
Moskowa et de la Kolowga. « Soldats !
dit Napoléon à son armée la veille de la bataille si longtemps poursuivie,
voilà la bataille que vous avez tant désirée Désormais la victoire dépend de
vous ! Elle vous est nécessaire ; elle vous donnera l'abondance, de bons
quartiers d'hiver, un prompt retour vers la patrie. Conduisez-vous comme à
Austerlitz, à Friedland, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite
votre conduite dans cette journée Que l'on dise de vous : « Il était à cette
grande bataille sous les murs de Moscou ! » La
bataille, livrée en effet le lendemain 7 septembre, lui coûta vingt mille
hommes et quarante-trois généraux tués ou blessés sur les plateaux de la
Moscowa. Elle ouvrit la route de Moscou à travers cette avenue de cadavres,
et donna son nom au maréchal Ney, le plus soldat de ces milliers de soldats.
L'armée russe, qui n'avait voulu' que décimer les Français sans espérer de
les vaincre, se replia presque intacte et bientôt recrutée dans les forêts du
midi de Moscou. Cette
capitale antique de la Russie s'était dévouée elle-même au salut de l'empire.
Alexandre avait reçu, en la traversant, son serment de s'anéantir, plutôt que
de livrer le cœur de la Russie à la conquête et à la profanation de l'Attila
de l'Occident. On sait comment Moscou tint son serment. Napoléon, eh
approchant de cette ville de trois cent mille âmes, n'entendit que le silence
d'un tombeau, et ne vit s'élever au-dessus de ses trois cents coupoles dorées
que la fumée d'un bûcher. Bientôt un incendie de cinq jours consuma sa
conquête sous les pas de ses soldats. Il y
resta indécis du 14 septembre au 19 octobre, séparé de ses communications
avec la France, réduit à quatre-vingt-dix mille hommes désorganisés par la
licence, démoralisés par le pillage, énervés par la faim, cernés par Kutusof,
atteints avant les frimas par l'imagination des frimas de l'hiver, attendant
avec une stoïque patience la paix ou la retraite, que Napoléon leur
promettait en vain tous les jours. Il provoqua vainement ses négociations
toujours éludées avec Alexandre. Toujours trompé dans son espoir de voir les
Russes demander merci dans leur capitale en cendres, déjà attaqué par Kutusof
dans les environs de Moscou, averti, par les premières neiges, des rigueurs
d'un climat qui allait couvrir sa route, au retour, d'un vaste linceul,
embarrassé de vingt mille blessés et dénué de chevaux pour ramener ses
trophées et ses canons, il reprit enfin trop tard le chemin du Niémen. Une
explosion qui fit trembler le sol à dix lieues de Moscou annonça à l'armée la
destruction du Kremlin par deux cents milliers de poudre que Napoléon avait
ordonné au maréchal Mortier de faire éclater : adieu funèbre à une
conquête qu'il ne pouvait pas garder, et où il voulait laisser la trace de sa
colère Le même
soir, il rédige un bulletin équivoque pour la France, dans lequel il présente
sa sortie de Moscou comme une marche offensive contre Kutusof. L'hiver,
tardif jusque-là, se déclare enfin le 6 novembre l'armée ne marche plus, elle
se traîne engourdie, ou meurt chaque nuit en masse sur l'épaisse couche de
neige qui cache la terre. Vingt mille chevaux meurent en une nuit, les
soldats survivants se repaissent de leurs cadavres. Au réveil, un courrier,
échappé aux nuées de Cosaques qui harcèlent la marche, apporte à Napoléon la
nouvelle de la défaite de ses armées d'Espagne aux Arapiles, de la seconde
fuite de son frère de Madrid, de la conspiration militaire des généraux
Mallet et Laborie, qui ont surpris toute une nuit sa capitale. Toute
sa fortune semble s'écrouler à la fois. Atteint et coupé par Kutusof, il
ordonne à Ney de lui ouvrir un passage, et de couvrir sa fuite vers Smolensk,
en se sacrifiant lui et son corps d'armée au salut de l'empereur. Ney,
presque seul à la hauteur du désastre par son courage, se dévoue, et couvre
la retraite en combattant à pied, le fusil à la main, sur chaque mamelon de
neige de la route. Coupé lui-même de l'empereur entre Smolensk et la
Bérézina, Ney, traqué dans les forêts et égaré sur les neiges avec un corps
d'armée réduit à quelques centaines d'hommes, se retrouve, se fait jour à
travers quatre-vingt mille Russes, franchit le Dniéper sur des glaçons encore
mal liés au rivage, et tombe dans les bras de Napoléon qui s'écrie «
J'aurais donné trois cents millions de mon trésor pour racheter la perte d'un
tel homme ! » Napoléon
avait perdu, avant d'arriver à la Bérézina, tous ses canons, excepté quelques
pièces de sa garde. De quarante-cinq mille cavaliers qui avaient passé avec
lui le fleuve quelques mois auparavant, il ne lui restait que cent cinquante
chevaux. Il fait brûler devant lui les aigles de ses régiments et tous ses
équipages, pour ne pas laisser au moins les dépouilles de sa gloire aux
Russes ; mais deux cent mille morts, blessés ou prisonniers, huit cents
pièces de canon, les cadavres de soixante mille chevaux de cavalerie,
d'artillerie, de bagages, démentent trop ce démenti de sa fortune. Cette
armée, devenue une foule, se retourne un moment avec l'énergie du lion
mourant pour écarter les Russes du fleuve. La tête passa ; le corps, retenu
sur la rive, noyé ou écrasé sur les ponts de la Bérézina, resta à la merci
des Russes, des flots ou des frimas. Napoléon ne ramenait en Pologne qu'une
poignée de héros ; il les abandonna à leur sort, et partit pour prévenir le
bruit de son désastre à Paris. L'hiver
acheva, après son départ, ce que la déroute avait épargné. On ne peut lire
sans pitié pour les hommes tour à tour instruments et victimes de l'ambition
et de l'orgueil des conquérants, le tableau qu'un historien, témoin oculaire
et familier de Napoléon, M. de Ségur, trace de la dernière marche de la
grande-armée en touchant enfin au territoire de la Prusse polonaise, son
dernier asile. «
C'était donc là, dit-il en finissant son récit, cette rive que nous avions
hérissée, quelques mois auparavant, de nos innombrables baïonnettes. Cette
terre alliée, qui disparaissait alors sous les pas de notre immense armée
combinée, nous avait paru comme métamorphosée en vallées et en collines
toutes mouvantes d'hommes et de chevaux. Voilà ces mêmes vallons d'où sortirent,
aux rayons d'un soleil brûlant, ces trois longues colonnes de dragons et de
cuirassiers, semblables à trois fleuves de fer et d'airain étincelants. Eh
bien, hommes, armes, aigles, chevaux, le soleil même, et jusqu'à ce fleuve
frontière qu'ils avaient traversé pleins d'ardeur et d'espoir, tout a
disparu. Le Niémen n'est plus qu'une longue masse de glaçons surpris et
enchaînés les uns sur les autres par les redoublements de l'hiver. A la place
de ces trois ponts français apportés de cinq cents lieues, et jetés avec une
si audacieuse promptitude, un pont russe est seul debout. Enfin, au lieu de
ces innombrables guerriers, de leurs quatre cent mille compagnons tant de
fois vainqueurs avec eux, et qui s'étaient élancés avec tant de joie et
d'orgueil sur la terre des Russes, ils ne voient sortir de ces déserts pâles
et glacés qu'un millier de fantassins et de cavaliers encore armés, neuf canons,
et vingt mille malheureux couverts de haillons, la tête basse, les yeux
éteints, la figure terreuse et livide, la barbe longue et hérissée de frimas
; les uns se disputant en silence l'étroit passage du pont, qui, malgré leur
petit nombre, ne peut suffire à l'empressement de leur déroute ! Et c'était
là toute la grande-armée. Deux rois, un prince, huit maréchaux suivis de
quelques officiers, des généraux à pied, dispersés et sans suite, enfin
quelques centaines d'hommes de la vieille garde encore armés, étaient ses
seuls restes ! » « Il
n'est plus possible de servir un insensé ! » s'écriait Murat,
chargé par Napoléon de rallier les débris dans ce même Tilsitt où, deux
années auparavant, Napoléon avait foudroyé de sa gloire et de son bonheur le
roi et la reine de Prusse, et enchaîné Alexandre lui-même à sa fortune. Mais
Murat était pressé de trahir et de se réfugier lui-même sur son trône, déjà
menacé par le contre-coup de Moscou. « Le
ralliement de l'armée sur la Vistule, dont Napoléon entretenait Paris dans
ses bulletins et dans ses discours, était illusoire, dit le même historien.
La vieille garde, naguère de trente-cinq mille hommes, ne comptait plus que
cinq cents combattants ; la jeune garde, presque aucun ; le premier corps
d'armée, dix-huit cents ; le second, mille ; le troisième, seize cents ; le
quatrième, dix-sept cents encore la plupart de ces soldats, restes de six
cent mille hommes, pouvaient-ils à peine se servir de leurs armes. » XI La
Prusse et l'Allemagne, dégagées par la fortune de l'alliance forcée que la
victoire leur avait imposée, se sentaient affranchies, malgré leurs rois, par
la défaite. Tout se soulevait sous les pas du vaincu. Alexandre signait, peu
de jours après (28 février 1813), le traité de Kalisch avec le roi de Prusse. Il s'engageait à
fournir cent cinquante mille Russes à la coalition ; la Prusse en fournissait
cent mille. Bernadotte lui-même, le premier transfuge couronné de la France,
se liguait avec Alexandre au prix de la Norvège promise à la Suède. La Saxe
avait éclaté d'elle-même, et forcé son roi à sortir de sa capitale, pour le
punir de sa fidélité aux malheurs de Napoléon. L'Autriche, liée par le
mariage, déliée par la déroute de Moscou, se couvrait encore d'apparences
amicales en méditant et en préparant la défection. Napoléon
avait retrouvé une seconde grande-armée en France, mais c'était une
grande-armée d'enfants ; son obstination à ne pas rappeler ses vieilles
troupes d'Espagne et à ne pas replier ses garnisons de la Prusse le
condamnait à combattre avec des soldats novices. Ses vétérans jonchaient les
neiges de Russie, ou restaient inutiles à sa cause dans les villes conquises
du Nord, d'Espagne, d'Italie. Il périssait tout entier, pour n'avoir pas
consenti à faire sa part à la fortune. Les batailles de Lützen, de Bautzen,
de Dresde, dans la campagne de 1813, lui firent un moment illusion. Le
congrès de Prague, où l'Autriche et la Prusse lui redemandaient leur
démembrement, le détrompa toutes ces puissances si longtemps humiliées se
groupèrent autour des négociateurs d'Alexandre, devenu l'Agamemnon des rois
et des peuples. Le rôle qu'il aurait dû prendre pour la Russie et pour lui,
au commencement de son règne, lui était rendu tardivement et malgré lui par
Napoléon. Le conquérant était allé follement chercher le vengeur de l'Europe
au fond de ses déserts. De ce jour, Alexandre, repentant de ses faiblesses et
de ses complicités avec l'oppresseur de l'Allemagne, comprit son rôle et ne
le démentit plus. La Russie, par la politique de Napoléon, devint l'arbitre
de l'Europe. Il l'avait rappelée lui-même d'Orient en Occident ; il avait
mûri de trois siècles, en deux campagnes, la nouvelle tyrannie qui allait
succéder à la sienne. Jeu étrange mais visible des passions humaines, qui
précipitent les événements au rebours de leurs pensées ! La
vraie diplomatie nationale de la France était de ̃consolider pour des
siècles une ligue germanique contre les débordements des soixante millions de
Moscovites sur l'Occident, et de consolider avec la Porte la vieille ligue
orientale de la France et de la Turquie contre l'usurpation de la mer Noire,
de la Crimée, de la Perse. La diplomatie toute personnelle.et toute viagère
de Napoléon avait ouvert la Germanie et livré la Turquie aux Russes. Le monde
était découvert des deux côtés un Napoléon russe devenait désormais maître du
monde. Voilà la diplomatie de l'empire, vantée sans 'intelligence ou sans
réflexion par ses historiens ! L'avenir jugera trop tôt ces juges à faux
poids, qui prennent la gloire à tout prix d'un homme pour la politique d'une
nation. XII La
sixième coalition sortit du congrès de Prague, au lieu de la paix.
L'Angleterre lui prodigua les subsides ; l'empereur de Russie, le roi de
Prusse, Bernadotte, les ministres d'Angleterre, réunis à Trachenberg, en
Silésie, combinèrent huit cent mille hommes pour la libération de
l'Allemagne. Le général républicain Moreau, rappelé d'Amérique par les
coalisés pour prêter ses conseils .et son' épée contre sa patrie, se laissa
emporter à ses ressentiments contre Napoléon, conçut le plan de campagne et
se fit le mentor des rois dont il avait été le fléau preuve nouvelle que
l'émigration fausse les vues des plus grands hommes comme le cœur, et qu'il
faut être sur le sol de la patrie pour conserver la moralité patriotique. Le
vrai point d'optique du pays n'est jamais qu'au sein du pays lui-même.
Alexandre embrassa cet illustre transfuge avant la bataille de Dresde, où
Moreau fut tué en combattant à ses côtés (26 août 1813). Napoléon,
encore une fois vainqueur à Dresde, se croyait de nouveau maître de dicter la
paix la bataille de Leipzig (18 octobre), presque aussi désastreuse que celle de Waterloo,
le rejeta en débris au-delà du Rhin. La Hollande soulevée et l'Espagne
affranchie avaient refoulé les Français jusqu'à l'Escaut et jusqu'aux
Pyrénées. Les coalisés, bien informés de la lassitude et de la désaffection
de la France pour un maître dont la gloire lui avait coûté la vie de tant de
millions de ses enfants, et dont les défaites ramenaient l'Europe en armes
sur son territoire, déclarèrent la guerre à Napoléon seul, la guerre
personnelle et non nationale. Cette pensée fut celle d'Alexandre et de Pozzo
di Borgo, son conseil. L'Europe voulait dépouille pour dépouille l'empereur
de Russie, plus désintéressé et plus politique parce qu'il fut plus
magnanime, ne voulait qu'un homme de moins en France. Cette pensée fit la
campagne de 1814. La France, épuisée de sacrifices et récompensée de tant de
dévouement à son chef militaire par l'invasion d'un million d'hommes, laissa
tomber celui qui n'avait pas su la défendre. La lutte de Napoléon fut
acharnée et sa chute glorieuse. Les coalisés, entrés dans Paris en deuil de
la patrie, n'y entendirent pas une seule voix s'élever pour Napoléon, moins
vaincu qu'isolé à Fontainebleau. Alexandre,
plus fait pour la prospérité que pour les revers, modéra les ressentiments de
ses alliés ; il fut, dans cette mémorable circonstance de sa vie, moins le vainqueur
que le second.de la France dans son grand duel avec l'Europe. Il laissa pour
consolation à Napoléon la dignité de sa chute, le titre d'empereur, le refuge
encore souverain d'une île dans la Méditerranée. Il disputa à ses alliés la
moindre dépouille du territoire français il lui laissa les Alpes de Savoie
pour frontière. Il rendit à la France l'ancienne dynastie des Bourbons,
dynastie de Louis XIV, qui ne pouvait ni humilier ni inféoder la patrie. Il
se fit estimer de l'armée par son respect pour la gloire, et du peuple par
son patronage pour la liberté. Despote de naissance et de nécessité dans un
pays primitif, il protégea l'établissement du gouvernement représentatif en
France, pays mûr pour les institutions libérales. Il défendit au congrès de
Vienne la France contre les représailles de l'Europe. On sait
comment M. de Talleyrand, plénipotentiaire des Bourbons à Vienne, récompensa
mal cette générosité par un traité secret d'alliance avec l'Autriche. La
découverte de cette faute et de cette ingratitude du négociateur français
n'empêcha pas l'empereur Alexandre de prêter encore ses armées à la coalition
et aux Bourbons, pour venir expulser une seconde fois Napoléon du trône en
1815. La bataille de Waterloo jugea sans appel la cause de Napoléon vaincu (18 juin 1815). Alexandre,
rentré dans Paris, ne s'y souvint pas des infidélités et des ingratitudes de
Vienne. Il ne se lassa pas de rechercher la popularité de Paris et l'alliance
de la France ; il ne vengea pas Moscou sur Paris. Sa victoire fut d'un
arbitre, et non d'un barbare. Il laissa, en repliant ses armées, un long et
affectueux souvenir de son nom et de sa nation au peuple qu'il avait respecté
jusque dans ses revers. La gloire militaire resta à Napoléon, l'estime du
monde à Alexandre. Il avait fait plus que venger, il avait popularisé la
Russie. Son empire avait dû plus à ses vertus qu'à Pierre le Grand et à
Catherine II. De ce jour et jusqu'à sa mort, il fut l'arbitre de l'Europe et
l'idole de l'opinion. Proclamé
roi de Pologne à son retour, il accomplit enfin le rêve de sa jeunesse et ses
promesses à son ami le prince Czartorisky. Il ne rendit pas l'indépendance
perdue, mais il rendit le nom et la nationalité, sous son sceptre, à un pays
qui n'avait jamais été que le satellite des puissances voisines. Il donna
pour vice-roi aux Polonais un de ses frères, le grand-duc Constantin, destiné
par la naissance à lui succéder sur les deux trônes. On peut dire avec vérité
qu'à cette époque de sa vie il ne régnait pas seulement sur la Russie, mais
sur l'Europe. Napoléon, en allant le chercher au fond de ses déserts, l'avait
contraint à connaître sa force et à l'exercer pour la première fois sur
l'Occident. Huit cent mille hommes suscités par le patriotisme, fanatisés par
la religion, aguerris par la guerre, disciplinés par le despotisme,
laissaient, en repassant avec lui le Niémen, le nom d'Alexandre au-dessus de
tous les noms des monarques alors régnants. Il présidait, même absent, le
conseil des rois. Il ne manquait à cette toute-puissance militaire et
politique que la puissance qui avait manqué à Napoléon, celle de se modérer,
de se régler, de se diriger vers un but moral, et de se sanctifier, pour
ainsi dire, sur le trône par un profond respect pour soi-même, par une
sincère modestie devant Celui qui donne et qui retire la puissance, et par un
religieux amour de l'humanité. La
destinée d'Alexandre fut complétée alors par ces vertus du souverain. La
prospérité, au lieu de corrompre son âme, l'avait purifiée et divinisée. Il
voulut faire de cette puissance un sacerdoce des peuples ; il conçut non plus
le rêve, mais le type d'un gouvernement de raison et de piété universelles,
dont toutes les puissances, grandes ou secondaires, seraient les membres, et
dont il serait lui-même, non le dominateur, mais l'arbitre la solidarité
morale des rois, des trônes, des peuples et des cabinets. Telle
fut l'idée de la Sainte-Alliance, idée qu'on a calomniée dans son âme
en la présentant comme une ambitieuse hypocrisie, et comme un traité de
garantie mutuelle pour l'oppression du genre humain. L'histoire doit lui
rendre son véritable caractère. La Sainte-Alliance, inspirée à Alexandre par
une femme romanesque et mystique, madame de Krudner, sorte de sibylle
chrétienne de la Livonie, naquit dans un cénacle et non dans un conseil. Ce
fut le roman pieux d'une imagination exaltée, digne, par la sainteté de son
but, de devenir la pensée d'un grand homme maître du monde (26 septembre
1815). XIII « Ce
prince, dit M. de Chateaubriand, avait commencé, sous l'influence de la cour
athée de Catherine II, par être athée ; puis il devint déiste ; du déisme il
passa à la religion grecque avec un penchant pour la religion catholique,
dont les jésuites, admis et caressés à Pétersbourg, et surtout le père
Grivel, l'avaient entretenu. Il resta flottant. Comme il cherchait de bonne
foi, et que son imagination était exaltée dans les choses pures, il dériva
vers l'illuminisme des sectes allemandes. Ce fut dans cette disposition qu'il
rencontra madame de Krudner, et que cette femme, exaltée elle-même jusqu'à la
prophétie, exerça pendant quelque temps un véritable ascendant sur lui. » Une
profonde mélancolie, le remords vague d'une e participation non volontaire,
mais au moins fatale, au meurtre de son père, le vide d'une âme tendre
longtemps remplie par un amour illicite et maintenant trompé par la femme
qu'il avait longtemps aimée, prédisposaient Alexandre au dégoût du monde et à
l'aspiration aux choses surnaturelles. Marié trop jeune à une princesse plus
jeune encore que lui, l'attachement toujours passionné de l'impératrice
n'avait pu le retenir dans le devoir le libertinage n'avait jamais souillé
son âme ou ses sens, mais une passion mystérieuse et constante pour la plus
belle des femmes de son empire, la princesse N***, l'avait éloigné depuis
dix-sept ans de l'impératrice. Une fille âgée de seize ans, fruit adoré de
ses amours, venait de lui être enlevée par la mort. Alexandre avait vu dans
cette mort un avertissement et un châtiment du ciel. Enfin la femme qu'il
adorait, moins constante que lui, venait de le trahir à son tour pour un de
ses aides de camp, confident obligé de ses relations avec la princesse N***.
Les reproches avaient été amers et les adieux déchirants. La princesse,
éloignée volontairement de Pétersbourg avec le complice de son infidélité,
promenait en Italie, où nous l'avons connue nous-même alors, une disgrâce
qu'elle ne déplorait pas, et l'éclat d'une beauté qui justifiait trop à tous
les yeux la fascination et les inconsolables regrets d'Alexandre. Ce
prince s'était rapproché alors de l'impératrice ; elle avait pleuré avec lui
la mort de la fille de ses fautes. Alexandre n'avait trouvé dans la première
compagne de sa vie que les excuses du pardon, les indulgences de la
tendresse, et la douce tiédeur de l'amitié. Les soins de l'empire, les soucis
de l'Europe chancelante encore sur ses nouvelles bases, de fréquents et rapides
voyages d'une extrémité de son empire à l'autre ; sa présence au congrès d’Aix-la-Chapelle,
en 1818, pour presser la libération du sol français, occupe encore en partie
depuis 1815 ; son apparition à Varsovie, en 1820, pour y apaiser les
explosions ordinaires du patriotisme turbulent de la Pologne ; son assistance
aux congrès de Troppau et de Laybach, en 1821, pour s'y concerter avec les
membres de la Sainte-Alliance sur les révolutions de Naples et du Piémont,
qui agitaient l'Italie et la Grèce ; enfin sa présence au congrès de Vérone,
en 1822, pour y décider l'intervention de la Sainte-Alliance en Espagne
contre une révolution qui donnait aux peuples voisins le second exemple de la
dégradation, de la captivité et peut-être de l'échafaud des rois toutes ces
agitations, tous ces ébranlements, toutes ces aspirations des peuples à un
ordre nouveau qui dépassait le libéralisme monarchique du chef de la
Sainte-Alliance, transformaient peu à peu en déceptions et en colère les
espérances juvéniles du tsar dans la raison des peuples et dans la stabilité
des rois. Il
voulut être l'arbitre de l'opinion de l'Occident, comme il avait été
l'arbitre des puissances. L'opinion lui échappait ne pouvant la modérer par
la raison, il se décidait à la dompter par la force. L'inquiétude que lui
causait la France comblée par lui de libertés constitutionnelles en 1814 et
en 1815, et maintenant agitée sons les Bourbons par la coalition du
bonapartisme républicain et du républicanisme bonapartiste ; l'insurrection
des Grecs, fomentée jadis par Catherine II, et qui se croyaient en droit de
demander le même appui à son petit-fils ; les républiques espagnoles naissant
et mourant pour renaître dans le nouveau monde, les turbulences de Rome, les
convulsions de Madrid, les secousses de Turin, les sociétés secrètes
propageant partout, en Allemagne et jusque dans les armées de la Russie, les
principes d'une contre-sain te-alliance des peuples, préoccupaient
douloureusement l'âme et le cabinet d'Alexandre. Ses
entretiens avec M. de Montmorency et avec M. de Chateaubriand,
plénipotentiaires de Louis XVIII au congrès de Vérone, sont les meilleurs
documents de l'histoire pour attester les causes et les progrès du changement
de l'empereur de Russie. Après
avoir pris le rôle d'émancipateur des nations contre le despotisme et
l'oppression de Napoléon, après avoir évoqué la liberté pour combattre contre
l'asservissement de l'Europe, il prenait à regret le rôle de modérateur armé
des peuples et d'antagoniste oppresseur de la liberté. XIV La
France plaidait devant Alexandre, au congrès, contre l'Angleterre indécise ou
équivoque, la cause de l'intervention monarchique en Espagne. « Préoccupé
de la guerre d'Espagne, dit M. de Chateaubriand, n'y voyant d'obstacle
dangereux que la jalousie britannique, nous nous efforçâmes de gagner un peu
Alexandre, afin de l'opposer aux malignités du cabinet de Londres. « Dans
nos diverses conversations, nous lui parlâmes de tout. Nous lui témoignâmes
notre opposition aux traités de Vienne ; il ne pensa pas devoir s'expliquer,
il se contenta de nous répondre : « Vous vous trouviez mieux du
traité de Paris. » « A
propos de la Pologne, nous osâmes lui en représenter le démembrement comme la
conséquence d'une des plus grandes lâchetés de l'ancienne France. Nous lui
dîmes que l'iniquité de ce démembrement pèserait à jamais sur la Russie, la
Prusse et l'Autriche, et qu'Alexandre achèverait de se rendre immortel en le
réparant. Le tsar eut la patience de nous entendre, lorsque nous ajoutâmes
qu'un petit pays très-mal gouverné n'avait pu être un danger pour les États
voisins ; que les Polonais seraient toujours tentés de.se révolter, non par
un esprit révolutionnaire, mais parce qu'il est dans la nature humaine qu'une
nation veuille conserver son nom et refuse de perdre son indépendance. « Nous
n'oubliâmes pas notre chère Athènes. « Il
se passait dans Alexandre des conflits de nature et de position. Né pour être
à la tête du progrès de la société, il souffrait d'être obligé de repousser
les Grecs, ses coreligionnaires, et de désavouer des peuples dont il était le
protecteur. Mais, en aimant les libertés, il avait cru que l'Europe demandait
sa protection contre des principes destructeurs ; il était d'autant plus
frappé de la puissance de ces principes, qu'ils venaient de soulever Naples,
le Piémont, l'Espagne, et que dans son armée se manifestaient des symptômes
de la fièvre de France. « Ainsi,
ce prince, après avoir donné une constitution aux Polonais, en suspendit le
mouvement ; après nous avoir fait octroyer la charte, il en vit avec anxiété
les développements ; après avoir désiré l'indépendance de la Grèce, il
désapprouva l'insurrection de 1820 : il n'aperçut dans la révolution des
Hellènes qu'un ordre émané du comité-directeur de Paris. Aux congrès de
Troppau, de Laybach, de Vérone, il s'imagina défendre la civilisation contre
l'anarchie, comme il l'avait sauvée du despotisme de Napoléon. « Nous
touchâmes la réunion des Églises grecque et latine : Alexandre y inclinait ;
mais il ne se croyait pas- assez fort pour la tenter. Il désirait faire le
voyage de Rome, et il restait à la frontière de l'Italie plus timide que
César, -il ne franchit pas le torrent sacré, à cause des interprétations qu'on
n'eût pas manqué de donner à son voyage. Ces combats intérieurs ne se
passaient pas sans syndérèse dans les idées religieuses dont était dominé
l'autocrate, il ne savait s'il n'obéissait point à la volonté cachée de Dieu,
ou s'il ne cédait point à quelque suggestion inférieure qui faisait de lui un
renégat et un sacrilège. » L'ambassadeur
d'Autriche, M. de Metternich, inquiet de la partialité d'Alexandre pour la
France, s'ouvrit à M. de Chateaubriand sur la crainte que lui inspirait la
guerre d'Espagne, sur l'ardeur que le tsar montrait pour cette guerre, et
principalement sur le projet qu'avait ce prince d& mettre ses soldats en
mouvement, si jamais ils devenaient nécessaires à la France. Il priait
l'envoyé français de prêcher la paix. M. de Chateaubriand assura M. de
Metternich qu'il l'informerait du résultat de la dernière conversation qu'il
devait avoir avec Alexandre. « Nous
nous rendîmes au palais Canossa, ajoute-t-il. Nous dîmes à l'empereur ce que
nous avions promis de lui dire. Il nous répondit : « —
La France fera ce qu'elle voudra. M. de Montmorency m'a demandé quel parti je
prendrais au cas que la guerre vînt à éclater entre la France et l'Espagne,
et à se compliquer d'accidents malheureux pour la première. Je lui ai dit que
mon épée était au service de la France ; si la France n'en veut plus ou peut
s'en passer, cela la regarde ; je ne prétends influer en rien sur ses
démarches. » « Il
fit une pause ; puis, répondant à sa pensée, il nous dit : « —
Je suis bien aise que vous soyez venu à Vérone, afin de rendre témoignage à
la vérité. Auriez-vous cru, comme le disent nos ennemis, que l'alliance est
un mot qui ne sert qu'à couvrir des ambitions ? Cela peut-être eût été vrai
dans l'ancien état des choses ; mais il s'agit bien aujourd'hui de quelques
intérêts particuliers, quand le monde civilisé est en péril ! Il ne peut plus
y avoir de politique anglaise, française, russe, prussienne, autrichienne ;
il n'y a plus qu'une politique générale qui doit, pour le salut de tous, être
admise en commun par les peuples et par les rois. C'est à moi de me montrer
le premier convaincu des principes sur lesquels j'ai fondé l'alliance. Une
occasion s'est présentée : le soulèvement de la Grèce. Rien sans doute ne paraissait
être plus dans mes intérêts, dans ceux de mes peuples, dans l'opinion de mon
pays, qu'une guerre religieuse contre la Turquie ; mais j'ai cru remarquer
dans les troubles du Péloponnèse le signe révolutionnaire. Dès lors, je me
suis abstenu. Que n'a-t-on point fait pour rompre l'alliance ? On a cherché
tour à tour à me donner des préventions et à blesser mon amour propre ; on
m'a outragé ouvertement. On me connaissait bien mal, si on a cru que mes
principes ne tenaient qu'à des vanités, ou pouvaient céder à des
ressentiments. Non, je ne me séparerai jamais des monarques auxquels je suis
uni. Il doit être permis aux rois d'avoir des alliances publiques, pour se
défendre contre les sociétés secrètes. Qu'est-ce qui pourrait me tenter ?
Qu'ai-je besoin d'accroître mon empire ? La Providence n'a pas mis à mes
ordres huit cent mille soldats pour satisfaire mon ambition, mais pour
protéger la religion, la morale et la justice, et pour faire régner ces
principes d'ordre sûr lesquels repose la société humaine. » « Vers
la fin de notre dernière conversation avec Alexandre, à Vérone, la
mélancolie, à laquelle il était sujet, le gagna il se tut ; nous gardâmes le
silence. « Des
bruits des complots militaires qui le menaçaient étaient déjà parvenus
jusqu'à l'empereur de jeunes officiers avaient puisé dans ses propres
sentiments l'amour de la liberté. Auteur du mal ou du bien que l'on tournait
contre sa puissance, il s'éloignait pour se donner à ses compassions
accoutumées, et pour n'être pas obligé d'agir, avec trop de sévérité. En même
temps ses idées le tourmentaient ; il ne savait s'il ne devait pas se mettre
à la tête des réformes il entendait le siècle marcher dans les steppes de la
Russie, et la Grèce l'appeler d'une voix plaintive. Mais, cherchant la
volonté de Dieu sans la démêler, il craignait de s'engager dans une fausse
route, de favoriser ces innovations qui déjà avaient fait tant de victimes et
si peu d'heureux. » XV Aucune
conjecture historique sur la nature des sentiments qui modifièrent, à la fin
de son règne, non le cœur mais la politique de l'empereur Alexandre, ne peut
valoir ces confidences de sa propre bouche. On sait comment ces pensées
ajournèrent la révolution grecque avec un désintéressement d'ambition qui
démentit la perversité de la politique de Catherine II, sauvèrent l'empire
ottoman, rétablirent la domination illibérale de l'Autriche en Italie,
préservèrent l'Espagne de l'anarchie, mais en la rejetant dans la servitude,
comprimèrent, sans les étouffer, les germes révolutionnaires en France et en
Allemagne ; et enfin maintinrent l'Europe quelques années de plus dans une
oscillation douteuse entre la sainte alliance des rois et l'alliance
patriotique des peuples. Le découragement de ses bonnes intentions avait
saisi Alexandre lui-même ; il sentait que tout est viager pour les plus
grands hommes, et que ses espérances mourraient avec lui. Un fléau, que son esprit
superstitieux prit pour un avertissement du ciel, accrut la langueur ̃
de corps et la mélancolie d'esprit qui l'obsédaient dans sa solitude pompeuse
du palais de Tzarko-zélo. « Le
19 novembre 1824, un ouragan de la Néwa, soufflant de l'ouest et du sud-ouest
avec une extrême violence, s'opposa à l'écoulement, poussa le fleuve dans son
lit, et le fit remonter jusqu'à Saint-Pétersbourg, où il s'éleva à une
hauteur de plus de quatre mètres au-dessus de son niveau habituel.
Non-seulement la ville presque entière se trouva ainsi submergée, mais dans
plusieurs quartiers l'eau envahit les maisons, inonda les rez-de-chaussée, et
arriva jusqu'au premier étage ; elle entraîna les chevaux et les voitures
circulant dans les rues, enleva les ponts, et arracha de terre une multitude
de petites maisons en bois. Les campagnes des environs furent comme rasées à
Kronstadt, un vaisseau de ligne désarmé fut lancé par-dessus les habitations
jusque sur le marché rien ne résista au choc impétueux de ces flots
déchaînés. Dès huit heures du matin, le canon d'alarme s'était fait entendre.
L'eau monta de minute en minute jusqu'à quatre heures du soir. « L'empereur,
revenu depuis peu d'un voyage de plusieurs milliers de verstes, qu'il avait
poussé jusque dans la steppe des Kirghises, se vit tout à coup comme assiégé
dans son palais. Il courut vers le balcon qui donne au nord sur la Néwa là,
bientôt entouré de toute sa famille, comme lui émue jusqu'aux larmes, il eut
la douleur de voir le fleuve, remontant vers sa source, traîner à ses pieds
des cabanes, quelquefois encore remplies de leurs habitants, qui appelaient
du, secours, des croix dérobées à un cimetière, des amas de bois de
construction et de chauffage, des débris de toute nature amoncelés, des
chevaux et d'autres animaux domestiques s'épuisant à lutter contre le
torrent, des barques sombrant sous le poids des malheureux qui s'y étaient
réfugiés, et qui cherchaient vainement un port d'abordage où ils pussent se
mettre à l'abri et sécher leurs corps transis de froid. A la vue d'une telle
désolation, le monarque, au désespoir, se tordit les mains, et leva les bras
vers le ciel pour invoquer son assistance. En attendant, lui-même s'offrit
comme instrument. « Après
avoir mandé près de lui des hommes résolus en qui il mettait sa confiance,
tous accourus déjà au palais d'hiver, après leur avoir donné ses ordres pour
que de prompts secours fussent portés dans toutes les directions, il se jeta
dans une chaloupe, visita les lieux les plus maltraités, et n'hésita pas à
exposer sa vie à mille dangers pour diminuer le nombre des victimes. Sa
présence ranima les courages abattus ; il stimula le zèle des uns, adressa
aux autres des paroles de consolation parties du cœur, pourvut aux besoins
les plus pressants, et promit de ne pas s'en tenir là. En effet, il s'imposa
immédiatement des sacrifices pécuniaires considérables, et son exemple, il
faut le dire à l'honneur des Russes de toutes les classes, fut noblement
imité. Des milliers d'infortunés, sans toit, sans moyen de réchauffer leurs
membres glacés (car un froid de dix degrés Réaumur survint aussitôt),
erraient dans les rues jonchées de débris. Les maisons les plus solidement
construites restèrent imprégnées d'une humidité saline et couvertes de
cristallisations attestant que ce n'était pas le fleuve, mais la mer qui les
avait ainsi visitées dans un jour néfaste. Les fondations étaient en partie
ébranlées et si l'eau s'était maintenue quelque temps à la même hauteur, beaucoup
d'édifices se seraient infailliblement écroulés. Pour comble de disgrâce, on
ne pouvait se dissimuler que ce fléau, tant de fois déjà déchaîné contre
Pétersbourg, menaçait l'avenir autant qu'il venait de contrister le présent
c'était et c'est encore comme un ange exterminateur planant au-dessus d'une
population heureusement distraite de ce danger par l'appât du lucre ou des
honneurs, et qui ne s'en livre pas moins à toutes les dissipations d'une vie
essentiellement matérielle. « La
multitude vit dans cette catastrophe un jugement de Dieu. « C'est un
effet de sa colère, disaient entre eux les Russes des basses classes ; car le
peuple orthodoxe a laissé sans secours ses coreligionnaires grecs mourant
pour leur foi. » Quant au tsar, le spectacle douloureux dont il venait
d'être témoin le saisit fortement et lui laissa un souvenir ineffaçable. Il
ajouta encore à ce dégoût de la vie, à cette sombre mélancolie depuis
longtemps empreinte sur toute sa personne, et qui avait sa source non-seulement
dans le désillusionnement, mais encore dans les soucis européens dont il ne
cessait d'être obsédé. » XVI La
révélation, vague encore, d'une vaste conjuration de jeunes officiers dans
ses armées du nord et du midi de l'empire, conspiration qu'il sentait sans
pouvoir la saisir, contribua encore à aigrir son sang et à affaisser son âme.
Il se réfugia de plus en plus dans le sein de sa famille et dans la prière,
seule consolation d'une toute-puissance que le dégoût de la terre et le
désenchantement de la vertu même tournaient de plus en plus vers le ciel. Ses
médecins lui conseillèrent, pour l'impératrice Élisabeth son épouse et pour
lui-même, un long voyage et une résidence prolongée dans un climat plus
tempéré que celui de Pétersbourg. Alexandre choisit la ville de Taganrog, sur
la mer d'Azof ; climat attrayant, mais délétère, des Palus-Méotides, entre la
Crimée et la Tartarie, en face de ce Caucase qui montre à la fois aux Russes
la grandeur et la borne de l'empire. On eût dit qu'Alexandre, poursuivi par
quelque importun souvenir du palais où était mort son père, et se sentant
averti de sa fin, voulût aller mourir loin de son peuple et loin des terreurs
ou des scrupules qui l'obsédaient à Pétersbourg. Quoi
qu'il en soit, son départ fut nocturne, mystérieux, presque tragique. Un
témoin oculaire, Œrtel, en nota ainsi toutes les circonstances les plus
secrètes, dans un écrit intime contrôlé et vérifié par le métropolitain de
Pétersbourg, et que nous citons en l'abrégeant. « Comme
tous les esprits enthousiastes, dit le confident familier des derniers jours
de l'empereur, Alexandre était sincèrement religieux, car la religion n'est
autre chose, au fond, que l'enthousiasme de l'inconnu ; il n'était pas tout à
fait exempt de la superstition si commune chez les Russes, même des hautes
classes, où le vernis extérieur de la civilisation couvre fréquemment, sans
les étouffer, des préjugés vulgaires et les sentiments instinctifs de l'homme
inculte. D'ailleurs, en dépit des lumières, le malheur rend superstitieux, et
nous avons vu que la Providence ne l'avait pas épargné au monarque dont la
grandeur semblait à tous un objet d'envie. De noirs pressentiments le
préoccupaient ; aussi tout, dans ce voyage et dans les circonstances qui s'y
rapportaient, devint un pronostic fatal, un signe avant-coureur de la mort. « Les
relations d'Alexandre avec madame de Krudner, ses fréquentes lectures de la
Bible, ses méditations solitaires, ne l'avaient pas ébranlé dans son
attachement à la foi de son peuple. Chrétien orthodoxe, il se plaçait
personnellement au-dessus des distinctions confessionnelles, le fond de la
doctrine ecclésiastique étant le même chez les catholiques, les Grecs et les
protestants, avec lesquels, par cette raison, il lui était facile de se
sentir en communion ; mais, comme chef de l'Église gréco-russe, dans laquelle
d'ailleurs il avait été élevé, il se faisait un devoir d'en suivre les
pratiques, et de donner à ses sujets l'exemple d'une soumission filiale aux
lois de leur mère commune. Il s'était donc habitué à prendre pour point de
départ de chacun de ses voyages la cathédrale de Notre-Dame de Kasan, ouverte
et bénie sous son règne. Cette fois, le départ devait avoir lieu le 13
septembre, c'est-à-dire le Ier d'après le calendrier Julien, toujours en
vigueur chez les Russes comme chez tous les chrétiens d'Orient non soumis au
pape. Or, le 30 août, vieux style, l'Église russe célèbre la fête de saint
Alexandre-Newski, en commémoration de la translation des reliques de ce grand
prince, de Wladimir sur les bords de la Néwa. Ce jour-là, tout le clergé se
rend en procession de Notre-Dame de Kasan au monastère de premier ordre de la
Sainte-Laure, jadis construit par Pierre le Grand à l'endroit où il avait
fait débarquer ces reliques. Suivant l'usage, la famille impériale va
assister à la sainte liturgie dans la cathédrale du couvent. « Alexandre
s'y rendit, et, avant de quitter le saint lieu, il prévint le métropolitain,
chef du diocèse, et archimandrite de Sainte-Laure, qu'il y reviendrait le
surlendemain, jour de son départ. C'était déjà une nouvelle inattendue,
puisque, comme nous l'avons dit, l'empereur, en partant pour un voyage, avait
l'habitude de faire sa prière à Notre-Dame de Kazan mais Alexandre étonna de
plus en plus le premier pasteur de son peuple, en le priant de célébrer à son
intention, et dès quatre heures du matin, personnellement et avec la
confrérie tout entière, un Te Deum, dit le rapport officiel, mais, suivant
les bruits populaires, un service des morts ; ajoutant (et ceci est répété
dans le rapport) qu'il était inutile que personne connût son projet ni le
fait même de cette visite quand elle aurait eu lieu. En effet, Alexandre
songeait à la mort, et c'est comme asile de la mort qu'il avait choisi
Saint-Alexandre-Newski. L'enceinte d'e ce couvent, objet d'une grande
vénération, est un lieu de sépulture pour les familles riches ou illustres ;
plusieurs membres de la famille régnante même, qui n'ont point porté la
couronne, y sont inhumés. « Au
jour indiqué, le vénérable Séraphim l'attendit dès l'aube, à la tête des
moines de la confrérie, tous portant leurs ornements de deuil ; car, malgré
une visite si auguste, le métropolitain n'avait pas jugé convenable de
choisir les vêtements les plus pompeux le jour où ses religieux et lui se
préparaient à prendre congé, comme des enfants de leur bon père, du monarque
prêt à partir pour une absence, fût-elle même, comme on le pensait, de courte
durée. « A
cette époque de l'année, les nuits boréales ont déjà perdu cette remarquable
transparence qui, pendant les mois de juin et de juillet, en fait comme des
jours sans soleil. Pétersbourg était encore enveloppé dans l'obscurité,
lorsque l'autocrate parcourut la large et magnifique rue qui de la place de
l'amirauté s'étend jusqu'au monastère de Saint-Alexandre-Newski, dont elle
porte le nom, formant d'abord une perspective d'une demi-lieue de long, puis
se détournant à gauche pour rejoindre la Néwa et aboutir à la Sainte-Laure.
Quand il parut à la porte de l'enceinte sacrée, l'aurore commençait à peine à
colorer le ciel de ses premiers feux. Il était seul dans sa calèche, attelée
de trois chevaux de front (troïka) ; pas un domestique ne l'accompagnait.
Vêtu d'une simple capote d'uniforme, sans épée, la casquette militaire dite foarashka
sur la tête, il était enveloppé dans son manteau. Il mit aussitôt pied à
terre, baisa la croix, gage de salut pour le chrétien, que le métropolitain
lui présentait, et reçut la bénédiction du vieillard. La confrérie l'entoura,
entonna le cantique Dieu sauve ton peuple ! et le chef du clergé conduisit
l'empereur, par la cour, vers le portail de la cathédrale. Les portes
extérieures furent soigneusement refermées. Le cortége franchit le parvis de
ce beau temple, entra sous la voûte simple mais élégante qui le surmonte, et
s'avança vers le pompeux mausolée du saint guerrier, construit, comme on
sait, en argent massif et ciselé. Dans ce monument est placé, en forme de
prie-Dieu une espèce de reliquaire renfermant quelques restes de la dépouille
mortelle du héros, et objet des plus fervents hommages de la part des
fidèles. S'arrêtant près de ces reliques, le prélat récita la prière pour les
voyageurs. Une messe fut dite ; et, au moment de la lecture de l'Évangile,
s'avançant vers les portes ouvertes de l'iconostase, Alexandre s'agenouilla
devant l'autel, et pria le métropolitain de poser sur sa tête le volume
sacré, enrichi d'ornements précieux. Après l'office terminé, Alexandre se
releva, baisa la croix vivifiante, et Séraphim le bénit avec une image du
Christ destinée à l'accompagner dans son voyage. Alexandre pressa ses lèvres
sur le talisman du chrétien, et pria ensuite le protodiacre de le faire
porter à sa calèche. Puis, après avoir achevé ses dévotions devant les
reliques du saint guerrier, il s'avança vers le portail et prit congé de
l'assistance. La confrérie, en faisant cortége, au monarque, chanta de
nouveau Dieu sauve ton peuple ! « Arrivés
dans la cour, Séraphim hasarda l'invitation que Sa Majesté daignât venir se
reposer dans sa cellule. « Bien ! répondit Alexandre, mais seulement pour
quelques minutes, car déjà je suis en retard d'une demi-heure. » Tout le
cortége se dirigea donc vers l'appartement du premier pasteur. On entra
d'abord dans le salon d'où le vieillard introduisit Alexandre dans une pièce
attenante, dont il referma la porte sur eux. Après un court entretien, on
proposa à l'empereur de visiter dans sa cellule un saint moine qu'on
prétendait doué du don de prophétie. Alexandre fut frappé, en entrant dans la
cellule de l'anachorète, de voir pour unique meuble un cercueil qui servait
de couche au moine, au pied d'un immense crucifix de bois. On laissa seul le
moine et l'empereur. Les paroles prononcées par le cénobite restèrent un
mystère entre des deux interlocuteurs. « —
Que n'ai-je connu plus tôt ce vieillard auguste ! dit l'empereur en sortant
de la cellule. Ah ! priez, priez pour moi et pour mon épouse ! »
répéta-t-il en prenant congé du métropolitain et des moines. « Les
chevaux l'entraînèrent ; mais, restant tête nue jusqu'à ce qu'il eût franchi
le seuil de l'enceinte, il se retourna plusieurs fois en saluant, s'inclina
vers la cathédrale, et fit à différentes reprises le signe de la croix. « Ce
fut encore un moment plein d'émotion que celui où il franchit la barrière. Il
allait s'éloigner pour longtemps, peut-être pour toujours, de sa capitale
chérie. Elle était éclairée des premiers rayons d'un soleil d'automne.
Alexandre fit faire halte au cocher, se leva, et, debout dans la voiture,
promena ses regards sur la ville encore silencieuse, dont les flèches dorées,
celle surtout de la cathédrale de Saint-Pierre et Saint-Paul, étincelaient
des feux de l'astre du jour. C'était un spectacle imposant ; mais les yeux du
monarque s'attachaient particulièrement au clocher de ce vieux sanctuaire,
placé au milieu de la forteresse, où reposaient tous ses ancêtres depuis
Pierre le Grand, qui l'avait construit. A la fin, son regard retomba sur la
ville, et embrassa d'un coup d'œil toute l'immense étendue, comme pour lui
adresser un dernier adieu dont son expression mélancolique attestait la
tristesse. « Au
château de Tzarko-Zélo, situé sur la route de Moscou, la séparation d'avec la
famille impériale, d'avec une mère profondément vénérée de tous ses fils, ne
fut pas moins douloureuse. Cependant Alexandre, abrégeant ces cruels moments,
se remit en route. Il emmenait une suite nombreuse ; mais ses principaux
compagnons de voyage étaient le prince Pierre Volkonski, un de ses amis
d'enfance et son aide de camp général, le baron de Diebitsch, militaire
distingué que lui avait cédé le roi de Prusse, et qui était à la fois l'un de
ses aides de camp et le chef de l'état-major général de l'armée ; enfin le
médecin attaché à sa personne depuis près de trente ans, sir James Wylie,
chirurgien en chef de l'état-major général. « Le
voyage fut heureux, et, malgré des haltes fréquentes, il ne dura que douze
jours ; on faisait donc cent cinquante kilomètres par jour, vitesse qui
prouve à quel point le corps d'Alexandre était endurci à cette sorte de
fatigue. En somme, il était bien constitué et encore robuste seulement des
érésipèles répétés nécessitaient quelques précautions. Mais un mal intérieur
rongeait l'auguste voyageur les idées de mort ne le quittaient point, et la
comète qu'on voyait au ciel pendant la nuit contribuait à les lui rappeler. « As-tu
vu l'étoile errante ? demanda-t-il, un soir, à Ilya (Élie), son fidèle cocher. Oui,
seigneur. Mais sais-tu aussi que cela présage malheur et chagrin ? »
L'instant d'après, il ajouta : « Que la volonté de Dieu soit faite ! » « Pendant
les dix jours dont son arrivée à Taganrog précéda celle d'Élisabeth, il fut
constamment occupé à lui préparer une demeure sans luxe, mais appropriée à
son état, tranquille, commode, inaccessible au moindre souffle de l'air ;
ensuite il lui consacra tous ses moments, soit dans ses appartements ou à
table avec elle, soit dans des promenades à pied, à cheval ou en voiture.
Rien n'était plus encourageant que les rapports des médecins : la santé de
l'impératrice s'améliorait visiblement. Aussi put-il bientôt lui dérober
quelques jours pour les vouer aux soins de son empire. Il parcourut les cotes
de la mer d'Azof jusqu'au Don ; visita, en remontant le fleuve, les villes de
Rostof et Nakhitchevân, dont la dernière est presque exclusivement habitée
par des Arméniens ; se rendit de là à Novo-Tcherkask, chef-lieu du territoire
des Cosaques du Don ; fit une tournée dans les stanizas ou villages de
ces guerriers cultivateurs, et se dirigea ensuite, par le Vieux-Tcherkask,
vers la forteresse d'Azof, célèbre dans l'histoire, mais peu importante
aujourd'hui, et servant tout au plus à protéger un port encombré de sables.
Puis, la beauté de la saison se prolongeant au-delà de son terme ordinaire,
il se décida, sur les instances du comte Michel Voronsof, gouverneur général
de la Nouvelle-Russie, dont dépendait la presqu'île de Crimée, à faire dans
cette contrée, mal famée chez les anciens, mais précieuse pour les Russes,
ses possesseurs actuels, tant à raison du doux climat de sa côté méridionale
qu'à cause de son voisinage de Constantinople, une excursion qu'on avait déjà
crue renvoyée à l'année suivante. D'après le plan minutieusement arrêté
d'avance, elle devait durer dix-sept jours. Le
voyage minutieusement décrit, à travers les sites tantôt alpestres, tantôt
maritimes de la Crimée, conduisit Alexandre à Sébastopol, dont il visita les
forts, les casernes, la flotte, les chantiers de construction, vaste arsenal
des guerres futures préparé par Catherine, à l'extrémité de l'empire, pour le
prolonger au jour du destin jusqu'à Constantinople. Il passa un jour à Batchi-Seraï,
vallée creuse, fraîche et pittoresque, où le palais vide des khans de Crimée
parsème encore, de ses minarets, de ses fontaines, de ses kiosques et de ses
harems enfouis sous les plantes grimpantes, le flanc des collines. C'est là
qu'il se sentit frappé à mort dans la nuit par la fièvre endémique, qui
flotte dans un air pur comme le poison délayé dans une eau limpide. Son
médecin anglais, James Wylie, lui conseilla le repos et des remèdes
énergiques. « Ma
vie est dans la main de Dieu, » répondit Alexandre. Il était fataliste comme
tous les hommes qui ont été portés très-haut et très-bas par la Providence.
Ceux-là sentent mieux que le vulgaire l'impuissance de la volonté humaine
contre la volonté du sort, de la fortune, de la fatalité, de Dieu. Il
poursuivit tantôt à pied, tantôt à cheval, sa route vers Eupatoria, où la
France, l'Angleterre et la Turquie devaient, si peu d'années après, aller
poser la borne au moins temporaire de l'expansion illimitée des Romanof. « Le
17 novembre, il revit Taganrog. Le prince Volkonski, aux soins duquel
Alexandre avait confié son épouse, vint au-devant de son maître et ami. « Comment
se porte Votre Majesté ? lui demanda-t-il. — Assez bien, répondit Alexandre ;
cependant moi aussi j'ai attrapé une petite fièvre en Crimée ; et, en dépit
de son climat tant vanté, je suis plus que jamais convaincu d'avoir eu raison
de choisir Taganrog pour le séjour de l'impératrice. » Le prince, qui
avait été élevé avec l'empereur, et qui pouvait en user familièrement avec
lui, le conjura d'avoir soin de sa précieuse santé, et de ne plus la traiter
sans façon, comme il avait pu se le permettre à vingt ans. « Mais
déjà Alexandre avait couru à l'appartement d'Élisabeth, et il resta toute la
soirée avec elle. Il y dîna encore le lendemain, après avoir travaillé avec
ses conseillers. Cependant le soir, sentant le retour de la fièvre, il fit
prier la princesse de venir passer quelques heures chez lui. Elle le quitta
fort tard, à dix heures, non sans inquiétude, car la maladie était dès lors
caractérisée. En dépit de son fatalisme et de sa répugnance à suivre les
conseils de l'art, on avait obtenu du malade qu'il prît enfin quelques
médicaments. La veille, en écrivant encore de sa main à l'impératrice-mère
pour lui mander son retour de Crimée, il ne lui avait pas laissé ignorer
qu'il ne se sentait pas bien ; mais il avait ajouté qu'il se ménageait et que
son état n'avait rien d'alarmant. Le 18, il donna lui-même le mot d'ordre,
Taganrog comme Louis XVIII, à la veille de sa mort, avait donné les deux mots
Saint-Denis. Pour Alexandre, aussi bien que pour le roi de France, ce mot
d'ordre fut le dernier. « A
partir du 19 novembre, jour néfaste — car c'était l'anniversaire de la
terrible inondation de l'année précédente —, la maladie fit constamment des
progrès. « Sans
se croire encore en danger, l'empereur permit, le 21, que le prince Volkonski
informât l'impératrice-mère de l'état de son fils ; deux jours après, il
trouva bon que le général Diebitsch remplît le même devoir à l'égard du
grand-duc Constantin, qui résidait en Pologne. « Une
crise favorable sembla être survenue le 21 mais ses promesses furent
trompeuses. Jusqu'alors le malade avait pu se lever. Au bout de quelques
jours, une extrême faiblesse l'enchaîna sur le divan qui devint son lit de
mort. Élisabeth ne le quitta presque plus le soir surtout, elle était près de
lui, lui prodiguant tous ces petits soins dont les femmes ont le secret, et
qu'une tendresse sans bornes, une sollicitude vive et ingénieuse suggérait à
celle qui sera toujours regardée comme l'honneur de son sexe. En voyant le
danger approcher de la tête chérie de son époux, elle ne songea plus à elle,
à sa propre maladie qu'importait sa vie, bien qu'éclairée par un tardif rayon
de bonheur, en comparaison de celle qu'il s'agissait de sauver ? Elle veille
à son chevet. Elle retrouve pour quelques jours toutes ses forces
l'inquiétude roidit son courage, qui, par un effort surhumain, ne l'abandonne
pas jusqu'au moment où tout est fini, et fait l'admiration des témoins
consternés de cette scène de douleur. « Du
22 au 26, les accès de fièvre augmentèrent ; le malade eut plusieurs
évanouissements, et souvent on le vit plongé dans un anéantissement complet.
Quelques jours auparavant, le lieutenant général comte de Witt était arrivé à
Taganrog des cantonnements de la Petite-Russie on n'avait pu cacher à
l'empereur les mauvaises nouvelles dont il était porteur. Un complot se
tramait contre les jours du monarque ; il le savait depuis longtemps, et il
en tenait même déjà quelques fils. « Les
nouvelles apportées par le descendant du grand pensionnaire de Hollande
ravivèrent ses souvenirs, et de ce moment Alexandre prit la vie en dégoût.
Lorsque son médecin lui parla d'apposer des sangsues : « Mon ami, lui
répondit-il, c'est de mes nerfs qu'il faut vous occuper ; ils sont dans un
désordre épouvantable ! — Hélas ! repartit Wylie, chez les rois cela se
voit plus fréquemment que chez le commun des hommes. — Oui, reprit vivement
Alexandre, chez moi en particulier il y a bien des raisons pour cela, et dans
le moment actuel plus que dans tout autre. » « L'état
de son âme se trahit encore dans d'autres occasions. Le 26 novembre, dans une
exaltation d'esprit déjà voisine du délire, il s'écria, en fixant un regard
terrible sur son médecin : « Mon ami, quelle action, quelle épouvantable
action ! » C'est M. Wylie lui-même qui dépose de ce fait ; d'autres
témoins ont gardé le sou- venir d'exclamations à peu près semblables : «
Ah ! les monstres ! les ingrats ! aurait dit l'empereur ; je ne voulais que
leur bonheur ! » « Il
n'y avait plus à en douter, la maladie d'Alexandre était une fièvre mortelle.
Pressé d'accepter leurs conseils, il continua de se montrer récalcitrant ; et
ce manque de docilité, accompagné d'une impatience qui s'exhala parfois avec
dureté, empêcha le médecin anglais de conserver tout son sang-froid. Il
désespéra de la vie du malade, et, après de nouveaux refus, il en fit l'aveu,
dès la journée du 26, au prince Volkonski. Celui-ci, pensant que la religion
parlerait avec plus d'autorité que le médecin, et vaincrait une répugnance
dont les prières même d'Élisabeth n'avaient pu triompher, s'acquitta près
d'elle d'un devoir douloureux, en laissant tomber quelques mots sur la
nécessité pour Alexandre de remplir, à tout événement, ses devoirs de
chrétien. Ces mots frappèrent au cœur l'infortunée princesse ; mais, comme
l'ami qui les avait prononcés lui fit entrevoir aussi dans cette mesure une
dernière planche de salut, elle reprit sa fermeté et se déclara prête.
Revenue près de l'empereur, elle lui prit la main et parla. « Je suis donc
bien malade ? répondit Alexandre à sa douce insinuation. — Non pas, mon ami,
répliqua sa compagne ; mais vous avez repoussé tous les remèdes, essayez de
celui-ci. — Volontiers, dit l'empereur ; et il fit appeler Wylie. Il le
regarda fixement et lui dit : « On me parle de communion : en
sommes-nous là réellement ? — Oui, sire, dit le fidèle serviteur d'une voix
que les larmes suffoquaient. Votre Majesté a rejeté mes conseils dans ce
moment je ne lui parle pas comme un médecin, mais comme honnête homme. C'est
mon devoir de chrétien de vous dire qu'il n'y a plus un instant à perdre. »
L'empereur lui prit les mains et les tint longtemps serrées entre les siennes
leur moiteur toujours croissante annonçait la présence de la fièvre on jugea
alors prudent de remettre la cérémonie au lendemain. « Mais
le 27, de grand matin, l'état du malade empira au point qu'on se hâta
d'avertir l'impératrice, qui fit venir aussitôt un confesseur. Dès six
heures, l'archiprêtre Féodotof entra dans le cabinet, tenant la croix à la
main. Alexandre, se soulevant avec peine, dit à l'impératrice : « Je
dois être seul ! » Tout le monde sortit. Élisabeth put donner un
libre cours à ses larmes, qu'elle retenait en présence de son époux avec une
admirable fermeté. On le pense bien, le secret de la confession est resté
enseveli dans la mémoire du prêtre qui l'a recueillie quelques détails
accessoires seulement ont transpiré. L'entretien ne fut pas long. Lorsque le
prêtre se disposa à célébrer l'eucharistie, Alexandre fit prier sa femme de
revenir, et ce fut sous ses yeux qu'il reçut le saint viatique. Alors le
confesseur se joignit à elle pour supplier le malade de se rendre aux
conseils des hommes de l'art — le médecin d'état-major Alexandrovitch, établi
à Taganrog, était venu seconder les docteurs Wylie et Stoffregen —, et de
souffrir qu'on lui apposât des sangsues. Toute résistance cessa. « A
partir de ce moment, l'empereur consentit à tout ce qu'on désirait de lui,
et, se tournant vers Élisabeth : « Jamais, dit-il, je n'ai goûté
une satisfaction intérieure plus grande ; je vous en remercie du fond de mon
cœur. » « Puis
il s'écria : « Je mourrai comme ma sœur. » C'est sans doute de
la grande-duchesse Catherine, reine de Wurtemberg, décédée en 1819, qu'il
voulait parler ; de cette princesse, d'abord 'mariée au prince d'Oldenbourg,
et qui, au temps de l'entrevue d'Erfurt, eût pu devenir impératrice des
Français sans l'opposition énergique de sa mère, moins fascinée qu'Alexandre
de la fortune de Napoléon. « Le
malade passa la journée du 28 dans un état de léthargie continuelle à peine
s'il donnait quelques signes de vie. Cet état désespéré dura jusqu'au
lendemain matin. Vers huit heures, il y eut une apparence d'amélioration. Des
applications extérieures avaient rappelé le malade de sa léthargie
habituelle. Il ouvrit les yeux et chercha ceux de sa famille dont il prit les
mains pour les baiser, pour les presser sur son cœur. Ayant aussi été salué
d'un sourire, le prince Volkonski se jeta sûr la main de son maître, qu'il
approcha de ses lèvres mais Alexandre lui fit un signe de reproche car, de la
part de cet ami, il n'avait jamais pu souffrir cette marque de respect, dont
Ivan III avait jadis introduit l'usage pour ceux qu'il honorait de sa faveur.
Déjà il lui avait fait promettre que, quoi qu'il arrivât, il ne quitterait
pas l'impératrice avant de l'avoir rendue à leur commune famille. Rompant
enfin le silence : « Quelle belle journée, dit-il et sentant autour de
lui les bras de sa fidèle compagne, il lui adressa presque à haute voix ces
mots : « Vous devez être bien fatiguée ! » Elle ne s'en
apercevait pas, surtout dans ce moment où Wylie, reprenant courage, se hâtait
d'annoncer que tout n'était pas encore perdu. Transportée de joie à cette
nouvelle, elle voulut sans retard la transmettre à Pétersbourg, où une mère
attendait avec angoisse, car il s'agissait de la vie de son fils, des lettres
qui, avant d'être rendues dans ses mains, avaient à traverser un espace de
plus de cent cinquante lieues. Hélas ! elle se livrait à un espoir
chimérique. « Dans
la nuit du 30, le prince Volkonski s'efforça d'éloigner l'impératrice il
s'était assuré pour elle d'une demeure dans la ville. A une première
insinuation faite dans ce but, la pieuse épouse avait déjà répondu : « Je
suis persuadée que vous savez compatir à mon affliction. Vous n'ignorez pas
que ce qui m'attachait à mon époux n'était pas l'éclat de la couronne. Eh
bien ! je vous en supplie, ne me séparez pas d'avec lui avant la
dernière extrémité. » Elle réitéra ses prières, et le fidèle serviteur n'osa
pas insister. « Les
remèdes ne produisaient plus aucun effet les fonctions vitales étaient
arrêtées. Cependant encore, dans la matinée du 1er décembre 1825, le malade
rouvrit les yeux, et, sans retrouver l'usage de la parole, il reconnut toutes
les personnes que l'imminence d'un dénouement réunissait autour de son lit. « Qu'on
se figure les sentiments avec lesquels les plus fidèles serviteurs
d'Alexandre, le prince Volkonski et le général Diebitsch, assistaient au
cruel spectacle de la mort de leur maître chéri ! Cette perte, irréparable
pour eux, et dont les conséquences pour l'empire étaient incalculables,
n'était cependant pas leur unique préoccupation. Diebitsch tenait les fils de
la trame, odieuse ourdie dans l'ombre. L'empereur était désormais hors des
atteintes du poignard, mais il n'était pas la seule victime désignée. Il
importait d'agir avec vigueur et célérité. Dans l'impossibilité de prendre
les ordres du maître, Diebitsch n'avait pas hésité à ordonner, sous sa
responsabilité personnelle, toutes les mesures d'urgence qui pouvaient encore
déjouer le complot. Il en attendait les effets, et cette mort dont il allait
être témoin pouvait, comme jadis celle d'un autre Alexandre, devenir le
signal d'une conflagration terrible. « D'un
signe presque imperceptible, Alexandre invita l'impératrice à venir plus près
il lui baisa encore une fois la main, comme pour lui dire un éternel adieu.
Puis, retombant dans sa léthargie, il ne tarda pas à rendre le dernier
soupir. « Il
était dix heures cinquante minutes du matin. Élisabeth, suffoquée par les
pleurs qu'elle retenait, lui ferma les yeux, lui banda avec son mouchoir le
bas du visage, éleva sur lui la croix, gage de salut, et le bénit elle
l'embrassa une dernière fois, puis tournant les yeux vers une sainte image :
« Seigneur, pardonne-moi mes péchés, dit-elle. Il a plu à ta
toute-puissance de me l'enlever. » Quand elle fut rentrée dans son
appartement, elle donna un libre cours à ses larmes. Un lien de trente-deux
ans, toujours sérieux, toujours sacré pour elle, était dissous. « La
dépouille mortelle n'était pas encore refroidie, lorsque l'auguste veuve
écrivit à Marie Federowna cette lettre devenue célèbre : « Maman
! notre ange est au ciel, et moi je végète encore sur la terre. Qui aurait
pensé que moi, faible malade, je pourrais lui survivre ? Maman, ne
m'abandonnez pas, car je suis absolument seule dans ce monde de douleurs...
Notre cher défunt a repris son air de bienveillance : son sourire me prouve
qu'il est heureux et qu'il voit des choses plus belles qu'ici-bas... Ma seule
consolation, dans cette perte irréparable, est que je ne lui survivrai pas.
J'ai l'espérance »de m'unir bientôt à lui. » Son
espérance ne fut pas trompée cependant plus de cinq mois se passèrent avant
que Dieu lui permît d'aller rejoindre au ciel celui qu'elle avait tant aimé.
Ce jour-là même, la conjuration militaire contre le trône et la vie
d'Alexandre devait éclater dans les deux armées. La mort naturelle n'avait
prévenu que de quelques heures le crime. Cette mort suspendit un moment le
bras déjà levé des conjurés. Un cri de regret s'éleva de tout l'empire, et
l'Europe politique fut l'écho presque unanime de la douleur des Russes
fidèles. La France surtout perdait un ami. Alexandre y fut pleuré comme à
Pétersbourg. XVII Le
convoi traversa lentement l'empire. Par une coïncidence qui justifia la
prophétie du moine et les pressentiments superstitieux d'Alexandre, son
corps, arrivé la nuit dans le faubourg, fut déposé provisoirement dans la
même église du couvent où, en partant pour son dernier voyage, il était venu
veiller, prier et se pleurer lui-même avant le lever de la dernière aurore
qui avait éclairé pour lui sa capitale. Voici
comment un grand peintre d'histoire contemporaine, M. de Chateaubriand, rend
compte, d'après les lettres de notre ambassadeur, M. de la Ferronnays, de
l'explosion de cette mort inattendue dans le cœur de la mère et de la famille
de l'empereur : « L'impératrice-mère,
rassurée par une première lettre de Taganrog, faisait chanter un Te Deum
dans les églises de Pétersbourg le peuple y priait, car Alexandre était
adoré. Le Te Deum n'était pas fini, qu'un second courrier apporta au
grand-duc Nicolas la nouvelle de sa mort. Nicolas, sorti pour recevoir le
courrier, rentra dans l'église, où tout le monde fut frappé de l'altération
de son visage. Il n'osa parler il ne dit qu'un mot au métropolitain l'évêque
s'avança vers l'impératrice-mère, portant dans ses mains une croix couverte
d'un voile noir. La mère comprit son malheur, et tomba sans connaissance au
verset du Te Deum interrompu. » XVIII Alexandre
laissa la Russie à l'apogée de l'estime du monde. Il l'avait reçue humiliée,
déchirée, déconsidérée des mains d'un insensé, il la laissa toute-puissante,
pacifiée et illustrée par la plus grande épreuve de sa force qu'elle eût
jamais faite sur l'Occident, le renversement de l'empire éphémère mais
presque universel de Napoléon. Du jour
où Alexandre, corrigé, par des défaites, de sa complicité à contre-sens avec
le César des Gaules et le conquérant de la Germanie, était rentré dans sa
vraie nature et dans son vrai rôle de protecteur-né des rois et des
nationalités envahies la fortune avait changé pour lui. La fortune est plus
souvent qu'on ne croit rémunératrice du bon sens et de la moralité des
princes. En rentrant dans sa dignité et dans son courage, Alexandre était
rentré dans sa force. L'univers libre s'était groupé en armes autour de lui.
Le renversement même de Napoléon, transfiguré aujourd'hui par l'esprit de
parti et par la gloire aux yeux des Français, ne diminua pas la popularité
européenne d'Alexandre. Il ne parut pas l'agresseur, mais le vengeur du monde
opprimé. Son langage au peuple français ne fut pas d'un maître, mais d'un
restaurateur de la liberté il s'excusa presque d'avoir vaincu « Votre
empereur, qui était mon allié, dit-il, est venu jusque dans le cœur de mes
États y apporter des maux dont les traces dureront longtemps ; une juste
défense m'a amené jusqu'ici. Je suis loin de vouloir rendre à la France les
maux que j'en ai reçus. Je suis juste, et je sais que ce n'est pas le tort
des Français. Les Français sont mes amis, et je viens leur prouver que je
veux leur rendre le bien pour le mal. Napoléon est mon seul ennemi. Je
promets ma protection spéciale à la ville de Paris je protégerai, je
conserverai tous les établissements publics je n'y ferai séjourner que des
troupes d'élite ; je conserverai votre garde nationale, qui est composée de
l'élite de vos citoyens. C'est à vous d'assurer votre bonheur à venir ; il
faut vous donner un gouvernement qui vous procure le repos et qui le procure
à l'Europe. C'est à vous à émettre votre vœu vous me trouverez toujours prêt
à seconder vos efforts. » Paroles
qui furent accomplies ponctuellement ! M. de
Chateaubriand, dans son histoire du congrès de Vérone, explique ainsi cette
popularité d'un vainqueur, difficile à comprendre de loin aujourd'hui, et
cependant réelle et naturelle alors. « Un
reproche grave, dit-il, s'attachera à la mémoire de Bonaparte il rendit son
joug si pesant que le sentiment hostile contre l'étranger s'en affaiblit, et
qu'une' invasion, déplorable aujourd'hui en souvenir, prit, au moment de son
accomplissement, quelque chose d'une délivrance. L'élite des esprits se
trouva d'accord, à cette époque, dans le jugement terrible qu'ils ont porté
de Napoléon les La Fayette, les Lanjuinais, les Camille Jordan, les Ducis,
les Lemercier, les Chénier, les Benjamin Constant, debout au milieu de la
foule rampante, osèrent mépriser la victoire et protester contre la tyrannie.
Qui ne se souvient de leurs paroles vengeresses ou de leurs écrits brûlants ?
» XIX Dans
l'intérieur de son empire, Alexandre avait continué l'œuvre civilisatrice de
Pierre le Grand et de Catherine. L'Éducation développée ; sept universités
fondées ou réorganisées, les lettres et les sciences protégées et honorées
l'administration améliorée ; le commerce et l'industrie prospères ; la
servitude personnelle abolie dans quelques provinces et adoucie ailleurs les
mutilations cruelles supprimées tels furent les principaux bienfaits que la
Russie dut à Alexandre à l'intérieur. Quant à l'extérieur, il suffit de dire
qu'à sa mort Alexandre avait pris dans l'estime générale toute la place que
Napoléon avait occupée dans la terreur de l'Europe. La
France respectée dans ses limites, et la restauration pacifique de la maison
de Bourbon, consolaient les mânes de Louis XVI. La France avait inauguré sous
les auspices d'un tsar réputé barbare le régime représentatif où l'autorité
et la liberté pouvaient se concilier longtemps, si l'autorité était restée
modérée et la liberté patiente. L'Espagne et Naples avaient reconquis leur
dynastie des Bourbons le même jour que leur nationalité. Le Piémont était
redevenu royaume indépendant sous la maison de Savoie. La Prusse était
rentrée dans les territoires et dans les places fortes que lui avait dessinés
l'épée de Frédéric ; l'Autriche, dans ses possessions les princes secondaires
de l'Allemagne méridionale, dans leur indépendance républicaine et
aristocratique la Pologne, reconstituée en nationalité distincte, mais en
royaume annexé à la Russie, possédait la seule individualité que le malheur
des temps, le démembrement consommé, le dénuement de frontières, l'antique
versatilité de ses diètes, lui eussent laissée, l'existence empruntée à une
nation assez forte pour la maintenir. La Russie, la Suède, la Prusse, la
Hongrie, la Saxe, l'avaient accoutumée depuis des siècles à cette ombre
d'indépendance presque toujours liée au sort des nations mieux constituées.
La Russie, de son côté, avait dû à la politique et aux guerres d'Alexandre
sur les Suédois, les Turcs et les Perses, un agrandissement de territoire de
quarante mille lieues carrées. Alexandre, en outre, avait montré un million
d'hommes sous les armes à l'Occident, et conquis le respect de l'Europe. Le nom d'Alexandre restera à jamais culminant et éclatant sur cet apogée de l'empire. La Russie aimera en lui sa gloire, l'Allemagne son sauveur, la France des Bourbons son allié, le monde sa vertu. S'il ne fut pas grand par le génie, il fut grand par l'âme, c'est la vraie grandeur. Le génie peut-être un fléau la grandeur d'âme n'est jamais que la bénédiction d'un empire et la gloire de l'humanité. |