HISTOIRE DE LA RUSSIE

 

LIVRE SEPTIÈME.

 

 

I

Pendant que l'impératrice sa mère expirait sur un matelas de sa chambre, entre les transes de son favori et les larmes de son bouffon, le grand-duc Paul, près de passer du mépris à l'empire, disposait tout de concert avec Zoubof et les ministres pour saisir le règne aussitôt qu'il serait vacant. Déjà ses rares familiers, relégués depuis longtemps avec lui à distance de la cour, dans la solitude impériale de Gatchina, accouraient en foule autour de leur nouveau maître au palais, surpris de leur fortune, étonnés du respect des courtisans et des familiers, là où ils n'avaient paru rarement depuis tant d'années qu'au milieu des signes du dédain ou de l'indifférence.

Cependant, si le palais était plein des préparatifs et des agitations du nouveau règne, il était plein aussi d'un deuil décent et de larmes intéressées, mais sincères. Zoubof, pour qui l'impératrice avait été une mère plus qu'une amante attendrissait la cour d'un désespoir qui justifiait des dons inouïs par des regrets pathétiques. Il ne parut jamais plus digne de la faveur que le jour où il en fut précipité. Il pleura moins l'impératrice que l'amie. Les trois fils et les quatre filles du grand-duc, que Catherine avait pour ainsi dire dérobés à leur père pour les élever et les chérir comme ses propres enfants, fondaient en larmes autour du corps inanimé de leur aïeule. Ces enfants connaissaient ses caresses, et ne connaissaient pas ses vices. Quant aux courtisans et aux familiers, ils voyaient avec terreur dans le fils de Catherine un vengeur plutôt qu'un souverain. Ils avaient cru, jusqu'à cette mort inopinée, que ce prince ne régnerait jamais sur la Russie, et qu'un acte ou un testament anticipé de sa mère le déclarerait inhabile au trône, et y appellerait à sa place un de ses fils. C'est à la loyale intercession du favori Zoubof que le grand-duc avait dû la temporisation de Catherine c'est à cette temporisation qu'il devait l'empire.

Jamais homme n'avait été moins prédestiné par la nature à faire respecter en lui la souveraineté sur les autres hommes.

 

II

Le grand-duc, âgé déjà de quarante-trois ans quand il fut appelé à régner, était l'image de son père. C'est à cette ressemblance sans doute qu'il devait la haine de sa mère. Bien qu'on le crût généralement fils de Soltikof et non de Pierre III ce portrait vivant du mari qu'elle avait détrôné importunait comme un remords ou comme une menace les yeux de Catherine.

Paul était de petite taille, roide de maintien, gauche de manières, sauvage de physionomie, Kalmouk de traits. Sa laideur, proverbiale en Europe, se gravait profondément dans les regards, et arrachait, à ceux qui le voyaient pour la première fois, un geste et une exclamation involontaire d'effroi. Il la connaissait tellement lui-même, qu'il avait horreur de sa propre image il ne se regardait jamais dans un miroir, et il faisait enlever toutes les glaces des appartements qu'il habitait, de peur que sa figure, en s'y réfléchissant, ne lui retraçât douloureusement à lui-même la disgrâce de la nature. La répugnance que sa mère avait témoignée à son aspect dès son enfance avait ajouté la défiance de lui-même, la timidité et la contrainte extérieure à cette difformité des traits. Il s'était senti haï en naissant ; et, quoiqu'il ne fût pas né pour haïr lui-même, cette aversion de celle qu'il aspirait vainement à aimer avait refoulé dans son cœur une tendresse naturelle devenue un supplice. Son âme douce avait été nourrie d'amertume, son éducation avait paru calculée comme un long infanticide on aurait voulu qu'il mourût sans lui verser d'autre poison que l'indifférence, et sans le frapper d'un autre assassin que le dégoût.

On a vu que sa mère, aussi embarrassée, le jour de la révolution, de lui ravir le trône que de le lui donner, avait eu besoin de son existence pour briguer d'abord la régence de l'empire au nom de son fils, dont la vie, disait-elle, était menacée par son père. Quelques jours après, elle avait été embarrassée de lui à un autre titre, puisqu'en se proclamant impératrice en son nom propre, elle attentait en marâtre aux droits de cet enfant. C'est alors qu'elle avait hésité si elle ne lui ravirait pas plus que l'empire, et si elle n'épouserait pas le jeune Ivan pour régner du droit de ce nouvel époux, en faisant déclarer son propre fils inhabile au trône. Enfin, dans tout le cours de son long règne, elle avait été sans cesse importunée de l'existence de ce fils d'un père assassiné, craignant toujours qu'on ne révélât à ce fils la mort de son père, qu'on ne le portât à le venger, à redemander son trône à l'usurpatrice et son sang aux assassins aussi l'avait-elle constamment tenu dans l'ombre et dans la terreur.

Tantôt voyageant en Europe, entouré de délateurs qui notaient ses pas et ses gestes ; tantôt relégué à Gatchina ou à Paulawski, maison de campagne peuplée d'espions de sa conduite ; traité avec une parcimonie qui contrastait avec les prodigalités de l'impératrice pour ses amants, écarté des yeux du peuple, sévèrement séquestré de l'armée, livré aux calomnies des courtisans, à la risée des familiers, la conspiration du mépris avait enveloppé sa vie d'une impopularité systématique. On voulait évidemment le préparer à la déchéance plus qu'au trône. On le montrait de loin à l'opinion des Russes comme un prince imbécile ou monstrueux, qui contrastait avec la grâce, le génie, la gloire de sa mère, et qui ne monterait sur le trône que pour la faire regretter ou pour faire désirer ses fils. On espérait vaguement qu'il vivrait assez peu, ou que Catherine vivrait assez longtemps pour que ce règne ne fût qu'une menace ; on comptait sur la nature pour prévenir de plus sinistres révolutions d'État, mais l'impératrice déguisait mal sa volonté d'avoir un autre successeur que son fils.

 

III

Elle semblait lui envier jusqu'à ses droits de père. A peine l'épouse du grand-duc approchait-elle du terme de ses grossesses, qu'elle la forçait à venir accoucher à Tzarko-zélo, maison impériale, bâtie au milieu des marais de la Néwa, et qu'elle lui enlevait ses enfants pour les faire élever par des mains étrangères. Toute surveillance sur leur éducation était interdite au grand-duc. L'impératrice semblait vouloir préparer ces enfants à ne pas connaître d'autre père et d'autre mère que leur aïeule. Leur véritable mère, la grande-duchesse Marie Fœdérowna, gémissait en silence de cette séparation ; mais sa résignation, sa douceur et sa vertu supportaient tout, dans l'intérêt de la sécurité de son mari et du bonheur futur de ses enfants.

L'aîné de ses fils, qui fut depuis l'empereur Alexandre, récompensait déjà ce sacrifice de sa mère et les soins de Catherine pour son éducation. Sa haute taille, l'élégance de ses traits, la majesté de son front, la lumière douce de ses yeux, la grâce fière de son sourire, son intelligence vaste et facile, rappelaient la jeunesse de Catherine. Un mariage trop précoce, comme si l'impératrice avait eu hâte d'assurer des héritiers à l'empire par ce rameau choisi de la maison de Romanof, avait un peu engourdi l'âme d'Alexandre. Mais cette mollesse même de son petit-fils plaisait à son aïeule ; elle y voyait le gage d'une obéissance plus souple à son génie. Le colonel Laharpe, républicain suisse, que l'impératrice avait donné pour précepteur à Alexandre, avait jeté dans son âme des germes de libéralisme que le despotisme suffirait trop un jour à étouffer, et des germes de vertu patriotique qui fructifieraient jusqu'auprès du trône. Quand on reprochait à Catherine, ennemie si déclarée de la révolution française, de faire élever son petit-fils par un républicain : « Laissez faire ! répondait-elle. Que Laharpe donne à mon petit-fils des principes d'humanité et de liberté le trône lui donnera plus tard la mesure et la politique. »

Le second des enfants du grand-duc, Constantin, retraçait en tout son père par le visage kalmouk, et par le caractère conforme à ces traits. L'impératrice destinait l'un au trône et l'autre à l'armée. Elle donnait au premier une éducation européenne, au second l'éducation orientale. Il était exclusivement entouré de maîtres grecs, nés dans les États du Grand Seigneur et clients de la Russie. Ces Grecs lui enseignaient leur langue, leurs mœurs, leur histoire, lui communiquaient leurs espérances. Ils saluaient d'avance en lui le restaurateur futur de leur nationalité et le souverain de Constantinople. La nature toute militaire de ce jeune prince promettait un conquérant à la Turquie, mais un tyran plus qu'un civilisateur de l'Orient.

Le troisième fils, Nicolas, à peine adolescent, égalait en intelligence ses deux frères, et les surpassait en beauté. Son profil grec, presque féminin, mais solidifié par la vigueur moscovite, rappelait les médailles d'Alexandre de Macédoine enfant.

Les quatre princesses, images de leur mère par le visage et par l'âme, éclairaient de leur beauté et purifiaient de leur innocence ce palais souillé depuis trente ans par tant de vices, d'impudeurs et d'obscénités.

Ce cortège d'espérances, de grâces, de vertus, popularisait un peu ce commencement redouté de règne.

 

IV

Cette crainte même était un bonheur. Le premier moyen de ramener et de séduire les hommes prévenus, c'est de les étonner. Paul, soit par un instinct naturel, soit par les inspirations de l'impératrice son épouse, sembla, s'étudier, pendant les premiers jours, à tromper toutes les terreurs de sa cour et de son peuple. Il appela le favori de sa mère, Platon Zoubof ; et, se souvenant des égards que ce favori lui avait témoignés pendant sa puissance, il le confirma dans ses fonctions d'aide de camp général, qu'il occupait auprès de sa mère.

« Continuez, lui dit-il, à faire les fonctions de cette charge auprès des troupes de l'impératrice ma mère et votre bienfaitrice, et servez-moi avec autant de fidélité que vous l'avez servie. »

Tous les ministres de Catherine reçurent également de sa bouche la confirmation de leurs charges. Rien ne parut changé à la cour et dans l'empire, que le souverain.

Comme s'il eût voulu se soulager du remords que la conquête astucieuse et violente de la Pologne faisait peser sur la mémoire de sa mère, il alla ouvrir lui-même le cachot de la forteresse de Schlüsselbourg, où le Philopœmen des Polonais, l'héroïque Kosciusko, expiait la défaite de sa patrie, et lui rendit la liberté. Le dernier patriote polonais, vaincu et désarmé, parut quelques jours après, pâle, amaigri, saignant encore de ses nombreuses blessures, comme l'ombre de son infortunée patrie, pour rendre grâce à son libérateur, mais non hommage au conquérant de son pays. Il refusa le splendide établissement que Paul lui offrait en Russie, et n'accepta qu'une modique somme d'argent, indemnité de ses pertes personnelles, pour aller vivre dans la retraite et dans le deuil à Fontainebleau.

 

V

Paul ne parut se souvenir des griefs qui couvaient depuis tant d'années dans son cœur, qu'aux funérailles de sa mère, plus semblables à une accusation muette qu'à un hommage funèbre. Tout rappela dans cette cérémonie l'assassinat qui avait servi de degré à cette princesse pour monter au trône qu'elle avait si longtemps usurpé. Le nom de Pierre III, qu'on avait passé sous silence pendant les trente-cinq ans du règne de Catherine, reparut pour la première fois dans le programme du deuil national qu'on allait célébrer à la fois pour l'époux et pour l'épouse qui allait rejoindre sa victime au tombeau. Le souvenir filial de Paul le pressait de venger l'oubli dans lequel le crime, le remords et l'indifférence avaient laissé les cendres de son malheureux père.

Il se rendit, peu de jours après la mort de Catherine, .au couvent de Saint-Alexandre-Newsky, où le corps de son père avait été déposé. Il se fit ouvrir par les vieux moines du monastère, contemporains de l'événement et gardiens de ses restes, la tombe sans inscription où Pierre III avait été enseveli. Il ordonna de défoncer le cercueil, et contempla avec des larmes pieuses et vengeresses les traces du meurtre sur le cadavre embaumé de son père. Il le fit exposer de nouveau sous la nef de l'église, pendant que le catafalque de l'impératrice était exposé dans une salle du palais. Il rechercha avec sollicitude, pour les récompenser de leur fidélité, les derniers serviteurs survivants de son père qui n'avaient ni trahi ni abandonné leur maître à l'époque de sa catastrophe.

Le vieux général Sternberg, disgracié et retiré depuis tant d'années, et qui ne recherchait plus de nouvelles faveurs, fut tout à coup élevé par Paul au rang de général en chef, et rappelé de sa solitude au palais.

« Avez-vous entendu parler, dit Paul au dernier ami de Pierre III, de ce que je fais pour la mémoire de mon père ? 2

« — Oui, sire, répondit le vieux général ; je l'ai appris- avec un heureux étonnement.

« — Comment, avec étonnement ? reprit l'empereur. N'est-ce pas mon premier devoir de fils et de souverain à remplir ? »

Puis, se tournant vers un portrait de Pierre III qu'il venait de faire replacer dans son appartement, et le montrant du geste à Sternberg

« Je veux, dit-il, qu'il soit témoin de ma reconnaissance envers ses fidèles amis. »

Il embrassa de nouveau le vieux général, le revêtit des insignes de l'ordre de Saint-Alexandre-Newsky, et confondit ses larmes dans un long embrassement avec les larmes du vieillard. Paul donnait cours ainsi à l'émotion d'un cœur tendre et filial, longtemps comprimé par la terreur du règne de sa mère.

Le jour des funérailles, il satisfit, autant qu'il l'osa, sa justice et sa vengeance muettes contre les assassins de son père, devenus les favoris de sa mère. Le corps de Pierre III, le front ceint de la couronne, fut transporté avec pompe au palais et placé sur la même estrade, à côté du corps de Catherine, comme pour appeler par cette réunion la pensée des Russes sur le malheur de l'un et sur le meurtre de l'autre. Ceux des meurtriers qui survivaient encore furent conviés à ces funérailles. Alexis Orlof, dont la stature gigantesque, la longue faveur, la haute fortune, le nom, la main, rappelaient le plus le crime, reçut, comme par un honneur dérisoire, l'ordre de marcher à pied derrière le corps de sa victime. Tous les regards et tous les gestes montraient en lui l'assassin contraint d'honorer la victime. Le prince Bariatinsky, le second des exécuteurs du meurtre, avait échappé par la fuite à l'honneur flétrissant de figurer dans le cortége funèbre. Passek, le troisième des assassins, dont le visage féroce conservait, comme celui de Bariatinsky, l'expression perpétuelle du crime, mourut de honte et de terreur la veille de la cérémonie. Paul ne poussa pas plus loin sa vengeance. La conscience des Russes acheva seule de punir les meurtriers de son père. Paul, en ordonnant le procès des assassins, aurait craint de rencontrer le nom de sa mère. Le silence fit justice à tous dans la pensée de chacun. On admira également sa piété envers son père et sa réticence envers sa mère.

 

VI

L'image de ce père assassiné, sans cesse présente depuis trente ans à son esprit, troublait déjà sa faible imagination. Il ne sembla bientôt occupé que de se prémunir lui-même contre un sort semblable. Les terreurs du passé devinrent dans son âme les pressentiments de l'avenir. Il fit naître le péril à force de le prévoir. Il n'avait cependant dans une épouse docile et fidèle, et dans des enfants pieux et soumis, aucune des conditions de crime que Pierre III avait eu le malheur de rencontrer dans une épouse infidèle, ambitieuse et conspiratrice ; mais son âme, agitée dès son enfance par les secousses de cette terreur de famille, conserva jusque sur le trône l'ébranlement de son berceau. La démence ombrageuse de son gouvernement fut encore le crime de sa mère. Toute sa politique ne fut qu'un spasme successif de son imagination, égarée par ses sinistres souvenirs. Ses rigueurs mêmes ne furent que ses paniques. Il se précipita de la terreur dans la tyrannie.

L'histoire de sa courte vie sur le trône ne serait que le récit des transes d'un maniaque de la peur, à qui la fortune aurait accordé le funeste don d'être tout-puissant. Nous la raconterons en peu de mots.

 

VII

Paul Ier n'était cependant ni borné d'intelligence ni méchant de volonté son esprit était étendu, son cœur sensible, ses intentions droites, ses instincts même généreux et magnanimes. Son seul malheur était d'avoir vécu quarante ans dans l'isolement des hommes et dans la terreur de sa mère, craignant sans cesse qu'elle ne voulût lui enlever le trône, la liberté et peut-être la vie. Passer sans transition de cette longue oppression à la toute-puissance était une secousse trop forte pour sa raison. Tremblant de rencontrer, dans le palais de sa mère morte, les pièges et les conspirations sourdes qui avaient couvé contre lui dans les conseils de Catherine, il caressa au premier moment tous les conseillers de l'impératrice, comme pour se faire pardonner de monter au trône, et pour obtenir grâce plutôt qu'obéissance de ses sujets. C'est dans cette pensée qu'il conserva les ministres, et qu'il nomma son fils, le tsarewitz Alexandre, gouverneur militaire de Pétersbourg, malgré la jalousie inquiète qu'il avait déjà conçue contre ce fils.

La seule mesure de précaution qu'il osa prendre peu de jours après son avènement à l'empire fut l'incorporation des bataillons exercés par lui à la discipline allemande, qu'on lui avait laissés comme un jouet de guerre pour amuser son oisiveté dans sa résidence de Gatchina. Cette incorporation soudaine de ses soldats et de ses officiers favoris dans les régiments des gardes parut une impardonnable insulte aux soldats et aux officiers de Catherine. Ils s'indignèrent d'être commandés par des officiers inconnus, qui n'avaient d'autre titre que leur complaisance aux caprices militaires du grand-duc, des uniformes étrangers, et leur instruction dans une tactique prussienne odieuse aux Russes. Les casernes de Pétersbourg fermentèrent jusqu'à la sédition, comme à la veille de la révolution qui avait détrôné Pierre III.

Paul, effrayé et repentant de sa témérité, courut lui-même aux casernes, harangua, supplia, s'excusa, et ne ramena les soldats au respect qu'à force d'explications et de promesses. Mais à peine la présence et les adjurations du nouvel empereur avaient-elles obtenu l'apaisement des soldats, que des ordres d'exil, impitoyablement exécutés par le ministre de la police de Paul, Arakof, enlevèrent à leurs régiments, à leurs familles et à la capitale, un grand nombre de jeunes officiers suspects d'avoir fomenté la résistance, et les dispersèrent en Sibérie ou aux extrémités de l'empire.

Paul assujettit alors la garde et l'armée à la brutalité inintelligente d'une discipline machinale qui faisait des officiers de véritables esclaves, et des soldats des automates en uniformes. Semblable en cela à son père Pierre III, il s'astreignit lui-même à la sévérité des exigences militaires qu'il imposait aux troupes. On le voyait tous les jours, quelle que fût l'intempérie de la saison, descendre en uniforme prussien, en bottes et en chapeau, dans la cour du palais, et y passer des heures entières en revues, en exercices ou en parades militaires, qui fatiguaient inutilement la patience et la santé du soldat. Il mettait gloire à braver, sans pelisse et sans fourrure, la rigueur du climat, exigeant la même impassibilité apparente de ses généraux et de ses officiers, vieillis dans les climats plus tièdes de l'Asie. Entouré de ses fils et de ses aides de camp, la tête nue et chauve, une main derrière le dos, élevant et abaissant de l'autre main une canne de commandement, avec laquelle il frappait l'air et marquait le pas aux troupes, l'expression du visage à la fois emphatique et vide comme celui d'un homme sérieusement occupé de choses futiles, le ridicule et la terreur se partageaient, à son aspect, l'âme des spectateurs.

 

VIII

Mais la terreur ne tarda pas à l'emporter dans Pétersbourg sur la raillerie. Zoubof, Tersky, Markof, Samaïlof, presque tous les dépositaires du pouvoir sous sa mère, amnistiés et caressés les premiers jours, furent tout à coup dépouillés de leurs charges, privés d'une partie de leurs biens, et relégués dans de lointains exils.

Une police ombrageuse et fantasque, dirigée par Arakof, proscrivit, sous les peines les plus rigoureuses, toutes les formes les plus innocentes de costume, de chaussure et de coiffure qui rappelaient le costume français, devenu crime aux yeux d'un despote dont les noms de liberté et de révolution troublaient le sommeil. Les soldats eurent ordre de se jeter inopinément sur tous les Russes ou sur tous les étrangers qu'on rencontrait coiffés du chapeau rond dans les rues, bien que cette coiffure française fût aussi immémorialement celle des vieux Russes.

Les mêmes rigueurs s'exercèrent contre tous ceux qui attelaient leurs chevaux à leur voiture ou qui les enharnachaient selon l'antique coutume du pays. Des soldats de police, répandus sur les places publiques et sur les routes de la capitale, coupaient à coups de sabre les harnais. L'ordre de couper la barbe aux cochers, de substituer aux cheveux longs et épars des soldats une queue semblable à celle qui se déroulait sur les épaules des soldats allemands, n'excita ni moins de sévérités' ni moins de murmures. Enfin l'ordre brutalement exécuté de faire descendre de leurs voitures, dans la neige ou dans la boue, les hommes et les femmes aussitôt qu'ils apercevaient l'empereur, pour se prosterner devant lui, et les sévérités dont furent punies les infractions à cette étiquette extérieure, soulevèrent l'indignation muette des Russes et des étrangers. La rencontre inattendue de l'empereur devint un danger public dans Pétersbourg.

L'étiquette de l'intérieur du palais ne fut ni moins puérile, ni moins humiliante, ni moins brutale. On punissait celui qui, en s'agenouillant devant l'empereur, n'avait pas fait résonner assez fortement la salle du bruit de son genou sur le parquet on sévissait contre celui qui, en baisant la main de l'empereur, ne faisait pas retentir avec assez d'éclat le baiser servile du courtisan sur la main du tyran. Le prince Galitzin lui-même, grand chambellan du palais, fut envoyé à la forteresse pour avoir plié le genou et collé les lèvres trop négligemment dans ses fonctions auprès de l'empereur. Le changement de l'uniforme commode, souple et chaud de l'armée russe, contre le costume étroit, disgracieux et froid des troupes allemandes, acheva d'exaspérer la nation. Mais l'habitude de l'obéissance aux caprices despotiques des tsars, la vigilance de la police, la promptitude des supplices, comprimèrent longtemps toute émotion. L'impératrice et ses fils, surveillés eux-mêmes comme des coupables, n'osaient gémir qu'en secret. Tout visage qui ne souriait pas était suspect aux yeux de l'empereur. L'impératrice son épouse, déjà négligée pour des favorites obscures, recevait l'ordre de rester emprisonnée dans ses appartements, au' moindre murmure de cette princesse contre les caprices de son mari. Le grand-duc tsarewitz, Alexandre, quoique commandant d'un des régiments des gardes et gouverneur honoraire de Pétersbourg, fut privé de son régiment personnel, dont les officiers étaient trop attachés à ce jeune héritier du trône. Son père l'entoura d'officiers choisis par lui-même, dont la corruption faisait des délateurs. Arakschief, homme à la fois servile et féroce, fut substitué à Alexandre dans le gouvernement réel de la capitale. Cet homme assuma sur lui toute l'impopularité et toute la responsabilité du despotisme maniaque de son maître.

 

IX

La haine de la révolution française était la seule tradition politique dont Paul Ier eût hérité de sa mère. Jusque-là cependant le cabinet de Pétersbourg, plus bruyant qu'actif dans les coalitions formées contre la France, s'était contenté de promettre son concours à la Prusse, à l'Autriche, à l'Angleterre, sans engager un soldat dans la lutte. Catherine, avec le machiavélisme habile qui caractérisait sa politique, semblait attendre immobile que l'Allemagne et l'Angleterre, épuisées par leurs efforts contre la république française, lui présentassent, par leur affaiblissement même, ou la gloire de les protéger dans l'extrémité de leurs revers, ou l'occasion de s'enrichir impunément de leurs dépouilles en Suède, en Pologne, en Grèce et en Turquie.

Le caractère de Paul Ier, plus franc dans sa haine et plus généreux dans ses actes, ne s'accommoda pas longtemps de cette temporisation contre la France. Les émigrés français et piémontais qui remplissaient sa cour l'animaient de leur ardeur, et le proclamaient d'avance le vengeur et le tuteur des rois. Il avait eu le bizarre caprice de se déclarer le protecteur de l'ordre religieux et chevaleresque de Malte, ruine d'une institution catholique et militaire d'où l'esprit des nouveaux siècles s'était retiré, et qui ne subsistait plus que dans son nom, dans son île et dans ses richesses. La prise de Malte par les Français, leurs empiétements dans l'Adriatique, et leur conquête d'Égypte, menaçante pour la Turquie, décidèrent Paul Ier à sortir enfin de la longue inertie d'où la Russie contemplait la scène du monde.

Le moment était mal choisi en 1799 par la Russie pour entrer en lice avec la république française. L'Autriche, vaincue et fatiguée, traitait à Rastadt avec les plénipotentiaires français. Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, n'aspirait qu'à conserver cette neutralité égoïste, refuge ordinaire de cette puissance dans les crises de l'Europe, dont elle aime à recueillir le fruit sans courir les risques. Le directoire de la république française, en concentrant dans un gouvernement exécutif fort et modéré les ressorts trop convulsifs de la révolution, avait décuplé son énergie militaire. Des généraux nés de nos longues guerres, élus au feu par l'acclamation de leurs propres soldats, déjà expérimentés, encore bouillants de jeunesse, tels que Bonaparte, Moreau, Masséna, Macdonald, Kléber, Desaix, Joubert, Soult, Bernadotte, avaient appris au monde la guerre de l'enthousiasme discipliné contre la guerre de la froide tactique. La révolution française, calmée et satisfaite au dedans, était devenue une révolution martiale, aspirant à la gloire après avoir conquis la liberté. Nul n'osait se mesurer avec elle, quand Paul Ier, qui semblait attendre l'affaissement de l'Allemagne pour avoir la gloire de combattre et de vaincre seul se décida enfin à renouer la coalition découragée.

 

X

Le vieux prince Repnin, envoyé par Paul à Berlin pour appeler la Prusse aux armes, échoua dans sa négociation contre l'inertie de la cour de Berlin. Plus heureux avec l'Autriche, dont les conférences avec la France à Rastadt venaient d'être perfidement ensanglantées par l'assassinat des plénipotentiaires français, mystère d'iniquité que l'histoire n'a pas encore sondé jusqu'au fond, Paul conclut avec cette cour une alliance offensive et défensive, et fit marcher une armée de soixante mille hommes à travers la Pologne, pour s'unir à Vienne aux armées de l'Autriche.

La fortune semblait lui avoir créé à dessein le général héroïque et barbare, fait pour étonner et subjuguer l'imagination à la première apparition des Russes sur les champs de bataille du midi de l'Europe. Ce général était Souvarof. Le nom de Souvarof, déjà illustré d'une renommée sinistre par les massacres d'Ismaïl et de Varsovie, rappelait un fils d'Attila. Il se donnait à lui-même le nom d'Ange exterminateur de la, contre-révolution. C'était un de ces hommes de meurtre à qui la Providence donne le génie de leur instinct, et qui se font de leur férocité une vertu, en la dévouant à la cause du fanatisme, de l'obéissance et de la patrie. Nous l'avons vu surgir et grandir dans le feu et dans le sang, pendant les longues campagnes de Catherine contre les Turcs, contre les Tartares et contre les Polonais Depuis la mort de Potemkin, et depuis la vieillesse de Romanzof et de Repnin, c'était le nom militaire qui dominait l'imagination et la confiance des armées russes.

Paul l'avait d'abord trouvé trop grand et trop populaire pour un sujet. Souvarof commandait, au moment de l'avènement de ce prince, la nombreuse armée qui occupait le midi de la Pologne jusqu'à la mer Noire. Les railleries soldatesques avec lesquelles le vieux Souvarof accueillit les réformes militaires de Paul Ier avaient irrité ce prince, qui attachait plus d'importance à des puérilités qu'à des exploits. Souvarof reçut l'ordre de déposer le commandement, et de se rendre à Moscou. Empressé d'obéir, mais fier de son obéissance, Souvarof voulut annoncer lui-même sa disgrâce à son armée. Il rangea ses troupes en ligne de bataille, en face d'une pyramide formée de tambours et de timbales. Dépouillé des insignes du commandement et vêtu de l'uniforme de simple soldat, il parut à pied devant ses soldats, et leur adressa des adieux pathétiques qui arrachèrent des larmes à ses compagnons de gloire. Puis, ôtant son casque, son habit, son épée, son fusil, et les déposant comme un trophée ou comme une relique sur le faisceau de tambours dressé par son ordre

« Camarades, s'écria-t-il, il viendra peut-être un temps où Souvarof reparaîtra au milieu de vous ! alors il reprendra ces dépouilles qu'il vous laisse, et qu'il porta toujours dans ses victoires. »

Après cet acte, à la fois bizarre et sublime, il remit le commandement à son lieutenant, et partit pour Moscou. Paul trouva ce séjour encore trop dangereux pour un homme qui remplissait les deux capitales de son nom. Un officier de police apporta à Souvarof l'ordre de s'exiler dans un village écarté, au milieu des forêts. Il refusa la voiture qui l'attendait à sa porte pour le conduire au lieu de son exil.

« Une charrette me suffisait, dit-il, pour me rendre à la cour de Catherine ou à la tête de ses armées ; une charrette suffira pour me porter à ma prison. »

Jeté sur une charrette et enveloppé de son manteau, il franchit sans se plaindre les cinq cents verstes qui séparaient Moscou du village où il était relégué. Il y. vécut enfermé dans une misérable cabane de bois, assujetti aux ordres du paysan chef du village, et surveillé par quelques officiers subalternes de police de Pétersbourg. La prière, la lecture de l'histoire et la méditation remplissaient ses heures et mûrissaient son âme. Sa fille, mariée à un frère du favori Zoubof, obtint seule la faveur d'aller consoler son père.

A son retour, elle fléchit l'empereur par le récit de la résignation du vieux guerrier. Paul sentit qu'il n'avait rien à redouter d'un tel homme pour son trône, et qu'il avait tout à en attendre pour l'empire. Il le releva aussi capricieusement qu'il l'avait dégradé.

Un jour que Souvarof travaillait, comme Dioclétien, dans le petit jardin attenant à sa cabane, un courrier lui apporta une lettre à l'adresse du feld-maréchal Souvarof.

« Cette lettre n'est pas pour moi, dit-il en refusant de la lire. Si Souvarof était feld-maréchal, il ne serait pas exilé et gardé à vue dans un village ; on le verrait à la tête des armées. »

Le courrier fut contraint de rapporter la lettre intacte à Pétersbourg. L'empereur, offensé de cette obstination à la disgrâce, accrut momentanément ses rigueurs. Mais les instances de l'Angleterre, qui venait de conclure avec la Russie un traité de subsides, triomphèrent enfin de la répugnance de Paul.

Souvarof, rappelé à Pétersbourg, y reçut le commandement de l'armée rassemblée en Pologne contre la France. La marche de Souvarof à travers l'Allemagne et l'Italie ébranla tout le continent. Le premier choc des Russes et des Français sur la Trebia, pendant une bataille de trois jours, justifia la renommée des soldats de Souvarof, sans atténuer celle des Français, commandés par Macdonald. Le champ de bataille resta aux Russes, la gloire aux vaincus autant qu'aux vainqueurs. Macdonald, inférieur en nombre, fit pas à pas, devant Souvarof et Mélas, une retraite égale à la victoire (juin 1799). Mais le nom de Souvarof et son invincibilité se répandirent, après la bataille de la Trebia, dans toute l'Italie et au-delà des Alpes, comme l'arrêt vivant du destin. La contre-révolution crut avoir trouvé son Macchabée la France elle-même craignit en lui son envahisseur. La constance de nos troupes et la mollesse des Autrichiens neutralisèrent les triomphes du nouvel Annibal. Le général républicain Moreau, à la tête de dix mille hommes, descendant des Alpes dans la plaine d'Alexandrie, défit sous les murs de Tortone le général autrichien Bellegarde. Joubert s'avança de Novi avec vingt mille Français. Attaqué par Souvarof, Joubert tomba frappé d'une balle, en recueillant ses forces pour commander encore « En avant ! » à ses grenadiers (15 août 1799).

Cette victoire confirma la terreur du nom de Souvarof ; mais les pentes de Novi, jonchées de quinze mille de ses soldats, décimèrent son armée, épuisée de ses triomphes. Il se hâte de repasser en Suisse pour y jouir de sa gloire, et pour y recueillir les renforts que Paul lui envoie, sous Korsakoff. L'empereur lui décerne le nom d'Italique, comme Catherine lui avait décerné celui de Rimniski après ses victoires de Moldavie.

 

XI

L'armée de Korsakoff était destinée par Paul à franchir le Rhin et à envahir la France avec l'archiduc Charles d'Autriche, pendant que Souvarof balayerait les Français de l'Italie. Les jalousies de gloire et les dissentiments de conseils de guerre ne tardèrent pas à relâcher l'alliance des Russes et des Autrichiens.' Korsakoff se jeta en Suisse au lieu de marcher au Rhin, pendant que les Autrichiens, séparés d'eux, s'aggloméraient sur les rives du fleuve.

Jamais la France, depuis la campagne de 1793, n'avait subi de telles extrémités. L'Italie était perdue, la Hollande envahie, la Suisse inondée de deux armées russes, le Rhin bordé de cent vingt mille Autrichiens. Masséna sauva tout, sol et gloire, à la bataille de Zurich contre Korsakoff. Les restes de l'armée russe, précipités du sommet des monts, après avoir perdu leur artillerie et leurs généraux à Zurich, étaient anéantis, sans l'audace de Souvarof (septembre 1799).

Souvarof sans compter le petit nombre de ses troupes, avait franchi le Saint-Gothard à la nouvelle de la défaite de Zurich, et se précipitait sur la droite de Masséna. Déjà ses douze mille Russes, animés du courage désespéré de leur général, avaient fait remonter au sommet du mont Rigi l'armée de Lecourbe, pour y chercher un asile derrière les neiges. Il allait fondre sur Masséna, quand il apprit la défaite et la retraite des Autrichiens qu'il venait secourir. Sa rage égala son désespoir. Ses imprécations contre une puissance timide et perfide, qui abandonnait ses auxiliaires, retentirent jusqu'à Pétersbourg.

Menacé désormais, avec ce petit nombre de soldats héroïques, de l'armée libre de Masséna, il fit à travers le Mutthenthal une retraite supérieure à celle de Xénophon. Masséna lui-même déclara cette retraite la plus militaire et la plus héroïque de ses victoires. C'est pendant cette retraite qu'en voulant rendre par un symbole le courage à ses troupes démoralisées, il fit creuser une fosse sur la route et s'y coucha comme dans son sépulcre, suppliant ses soldats de l'ensevelir vivant, puisqu'ils refusaient de combattre encore pour leur général.

Son âme, assombrie par la défaite de Korsakoff et par l'anéantissement de quatre-vingt-mille Russes décimés par ses victoires et par les défaites de ses collègues, sembla se détacher de la terre où la révolution allait triompher. Il traversa en silence l'Allemagne et la Pologne avec ses débris, le visage couvert du pan de son manteau comme pour ne pas voir la honte de l'Autriche.

Paul partagea son ressentiment contre des alliés si peu surs, et éclata en reproches contre la cour et les généraux de Vienne. Il rappela toutes ses troupes de Hollande, de Suisse et d'Allemagne, sans vouloir d'autre traité de paix entre la France et lui que la distance. Il ordonna qu'on rendît partout dans l'empire au général Souvarof les mêmes honneurs qu'à l'empereur lui-même, honorant en lui le malheur héroïque, et déshonorant la lâcheté de ses alliés.

 

XII

Pendant ces victoires et ces revers en Italie et en Suisse, les escadres russes s'emparaient des îles Ioniennes dans l'Adriatique sur les Ottomans. L'île de Malte, qui venait de se rendre aux Anglais, fut déloyalement gardée par eux, contre la foi des 'conventions qui engageaient le gouvernement britannique à remettre cette île aux Russes.

Cette infraction aux promesses de la coalition changea en indignation et en dégoût le zèle de Paul Ier pour la cause de la contre-révolution. Avec la versatilité violente des imaginations fortes et des caractères faibles, il passa de la haine contre les Français au ressentiment contre l'Angleterre. Son admiration pour le général Bonaparte, dernière espérance du despotisme militaire en Europe, l'inclina facilement à des idées de réconciliation avec un soldat heureux et téméraire, qui sortait d'une révolution pour en étouffer les principes. Il voyait déjà un sceptre dans l'épée du consul. Peu importait à Paul le rajeunissement des dynasties, pourvu que la France eût un maître, et les rois un allié des trônes.

Il se préparait à déclarer la guerre à l'Angleterre, et déjà ses ports étaient interdits au commerce anglais, quand le soulèvement de tous les intérêts russes, que ce commerce vivifiait seul, l'excès de l'oppression sous lequel tremblait la cour, la conjuration sourde de l'armée et les craintes de la famille impériale, sans cesse menacée par les soupçons de l'empereur, se résumèrent dans la tête et dans le bras d'un seul homme, pour délivrer l'empire d'un maître que sa femme et ses fils eux-mêmes ne considéraient plus que comme un tyran ou un insensé.

Cet homme était le comte Pahlen,

 

XIII

Pahlen était un de ces gentilshommes courlandais qui, plus éclairés, plus entreprenants et plus aventureux que les vieux Russes, peuplent, comme les Livoniens, l'armée, les ministères et la cour de généraux, de ministres, de favoris, et quelquefois de traîtres. Entré de bonne heure au service de Russie, et parvenu par sa figure et son talent au grade de général sous le règne de Catherine, il avait dû sa fortune prématurée à la protection du dernier favori de l'impératrice, Platon Zoubof. Gouverneur de Riga à l'avènement de Paul Ier, il avait plu au nouvel empereur par l'insinuation de son caractère, et par l'affectation d'un dévouement sans scrupule. Paul, pressé de s'attacher un homme qu'il sentait supérieur à ses généraux et qui lui devrait tout à lui seul, l'avait amené à Pétersbourg, élevé en grade, décoré, enrichi en peu d'années, au-dessus de tous les princes de sa cour, et avait fini par lui donner le commandement général des gardes, le gouvernement de la capitale, la direction absolue de la police et de la politique. Pahlen, investi de la confiance sans bornes du souverain, dominait les ministres, sans en avoir le titre seul ministre dans une cour où tout le gouvernement n'était en réalité que la confidence perpétuelle et secrète d'un maître ombrageux et du directeur de la police de l'empire.

Tant de bienfaits et tant de puissance n'avaient pu satisfaire l'ambition ou vaincre l'ingratitude et la perfidie naturelles du cœur de Pahlen. Soit que le spectacle continuel des engouements et des disgrâces de Paul le fît trembler sur la durée de sa propre faveur ; soit que la confidence quotidienne des mouvements convulsifs de l'âme de son maître l'eût convaincu le premier du danger de laisser l'empire à un prince dont la démence pouvait égarer tout un peuple ; soit enfin qu'il craignît réellement pour la famille impériale et surtout pour le jeune tsarewitz Alexandre le sort de don Carlos en Espagne ou du fils de Pierre le Grand, immolés aux ombrages de leurs pères, Pahlen avait conçu depuis quelques mois la pensée de la déposition et peut-être la mort du souverain qui avait remis sa puissance et sa vie entre ses mains. La perfidie, dans les pays despotiques, est l'habileté des esclaves. Les grandes oppressions légitiment chez les races barbares les grandes trahisons. Là où une certaine liberté ne développe pas la conscience, les traîtres se flattent d'être les héros de la dissimulation.

Sûr de l'appui secret de l'aristocratie, de l'armée, du peuple, de ceux qui subissaient l'exil, de ceux qui le redoutaient, enfin des transes de la propre famille de l'empereur, vivant dans une perpétuelle terreur, Pahlen n'avait besoin, pour changer l'empire, que d'une nuit et d'une conspiration de palais. Il pouvait en marquer l'heure et la place d'avance, et en rassembler les fils invisibles jusqu'à la dernière heure dans sa seule main. Chargé seul de tous les rapports militaires sur la garnison de Pétersbourg et de toutes les révélations de police sur l'esprit public, il pouvait à la fois aveugler jusqu'au bout sa victime avant de la frapper. La vérité ou le mensonge n'arrivaient à l'oreille de l'empereur que par lui.

Il chercha quels étaient les complices qu'une haine avérée et irréconciliable contre Paul désignait le plus à son dessein. Son ancien protecteur, le favori de Catherine II, Platon Zoubof, s'offrit le premier à sa pensée. Zoubof, comme on l'a vu d'abord, amnistié et caressé par Paul, n'avait pas tardé à subir la disgrâce et l'exil, revers naturel des favoris de l'ancien règne sous le règne nouveau. L'empereur, après l'avoir fait arrêter et après avoir séquestré son palais à Pétersbourg, comme pour y chercher des traces de crimes, avait exilé Zoubof dans une de ses terres éloignée de la capitale, mais lui avait laissé la possession de l'immense fortune qu'il devait à la libéralité de Catherine.

Le ressentiment de Zoubof égalait l'orgueil de son ancienne puissance et la douleur de sa chute. Deux de ses frères qui avaient partagé, l'un à l'armée, l'autre à la cour, les bénéfices de sa longue faveur, des richesses royales en or, en esclaves, en bijoux, une clientèle encore nombreuse et reconnaissante dans l'armée, dans la cour, dans les fonctions publiques, faisaient de Platon Zoubof un ressort utile et un instrument sûr de la conjuration.

Mais la prudence de Pahlen ne lui permettait ni de livrer sa pensée à un confident, ni d'écrire. Ce n'était que dans une entrevue discrète avec Platon Zoubof qu'il pouvait s'ouvrir à demi ou tout entier avec lui sur un sujet où la moindre indiscrétion emportait la mort. Pour motiver aux yeux de l'empereur une pareille entrevue, il fallait obtenir, sous un prétexte plausible, l'autorisation pour Zoubof de quitter momentanément le lieu de son exil et de reparaître impunément à Pétersbourg. Le fertile génie de Pahlen imagina un prétexte de ce genre, qui fit venir à l'empereur lui-même la proposition de rappeler Zoubof à la cour.

 

XIV

L'empereur, de plus en plus isolé de sa famille dans un petit cercle domestique de maîtresses et de complaisants, avait élevé jusqu'à la plus intime faveur un ancien esclave turc devenu son valet de chambre, et promu successivement, par la confiance absolue et passionnée de son maître, à des grades et à une fortune qui l'égalaient aux plus opulentes familles de la Russie. L'esclave turc Koutaïtzof n'avait qu'une fille unique, dont la dot tentait la cupidité des grands seigneurs russes, mais dont la naissance rebutait leur orgueil.

Pahlen, sans s'expliquer davantage, fit insinuer à Platon Zoubof de faire demander à Koutaïtzof sa fille en mariage pour lui-même. Zoubof, charmé de recouvrer à ce prix la liberté, et peut-être la puissance à la cour de Paul, obéit, sans demander d'explication, aux insinuations de Pahlen. Koutaïtzof, enorgueilli et touché de l'honneur 'd'une alliance avec un homme qui avait été dix ans le maître de la Russie, et qui pouvait le redevenir encore, grâce à son propre ascendant sur l'empereur, sous un autre règne, se jeta aux pieds de Paul, lui fit confidence de la recherche de Zoubof, et supplia son maître de combler sa fortune en permettant à Zoubof de revenir à Pétersbourg pour épouser sa fille.

L'empereur, qui ne refusait rien à son esclave dévoué, se hâta d'autoriser Zoubof à reparaître à la cour. Pahlen et Zoubof s'abouchèrent alors impunément, sans exciter aucun ombrage, ni dans l'esprit de Koutaïtzof, ni dans l'esprit de Paul. L'ingratitude et la haine s'entendirent au premier mot. Pahlen promit l'impunité aux trames que Zoubof, ses frères et ses amis ourdiraient dans les casernes, peuplées de leurs anciens partisans Zoubof promit de grouper assez de complices pour exécuter le coup d'État, assez de mécontents pour l'accueillir quand il serait accompli. La déposition de Paul fut résolue entre ces deux hommes. On laissa le reste au hasard, qui ne frappe jamais à demi de pareils coups.

La conjuration, renfermée d'abord dans ce conciliabule, trouva bientôt parmi les gardes autant de complices qu'il y avait d'officiers humiliés de la dégradation de leurs corps (mars 1801).

Pahlen, non content de rester invisible et muet au centre de la trame, voulut encore prévenir, par un artifice aussi perfide que le complot lui-même, les révélations qui ne manqueraient pas de transpirer à mesure qu'une si vaste conspiration enrôlerait tant d'instruments dans la ville et dans les casernes. Dans ce dessein, il fit écrire à l'empereur une lettre anonyme dans laquelle on lui révélait ce nouveau complot ourdi contre lui, en mêlant si habilement le vrai et le faux dans la dénonciation, que le doute et l'anxiété devaient nécessairement troubler l'esprit de l'empereur. Paul, en effet, crédule et hésitant tour à tour à la lecture de cette dénonciation, n'éprouva que l'angoisse et le désespoir d'un homme assiégé d'ennemis invisibles, et qui, sachant qu'il a tout à craindre, ne sait néanmoins où il faut porter la main pour prévenir le coup.

Il fait appeler dans la nuit Pahlen

« Hé quoi ! lui dit-il avec l'accent du reproche et de la menace, on conspire presque ouvertement contre ma vie, au milieu de ma capitale ; et vous, gouverneur de Pétersbourg, général de mes gardes, directeur de ma police, vous ignorez tout ?

« — Je n'ignore rien, répond l'astucieux favori, préparé d'avance à cette colère ; et je suis d'autant mieux instruit des détails de la conspiration, que j'y trempe en apparence moi-même : c'était le seul moyen de tout savoir et de tout prévenir, que de paraître tout partager. Les fils de la trame sont dans ma main, pour les couper tous à l'heure où il ne restera pas un conjuré dans l'ombre. Pour qu'ils eussent en moi un vengeur, il fallait qu'ils crussent y avoir un complice.

« — Qui sont-ils ? demanda Paul à son ministre avec une précipitation et une anxiété qui attestaient en lui la crainte d'y rencontrer sa femme et ses enfants eux-mêmes.

« — Sire, dit Pahlen en s'enveloppant d'une réticence qui aggravait le soupçon sans l'avouer, permettez-moi, dans l'intérêt de votre propre sûreté, de garder le silence sur des noms que votre juste colère laisserait peut-être éclater avant l'heure, et fiez-vous à moi seul du soin de préserver votre trône et vos jours. Votre sûreté est au prix de votre confiance. »

Paul ayant insisté pour connaître les noms des conspirateurs, Pahlen, baissant la tête et donnant à son visage l'expression d'un homme à qui une respectueuse horreur ferme la bouche, de peur de prononcer des noms trop augustes, laissa soupçonner sans le dire, à son maître, que la famille impériale elle-même n'était exempte ni de sinistres desseins ni de sa surveillance.

« J'entends ! s'écria avec l'accent du désespoir l'infortuné Paul ; l'impératrice, mon fils Alexandre peut-être ? Ah ! malheureux époux malheureux père ! »

Pahlen laissa, en s'éloignant, ce trait empoisonné dans la blessure. Il savait et il voulait que l'empereur, en l'y retournant, conçût et manifestât des fureurs qui donnassent tout à craindre à sa famille, et qui la décidassent à tout permettre pour se prémunir contre la démence d'un père et d'un époux égaré par ses soupçons. Mais il fallait à Pahlen un témoignage irrécusable des extrémités auxquelles il voulait porter son maître par ces révélations. L'empereur lui donna l'ordre écrit de faire arrêter le tsarewitz Alexandre et son second fils, le grand-duc Constantin, et de les enfermer dans la forteresse de Schlüsselbourg comme des criminels d'État.

« Quant à l'impératrice, dit-il à son ministre, je me charge moi-même de la conduire dans un monastère, où elle expiera sa faiblesse pour ses fils. »

Puis, serrant dans ses bras le perfide Pahlen et versant des larmes amères dans son sein, il s'abandonna à lui comme au sauveur de son trône et de sa vie. Pahlen ne rougit pas plus de la tendresse de sa victime qu'il n'avait pâli de ses reproches au commencement de l'entretien. L'ambition a ses Brutus, comme la liberté.

 

XV

A peine possesseur de l'ordre impérial, Pahlen court au palais du tsarewitz Alexandre. Il se présente avec un visage consterné au jeune prince ; il lui communique dans un entretien secret, en exagérant les sinistres desseins de Paul, l'ordre de son arrestation ainsi que celle de son frère Constantin, et la résolution de jeter l'impératrice sa mère dans un monastère, comme une femme perdue.

Alexandre, résigné pour ce qui ne concerne que lui, se récria avec horreur sur l'outrage destiné à sa mère, la plus vertueuse des épouses et des mères, et sur l'injustice faite à son jeune frère, dont le dévouement à l'empereur allait jusqu'au fanatisme.

Ces révélations sollicitaient par elles-mêmes une résolution du tsarewitz ; Pahlen semblait l'attendre. Alexandre, fils irréprochable et respectueux, n'en prenait pas d'autre que sa résignation, ses gémissements et ses larmes : « L'empereur est mon père et mon souverain, disait-il à Pahlen ; c'est à lui de disposer de mon sort, à moi de m'y soumettre. »

Pahlen se décida enfin à la provoquer : « Le respect filial, dit-il à Alexandre, doit-il aller jusqu'à respecter la démence morale d'un père égaré qui, en frappant sa femme et ses fils dans le délire de ses soupçons, frappe du même coup tout un empire ? Souvenez-vous du sort du tsarewitz Alexis »

Puis, montrant à Alexandre l'armée prête à éclater en soulèvement peut-être régicide, le sénat résolu à proclamer la déchéance d'un maître frappé de vertige et de cécité, les meilleurs citoyens tremblant chaque nuit sur le lendemain, arrachés de leurs maisons, relégués en Sibérie, dépouillés de leurs biens, séparés de leurs familles sur le plus léger soupçon des agents subalternes de l'empereur, l'empire entier agité plutôt que gouverné par les convulsions d'esprit d'un insensé ; enfin la famille impériale elle-même, ce dernier espoir de la Russie, jetée, le lendemain, du palais dans les cachots, et, le surlendemain peut-être, du cachot au supplice :

« Le respect filial, dans une telle extrémité, dit-il au tsarewitz, n'est plus du respect, c'est du parricide. En vous refusant de prévenir les excès et la perte d'un père égaré, vous ne manquez pas seulement de respect envers votre auguste et vertueuse mère, vous en manquez envers votre frère innocent, envers votre peuple, envers votre malheureux père lui-même Il y a des circonstances où la pitié est le véritable respect filial, et où, pour empêcher le crime d'un insensé, il faut désarmer un père. »

Ces motifs et l'exemple de l'Angleterre, qui venait en ce moment même de retirer le gouvernement à son vieux roi, frappé d'une maladie mentale temporaire, et de remettre l'exercice du pouvoir royal au prince de Galles, héritier du trône, triomphèrent péniblement de la résistance vertueuse et obstinée d'Alexandre. Il gémit, il pleura, il combattit avec une horreur sincère la douloureuse nécessité que lui démontrait éloquemment Pahlen et, cédant enfin à l'évidence du péril de sa mère, de l'empire, de son père lui-même, il donna à regret à Pahlen un consentement muet aux mesures extrêmes à prendre pour tout sauver. Mais, tremblant que l'exécution de ces mesures, plus semblables à une conjuration de criminels qu'à un coup d'État de politiques, ne compromît la vie d'un père pour lequel il aurait encore donné la sienne, et ne changeât une déposition nécessaire en parricide, il détacha de la muraille un crucifix suspendu aux parois de son cabinet de travail, et il fit jurer à Pahlen, sur ce signe sacré, qu'en aucun cas on n'attenterait aux jours de son père.

Pahlen jura tout, et se retira muni du consentement d'Alexandre, lui promettant qu'avant trois jours le coup d'État contre la démence paternelle serait accompli, sans avoir coûté ni crime, ni sang, ni honte à la famille impériale et à la nation.

 

XVI

Ce consentement du fils, si péniblement et si astucieusement arraché, armait Pahlen d'une autorité sacrée aux yeux de ses complices, qui lui donnait le double caractère de conspirateur et d'homme d'État, et qui lui permettait de dominer tout, même son propre crime. Il ne représentait plus seulement les conjurés, l'armée, le sénat, le peuple. il représentait la dynastie elle-même dans son attentat contre le tyran. Il représentait de plus la vigilance du pouvoir tyrannique contre lequel il conspirait il avait à la fois le mandat du père, pour laisser grandir et mûrir le complot ; le mandat du fils, pour le légitimer ; le mandat de la haine publique, pour l'accomplir. Jamais conspirateur antique ou moderne n'avait réuni dans sa main plus de gages de succès, de crimes et d'impunité dans le crime.

 

XVII

Mais ce n'était pas encore assez pour Pahlen. Afin de mieux s'assurer cette impunité dans le cas où le complot faillirait dans l'exécution, et où le courage de l'empereur viendrait à triompher des conjurés, Pahlen s'était réservé, dans l'exécution de l'attentat, un rôle ambigu et à deux faces, qui lui permettrait de se dévoiler comme le chef de la conspiration si elle réussissait, et comme le vengeur du crime si le crime avortait dans la dernière heure.

Dans cette double éventualité, il remit les premiers rôles dans la conjuration à Platon et à Nicolas Zoubof, et au général Beningsen, Hanovrien au service de Russie, que la renommée rendait influent sur l'armée, et que la disgrâce rendait implacable à l'empereur. Quant à lui, il se réservait l'impulsion d'abord, l'immobilité pendant l'événement, l'achèvement ou la répudiation de l'attentat après la défaite ou la victoire. Tant de rôles n'écrasaient pas la vigueur, la souplesse et la fécondité de ce héros de la trahison.

 

XVIII

Cependant les deux premiers jours des trois, assignés comme terme de l'événement par Pahlen, s'écoulaient, sans qu'il donnât encore aucun signal à ses complices. L'air était tellement imprégné des vagues miasmes d'une conjuration presque unanime, quoiqu’encore muette, que les symptômes, transpirant de toutes parts, pouvaient, d'une heure à l'autre, éveiller l'attention de Paul sur la connivence de son ministre. Quelques-uns de ces symptômes, comme il arrive dans toutes les conspirations d'État, étaient si mystérieux et si étranges, qu'ils sont restés inexplicables jusqu'à ce jour aux hommes les plus initiés aux secrets de la cour et des conciliabules de Pahlen. L'histoire, après tant d'années, n'a pu encore en découvrir l'origine et en interpréter la signification. Deux chambellans disgraciés de Paul Ier, le prince Tuffeukin et le prince Galitzin, vivaient, depuis quelques mois, relégués et surveillés à Moscou. Dix ou douze jours avant l'exécution du complot, les deux exilés reçoivent chacun une lettre anonyme datée de Cronstadt, et ne contenant que ces mots : Venez, le tyran n'est plus, et la Russie est délivrée ! Étrangers à la conjuration, et soupçonnant dans cette lettre un piège de la police, ils se communiquent l'un à l'autre l'étrange avis, et se promettent de garder le silence, de peur de trahir leur sentiment par leur parole ou par leur physionomie.

L'événement ne devait pas tarder cependant à vérifier le message anticipé. Le désir de se débarrasser de l'empereur était si général, que, pendant que Pahlen conspirait à Pétersbourg, le général étranger Ribas, gouverneur de Cronstadt, conspirait de son côté dans son gouvernement.

Parti de Cronstadt pour Pétersbourg, Ribas et quelques-uns de ses complices épiaient une occasion de frapper le tyran. Leur plan consistait à allumer un incendie pendant la nuit dans la capitale, à entourer Paul qui avait l'habitude de se rendre lui-même au feu, à le frapper dans le tumulte, et à répandre le bruit qu'il avait péri par accident sous les débris de l'édifice, en cherchant à éteindre le feu.

L'incendie, allumé pendant la nuit, avait en effet réverbéré ses lueurs sur les fenêtres du palais, au moment où l'empereur, fatigué des exercices du jour, venait de se déshabiller et de s'endormir. Éveillé en sursaut par ses serviteurs, il veut, comme de coutume, courir au feu. Un de ses aides de camp regarde, par son ordre, quel est l'édifice atteint par la flamme il rapporte à son maître que ce n'est qu'une maison de bois d'un pauvre quartier, qui brûle sans danger pour le reste de la ville il détourne son maître de se lever pour si peu, et se charge d'aller à sa place surveiller et presser les secours. Paul, pour la première fois, se relâche de son zèle habituel et se rendort.

Ribas et ses amis voyant accourir à l'incendie un simple aide<ie camp, au lieu de l'empereur qu'ils attendaient, s'étonnent, se troublent, soupçonnent un traître parmi eux, et se hâtent de fuir pour échapper aux supplices d'une conjuration éventée. Ribas, se jetant précipitamment dans une chaloupe, vogue à force de rames sur la Néwa pour rentrer à Cronstadt, avant qu'on se soit aperçu de son absence.

A peine y était-il arrivé, qu'un bâtiment étranger échoue pendant une tempête sur un écueil à l'entrée du port, et tire le canon de détresse pour appeler du secours. Ribas s'embarque à l'instant sur un esquif pour donner l'exemple à ses matelots, sombre, et périt dans les flots en approchant du vaisseau en perdition.

L'empereur, en apprenant la noble mort de son amiral, admire son dévouement, et pleure comme un ami l'homme qu'un hasard seul avait empêché d'être son assassin.

On soupçonna toujours, depuis, que la lettre anonyme qui annonçait aux exilés de Moscou la mort du tyran était de la main de Ribas, ou d'un de ses complices.

 

XIX

Cependant Pahlen, depuis qu'il avait fait confidence de sa résolution au tsarewitz Alexandre, craignant ou une indiscrétion ou un remords de ce prince, avait placé des gardes à la porte de ses appartements, sous prétexte d'exécuter un ordre de l'empereur, mécontent de quelques fautes disciplinaires de son fils.

L'empereur, à la fin du troisième jour, était allé, selon son habitude, passer la soirée et souper familièrement chez une de ses confidentes, la princesse Gagarin. Là, dans l'abandon de la confiance et dans l'amertume de son cœur, ulcéré par les récentes révélations de Pahlen, sa taciturnité, ses soupirs, ses demi-mots énigmatiques, interprétés par l'opinion qu'on se faisait de sa démence, avaient jeté l'étonnement, le silence et la terreur dans le petit cercle de ses familiers les plus intimes.

« Avant peu de jours, s'était-il écrié dans l'imprudence de ses menaces, avant peu de jours on s'étonnera de voir tomber des têtes qui me furent bien chères. »

La princesse Gagarin se hâta de faire avertir le soir même le tsarewitz Alexandre et l'impératrice des paroles sinistres qui ne pouvaient désigner qu'eux. Cette explosion de larmes du père confirma le fils dans Ta douloureuse conviction qu'il fallait choisir entre la déposition d'un souverain en démence, ou la mort de sa mère, de ses frères et de lui-même.

Pahlen, informé de son côté des mêmes propos, et résolu de presser l'exécution du coup d'État, se rendit au palais, et, pour endormir dans une perfide sécurité sa victime, annonça à l'empereur que la conjuration contre ses jours avait été complétement abandonnée et dissoute, par le refus de sa famille d'y participer ; que les conjurés étaient en fuite qu'il pouvait détendre désormais son âme, et se relâcher des consignes sévères imposées aux gardes de son palais.

Paul, consolé et rassuré par ce faux rapport, reprit en effet sa sérénité, et s'endormit sur la foi de la trahison.

 

XX

Mais à peine l'empereur avait-il congédié pour la nuit ses serviteurs, que Pahlen, courant à la maison de Platon Zoubof, chez lequel les principaux conjurés étaient invites à un souper somptueux, parut au milieu d'eux, s'assit à leur table, et, faisant fermer les portes, les enivra de flots de vin, afin de leur faire puiser dans une demi-ivresse la témérité des résolutions extrêmes et subites, qui ont besoin des ténèbres et du vertige pour faire évanouir toute objection et toute terreur du cœur des hommes. Quant à lui, il ne fit qu'effleurer de ses lèvres l'écume de son verre, pour conserver le sang-froid du chef au milieu de la chaleur des instruments. Beningsen et les Zoubof, seuls confidents complets de ses desseins, observèrent la même sobriété.

Les soixante autres officiers de l'armée ou des gardes, animés du double feu de la jeunesse et du vin, ne tardèrent pas à laisser éclater en propos et en clameurs leur indignation contre la cour, et leur ardeur à délivrer l'empire d'un tyran.

« Eh bien, que tardons-nous ? leur dit alors Pahlen avec la triple autorité de son commandement, de son grade et de son éloquence. Pourquoi laisserions-nous un jour et une heure de plus au danger de la famille impériale et à la honte de la Russie ? Qui nous dit que ce jour ne sera pas employé par un père et par un époux égaré au meurtre irréparable de sa femme et de ses fils, et qu'en négligeant de sauver cette nuit des victimes augustes, nous n'aurons pas demain à ne venger que des cadavres ? Notre conspiration est légitime, car elle est la conspiration du salut de l'empire et de la vie de la dynastie de Pierre le Grand elle est innocente, car nous ne voulons point répandre de sang, mais déposer seulement un tyran du trône, pour y placer l'espérance et l'amour de la nation elle est sainte, car nous avons le consentement douloureux du fils à l'abdication nécessaire du père elle est prompte et sûre du résultat, car ici elle est enfermée tout entière dans cette salle avec nous, et dehors elle est préparée aujourd'hui même par mes soins avec une prévoyance qui a préjugé vos sentiments, endormi le palais, embauché les gardes. Levons-nous seulement de table, et tout est accompli !

« J'ai fait, avant de me rendre au milieu de vous, relever tous les postes du palais, et j'ai placé, au lieu des soldats allemands de l'empereur, des officiers en sentinelle, chargés de nous livrer les portes. Toute la garde impériale, rassemblée dans cet instant par mes ordres dans ses casernes, est prête à en sortir pour saluer et défendre le nouveau maître que nous allons lui donner. Marchons, en invoquant le nom des grands libérateurs de leur pays et l'âme de Pierre le Grand, qui veille sur sa famille et sur son peuple Le génie de Rome et de la Russie est avec nous ! »

 

XXI

Une acclamation unanime accueillit cette harangue de Pahlen, et tous les convives tirèrent leurs épées pour en couvrir, à sa voix, les jours du tsarewitz Alexandre.

Pahlen, divisant en deux groupes les soixante conjurés, donna au général Beningsen le commandement du premier groupe, et se réserva à lui-même le commandement du second, marchant en réserve et à quelque distance, afin de rester, dit-il, en communication avec les troupes rassemblées déjà sur les principales places de la ville, et de leur donner l'impulsion au moment où le palais serait envahi par Beningsen et Zoubof.

Les historiens de cette nuit suprême soupçonnent Pahlen d'avoir ménagé ainsi jusqu'au dernier moment les deux fortunes, prêt à seconder les premiers conjurés s'ils réussissaient, prêt à les désavouer et à les écraser avec les troupes indécises, s'ils échouaient dans l'invasion du palais. Rien n'atteste mais rien ne dément une pareille ambiguïté de crime dans un caractère si dissimulé et si double.

Quoi qu'il en soit de cette réserve équivoque de Pahlen au dernier moment, les conjurés, favorisés par la nuit, enveloppés de leurs manteaux, l'épée nue à la main, cachée sous les pans de leur uniforme, s'avançaient en silence vers le palais Micliaïlofski, sorte de forteresse bastionnée et crénelée, que Paul avait fait élever et armer comme une citadelle au milieu de son peuple.

Au bruit de leurs pas dans les vastes jardins qui entouraient le palais, des bandes de corneilles, nichées sur les arbres, s'envolèrent en poussant des cris sinistres. Les premiers conjurés, superstitieux comme le sont les races primitives, s'alarmèrent de ce vol et de ces cris comme d'un sinistre augure, s'arrêtèrent, et hésitèrent s'ils ne reviendraient pas sur leurs pas. Beningsen et Zoubof les raillèrent de leur faiblesse, et leur dirent que l'augure ne menaçait que les jours du tyran. Ils continuèrent à s'avancer vers la grande porte du palais.

Une seule sentinelle leur cria : « Qui vive ! » A ce cri, les officiers des gardes, apostés à l'intérieur par Pahlen, sortirent, défendirent à la sentinelle de faire feu, et dirent aux soldats du poste que c'étaient des généraux et des officiers supérieurs qui faisaient une ronde de nuit par ordre de l'empereur. Les soldats, trompés, saluent les conjurés, et leur livrent la porte et le grand escalier qui conduisent à l'appartement de Paul.

Il était minuit. Le silence et la solitude régnaient dans l'intérieur du palais on n'y entendait que le pas étouffé des conjurés, qui traversaient, sans rencontrer aucun obstacle, la longue file d'appartements déserts servant d'avenue à la chambre de l'empereur. Un adjudant du palais, nommé Argamakof, familier de Paul, corrompu par Pahlen, leur servait de guide. Ils avaient besoin de ce complice pour arriver sans tumulte jusqu'aux appartements reculés de Paul, et pour s'en faire ouvrir les portes par ruse, sans éveiller ses soupçons et sans interrompre son sommeil.

Argamakof, conduisant les conjurés jusqu'à la porte du valet de chambre qui ouvrait ou fermait seul en dedans celle de son maître, appela par son nom, en le priant de lui ouvrir pour un rapport secret et pressé qu'il venait, selon son usage, faire à l'empereur.

« Un rapport à cette heure ? répondit le serviteur. Es-tu fou ? il est minuit !

« — C'est toi qui dors encore et qui rêves, répondit l'astucieux adjudant. Il est six heures du matin, le jour va poindre ; et si tu ne m'ouvres pas, tu auras un compte sévère à rendre à ton maître. »

Le valet de chambre, mal éveillé, ouvrit ; mais voyant un groupe de généraux et d'officiers, l'épée nue à la main, entrer précipitamment à la suite d'Argamakof, il trembla de tous ses membres, et s'enfuit en criant : « Au meurtre ! » dans l'ombre d'un corridor.

A son cri, deux hussards affidés, qui couchaient, le pistolet au poing, sur le seuil extérieur de la chambre de leur maître, se lèvent en sursaut pour défendre la porte. L'un d'eux se dévoue à la mort pour accomplir son devoir, tire son sabre, et lutte sans espoir contre vingt épées levées sur lui. Un coup de sabre à la tête l'abat dans son sang ; on écarte du pied son cadavre. La porte, fermée en dedans par un verrou, cède aux assaillants.

 

XXII

Cependant l'empereur, éveillé en sursaut par la chute des hussards, par le cliquetis des sabres, par le pas des conjurés, comprend que la trahison a livré son palais à ses ennemis, et qu'une porte à demi brisée est son seul rempart contre la mort. Il s'élance à demi nu de son lit, à la lueur d'une lampe de nuit, court à la porte de sa chambre qui communiquait à l'appartement de l'impératrice, se souvient tout à coup avec désespoir qu'il a fait lui-même murer par derrière cette communication, dans l'excès de sa défiance contre son épouse, revient dans son alcôve, presse du pied une trappe mystérieuse qui cachait un escalier dérobé, préparé pour une fuite soudaine, sent la trappe verrouillée résister au poids de son corps, et, ne trouvant de salut ni sous sa main ni sous ses pieds, se réfugie dans un cabinet attenant à sa chambre, où il déposait les drapeaux de ses régiments et les armés des officiers emprisonnés momentanément par ses ordres. Ce cabinet, où l'on retirait les vieux meubles inutiles de l'appartement, renfermait aussi un paravent, derrière lequel l'empereur s'abrite et s'affaisse, pour échapper à la première poursuite des assassins. Ils entr'ouvraient déjà les rideaux de son lit. Platon Zoubof, le plus impatient et le plus acharné de tous, jette un cri d'effroi en parcourant de la main la couche vide.

« Grand Dieu ! dit-il, il est sauvé, et nous sommes perdus ! »

Il cherche en vain sous le lit, avec la lame de son épée, le corps du fils de Catherine. Il pâlit, ainsi que son frère, à l'idée du crime conçu, commencé et trompé par la précaution de Paul. Ses complices et lui voient déjà l'empereur échappé à leurs coups, appelant les soldats de la garde et de la garnison aux armes, et revenant venger dans leur sang la conspiration avortée. Mais Beningsen, avec le sang-froid obstiné d'un militaire accoutumé aux vicissitudes de l'action, continue à visiter scrupuleusement les corridors, les armoires, les recoins obscurs de la chambre, et, dépliant violemment le paravent, découvre, derrière le dernier panneau de ce meuble, l'empereur accroupi qui le regarde sans terreur, et qui se relève majestueusement devant lui.

Paul, en traversant le cabinet où étaient déposées les armes des officiers aux arrêts, avait eu le temps et l'instinct de s'armer d'une courte épée, pour défendre sa vie ou pour mourir en brave. Beningsen, contenant l'empereur de la main droite avec la pointe de sa propre épée sur sa poitrine nue, le salue avec un reste de respect militaire, et, tenant de la main gauche l'acte d'abdication préparé chez Zoubof

« Signez ceci, dit-il à Paul ; vous n'êtes plus empereur, c'est votre fils Alexandre qui règne ! Nous venons vous sommer, en son nom, de déposer l'empire. A ce prix, ne craignez rien pour votre vie nous ne voulons de vous que le sceptre, que vous ne pouvez plus porter.

« — Oui ! oui ! s'écrièrent tumultueusement les conjurés les plus rapprochés de Beningsen avec les gestes et les égarements d'hommes ivres d'insolence et de vin ; hâtez-vous d'abdiquer un pouvoir qui n'a été qu'un long opprobre pour vous, un long supplice pour nous, ou nous vous ferons signer de votre sang une renonciation que vous ne voudrez pas signer de votre main !

« —Que vous ai-je fait, ingrats ? » répondit Paul avec un accent de reproche sévère et tendre où l'on sentait encore l'autorité du souverain à travers la tristesse du suppliant.

Il continuait à leur parler en victime et en maître, et la compassion commençait à amollir en eux la fureur du crime et du vin, quand un nouveau tumulte de pas nombreux se fit entendre dans les grandes salles qui précédaient la chambre.

« Ce sont ses soldats allemands qui viennent le défendre ! » s'écria une voix. A ce cri, le groupe des conjurés épouvantés se dispersa dans l'ombre, et laissa Beningsen presque seul contenir de la pointe de son épée sa victime, prête à échapper à son sort. Ce n'étaient pas les Allemands c'était un second groupe de conjurés subalternes, arrêté un moment au pied du grand escalier, qui accourait au bruit de la résistance et de la lutte pour presser et achever le dénouement. Leur invasion, les cris des hussards, la chute des portes enfoncées, le retentissement des pas des conjurés sur les degrés, la voix de Paul appelant à lui ses serviteurs, avaient rempli le palais de bruit et de trouble.

Platon Zoubof, craignant que l'impératrice et ses fils n'accourussent aux clameurs de leur père et de leur époux, se hâta de descendre dans les appartements du tsarewitz Alexandre, situés au-dessous de ceux de son père. Il trouva ce prince debout dans son appartement avec la grande-duchesse sa femme, son frère Constantin et la femme de ce grand-duc, attendant dans une angoisse cruelle la fin d'un drame dont on ne leur avait confié que la moitié.

Constantin, le favori de son père et l'exécuteur obéissant de ses sévérités, n'avait été initié que le soir, très-avant dans la nuit, au coup d'État consenti par son frère. On le retenait avec peine dans l'appartement du tsarewitz, par crainte d'une indiscrétion ou d'un généreux élan de cœur vers son père. S'il avait eu le temps de la réflexion et la liberté de ses mouvements, jamais Paul n'aurait été frappé qu'à travers son propre corps.

Zoubof raconta rapidement aux grands-ducs la surprise, le désarmement et la prochaine abdication de leur père. Il leur jura de nouveau que sa vie était en sûreté sous l'épée protectrice de Beningsen, et il remonta précipitamment l'escalier du palais.

Pendant sa courte absence, Beningsen avait continué à retenir Paul immobile, mais inflexible, sous son épée, aux conditions d'abdication qu'on lui imposait. Indigne de régner par son caractère, il s'en montrait digne au moins au dernier moment par son courage ; il ne savait pas plier, mais il savait mourir. Le second, groupe de conjurés, qui venait de rallier le premier groupe dispersé par la panique, était composé d'officiers et de généraux à qui l'ivresse du souper chez Zoubof avait enlevé toute raison, toute décence et toute pitié dans leur animation contre le tyran.

A leur entrée dans la chambre, et à l'aspect de Paul en chemise, les jambes nues, devant Beningsen, ils s'étaient précipités en furieux sur l'empereur. Paul, désarmé et saisi corps à corps par le major général de l'artillerie prince Jaschwill, roula en se débattant avec son assassin. La seule lampe de nuit qui éclairait cette horrible lutte s'éteignit, soit d'elle-même, soit par le souffle d'un des bourreaux, soigneux de laisser la responsabilité aux ténèbres. On entendait Paul se défendre avec l'héroïsme du désespoir contre le prince Jaschwill, Tatarinof, colonel d'artillerie, le prince Vereinski, et Seriatin, officiers réformés de la garde, donner et recevoir des coups retentissants.

« Au nom de Dieu ! Sire, lui cria Beningsen, ne cherchez pas à vous sauver il y va de votre vie ; on vous tuera, si vous opposez la moindre résistance ! »

En disant ces paroles, Beningsen courut à tâtons, dans la salle voisine, chercher un flambeau pour éclairer les ténèbres de cette lutte.

« Messieurs, murmurait Paul à demi étouffé par une écharpe que des mains invisibles seraient déjà autour de son cou, au nom du ciel, épargnez votre empereur ! Laissez-moi seulement le temps de faire ma dernière prière et de recommander mon âme à Dieu. »

Le nœud coulant de l'écharpe, qui lui coupa la respiration, et un coup de pommeau d'épée sur la tempe, qui lui brisa le crâne, furent la seule réponse des bourreaux. Quand Beningsen revint, le flambeau à la main, pour écarter les meurtriers et relever l'empereur, Paul rendait le dernier soupir sous les genoux de ses assassins.

Beningsen ne releva qu'un cadavre, le recoucha sur le lit, enveloppa la tête dans sa couverture, et se retira consterné, en plaçant le capitaine des gardes Markof à la porte de la chambre avec trente hommes, et en lui donnant pour consigne de ne laisser pénétrer personne auprès du cadavre, pas même l'impératrice, les fils ou les filles de la victime (24 mars 1801).

 

XXIII

L'impératrice, dont l'appartement, comme on l'a vu, était contigu à celui de Paul, s'était en effet réveillée au bruit des pas et des voix dans la chambre de l'empereur et, oubliant que Paul avait fait barricader cette porte, elle y avait couru pour l'ouvrir, et pour se jeter entre les conjurés et son mari. Les froideurs, les dédains et les sévérités de Paul envers cette compagne si pure et si docile de sa jeunesse, avaient contristé sans aliéner le cœur de l'impératrice. Toute sa tendresse se soulevait en elle, comme tout son devoir, à l'image de Paul assassiné par ses gardes pour l'amour d'elle.

Après avoir vainement secoué la porte, qui résista à ses faibles bras, elle se précipite par un escalier dérobé à l'étage inférieur pour accourir par une autre issue, monte fi demi nue.et à pas précipités le grand escalier, malgré les gardes qui cherchent à l'arrêter, traverse les grands appartements, et arrive trop tard à la porte où le lieutenant des gardes, Poltaratski, ne gardait plus qu'un cadavre.

« L'empereur est mort d'une mort subite, lui dit Poltaratski en s'inclinant devant elle, et en lui refusant respectueusement de la laisser pénétrer dans la chambre.

« — Non ! non ! dit-elle, il a été assassiné !

« — Eh bien ! madame, il faut vous l'avouer, répond le lieutenant. »

Elle fit des efforts désespérés pour forcer la consigne, et pour embrasser encore le père de ses enfants.

« Ne me reconnaissez-vous donc pas ? Ne suis-je pas votre impératrice, votre mère ? s'écriait-elle en insistant auprès des officiers et des sous-officiers de garde.

« — Oui, madame, répliqua Poltaratski ; mais je ne puis prendre sur moi de violer la consigne donnée par le général Beningsen.

« — Eh bien, j'entrerai de force ! » reprit l'impératrice désespérée. Et elle s'élança vers la porte. Les soldats lui opposèrent, en baissant les yeux, une haie croisée de baïonnettes. A cet outrage, elle se retourne vers Poltaratski et le frappe au visage, puis s'évanouit de colère et d'horreur entre les bras de la princesse de Liéven, sa dame d'honneur. Ses deux filles, les grandes-duchesses Marie et Catherine, étaient accourues sur les pas de leur mère, au bruit du meurtre. de leur père. Elles secoururent l'impératrice évanouie, et demandèrent un verre d'eau pour en rafraîchir ses lèvres.

Au moment où l'impératrice, revenue à elle, portait l'eau à sa bouche ; un soldat lui arracha le verre des mains, en but quelques gouttes ; puis lui rendant le verre : « Maintenant vous pouvez boire sans crainte, dit-il à sa souveraine ; il n'y a pas de poison. D'ailleurs, vous êtes innocente du malheur de l'empereur et de ce qui vient de se passer ! »

On l'emporta dans ses appartements.

 

XXIV

A peine y était-elle rentrée avec ses filles pour étancher ses premières larmes, que Pahlen resté jusque-là invisible et immobile avec ses troupes, comme le génie indécis et caché de l'événement, dans l'ombre des jardins, entra chez l'impératrice et l'engagea à le suivre chez le tsarewitz Alexandre, pour saluer et bénir en lui le nouvel empereur.

A ces mots, l'orgueil et l'ambition trompés du trône vacant se soulevèrent, et triomphèrent de l'émotion et de la douleur dans l'âme de cette vertueuse mais fière princesse. Elle n'avait eu qu'un moment pour se reconnaître, et ce moment lui avait suffi pour s'attacher à l'idée de revendiquer pour elle-même ce trône, occupé par le cadavre encore chaud de son mari. Elle s'étonna, elle s'indigna à haute voix devant Pahlen de ce qu'on lui disputait la régence ; et elle le suivit chez son fils, en lui reprochant amèrement de lui ravir le rang et l'autorité qui lui appartenaient par la mort de Paul, et par l'âge, encore subordonné à sa tutelle, d'Alexandre.

Pahlen lui représenta en vain qu'un événement si sinistre et si imprévu exigeait dans la nuit même un couronnement militaire, et la présentation d'un prince à cheval et adoré à la tête des troupes. Rien ne fléchit la mère déjà jalouse du fils, tant la séduction du pouvoir suprême dominait promptement, dans ce cœur de veuve, l'honneur de l'épouse et la tendresse de la mère !

 

XXV

Pendant que cette altercation pour l'empire se prolongeait à voix sourde dans l'appartement de l'impératrice plus qu'il ne convenait à Pahlen et à ses desseins de gouverner sous le jeune empereur, Beningsen et Zoubof s'étaient rendus, de leur côté, dans l'appartement du tsarewitz, où Alexandre et Constantin attendaient avec une anxiété terrible, non la mort, mais l'abdication forcée de leur père. La douleur et la pâleur de la physionomie de Beningsen révélèrent avant les paroles, aux princes, ce qu'ils tremblaient de connaître

« Votre père est mort du saisissement et des convulsions que la nécessité de déposer l'empire a produits en lui, dirent les meurtriers.

« — Ah ! malheureux que je suis ! s'écria le tsarewitz, qui comprenait au-delà des paroles, je commencerai donc mon règne par un assassinat, et je laisserai donc la mémoire infâme d'un parricide ? Non ! plutôt mille fois ne jamais régner, que de régner en paraissant recueillir le fruit du sang de mon père ! »

Il s'évanouit à ces mots, en tombant dans les bras de Constantin, sombre de fureur et baigné de larmes.

La voix de Pahlen, qui entrait et qui lui représentait le péril d'une hésitation et d'un interrègne d'un moment dans une telle crise de la couronne, suspendit, non son désespoir, mais ses gémissements et ses incertitudes.

« Refuser l'empire par un remords, c'était, lui dit Pahlen, s'avouer coupable d'un crime ou d'un malheur dont il était en réalité innocent. La cause de la mort resterait cachée ; ou, si elle venait à se révéler, il se trouverait assez de sujets dévoués pour en assumer sur eux la responsabilité et l'expiation. L'essentiel était de ne pas laisser une heure au doute, et de saisir le pouvoir de l'acclamation des troupes rassemblées avant que le bruit de la mort violente de l'empereur se répandît dans la ville au réveil du peuple, et que le soleil se levât peut-être pour en éclairer le mystère, et pour le venger sur ses meurtriers et sur sa propre famille.

« Eh bien, je régnerai, puisqu'il le faut pour le salut de la Russie et pour l'attestation de mon innocence dit enfin Alexandre à Pahlen, à Beningsen et à Zoubof ; mais je régnerai à jamais malheureux, et avec l'image perpétuellement sous les yeux d'un père qui ne devait pas mourir ainsi, moi vivant ! »

On se préparait à sortir du palais pour le présenter aux troupes, quand, à la suite de plusieurs messages par lesquels l'impératrice réclamait le sceptre vacant, en vertu de ses droits de mère et de tutrice, elle parut elle-même pour imposer à son fils, par l'autorité et par les larmes, la déférence du trône. Un long et sinistre entretien entre la mère et le fils à voix basse, mais dont on entendait de temps en temps les éclats involontaires, ébranla de nouveau la résolution d'Alexandre. Il sortit un instant de son cabinet, où il avait été suivi par sa mère, et, s'approchant tout ému de l'oreille de Pahlen :

« Eh bien lui dit-il, voici un autre malheur inattendu qui menace de compliquer la crise de cette nuit fatale, et de faire échouer demain tous vos desseins. Ma mère s'obstine à ne pas renoncer à ses droits, et à refuser le serment que son exemple devait imposer à tout l'empire !

« — Ce n'est pas l'heure des scrupules d'enfant et des vanités de femme ! » répondit brusquement Pahlen.

Et, entrant avec Beningsen et Zoubof dans le cabinet, ces trois conjurés, qui n'avaient de salut que dans l'acceptation du fils et dans le silence de la mère, obtinrent par leurs prières, par leurs raisonnements et peut-être par leur audace, que l'impératrice renonçât enfin à ses prétentions, et prêtât immédiatement serment à son fils comme empereur.

 

XXVI

A la première aube du jour, Alexandre, à cheval, suivi de Pahlen, de Beningsen et des principaux conjurés, parut devant le front des troupes rassemblées, parmi lesquelles on avait répandu le bruit de la mort subite et naturelle de l'empereur. Le régiment des gardes Préobrajenskoï, plus particulièrement caressé par Paul, et qui soupçonnait le meurtre sous cette mort mystérieuse, accueillit avec une sévérité froide et presque menaçante le nouveau tsar. Aucune voix ne s'éleva des escadrons pour crier : « Vive Alexandre ! » Les autres, impressionnés par la présence de Beningsen, général aimé des soldats, et encouragés par l'ascendant de Pahlen, tout-puissant sur leurs chefs, n'hésitèrent pas à saluer de leurs acclamations le nouveau règne, représenté par un jeune prince que le contraste de sa beauté avec la laideur de son père rendait l'idole de l'armée et du peuple.

Avant le lever du soleil, la capitale entière avait prêté serment à son nouveau maître, sans s'informer trop du mystère de la nuit. Un empereur haï y avait trouvé son cercueil, un empereur adoré y avait trouvé le trône. Aucun regret n'altérait dans les cœurs l'espérance unanime qui venait d'éclore sur l'empire avec le jour.

Les funérailles de Paul Ier dérobèrent à demi, comme celles de son père Pierre III, la nature de l'événement et les traces du crime. Exposé sur un lit de parade aux hommages des grands et du peuple, ses gants, son uniforme, son chapeau de général, cachèrent les mutilations de ses mains, de sa poitrine et de ses tempes. Mais l'indiscrétion et même la jactance insolente des Zoubof et de leurs nombreux complices, sûrs de l'impunité de leur crime, éventèrent promptement les circonstances du meurtre, et mêlèrent la consternation, l'horreur, la pitié de la capitale et de l'Europe à la sérénité du nouveau règne.

Paul était plaint plus que haï, comme un prince dont le cœur était bon, les intentions droites, et dont les fautes mêmes n'avaient pour cause qu'une excessive impatience dans l'accomplissement de ce qu'il croyait nécessaire au bonheur de son peuple. L'horreur d'un père assassiné sous le foyer de ses fils, de sa femme et de ses filles, pendant son sommeil ; son héritage porté tout sanglant à son fils aîné, et accepté par lui des mains des meurtriers enfin la présence et la faveur apparente de ces assassins, ministres et généraux du fils le lendemain de l'assassinat du père, rappelaient le palais des Atrides dans la maison des Romanof. L'impératrice mère elle-même laissait échapper, par douleur ou par ressentiment contre l'usurpation de son fils, des larmes, des indignations, des signes muets de vengeance.

Un pope, accrédité par ses prétendues révélations surnaturelles à Pétersbourg, répandait parmi le peuple des images où était représenté le meurtre de l'empereur, et où on lisait : Dieu a promis de punir les assassins de Paul. Cette image, affichée dans la chapelle de l'impératrice mère au palais d'hiver, offensait les yeux, menaçait l'impunité des meurtriers. Pahlen fit enlever de force cette image de la chapelle de l'impératrice. Elle s'indigna, et réclama fortement auprès de son fils.

« Voulez-vous donc, lui dit-elle, accepter pour vous les justes menaces des hommes et du ciel contre ceux qui ont égorgé mon époux, leur souverain, et votre père ? »

Alexandre fit insinuer indirectement à Pahlen qu'il serait décent à lui de s'éloigner momentanément de Pétersbourg. Pahlen comprit plus qu'il ne lui avait été dit, et envoya, le jour même, la démission de toutes ses charges.

« C'est bien ! dit Alexandre. Mais pour que le sacrifice soit complet, il convient que monsieur de Pahlen parte sans délai, et de lui-même. »

Une heure après, Pahlen, obéissant, mais fier de son crime, partait pour Riga sans remords, sinon sans crime. Il se vanta toute sa vie d'avoir sacrifié sciemment sa reconnaissance personnelle, son ambition et sa mémoire au renversement du tyran et au salut du trône et du peuple. Mais la conscience humaine ne ratifie pas ces absolutions patriotiques que la trahison se donne à elle-même. Quel que soit le motif de la perfidie d'un ministre et de l'assassinat d'un bienfaiteur, le crime reste crime, et le sang reste sang la politique n'a pas le privilége d'innocenter les forfaits.

Quant à Alexandre, l'histoire maintenant bien éclairée ne peut ni l'accuser de parricide, ni l'excuser complétement de son malheur. Sans doute il n'autorisa ni ne prévit le meurtre de son père, il fit prêter de bonne foi aux conspirateurs le serment de ne pas attenter à ses jours ; mais il connut la conspiration, et il consentit à une violence jugée nécessaire au salut de sa mère, de l'empire, et à son propre salut. Quoique bien jeune encore, il était assez mûr cependant pour savoir qu'entre une abdication forcée et la mort du prince de qui on l'exigeait l'épée sur la poitrine, il n'y avait que la distance de la pointe de l'épée de ses partisans.au cœur de son père ; qu'un refus, un emportement, un geste, une lampe éteinte, une mêlée dans la nuit, pouvaient changer une déposition en parricide. Jamais fils, quelque menacé qu'il fût, ne devait laisser courir innocemment un pareil hasard au crime de ses confidents, à la vie de son père, à sa propre innocence à lui Si Paul n'était qu'un prince ombrageux, il fallait subir patiemment ses ombrages, comme un malheur de la destinée qui ne légitimait point sa déposition violente, encore moins sa mort, par la main des siens. Si c'était un insensé dangereux à tous et à lui-même, il fallait le sauver de ses propres excès par un jugement douloureux d'État et de famille, assister soi-même à l'exécution de l'arrêt, désarmer à genoux le prince et le père, l'entourer dans l'intérieur du palais de toutes les pitiés, de toutes les consolations, de tous les respects dus à la nature, au rang, à l'infirmité mentale ; mais il ne fallait livrer à aucun prix à la nuit, à la trahison, à l'ivresse, au fer d'une bande d'assassins, la vie d'un souverain et d'un père, en attendant debout, averti et tremblant dans un appartement voisin, qu'un Pahlen ou un Zoubof ou un Beningsen vinssent vous apporter, ou une abdication signée sous le poignard, ou un crime tout fait, avec la honte éternelle de ne pouvoir ni les désavouer ni les punir.

Alexandre se rejeta d'horreur dans le désespoir, et versa des larmes sincères en apprenant que ses partisans avaient manqué à leur serment et dépassé d'un cadavre son autorisation. Mais aucunes larmes ne pouvaient laver une telle imprudence. Aussi ne fut-il jamais bien sûr lui-même, pendant le reste d'une vie honnête, s'il était innocent ou coupable un malheur trop semblable à un remords pesa jusqu'à sa dernière heure sur son esprit. Juste vengeance de la nature, qui infligea à une action douteuse un doute terrible pour punition ! L'histoire, selon nous, ne doit juger Alexandre ni plus mollement ni plus sévèrement qu'il ne se jugea lui-même innocent d'intention, imprudent de moyens, malheureux de destinée, et d'autant plus malheureux qu'une conscience plus filiale, plus délicate et plus pure ne lui permit jamais à lui-même ni de s'absoudre ni de se condamner tout à fait ! Un règne qui commençait ainsi pouvait être grand il ne pouvait jamais être heureux.