I Les
remords du meurtre de Pierre III semblaient peser plus sur les provinces que
sur la capitale, sur le peuple que sur la noblesse. La conscience des nations
despotiques est moins viciée dans les masses que dans les hauteurs.
Catherine, flattée dans sa cour et dans son armée, était haïe aux extrémités
de l'empire. Les moines et les paysans ne" pouvaient croire à la réalité
de l'assassinat de l'empereur ; ils espéraient toujours qu'échappé par
quelque protection divine au fer des complices de sa femme, ce prince, caché
dans la solitude ou dans la foule, apparaîtrait, soutenu par la justice de sa
cause et par la fidélité du peuple russe, pour redemander avec le trône la
tête de ses assassins. Déjà plusieurs faux empereurs en Crimée, dans le
Monténégro, province turque de l'Albanie, dans la province d'Oufa, fief des
Woronsof, avaient profité de cette crédulité pour tenter de grandes
impostures. Une mort prompte avait étouffé ces tentatives dans le sang des
aventuriers. Un
autre aventurier avait été plus habile ou plus heureux. Ymélian Pougatchef,
fils d'un simple Cosaque des rives du Don, était né à Simoweïsk, village de
ces hordes. Cavalier dans l'armée de l'impératrice Élisabeth dans la campagne
contre la Prusse, puis dans la guerre de 1769 contre les Turcs, déserteur en
Pologne après le siège de Bender, recueilli par des ermites polonais, le
hasard inspira à ces Polonais aventureux l'idée de susciter en lui une
conspiration à Catherine, leur ennemie. Pougatchef leur racontait un soir
que, pendant le siège de Bender, il avait été arrêté et considéré longtemps
par un officier russe de la garde, qui lui avait dit : « Si l'empereur
Pierre III n'était pas mort, je croirais le revoir en toi. » Peu de
jours après cet entretien, qui frappa d'étonnement les ermites, l'un d'eux,
que Pougatchef n'avait pas encore vu au couvent, l'aborda en le saluant du
nom de Pierre III. Cette seconde attestation de ressemblance avec l'empereur,
rêvée par tant d'imaginations, ébranla l'imagination du Cosaque lui-même. Les
insinuations des ermites firent le reste. Ils lui persuadèrent de revendiquer
la couronne qui lui appartenait ; ils le munirent de lettres de
recommandation pour leurs frères de la même secte de fanatiques, répandus
dans la petite Russie. Pougatchef y voyagea de cellule en cellule, reçu comme
un prodige, caché comme un mystère ; et, faisant marcher par ces ermites
ambulants sa renommée devant lui, il parvint, tout accrédité déjà au pays des
Cosaques du Don, sa patrie. De là, dans la crainte d'être reconnu et puni
comme déserteur, il passa sur les rives du fleuve Oural. Il y sema les
premiers germes de son imposture, fut arrêté et emprisonné à Kasan. Les
popes de Kasan, crédules ou complices des ermites de Pologne, lui ouvrirent
furtivement les portes de sa prison. Muni d'armes et d'or par eux, il
descendit le Volga jusqu'à son confluent avec l'Irghis, remonta les bords de
cette rivière, et s'enfonça dans les déserts. Il y trouva les Cosaques
nomades, disposés à tout croire et à tout faire pour se venger du
gouvernement de Catherine, qui voulait leur faire couper leurs barbes et qui
rétrécissait les limites de leurs pâturages. Pougatchef, annoncé à eux par
les moines d'Yaik comme un proscrit illustre qui les conduirait à la
vengeance, les rejoignit dans les marais où ils fuyaient l'oppression des
Russes, et se proclama hautement devant eux l'empereur Pierre III, échappé à
ses assassins et cherchant en eux ses vengeurs. La crédulité des opprimés ne
demande pas d'autres preuves qu'une fable qui les flatte. Ce titre lui donna
en peu de jours une armée. Il assiégea Yaik, il emporta et brûla les
forteresses de bois construites par les Russes, et défit les troupes envoyées
contre lui par le gouverneur d'Orenbourg. Tchernitchef lui-même, cerné et
pris par les Cosaques, fut massacré par les vainqueurs. Le
bruit de cette rébellion triomphante rallia aux premières bandes du faux
empereur les Bachkirs et les Kirghis, autres castes de 'ces nomades
belliqueux. Les paysans qui travaillaient aux mines de cuivre de l'Oural s'y
rallièrent en masse ; ils fondirent des canons et des boulets pour les
rebelles. Dix mille Kalmouks désertèrent d'un coup le drapeau de Catherine,
et passèrent aux Cosaques après avoir tué leurs généraux. Enfin les Polonais,
exilés par l'impératrice dans les steppes de la Sibérie, accoururent en foule
à l'armée de Pougatchef, et prêtèrent leur intelligence de la guerre et leur
audace révolutionnaire à ce mouvement. Le
fanatisme religieux, dont Pougatchef leur avait emprunté le masque,
consacrait sa cause aux yeux de la Russie. Vêtu en ermite et la croix
d'évêque dans une main, le prétendu empereur de Russie affectait le mépris du
monde et de ses grandeurs. Il abdiquait d'avance dans ses discours la
couronne qu'il conquérait par ses armes ; il jurait qu'il ne travaillait qu'à
rétablir le grand-duc son fils sur le trône usurpé par une marâtre étrangère
à la Russie. Ce désintéressement doublait sa popularité, en ralliant à sa
cause tous les politiques de la cour qui avaient été déçus en croyant servir
la cause d'un tsarewitz, et qui avaient malgré eux couronné une usurpatrice. Moscou
s'agitait au nom de Pierre III, ressuscité pour purifier la Russie de la
tyrannie et de la corruption d'une femme odieuse aux vieux Russes. Cette
capitale, dépourvue de troupes par le général Romanzof, attendait le rebelle
dans ses murs pour le couronner. Pougatchef, en perdant les jours en
hésitations, en débauches, en cruautés sur la route, donna le temps à
Catherine de rappeler, pour couvrir Moscou, une partie de l'armée du Danube,
1 devenue libre par la paix avec les Turcs. Six cents lieues de pays étaient
déjà au pouvoir de ce compétiteur de l'empire ; il battait monnaie et faisait
frapper des médailles à son effigie, portant pour devise Pierre III,
empereur, redivivus et ultor (ressuscité et vengeur). Le premier choc de l'armée du
Danube et de Pougatchef porta l'effroi dans le cœur de Catherine son général
Bébikof fut défait et tué dans le combat. Le
prince Galitzin, à la tête de l'armée ralliée, vengea Bébikof. Pougatchef,
vaincu à son tour, se réfugia dans les montagnes inaccessibles de l'Oural, au
milieu de ses partisans. Il en redescendit, bientôt après, et fondit sur
Kasan avec une armée plus nombreuse que la première il brûla les faubourgs de
cette Samarcande commerciale de la Russie. Il allait marcher de là sur
Moscou, quand la présence du général Romanzof lui-même, avec cent mille
vétérans des guerres ottomanes, l'arrêta. Panin, frère du premier ministre,
s'avançait d'un autre côté. Pougatchef, cerné et affamé dans un bassin de
montagnes, y combattit vainement en désespéré ; son armée fut décimée par le
canon russe. Lui-même n'échappa aux fers qu'en repassant le Volga à la nage
et en s'enfonçant de nouveau dans son désert natal, entouré de séides
vaincus, mais non découragés. La
trahison seule pouvait le livrer à Catherine. Elle acheta trois traîtres
parmi les Cosaques compagnons de Pougatchef. Un de ces barbares, dans la
familiarité de la tente, dépeignit un jour à Pougatchef le découragement de
ses amis, le désespoir de sa cause, l'impossibilité d'échapper longtemps aux
Russes, qui rétrécissaient autour d'eux le cercle de leurs régiments. Il lui
représenta qu'un traité, précédé d'une amnistie et garanti par des serments
mutuels, était la seule chance de sauver leur vie et de recouvrer un jour
leurs armes. Pougatchef, indigné, pressentit la trahison dans ces paroles ;
il tira son poignard pour frapper le traître les deux autres se jetèrent sur
lui, le désarmèrent, l'enchaînèrent, le livrèrent, les mains liées derrière
le dos, aux avant-postes du général russe. Panin le fit enfermer dans une
cage de fer, et l'envoya ainsi en spectacle à Moscou. Son corps, décapité et
coupé en quartiers, fut exposé sur les créneaux du Kremlin. Ainsi
s'évanouit, dans le sang de l'imposteur, une insurrection qui avait soulevé
un quart de l'empire et coûté des flots de sang à la Russie. II L'apaisement
de cette révolte rendit la sécurité à Catherine. Rien ne consolide autant un
trône qu'un soulèvement vaincu. Orlof avait été soupçonné d'avoir suscité
lui-même Pougatchef, pour faire sentir à l'impératrice la nécessité de
s'appuyer sur le bras d'un soldat. Rien ne justifie une si odieuse et si
périlleuse supposition de complicité dans Orlof ; son nom était couvert
d'autant d'imprécations que celui de Catherine dans les manifestes des
rebelles il était la première victime désignée à la vengeance des Russes. La
cause du refroidissement de Catherine pour lui était tout entière dans un
dégoût de femme, et non dans un soupçon d'impératrice. Il avait abusé des
faiblesses et des docilités de l'amour ; il voulait asservir quand il
n'aimait plus. L'orgueil humilié avait fini par se révolter dans l'âme de
l'impératrice. Depuis longtemps elle aimait mystérieusement le jeune
Potemkin. Les
Potemkins étaient une famille polonaise, naturalisée en Russie et vivant dans
une modique obscurité sur une petite terre seigneuriale des environs de
Smolensk. Celui dont la Russie et l'Europe apprirent alors pour la première
fois le nom était né dans cette résidence rurale de ses pères, en 1736. Élevé
à Moscou dans les lettres, il s'y distingua par la promptitude de son
intelligence et par sa passion pour la poésie, ce débordement de
l'imagination dans les riches natures. De la poésie à l'héroïsme il n'y a que
la distance du rêve à la réalité, dans les races primitives. Le jeune
Potemkin rêva dès son adolescence des destinées démesurées à sa naissance ;
il se fit soldat, parce que l'épée est le talisman des hautes fortunés. La
nature l'avait doué de cette mâle beauté qui attire les regards sur l'homme,
et de l'homme sur le nom. Promu bientôt au grade d'officier dans les gardes à
cheval, brave, enthousiaste, éloquent, supérieur de grâce et de génie à ses
camarades, il ne tarda pas à être comme eux ébloui des charmes de la tsarine,
attendri par ses malheurs, passionné pour sa cause contre les brutalités de
son mari. Pressé d'évaporer dans quelques entreprises romanesques cette
chaleur d'âme des Polonais, qui se répand dans tous les hasards, et qui en
fait les premiers complices de toutes les révolutions, il entra avec ardeur
dans la conjuration des casernes pour Catherine il fut l'âme et la voix des
conciliabules soldatesques dans la nuit qui précéda la révolution. Au moment
où l'impératrice sortait de Pétersbourg pour marcher contre son mari,
Potemkin ayant été envoyé par Orlof auprès d'elle pour lui demander un ordre,
son cheval se cabra pour ne pas s'éloigner de celui de l'impératrice ; et,
soit instinct de l'animal, soit adresse du cavalier, Potemkin attira
longtemps ainsi l'attention et l'émotion de sa souveraine. Elle n'oublia
jamais l'émotion de ce premier regard. Orlof n'était que l'Hercule, Potemkin
était l'Antinoüs de la Russie. Il fut un des officiers de confiance envoyés
le soir, de Peterhof à Oranienbaum, pour demander à l'empereur Pierre III
l'acte de son abdication. Récompensé de son zèle dans la révolution par le
grade de colonel et par une mission diplomatique en Suède, il revint à
Pétersbourg, et fut introduit par les Orlof eux-mêmes dans le cercle étroit
de militaires et de partisans qui charmaient les soirées du palais. Il y
conçut dès lors pour cette femme séduisante une passion qui ne s'exprimait
que par le culte silencieux des regards et du dévouement. Les
Orlof néanmoins en furent offensés. Grégoire et Alexis ayant un jour convié
sous un faux prétexte le modeste adorateur à un entretien secret avec eux, le
raillèrent cruellement sur ses prétentions au cœur de la souveraine et, dans
une rixe qui s'éleva à ce sujet entre Potemkin et eux, Alexis Orlof et
Grégoire Orlof lui crevèrent un œil d'un coup au visage. Ces barbares fils de
strélitz se réconcilièrent néanmoins avec Potemkin, et ne soupçonnèrent pas
la vengeance qui couvait sous l'oubli apparent de l'offensé. Catherine,
informée par eux-mêmes de l'amour du beau Polonais et de l'accident qui avait
puni son audace, affecta d'ignorer un amour qui lui inspirait une
reconnaissance secrète. Il partit pour' l'armée de Romanzof, décidé 'à
chercher dans la mort l'oubli de la passion qui le consumait pour Catherine ;
il n'y trouva que des occasions de s'illustrer contre les Turcs dans la
longue guerre de Moldavie. Instruit
du déclin de faveur d'Orlof, il obtint d'être envoyé par Romanzof à
Pétersbourg, pour apportera, à Catherine la nouvelle de la victoire de Chokzim.
Il espérait trouver le cœur de l'impératrice libre il le trouva occupé par
l'insignifiant favori Wasilikof. Déçu dans ses espérances, il s'éloigna sans
se plaindre de la cour, où le bonheur d'un autre offensait ses regards, et
courut s'enfermer dans un monastère des environs de Pétersbourg, pour y
ensevelir sa douleur. L'impératrice, affligée de son absence, en apprit la
cause, le plaignit tout haut, et le rappela par des insinuations consolantes.
Il s'obstina à ne pas les comprendre, se revêtit du costume des moines du
couvent de Saint-Alexandre-Newsky, parut décidé à abjurer le monde, et poussa
la dévotion désespérée jusqu'à la démence. Ce délire de la piété et de
l'amour toucha le cœur de Catherine elle envoya sa confidente, la belle
comtesse de Bruce, au couvent de Saint-Alexandre-Newsky, pour rendre la
raison avec l'espoir à Potemkin. Le
Polonais, jetant le froc, reparut à la cour, d'autant plus adoré de Catherine
qu'elle avait plus longtemps refoulé cette passion dans son âme. Wasilikof,
relégué à Moscou, céda l'empire à ce rival, arraché du cloître pour régner
dans le cœur et dans le conseil de sa souveraine. Son ascendant absolu sur
l'impératrice ressembla dès ce jour à un sortilège. Ce sortilège n'était que
la perpétuelle agitation du caractère de ce favori, qui faisait tour à tour
admirer, adorer, trembler, espérer Catherine, la traitant dans la même
journée en idole ou en esclave. Mais Catherine, heureuse de son esclavage,
lui sacrifiait tous ses rivaux. Orlof et Panin furent écartés. Potemkin régna
ou par lui-même ou par des rivaux tolérés par lui jusqu'à sa mort. Un
mariage secret pouvait seul expliquer ces excès d'asservissement dans une
femme impérieuse on le supposa, sans en avoir jamais la preuve. Affectant
dans le palais l'attitude, le costume négligé, la familiarité supérieure d'un
époux sur une épouse docile, il levait, dans ses colères, la main sur sa
maîtresse il la punissait quelquefois par des absences obstinées de son
appartement il osait lui reprocher tout haut jusqu'au crime de son usurpation
et de ses meurtres. Un jour
que l'impératrice l'avait envoyé plusieurs fois prier de venir assister dans
sa chambre au conseil, et qu'il continuait à jouer aux dés avec ses familiers
sans daigner répondre « Que
faut-il que je dise à l'impératrice ? lui demanda respectueusement le
chambellan. — Dites-lui,
répondit insolemment le favori, qu'elle trouvera une réponse dans la Bible,
au commencement du premier psaume : « Heureux
l’homme qui n'a jamais assisté au conseil des pervers ! » La
passion effrénée qu'il avait su inspirer, parce qu'il la ressentait lui-même,
lui pardonnait tout. Il concentra dans sa seule main tous les ministères et
tous les commandements d'armée. Ces scandales et ces honneurs ne
retranchèrent rien à ses démonstrations sincères de piété presque ascétique.
Il passait des heures au pied des autels il ne vivait, pendant les longs carêmes
grecs, que de racines il ne buvait que de l'eau il éprouvait ou il simulait
des scrupules sur son union illicite avec l'impératrice. La consécration de
leur amour par un pope put seule, dit-on, les apaiser. III Panin
conservait encore sous Potemkin la molle direction des affaires, que son
indolence rendait à la fois commode et inoffensive au favori : Quant à
Grégoire Orlof, il n'avait pu supporter longtemps le spectacle du triomphe
d'un rival autrefois dédaigné par lui. Époux d'une femme jeune et belle, il
la perdit, en visitant de nouveau la Suisse, dans son exil volontaire. Revenu
à Pétersbourg après la mort de sa femme, il ne reparut à la cour que pour
effrayer ses amis de sa démence, et l'impératrice de ses reproches sur leur
crime commun. Ses remords prirent le caractère de la vengeance. L'ombre de
Pierre III le chassait de résidence en résidence. Exilé enfin à Moscou, il y
expira dans les convulsions du meurtrier qui s'entend citer au jugement de
Dieu par sa victime. Sa vie et sa mort justifièrent la Providence de sa
criminelle élévation. Potemkin
au moins, en partageant le trône, était innocent du régicide ; sa souveraine
ne voyait pas sur ses mains le sang de son mari. Sa faveur, toujours
excessive en 1776, n'avait plus cependant le caractère de l'amour. Le cœur de
Catherine, dépravé par l'inconstance de ses attachements, ne cherchait plus,
comme une sultane du Nord ou comme une courtisane antique, que la nouveauté
dans la passion. L'âme en elle se séparait des sens commencement ordinaire de
la dépravation, qui a besoin de matérialiser le plaisir. L'impératrice
régnait, la femme se dégradait jusqu'à la courtisane. Cette courtisane
'couronnée choisissait, au lieu d'être choisie ; c'était désormais la seule
différence. IV Un
jeune secrétaire du cabinet, nommé Zawadowsky, distingué pour sa figure par
Catherine, fut agréé par Potemkin lui-même comme un rival subordonné à son
dédaigneux ascendant. Un honteux marché parut, à dater de ce jour, conclu
entre le favori suprême, les favoris subalternes et l'impératrice, pour se
partager la faveur permanente de la politique, les faveurs changeantes de
l'intimité, le trône et la couche. Le titre de favori fut dégradé au rang
d'une domesticité quelquefois passionnée, toujours infamante. Zawadowsky en
jouit peu de temps. Potemkin le craignit assez peu pour laisser Zawadowsky,
après sa courte faveur, continuer les fonctions de secrétaire dans le
cabinet. L'impératrice ne rougissait déjà plus ni de ses abandons ni de ses
inconstances. Potemkin,
récompensé de ses complaisances, reçut de sa souveraine des dons, des privilèges,
des honneurs qui l'égalaient à un roi. Il fit venir sa mère à la cour, et la
créa dame du palais. Trois de ses nièces, filles de sa sœur, madame
d'Enquelhart, furent appelées d'Allemagne à Pétersbourg pour décorer de leurs
grâces sa maison ; elles y régnèrent sur son cœur jusqu'à sa mort. Potemkin
continua à occuper au palais l'appartement contigu à celui de l'impératrice ;
une communication patente existait entre les deux appartements. Potemkin
affectait de traverser à toute heure les salles et les corridors, les jambes
demi-nues, les cheveux épars, la poitrine débraillée, un simple peignoir jeté
sur ses épaules, dans le costume d'un homme à qui le mariage ou la familiarité
sans bornes ne commande plus la pudeur. Ainsi, de ce mélange de domination et
de complaisance, de culte et de dédain, se constitua, sous l'apparence d'un
satrape de cour, le véritable empereur de Russie. Une passion criminelle
avait élevé Catherine sur le trône ; c'était à l'amour dédaigneux de la
dégrader. Bientôt
il se construisit, à côté du palais impérial, un palais personnel, bâti et
meublé avec le luxe d'une demeure souveraine ; puis, mécontent de
l'architecture de ce palais, il s'en construisit un autre contigu à celui de
l'Ermitage, habité par l'impératrice. Une galerie couverte, conduisant de ce
palais dans l'autre, ne faisait des deux demeures qu'une seule habitation.
Quand l'indolent Potemkin négligeait d'aller lui-même rendre les hommages
d'un sujet à l'impératrice, elle venait, sans être aperçue du dehors, le
consulter sur les affaires d'État ou sur les plaisirs de cour, d'autant plus
humble avec lui qu'elle s'abaissait de plus haut. Aucune servilité n'égale
celle d'une souveraine qui est descendue, pour un sujet, de son rang. Les
courtisans et les ambassadeurs des cours étrangères suivaient l'exemple d'une
prostration que Catherine donnait à l'empire devant celui qui avait été son
idole, et qui restait son maître. V Un
nouveau caprice l'entraîna, vers un jeune barbare, nommé Zoritch, né dans les
forêts de la Servie, et que le hasard avait appelé à Pétersbourg. Zoritch,
simple fils d'un paysan de la Servie, avait été fait prisonnier par les Turcs
dans une des nombreuses révoltes de sa sauvage patrie contre les pachas. Jeté
dans le bagne de Constantinople, il avait limé ses fers ; une barque grecque
l'avait porté à Azof. Engagé dans l'armée russe du prince Galitzin, il
s'était élevé au rang de capitaine de hussards. Sa figure grecque, sa taille
albanaise, relevées par l'élégance de son costume militaire, faisaient du
Servien Zoritch le type de la beauté virile dans les revues et dans les
salons de Pétersbourg. Potemkin,
dans l'intérêt de son ambition, qui ne craignait rien d'un étranger illettré
et demi-barbare, le présenta lui-même, comme un des officiers de son état-major,
à l'impératrice, curieuse d'admirer ce chef-d'œuvre de la nature. Elle fut éblouie
du premier regard. Elle avoua sa fascination à Potemkin ; elle lui demanda
humblement la permission d'aimer. Potemkin ne l'accorda pas, il la vendit.
Zoritch ne fut installé dans l'appartement et dans la fortune de favori
qu'après avoir ouvertement payé à Potemkin un honteux tribut de quatre cent
mille francs. Ce tribut, renouvelé à chaque inconstance de cœur de Catherine,
devint une source de prodigalités de Potemkin, et comme une reconnaissance de
son droit de tolérer ou d'exclure les favoris subalternes. Cet impôt sur les
passions de Catherine, fourni par la souveraine, payé par le favori, perçu
par le complaisant, est une de ces obscénités de l'histoire plus fétides que
l'impôt de Vespasien. Pétersbourg, du premier coup, dépassait le Bas-Empire. Zoritch,
ingrat et insolent envers Potemkin, ne tarda pas à vouloir gouverner l'empire
parce qu'il régnait au palais. Ignorant et superbe, il prit la Russie pour un
sérail où le caprice peut changer l'amour en despotisme ; il osa proposer un
duel à Potemkin. Le favori dominant n'eut qu'un geste à faire pour expulser
le Servien. La pitié de Potemkin et la munificence de l'impératrice lui
assignèrent pour exil la ville de Schklow, érigée en principauté, et un
revenu conforme à son nouveau rang. Il s'y consola, dans un faste barbare,
d'une disgrâce qui avait fait un prince d'un pasteur des montagnes de Servie.
Un huitième complaisant de Potemkin, idole vide et futile des salons, le
jeune Korzakof, succéda à Zoritch. Infidèle aussitôt qu'aimé, l'impératrice
le surprit aux genoux de la belle comtesse de Bruce, sa confidente, dans sa
propre chambre. L'éloignement et le silence furent la seule vengeance de
l'amante et de l'amie offensées. Elle ne punit les téméraires qu'en retirant
sa faveur à Korzakof, et sa familiarité à son amie. Magnanime, peut-être par
indifférence, l'impératrice absolue ne vengeait pas la femme dédaignée. Elle
semblait s'être habituée déjà à regarder la tendresse comme un service ; elle
congédiait comme si elle eût dédaigné de punir. Un neuvième amour, plus digne
cette fois de ce nom, couvait déjà dans son cœur pour un homme plus digne de
l'inspirer et de le ressentir, le beau et malheureux Landskoï. Mais la
politique, la guerre, l'administration, l'encouragement des sciences, des
lettres, du commerce, couvrirent, pendant ces années prospères de son règne
les obscures intrigues du palais. VI La
première épouse que l'impératrice avait donnée à son fils venait d'expirer
d'une mort prématurée. Catherine, qui la supposait capable de provoquer le
grand-duc à la revendication du trône, l'avait dénoncée à son mari comme
suspecte d'une inclination criminelle pour le comte André Razomouski. Elle
avait éloigné Razomouski par l'ambassade de Naples. Aussitôt
après les funérailles, elle demanda pour le grand-duc la main de la princesse
Dorothée de Wurtemberg, nièce du roi de Prusse. Le grand-duc partit avec
Romanzof pour avoir une entrevue à Berlin avec sa future épouse. Frédéric le
reçut comme le gage d'une indissoluble alliance entre la Russie et la Prusse,
les deux grandes ambitions conquérantes du Nord. « Vous
ne voyez en moi, prince, dit-il avec une glorieuse affectation de modestie à
l'héritier de Catherine, qu'un pauvre vieillard malade, à cheveux blancs ;
mais croyez que je sens mon bonheur et ma gloire en recevant dans ces murs le
digne héritier d'un puissant empereur, le fils unique de ma meilleure amie,
la grande Catherine. » La
princesse de Wurtemberg, arrachée par la politique à l'amour mutuel qui
l'unissait à son fiancé, le prince de Hesse-Darmstadt, suivit de près le
grand-duc à Pétersbourg, où son mariage fut célébré. Elle embrassa, comme les
grandes-duchesses destinées à l'empire, le culte national grec, et prit le
nom de Marie Zederowna. Elle fut la mère d'Alexandre, de Constantin, de
Nicolas, de Michel, et de cinq princesses, que ce siècle a vus sur le trône
ou sur les marches du trône de Russie. Ces
négociations pour un mariage servirent de voile au grand Frédéric pour
négocier en secret avec Catherine le deuxième démembrement de la Pologne, et
pour obtenir d'elle le détrônement de sa créature, le roi Poniatowski. Déjà
la cour de Russie, semblable au sénat de Rome, prenait parti par ses
ambassadeurs, devenus proconsuls, dans les factions qui déchiraient les
nations du Nord. Le Danemark, agité par la faction opposée de deux reines, la
reine douairière et la reine régnante, venait d'être consterné par le
supplice du ministre Struenzée, amant de la jeune reine, et par
l'emprisonnement de sa complice. La Suède venait de voir son roi Gustave III
s'affranchir par une révolution militaire du joug de la diète et proclamer
une constitution qui rendait le pouvoir à la royauté. La Russie s'affligeait
d'une révolution qui, en contenant les factions, enlevait les points d'appui
à ses intrigues en Suède. La France, au contraire, parles conseils sages de
son habile ambassadeur, M. de Vergennes, prêtait son appui et son or à
Gustave pour refréner l'influence russe à Stockholm. Gustave
III, menacé par Catherine, vint à Pétersbourg pour neutraliser les
ressentiments de cette cour. Ce voyage flatta Catherine sans l'endormir ;
elle vit dans le jeune roi de Suède trop de fierté pour un vassal, trop
d'audace pour un complaisant, mais aussi trop de légèreté pour un ennemi
longtemps dangereux. Elle attendit que les germes de ressentiment se fussent
développés par le temps en Suède, et reporta ses regards vers la mer Noire. Romanzof,
par ses ordres, revendiqua pour sa souveraine le protectorat de la Crimée, où
la Russie soutenait de ses armes le khan Sahim-Gheraï contre le khan
légitime. L'impératrice se déclarait en même temps protectrice des
populations grecques de Valachie et de Moldavie elle exigeait que les princes
précaires de ces provinces, nommés et révoqués par le sultan, fussent
inamovibles, pour s'inféoder leur dynastie. La
France, dans un futile intérêt de rivalité de services avec l'Angleterre,
inclina le divan à une partie de ces concessions. Catherine, appuyée par la
France à Constantinople, régna déjà de fait en Crimée. L'ambassadeur de
France, M. de Saint-Priest, reçut, en or et en diamants, des présents dignes
du service. Par cette diplomatie à contre-sens, la France livrait elle-même à
la fois la Pologne, la Turquie, la Tartarie et la Perse aux Russes. Nos
guerres d'aujourd'hui ne sont que les expiations de nos fautes de cette
époque à Constantinople. L'invasion
de la Bavière par Marie-Thérèse et Joseph II, contre les vues et les intérêts
du grand Frédéric, menaça un moment d'allumer la guerre entre la Russie,
l'Autriche et la Prusse. La France, avec la même complaisance pour Catherine,
concourut par son plénipotentiaire, le baron de Breteuil, à l'union de ses
ennemis naturels. Le congrès de Teschen (mars 1779) assoupit le différend, en
accordant à l'Autriche une portion de la Bavière. La France n'en recueillit
d'autre fruit que la signature d'un traité de neutralité armée de toutes ces
puissances peu maritimes du Nord pour refréner l'omnipotence des Anglais sur
l'Océan. Une flotte valait mieux pour la France que cette ligue, aussi facile
à rompre qu'à former. VII Les
succès de l'impératrice, depuis le Bosphore et le Danube jusqu'à la Baltique
et la Bavière, ne suffisaient pas à la distraire de l'amour. Ce sentiment
semblait se rallumer dans son cœur avec les années, comme un bonheur auquel
on s'obstine d'autant plus qu'on le sent plus près de s'évanouir. Le
jeune et beau Landskoï né d'une famille honorable, et simple chevalier dans
la garde noble du palais, avait été depuis longtemps remarqué en faction à la
porte de l'appartement, par sa souveraine. Landskoï avait frappé Catherine
par une expression de candeur et de modestie juvéniles qui contrastaient avec
la jactance d'Orlof, la majesté de Potemkin, la barbarie de Zoritch, la
vanité de Korzakof. Ses regards respiraient l'amour pur, respectueux, timide
dont les femmes dépravées chérissent encore l'image, même après en avoir
perdu le sentiment. Landskoï sembla rajeunir et purifier le cœur de
Catherine. Elle avoua son inclination à Potemkin, avant de la déclarer par
ses aveux à son nouveau favori. Potemkin exigea pour sa condescendance un
tribut supérieur à celui qu'il avait reçu des précédents. Au prix de deux
cent mille roubles donnés à Potemkin par Landskoï, l'impératrice obtint la
permission d'élever jusqu'à elle le plus cher et le plus désintéressé de ses
amants. L'empire put s'humilier, mais il n'eut jamais à s'indigner de cette
préférence. Le temps de sa faveur ne fut qu'une ère de félicité domestique
pour Catherine, d'administration maternelle pour la Russie, de grâces, de
nobles plaisirs pour la cour. Landskoï s'efforçait d'inspirer à l'empire tout
entier l'amour qu'il portait à sa souveraine, et de reporter sur la Russie
l'amour que la souveraine lui témoignait à lui-même. Sa douceur, sa modestie,
sa bienfaisance, assoupissaient l'envie. On se félicitait d'une faiblesse qui
s'excusait par des bienfaits. Potemkin lui-même contemplait sans ombrage une
tendresse mutuelle qui lui livrait la politique, et qui ne voulait posséder
que le cœur. La mort
trancha cette félicité. Une maladie lente, attribuée à tort au poison, minait
la jeunesse du beau Landskoï. L'impératrice le soigna comme une mère son
fils, et recueillit sur ses larmes son dernier soupir. Son désespoir égala sa
passion. Enfermée, pendant plusieurs jours, dans la nuit et dans la solitude
de ses appartements, comme Élisabeth d'Angleterre après le supplice de
Leicester, elle voulut mourir de la mort de Landskoï elle parut même résolue
à abdiquer l'empire, plus cher jusque-là pour elle que la vie. Ses
gémissements remplirent longtemps ses demeures. Elle porta le deuil de son
favori aux yeux de toute la Russie, fière cette fois d'avouer dans tant de
regrets tant d'amour. Elle éleva auprès de son palais de Tzarko-zélo un
magnifique mausolée à Landskoï ; elle s'y recueillait souvent pour pleurer.
Son cœur, désespérant de retrouver jamais un attachement si personnel et si
désintéressé d'ambition ou de. fortune, parut renoncer pour jamais à l'amour.
Un long interrègne de favoris suivit la mort de Landskoï. VIII L'ambition
l'arracha seule à ce souvenir. Le dernier coup concerté contre la Pologne
exigeait un secret qu'on ne pouvait confier à des plénipotentiaires.
L'empereur d'Allemagne Joseph Il, déjà tenté et séduit par le grand Frédéric,
fut invité à une entrevue à Mohilof, sur le territoire polonais.
L'impératrice y étala la pompe de cette Sémiramis dont ses adulateurs lui
donnaient le nom. Joseph II y affecta la simplicité militaire du roi de
Prusse, dont il n'avait que le costume. Les séductions de Catherine enivrèrent
aisément un prince déjà ivre d'illusions. La guerre impolitique contre les
Ottomans, le partage de leurs dépouilles en Europe, l'échange, au profit de
l'Autriche, de la Bavière contre les Pays-Bas, y furent concertés entre les
deux souverains (1780). Joseph
II, invité par Catherine à venir ratifier ces préliminaires de traité à
Pétersbourg, se rendit à Vienne pour faire ses préparatifs de guerre, et de
là à Pétersbourg. Il y signa le traité à Tzarko-zélo, sous l'empire des
adulations et des fêtes dont l'habile Catherine fascinait l'inexpérience et la
vanité de son hôte. Les
trois années qui suivirent furent employées, jusqu'en 1783, par Catherine, à
vivifier le commerce de l'empire sur la mer Noire, à fonder Cherson sur le
Dniéper, et à accomplir l'incorporation de la Crimée à l'empire. Le khan
de Crimée, Sahim-Ghéraï, était devenu pour les Tartares, maîtres de cette
péninsule, ce 'que Poniatowski était pour les Polonais, un revendeur à la
Russie de la patrie que la Russie lui avait vendue. Sahim-Ghéraï, obligé,
pour se soutenir contre ses compétiteurs, d'emprunter sans cesse le secours
des Russes, avait adopté les mœurs amollies de l'Europe. Il avait poussé
l'adulation jusqu'à se parer du titre de général russe au service de
Catherine, et de colonel des gardes Préobrajenskoï. Les plénipotentiaires de
Catherine régnaient sous le nom de Sahim-Ghéraï dans sa cour de
Batschi-Seraïl ou de Kaffa. Des intrigues, fomentées sous main par ces
proconsuls, soulevèrent contre le khan deux de ses frères et une partie de
ses hordes. Assiégé par eux dans Kaffa, il se réfugia sur le territoire russe
à Taganrok. Potemkin vola lui-même à son secours, et le ramena en Crimée.
Sahim-Ghéraï, réinstallé un moment par les armées russes, immola à leur
intérêt et à sa vengeance seize des principaux chefs tartares patriotes qui
s'étaient armés contre lui. Les
Turcs, indignés de l'invasion russe dans une presqu'île dont le traité de
Kaïnardji avait déclaré l'indépendance, occupèrent l'île de Taman.
Sahim-Ghéraï, à l'instigation des Russes, fit sommer le général ottoman de se
retirer. Le pacha, pour toute réponse, fit trancher la tête de l'envoyé du
khan. A cet acte de barbarie, prétexte trop stupidement donné aux Russes, les
armées de Catherine demandèrent passage aux Tartares pour aller chasser les
Turcs de l'île de Taman. A peine entrés en Crimée, ils l'envahirent tout
entière. Kaffa même, résidence du khan Sahim-Ghéraï, fut assiégé et emporté
par les Russes.' Les habitants furent contraints de prêter serment à
l'impératrice. Souvarof et Potemkin envahirent en même temps le Kouban, et
soumirent les tribus tartares répandues sur ces vastes contrées. Le khan
Sahim-Ghéraï abdiqua, comme allait bientôt abdiquer Poniatowski, échangeant
son empire évanoui sous lui contre une pension de seize cent mille roubles.
On ne daigna pas même lui payer longtemps le salaire de sa lâcheté ; il vécut
mendiant, et alla mourir supplicié justement par les Turcs à Rhodes. Un
manifeste astucieux et insolent, semblable à celui qui avait justifié le
premier partage de Pologne, justifia par le sophisme la perfidie. Une
entrevue préalable avec Gustave III assura à Catherine la neutralité de la
Suède pendant la guerre de conquête qu'elle méditait contre les Turcs. La
France et l'Autriche, l'une dupe, l'autre complice, endormirent de concert le
divan de Constantinople, pendant que Catherine rassemblait ses armées pour
inonder l'empire ottoman. Catherine, grâce à cette indolence de la cour de
Versailles, avait incorporé à ses vastes États, sans avoir commencé la guerre
avec les Turcs, la Crimée, son Gibraltar dans la mer Noire, et le Kouban, sa
route vers la Perse et vers la Turquie d'Asie. Elle rendit, pour la pompe des
mots, son nom de Tauride à la Crimée ; elle donna au Kouban le nom imposant
de Caucase. La Fable s'ajoutait à l'histoire pour répandre en Europe le
double prestige de ses conquêtes. Catherine savait, comme Napoléon, faire
retentir, par la grandeur des noms, la grandeur des pas qu'elle faisait sur
le globe. Potemkin, en récompense de ses succès, reçut le surnom dé Taurique
et le gouvernement presque souverain de la Tauride. En même
temps l'amiral Woïnovitch, esclave passé au service des Russes sur la mer
Noire, recevait l'ordre de s'emparer du port persan d'Asterabad, sur la mer
Caspienne. Les Persans, après avoir toléré la construction d'un fort russe
sur leur rivage, firent prisonniers par trahison l'amiral et ses officiers,
les chargèrent de fers, les outragèrent de coups de fouet, et ne les
rendirent aux Russes qu'après avoir vu démolir le fort et jeter les canons à
la mer. Catherine, obligée d'ajourner ses établissements commerciaux en
Perse, se borna à y fomenter les dissensions éternelles de cette Pologne
asiatique, en attendant l'heure de l'envahir. Un
traité avec la Chine autorisa, pour le commerce entre les deux empires, la
résidence d'un certain nombre de jeunes Russes à Pékin pour y étudier la
langue chinoise. La petite ville de Kiatka, aux confins des deux peuples, fut
neutralisée, pour servir de foire périodique aux marchands russes et chinois.
Des caravanes privilégiées et escortées furent autorisées à pénétrer d'un
empire dans l'autre, pour y porter les produits du sol, les fourrures et les
étoffes fabriquées. Le
Kamtchatka, les côtes nord-ouest de l'Amérique, le Japon, furent également
jalonnés par Potemkin pour des commerces ou des établissements futurs. Jamais
un peuple si récent sur le globe n'avait tant espéré de l'avenir par
l'universalité de ses regards et de ses entreprises l'espace et le temps
semblaient d'avance lui appartenir. Catherine méritait le nom de Grande,
au moins par la grandeur de ses ambitions. Elle avait trouvé dans Potemkin
une grandeur de perspectives égale à celle de ses propres pensées c'était le
prestige qui l'attachait à ce ministre. Il lui donnait le monde en espérance,
en retour du pouvoir qu'elle lui maintenait. IX Aussi
insidieuse dans sa diplomatie que dans ses conquêtes, Catherine flattait
l'empereur Joseph II, en contraignant par ses menaces la Hollande à céder à
ce prince la libre navigation de l'Escaut. Potemkin
lui suggéra en 1787 le désir de se faire couronner à Cherson, comme
souveraine de la Tauride. Ce voyage, destiné à rappeler ceux de Cléopâtre sur
la mer de Syrie, et à éblouir ses nouveaux sujets par l'étalage d'une pompe
asiatique, fut destiné aussi à fasciner les regards de Joseph II et des
ambassadeurs de l'Occident, par l'étendue, et par la célébrité des
territoires et des mers où Catherine les promenait à sa suite. Un nouveau
favori de l'impératrice, Momonof, une foule de courtisans et de femmes, les
ministres, les ambassadeurs de France, d'Angleterre, d'Autriche, le prince de
Ligne, courtisan de la gloire, dont la conversation étincelante éblouissait
alors l'Europe, faisaient cortège à ce triomphe d'une femme qui s'était fait
de l'Europe entière une cour. Montrer de près l'empire ottoman à ces
représentants des cours d'Occident comme une proie facile à saisir, les
rendre d'abord dupes puis complices de ses desseins sur le Bosphore, engager
leur responsabilité dans ces perspectives, obtenir enfin d'eux la permission
au moins tacite d'accomplir en Turquie ce qu'elle avait fait en Crimée, tel
était, après l'orgueil du voyage lui-même, l'objet politique de cette longue
promenade à travers l'empire. Le
récit fait par le prince de Ligne et par l'ambassadeur de France, M. de
Ségur, rappelle le théâtre plus que l'histoire. On croit voyager avec ces
courtisans à travers la Fable les traîneaux courant de jour et de nuit,
emportés par des centaines de chevaux sur des routes illuminées par des
bûchers de distance en distance les populations bordant ces routes et se
relayant pour des acclamations aussi prolongées que l'empire des corps
d'armée, avec les généraux les plus célèbres à leur tête, campés pour saluer
l'impératrice de province en province les cataractes du Dniester ouvertes
dans le granit pour laisser voguer les cinquante galères de la souveraine le
roi de Pologne, Poniatowski, accouru comme un simple vice-roi sur le rivage
de Kanief, pour s'incliner devant son ancienne idole, devenue celle du monde
un entretien secret d'une heure avec ce roi déjà condamné, encore trompé des
villages récents, aux façades factices, décorant de loin en loin les collines
du bord des fleuves, pour simuler la population et l'opulence dans les
déserts ; l'empereur Joseph II, accouru par une autre route à Cherson, et
attendant comme un vassal le débarquement de l'impératrice des palais bâtis
pour un jour, des prodigalités de cent millions semées sur la route Potemkin,
accompagné de la plus belle des femmes de l'Orient, madame de Witt, sa
maîtresse, faisant les honneurs de la Crimée à sa souveraine l'impératrice de
Russie logée à Batschi-Seraïl, dans le palais désert mais encore somptueux
des khans ; à Pultawa, une représentation, par deux armées de soixante mille
hommes, de la bataille où Charles XII céda la fortune à la Russie à Cherson,
des arcs de triomphe avec cette inscription ambitieuse : « C'est ici
le chemin de Byzance » ; au milieu de cet orgueil, Catherine se
dégradant en public par les plus serviles condescendances envers son nouveau
favori, le vulgaire Momonof, convive des empereurs et des rois ; enfin les
entretiens à demi-voix ou confidentiels de l'impératrice et de Joseph II sur
la part qu'ils projetaient de s'adjuger de ces terres et de ces mers
ottomanes ; tous ces prodiges de puissance, de luxe, de fêtes, d'esprit, de
scandales, firent du voyage en Crimée l'entretien de l'Europe et de la
postérité. La Russie, personnifiée dans une femme à deux faces, européenne et
orientale, la civilisation dans une main, l'épée dans l'autre, apparut pour
la première fois à l'univers. L'attitude
courtisanesque des ambassadeurs de France, d'Angleterre, d'Autriche,
d'Espagne, d'Italie, la présence de l'empereur Joseph II lui-même, ajoutèrent
la déférence de l'Europe à l'orgueil de la tsarine. Un avertissement du sort
sembla réveiller Joseph II de ses rêves d'envahissement de la Turquie et de
la Pologne. La nouvelle de la révolution de ses États de Brabant lui arriva
pendant qu'il complotait des révolutions chez ses voisins. Il partit
précipitamment pour aller contenir ses propres provinces. Pendant
ce voyage, les agents de Potemkin agitaient les Égyptiens au Caire, les Grecs
à Smyrne, les Roumains en Moldavie et en Valachie, les Serbes dans leurs
montagnes, les Bulgares dans leurs vallées. Les réclamations du divan étant
restées sans réponse, la Porte, inquiète du voyage inexpliqué de
l'impératrice et de son intimité avec Joseph II, résolut de prévenir la
coalition, et déclara la guerre à la Russie (mars 1787). C'est ce que désirait
Potemkin. X Quatre-vingt
mille Turcs s'avancèrent vers Oksakof, pendant que le vieux amiral
Hassan-Pacha entrait dans la mer Noire avec seize vaisseaux, huit frégates et
trente galères. L'âme des vieux Ottomans respire dans les paroles qu'Hassan
adressa à ses officiers avant l'embarquement. « Vous
savez d'où je viens et ce que j'ai fait, leur dit-il. Un nouveau champ
d'honneur m'appelle, ainsi que vous, à sacrifier le dernier soupir à
l'honneur de notre religion et au service du sultan et de la nation
invincible qui, dans les circonstances actuelles, demandent la dernière
goutte de notre sang. C'est pour remplir ce devoir sacré que je me sépare
maintenant de ceux de ma famille qui me sont les plus chers. J'ai donné la
liberté à tous mes esclaves des deux sexes ; je leur ai payé tout ce que je leur
devais, et je les ai récompensés suivant leur mérite. J'ai dit le dernier
adieu à mon épouse. Je vais enfin chercher les combats, dans la ferme
résolution de vaincre ou de mourir. Si j'en reviens, ce sera une faveur
insigne du Tout-Puissant. Je ne désire de voir prolonger mes jours que pour
pouvoir les terminer avec gloire. Telle est mon inébranlable résolution. « Vous,
qui avez toujours été mes compagnons fidèles, je vous ai convoqués pour vous
exhorter à suivre mon exemple dans cette conjoncture décisive. S'il est
quelqu'un de vous qui ne se sente pas le courage de mourir au champ
d'honneur, il peut le déclarer librement ; il trouvera grâce devant moi, et
il recevra soudain son congé. Ceux, au contraire, qui manqueront de cœur en
exécutant mes ordres dans une action ne doivent pas s'attendre à pouvoir
s'excuser, en attribuant leur fuite aux vents contraires ou à la
désobéissance de leurs matelots car je jure par Mahomet, et par la vie du
sultan, que je leur ferai trancher la tête, ainsi qu'à tout leur équipage.
Mais celui qui montrera du courage en s'acquittant de son devoir sera
récompensé avec largesse. Que tous ceux qui voudront me suivre à ces
conditions se lèvent donc, et jurent de m'obéir fidèlement ! » A ces
mots, tous les capitaines, s'étant levés, jurèrent de vaincre ou de mourir
avec leur grand amiral. « Oui,
s'écria-t-il alors, je vous reconnais pour mes braves et fidèles compagnons
Allez, retournez à vos vaisseaux. Faites assembler les équipages ;
communiquez-leur ma harangue recevez leur serment, et tenez-vous prêts à
appareiller demain ! » Les
Tartares de la Crimée et du Kouban répondirent au cri de guerre d'Hassan par
des tentatives de soulèvement contre les Russes. Gustave III, roi de Suède,
fut le seul des rois de l'Europe qui osa embrasser la cause des Turcs. Sa
flotte s'empara des frégates russes qui croisaient à la hauteur de la Suède ;
lui-même, profitant du moment où toutes les troupes de l'impératrice
marchaient au midi contre les Ottomans, s'avança sans résistance jusqu'à
Frederikshane. La
capitale découverte ne semblait plus un asile assez sûr pour Catherine ; on
crut qu'elle allait se retirer à Moscou. On entendait de Pétersbourg le canon
des Suédois retentissant en Finlande. Elle se montra égale au danger,
supérieure à la crainte. « Je
vous écris au bruit du canon qui fait trembler les vitres de mon palais,
mandait-elle en ce moment à son correspondant le prince de Ligne, et ma main
ne tremble pas. » L'amiral
Greig, officier anglais à son service, sortit enfin de Cronstadt, et défit
l'escadre suédoise à la bataille navale de Hogland (juillet 1788). On négocia la paix. Gustave,
quoique vaincu sur mer, imposait des conditions impérieuses, la restitution
d'une partie de la Finlande à la Suède, et la médiation de la Suède pour
terminer la guerre de Catherine contre les Turcs. « Quel
langage ! s'écria Catherine. Quand le roi de Suède serait déjà à Moscou, je
saurais lui apprendre ce que peut une femme comme moi sur les débris d'un
grand empire ! » L'armée
suédoise, travaillée par la faction russe et par les mécontents de la
révolution qui conspiraient à Stockholm, abandonna tout à coup Gustave à son
héroïsme isolé, et refusa de marcher plus avant contre la Russie. Le roi,
désarmé, ramena en frémissant ses troupes à Stockholm. La paix fut signée à
Werela. XI Pendant
cette courte guerre avec la Suède, les Turcs, malgré le courage d'Hassan,
succombaient à Oksakof devant l'intrépidité de Souvarof, dont le nom
commençait à sortir de l'obscurité dans ce siège. Potemkin, généralissime de
toutes les armées de terre et de mer, gouvernait despotiquement toutes les
opérations militaires des généraux subordonnés, depuis la Pologne jusqu'au
Dniester, au Pruth et au Kouban. Il rêvait, dit-on, comme avait fait Orlof,
de se construire un empire personnel de ces vastes lambeaux de Bessarabie, de
Crimée, de Valachie, de Moldavie et de Pologne, arrachés aux Sarmates, aux
Tartares et aux Ottomans. Les Autrichiens, commandés par le prince de
Cobourg, devenu depuis célèbre par ses campagnes contre la révolution
française, conquéraient Chokzim. Potemkin enlevait enfin Oksakof dans un
assaut, qu'il contemplait de loin comme un combat de cirque donné à ses
favoris et à ses maîtresses. L'assaut, le pillage et le massacre d'Oksakof
entassèrent quarante-cinq mille cadavres de Russes et d'Ottomans, confondus
dans les rues, sur les remparts et dans le fleuve. Il n'y eut ni pitié d'un
côté, ni imploration de la vie de l'autre ; la mort fut le seul arbitre entre
les deux peuples. L'Europe,
fascinée par les écrivains à la solde de la Russie, applaudit à cette atroce
exécution d'une ville innocente par un satrape du Nord. L'impératrice envoya
à Potemkin un présent de cent mille roubles, un bâton de commandement
incrusté de diamants, et entouré d'une branche de laurier aux feuilles d'or ;
elle lui conféra de plus le titre d'hetman des Cosaques, enlevé au vieux et
perfide Razomouski, qui avait livré Pierre III, y son bienfaiteur. Une aigrette
de diamants et le rang de général récompensèrent Souvarof. Souvarof,
encouragé par ces distinctions de sa souveraine, déploya rapidement un génie
sauvage qui fit de ce guerrier l'Annibal russe. La victoire de Foksani,
remportée par Souvarof contre les Turcs, confirma sa renommée. Celle de
Rimnik, où il sauva seul, avec trente mille Russes, l'armée autrichienne des
deux cent mille Turcs ou Tartares du grand vizir, lui valut le surnom de
Rimnisky, et le titre de comte du Saint-Empire romain et de comte de l'empire
russe (1789). XII Le seul
boulevard de la Turquie était désormais Ismaïl. Potemkin l'assiégeait depuis
sept mois. Entouré dans son camp d'un cortège de femmes et de courtisans, il
y égalait le luxe et la licence d'Antoine en Égypte. Un jour qu'il se faisait
révéler superstitieusement les arrêts du destin par une devineresse de sa
cour, qui lisait le sort dans la disposition des cartes « Je connais,
s'écria-t-il tout à coup, un oracle plus sûr que celui-là. » Et, s'adressant
au chef de son état-major, il lui ordonne d'appeler Souvarof et son armée
devant Ismaïl. Souvarof
arrive, harangue son armée : « Point de miséricorde aux vaincus,
enfants leur dit-il avec le stoïcisme féroce d'un barbare ; les vivres sont
chers ! » Le
soir, Ismaïl était emporté (22 décembre 1789). Quinze mille cadavres de soldats de Souvarof
avaient comblé les fossés, quarante-cinq mille Ottomans, soldats, habitants,
hommes, femmes, vieillards, enfants, massacrés par l'ordre de ce héros du
meurtre, avaient diminué le prix des vivres dans le camp. « Madame, écrivit
Potemkin à Catherine, l'orgueilleux Ismaïl est à vos pieds. « Hassan mourut
de douleur en apprenant la chute de ce boulevard de sa patrie. De jeunes
officiers volontaires français, les Roger de Damas, les Langeron, les
Richelieu, fuyant dans les camps de l'étranger les premières agitations de la
révolution française, décoraient la cour de Potemkin, et signalaient leur
valeur à l'assaut d'Ismaïl. Catherine,
enorgueillie du triomphe de ses généraux, parlait tout haut d'aller
transplanter la capitale à Constantinople. Potemkin, rappelé après cette
campagne à Pétersbourg, y arrivait par une route illuminée jusqu'à huit
journées de distance de la capitale. Des courriers, envoyés deux fois par
vingt-quatre heures au-devant de lui pour rapporter de ses nouvelles à
l'impératrice, ne cessaient d'aller et de revenir de Pétersbourg à la station
où le triomphateur avait passé la nuit. Une députation de ministres et de
sénateurs alla jusqu'à Moscou lui porter les félicitations et presque les
hommages de sa souveraine. Son entrée dans la capitale égala les cortèges
romains après les guerres d'Asie. Mais ce
triomphe extérieur cachait autant de craintes qu'il montrait de joie et de
déférences dans l'impératrice elle voulait lui dérober, sous la magnificence
de l'accueil, l'embarras et la froideur qu'elle éprouvait de son retour.
Cette longue absence avait déraciné ce superbe favori du cœur et presque de
l'esprit de sa maîtresse. Momonof, aimé quelque temps par Catherine, avait
manifesté sa répugnance pour une femme flétrie par les années. Épris de la
jeune et belle princesse Sherbetof, il avait mal déguisé ses sentiments à
l'impératrice. A la fois offensée et clémente, Catherine avait doté les deux
ingrats et les avait relégués à Moscou, pour ne pas être témoin de leur
bonheur. Le dépit et l'habitude l'avaient jetée, le jour même du départ de
Momonof, dans les bras d'un dernier favori. Ce favori était le jeune Platon
Zoubof, jeune officier de la garde à cheval, pépinière de ces élus de la
prostitution virile. Platon Zoubof, à peine âgé de vingt-trois ans, n'avait
rien de ce qui pouvait justifier un tel choix, que la figure, la complaisance
et l'ambition. La vieillesse de l'impératrice et sa dépravation croissante
avaient laissé prendre à Zoubof sur son cœur un empire qu'il voulait étendre
jusque sur sa politique. Bezboroko et Markof, ses ministres, étaient devenus
les complaisants forcés du jeune favori. Potemkin,
informé de cet ascendant de Zoubof sur les affaires, avait protesté contre ce
choix dans ses lettres à Catherine. Il arrivait pour l'expulser de la cour.
Zoubof ne redoutait déjà plus de rival, et supportait mal un supérieur. Une
faction libertine, composée de Valérien Zoubof son frère, et de Soltikof son
ami, confidents tous deux des scandaleuses familiarités de l'impératrice avec
ce jeune homme ; de Léon Narischkin, sorte de bouffon grotesque et flatteur ;
d'une folle de cour, à qui la feinte folie permettait tout ; de la Branitska,
de la Protasof, de quelques femmes et de quelques serviteurs de confiance,
enveloppait Catherine dans un cercle de plaisirs et d'entretiens impénétrable
aux profanes. L'ambassadeur de France, Ségur, celui de Joseph II, Cobentzel,
hommes spirituels, intéressés à flatter par état et par habitude ; le prince
de Nassau, aventurier illustre et cosmopolite, qui cherchait la gloire dans
toutes les guerres et la fortune dans toutes les cours, y étaient seuls
admis. Les trésors dévorés par les onze favoris précédents, pour prix de leur
passion ou de leur complaisance, étaient maintenant la proie de Zoubof et de
ses courtisans. La liste authentique de ces dons en terres, en paysans et en
pierreries et en or, que nous avons sous les yeux, n'élève pas à moins de
cent vingt millions de roubles le chiffre total de ces dilapidations du cœur
d'une seule femme pendant ce long règne. Tacite n'a pas de mot plus
caractéristique que ce chiffre. Les affaires nécessitaient un autre génie que
celui de Zoubof. La mort
de Joseph II, remplacé sur le trône par Léopold, avait arraché l'Autriche à
l'alliance russe. Celle de Frédéric II, qui datait de 1786, avait refroidi le
cabinet de Berlin. Potemkin conseilla la paix avec les Turcs, afin de
reporter l'attention tout entière de la Russie sur les événements et sur les
doctrines dont la révolution française ébranlait le monde. Catherine,
portée au trône par une révolution de palais, détestait les révolutions
populaires. Séditieuse avec ses complices contre son mari, impie avec
Diderot, philosophe avec Voltaire, perturbatrice des nationalités établies en
Crimée et en Pologne, elle était contre-révolutionnaire, et ennemie
implacable des innovations politiques en France. Bien que la Russie, trop
jeune pour la liberté, cet âge viril des peuples, fût impénétrable aux idées
qui remuaient alors l'Occident de l'Europe, l'instinct du despotisme
avertissait de loin l'autocrate que son devoir était d'être du parti des
trônes contre le parti des peuples. XIII Potemkin
affectait, depuis son retour à Pétersbourg, l'attitude d'un roi plus que d'un
sujet ; sa cour était aussi nombreuse que celle de sa souveraine. Il cachait
sous des somptuosités, sous des fêtes et sous des amours d'ostentation, le
chagrin secret qui minait son âme. Son crédit n'était plus qu'une apparence.
L'impératrice, dominée tout entière par Zoubof et par les ministres du choix
de ce favori, ne laissait à Potemkin les dehors de la toute-puissance que par
la crainte qu'elle avait de lui, ou par la pitié qu'on a pour une vanité
mourante. Établi
dans le palais Taurique, dont elle lui avait fait don, Potemkin se
complaisait à étaler aux yeux des étrangers et des Russes sa pompe au lieu de
sa puissance. Il voulut y' donner à l'impératrice une fête monumentale, dont
la description historique fût une des merveilles de sa fabuleuse vie. Une
façade décorée de colonnades, et surmontée d'une coupole, présente l'idée
d'un temple plus que d'une habitation humaine aux regards. Quand on en
franchit le seuil, on s'égare des yeux à travers de longs vestibules,
d'immenses rotondes dont les corniches portent des tribunes et des forêts de
piliers et de colonnes entrelacés. Les murs, lambrissés de cristal,
multiplient l'espace, les décorations, les spectateurs, en les réfléchissant
dans leur glace. Des lustres à mille branches de feux y répandent, en s'allumant,
les scintillements du jour dans les eaux. Des urnes colossales de marbre et
de porphyre sculptées y rappellent, comme des captifs de l'art grec dans ces
âpres climats, les triomphes de la Russie sur la Tauride. Au-delà de cette
rotonde on entrevoit, a travers les interstices d'autres colonnades, un
jardin d'hiver. Des palmiers de pierre en supportent le ciel factice ; des
haleines chaudes, soufflées par des foyers invisibles, y transforment l'hiver
en éternel été ; des eaux attiédies, jaillissantes ou courantes, y arrosent
les plantes du Midi, frissonnantes du froid de la Russie. De blanches statues
de Paros semblent respirer dans cet Élysée ; un obélisque égyptien creux,
dont les quatre faces sont de cristal transparent, reflète ces fleurs et ces
statues et en porte l'image jusqu'au plafond. Les parfums enivrants des parterres
y amollissent les sens. La statue de Catherine II, en marbre pentélique,
semble régner encore par la beauté autant que par le sceptre sur ce séjour,
don de l'amour et de l'orgueil. La fête
fut digne de la divinité à qui Potemkin en faisait la dédicace. Vêtu d'un
habit de pourpre recouvert d'un vaste réseau de dentelle brodé de pierreries,
étincelant de tous les diamants que la Perse, le Kouban, la Tauride, la
Pologne, la Turquie, avaient jetés dans son trésor, il ne pouvait en porter
le poids. Ses aides de camp étaient obligés de lui prêter leurs bras pour
soutenir les pans de son habit, surchargé d'or et de perles ; il semblait
vouloir étaler en lui le prix fabuleux dont sa souveraine et sa maîtresse
avait payé son amour et ses services. Les
deux petits-fils de Catherine, Alexandre et Constantin, exécutèrent devant
elle des danses symboliques. Un éléphant monté par un Persan, les harnais
couverts de rubis et d'émeraudes, apparut, portant les écrins du favori. Des
tables à perte de vue, dressées dans les salles et dans les jardins, reçurent
des milliers de convives. Potemkin, debout derrière l'impératrice, la servit
comme un esclave volontaire. Au moment où elle se retira, il tomba à ses
pieds et les arrosa de larmes. Elle s'attendrit elle-même au spectacle de sa
propre grandeur, et au souvenir de son amour éteint pour l'homme qu'elle
avait fait trop grand pour un sujet, pas assez pour un empereur. Ce fut le
dernier regard de l'impératrice à Potemkin, et de Potemkin à sa bienfaitrice.
L'inquiétude, l'envie, la maladie, le chagrin, le chassaient de séjour en
séjour, comme un homme qui marche sur un terrain miné sans vouloir s'avouer
son danger. On apprit le lendemain à Pétersbourg qu'il venait de repartir,
bouillonnant de colère contre le prince Repnin, son subordonné, qui venait de
remporter, sur les frontières du Kouban, une victoire trop éclatante sur le
séraskier Batul-Bey. Il gourmanda Repnin, et se rendit au congrès de Iassy
pour y presser la conclusion de la paix avec les Turcs. Elle ne fut signée
qu'après sa mort (janvier 1792). La
maladie morale, la disgrâce, dont il fuyait en vain le sentiment,
poursuivirent Potemkin au congrès. Ses bizarreries d'esprit l'agitaient
jusqu'à la démence. Il voulait braver, par la vigueur invulnérable de son
tempérament, les souffrances sourdes qui le révélaient à lui-même mortel. Ses
excès de table et de sensualités de toute nature redoublaient avec ses
langueurs. Son intempérance égalait sa massiveté colossale chacun de ses
repas, semblables à ceux de Vitellius, engloutissait deux fois par jour une
cuisse de bœuf, un jambon de porc, une oie, un faisan, des flacons de vins ;
d'eau-de-vie de Dantzig, de liqueurs corrosives. Ce régime accéléra la fièvre
lente qui le consumait. Il
s'imagina que le mouvement et le changement d'air évaporeraient sa langueur.
Le 15 octobre 1791, il éveilla ses serviteurs dans la nuit et partit presque
sans suite pour Oksakof. Sa nièce favorite, la comtesse Branitska,
l'accompagnait. A quelques lieues de Iassy, au moment où l'aurore, en se
levant, répand le frisson de la fièvre dans l'air de ces plaines, il se
sentit mourir. On arrêta la voiture il se fit transporter sur le bord de la
route, au pied d'un arbre, pour reprendre ses sens. A peine y était-il
enveloppé de son manteau, qu'il rendit le dernier soupir, la tête sur les
genoux de sa nièce, son dernier attachement sur la terre. On le rapporta à Iassy.
On chercha sur son corps les traces du poison le poison, c'était la satiété,
et enfin la disgrâce. Ainsi
mourut l'homme étrange plus que grand qui avait étendu d'un tiers le
territoire de sa patrie. Il ressemble plus à un héros de la Fable qu'à un
génie de l'histoire. C'est un de ces hommes disproportionnés en masse comme
en petitesse, qu'il faut voir de loin pour les admirer. Le lointain est la
perspective des colosses. Potemkin fut le colosse de la faveur, de
l'imagination, de la fortune, de la disgrâce, de l'ambition, du dégoût, de la
démence des grands favoris. Catherine, la Russie et lui se complétèrent. Il
fallait à cet homme chimérique une souveraine aussi hardie dans ses caprices
que Catherine il fallait à Catherine un favori aussi désordonné de conception
que Potemkin ; il fallait à Catherine et à Potemkin une nation aussi
grandiose et aussi obséquieuse que la Russie de 1776, pour contenir et pour
supporter une Catherine II et un Potemkin. L'impératrice
n'aimait plus Potemkin, mais elle se souvenait de l'avoir aimé. Sa mort lui
rappela tout ce qu'elle perdait en lui d'amour et de génie. Un vide immense
lui apparaissait dans sa jeunesse évanouie. Elle perdit plusieurs fois ses
sens, en apprenant la nouvelle de cette fin inopinée sur la poussière d'oùu
elle l'avait élevé jusqu'au trône. Elle lui érigea un tombeau, où la gloire
de son règne parut être ensevelie avec lui. XIV L'héritage
des titres, des commandements et des ministères de Potemkin fut partagé entre
Besborodko, Markof, Soltikof et Zoubof, les uns ministres, le dernier favori
de plus en plus absolu de Catherine. La
Pologne avait cherché un appui perfide dans la Prusse, depuis la mort du
grand Frédéric. Elle avait de plus promulgué, à l'imitation de la France, une
constitution de 1791 qui l'émancipait de l'étranger. Ces deux prétextes
décidèrent l'impératrice à déclarer la guerre aux Polonais. La diète et le
roi Poniatowski lui-même parurent s'élever un moment à la hauteur du danger ;
mais avant que la Pologne eût le temps de réunir les cinquante mille hommes
qui composaient toute son armée nationale, cent mille Russes inondaient ses
provinces. Le nombre écrasa le courage. Le jeune Kosciusko se fit son premier
nom de patriote et de héros dans ces luttes inégales. Trahie
par ses propres enfants, la Pologne, déchirée au dedans pendant qu'elle était
envahie du dehors, vit les Branitski, les Félix Potocki, les Rzewuski, les
Kassakowski, les Radziwil, aristocratie parricide, trafiquer de leur
consentement à l'anéantissement de leur patrie dans une confédération
polonaise de nom, russe de cœur. Rassemblés à Grodno, ces patriciens polonais
laissèrent l'ambassadeur de Catherine s'asseoir sous le dais du trône qu'il
venait renverser. L'ambassadeur lut devant eux J'acte d'incorporation à
l'empire russe de toute la Pologne envahie. Le roi de Prusse,
Frédéric-Guillaume, incorpora de son côté le lambeau de Pologne saisi par ses
troupes. L'ombre de roi, Poniatowski, assistait encore à Varsovie à cette
déchéance qui lui laissait une capitale. Pendant deux ans il aida, par ses
proclamations et par ses condescendances, les Russes et les Prussiens à
triompher des confédérations patriotiques renaissantes en vain sous
Kosciusko. Ce
jeune héros, ramassé mourant sur le champ de bataille avec ses compagnons de
patriotisme et de gloire, Ignace Potocki, Zajonczek et Niemcewitz, poète,
politique et soldat, alla languir dans les cachots de Pétersbourg. Souvarof,
que le massacre d'Ismaïl signalait à Catherine comme l'exterminateur sans
pitié des capitales, emporta d'assaut le faubourg révolté de Varsovie, Praga,
et y massacra froidement trente mille victimes, sans s'informer de
l'innocence, de l'âge, du sexe. Varsovie le reçut le lendemain, couvert du
sang de Praga (4 novembre 1794). La capitale fut incorporée comme le reste. Poniatowski, chassé
du palais et relégué à Grodno sous une escorte russe et sous la protection du
prince Repnin, alla y végéter d'une pension de l'impératrice. Trop voisin de
sa honte, il demanda asile à Pétersbourg, et y mourut dans le mépris des deux
nations et de la postérité. XV Nous
touchons à la fin du règne de Catherine. C'est le moment de jeter un coup
d'œil sur ce qu'il fut à l'intérieur. Catherine
continua Pierre le Grand. Comme lui, elle s'efforça d'attirer les étrangers
et leur fit distribuer des terres. Elle fonda plus de deux cents villes, en
rebâtit et en embellit d'autres, surtout la capitale elle fit creuser des
canaux pour porter l'abondance et le commerce dans tous ses États. Elle éleva
des hôpitaux ; elle ouvrit des écoles ; elle fit visiter par Pallas des
provinces inconnues de son empire ; elle chercha enfin à répandre la
civilisation autour d'elle. La révolution française lui envoya dans les
nobles émigrés un contingent précieux ; elle l'accueillit par amour pour son
pays et par haine de la France. L'assassinat
de Gustave III, roi de Suède, par Ankastrœm (mars 1792), bien qu'étranger à la
révolution française, avait redoublé la colère de Catherine et de sa cour
contre les Français : « Je suis aristocrate de situation, et je
dois faire mon métier, » répondait-elle au ministre de France qui faisait
appel à ses anciennes opinions libérales. Les
émigrés français, cherchant partout asile, pitié, secours ou vengeance pour
leur cause, remplissaient son palais, et nourrissaient ses ressentiments
contre là révolution. Les princes français y étaient représentés par le
prince Esterhazy, leur ambassadeur, complaisant de Zoubof. Il flattait ce
favori du titre de sauveur des trônes. Les Bombelle, les
Choiseul-Gouffier, les Saint-Priest, les Calonne, les Langeron, les
Richelieu, les Roger de Damas, les d'Escars, gentilshommes d'élite de
l'émigration française, le comte d'Artois lui-même, depuis Charles X,
apportaient à Pétersbourg leurs hommages, leurs ardeurs civiles, leurs
illusions. Ils
obtinrent de Catherine en 1794 des promesses, des subsides, des armements
contre la France. Koutousof fut envoyé par elle à Constantinople pour obtenir
du sultan l'expulsion de tous les Français qui propageaient la liberté et
l'impiété dans le monde. Elle se décida enfin à joindre aux flottes anglaises
contre la France une escadre de seize vaisseaux et de huit frégates. Elle
rêvait sur mer et sur terre la lutte inégale du vieux despotisme russe et de
la liberté naissante elle ne doutait pas du triomphe. La mort la prévint. XVI Rien
n'annonçait en elle non-seulement la caducité, mais le déclin. Quoique âgée
de soixante-huit ans, la majesté mêlée de grâce qui caractérisait sa beauté
dans sa jeunesse était encore répandue en souvenir sur ses traits. On
comprenait, au premier aspect, que cette femme avait voulu séduire autant que
régner. Une certaine mollesse des lèvres et des joues, empreinte des longs
excès, affaissait le bas du visage. Ses dents tombées de bonne heure
déformaient et creusaient la bouche le menton triple et relevé, comme celui
d'Agrippine, annonçait la solidité de l'esprit et l'habitude fière de
l'empire. Sa taille, un peu massive mais bien proportionnée, portait
légèrement sa forte tête. Ses yeux, souvent baissés pour recueillir sa
pensée, éclairaient en s'ouvrant sa physionomie d'une intelligence
scintillante et pour ainsi dire visible. Elle cherchait à donner
ordinairement à son visage l'expression d'une douceur maternelle, telle qu'il
convenait à une mère de l'empire ; mais, dans les moments où elle cessait de
s'observer, les plis involontaires de son front semblaient envelopper des
pensées cachées et profondes. Un sillon creux entre ses deux sourcils
révélait l'astuce, le souci ou le remords. Une toilette toujours recherchée ;
des cheveux encore blonds, disposés avec artifice pour rappeler le diadème le
fard, les fleurs, les pierreries, les parfums, les étoffes soyeuses ou
veloutées, les fourrures touffues, attestaient en elle le désir suranné de
plaire. au favori qui était honteusement chargé d'aimer, après le temps,
celle qui voulait commander même à la nature et à l'amour. XVII Dans la
matinée du 4 novembre 1796, Catherine, parée comme à l'ordinaire, sortit de
son appartement, où elle venait de passer quelques heures avec Zoubof, pour
déjeuner avec sa cour la plus familière, qu'on appelait le petit Ermitage.
La joie rayonnait dans ses yeux et sur ses traits ; tout lui était, ce
jour-là, d'heureux augure, comme si la mort eût voulu lui cacher sous des
triomphes son dernier pas dans la vie. Un
navire, arrivé dans la nuit de la Baltique, lui avait apporté la nouvelle de
la retraite des Français sous le général Moreau au-delà du Rhin. Elle avait
écrit en badinant au ministre d'Autriche, Cobentzel, un petit billet familier
pour l'informer de ce bonheur et de cette gloire des armes de l'Autriche. Ce
billet respirait la joie, assaisonnée d'une légère ironie et d'un sanglant
sarcasme. Elle avait provoqué ensuite à ses bouffonneries ordinaires son
grand écuyer et son histrion de cour ; Léon Narischkin, déguisé pour lui
complaire en marchand ambulant, vendant et marchandant des futilités de
femme. Elle s'était amusée à lui faire peur de la mort, dont il affectait de
redouter jusqu'au nom, en le forçant à entendre les détails de la mort du roi
de Sardaigne, son protégé, qu'elle venait aussi d'apprendre. Le déjeuner
finit dans un fou rire qui éclata jusqu'aux larmes. L'impératrice, riant
encore, se leva de table, et sortit en se plaignant à Narischkin de l'excès
de rire, qui lui causait, dit-elle, des convulsions dans les entrailles. Ses
familiers attendirent longtemps et en vain son retour. Ses femmes, étonnées
d'une absence qui se prolongeait plus que de coutume à cette heure de
délassement après le travail et le déjeuner, entrèrent dans son appartement,
et heurtèrent du pied le corps étendu sur le plancher. Un cri d'effroi répand
la consternation dans le palais. On court prévenir Zoubof, dont l'appartement
communiquait à celui de Catherine. Les médecins de la cour arrivent, couchent
l'impératrice sur un matelas au grand air près d'une fenêtre, lui prodiguent
vainement tous les secours de l'art, ne discernent plus que quelques faibles
palpitations de vie dans le pouls, et prononcent l'arrêt fatal au favori, aux
courtisans et aux ministres agenouillés près de sa couche. Zoubof, pour éloigner
de lui tout soupçon d'avoir voulu tramer quelque complot de cour contre le
droit héréditaire du trône, envoie son propre frère, Valérien Zoubof,
prévenir le grand-duc à sa maison de campagne de Gatchina. En attendant, un
demi-silence, interrompu seulement par quelques chuchotements indiscrets,
empêche le secret du palais de transpirer dans la capitale. Le
grand-duc, absent de Gatchina, était allé à trois lieues plus loin visiter un
moulin qu'il faisait construire. Zoubof poursuit sa course jusqu'au moulin,
et annonce à voix basse l'événement au grand-duc. Le fils de Catherine, sans
donner aucun signe de joie malséante ou de douleur simulée pour la perte
d'une femme en qui il avait trouvé moins une mère qu'un tyran depuis son
enfance, franchit en quatre heures la distance de seize lieues entre le
moulin et Pétersbourg. Les ministres, le favori, les familiers, s'éloignent
respectueusement de lui', ne sachant s'ils sont dignes à ses yeux d'amour ou
de haine. Le grand-duc, son épouse, ses trois fils, ses filles, debout ou
agenouillés autour du matelas, versent des larmes, les unes feintes, les
autres pieuses. Suspendue
entre la mort et, la vie, l'impératrice fait attendre une nuit, un jour et la
moitié de l'autre nuit, son dernier soupir. Les uns tremblaient, les autres
espéraient qu'elle reprendrait la vie et la parole pour écarter du trône un
fils qu'elle n'avait jamais aimé, et pour le léguer à son petit-fils Alexandre.
Une femme de chambre assurait qu'elle avait senti un serrement de main
convulsif, et surpris un regard encore intelligent de l'impératrice. Mais la
parole ne revint sur ses lèvres que pour jeter, au milieu de la seconde nuit,
un cri déchirant qui remplit le palais d'horreur. Ce cri fut son départ de la
vie, ou son entrée dans l'éternité. Ceux qui l'entendirent crurent y
discerner l'accent du condamné qu'on traîne à son juge. Son jugement était commencé sur la terre. Elle avait mérité son surnom de Grande ; grande dans le crime, grande dans le vice, grande dans l'empire, grande dans l'admiration, mais grande aussi dans l'horreur des hommes. Elle avait civilisé, elle avait illustré, elle avait étendu l'empire, mais elle avait perverti la Russie. Quand l'histoire n'affectera plus de se séparer de la conscience, elle dira si une femme infidèle et conspiratrice, maîtresse et complice des assassins de son mari, usurpatrice du trône, marâtre de son fils, meurtrière à froid d'un compétiteur involontaire de l'empire, l'innocent Ivan, conquérante par ruse de la Crimée, spoliatrice par violence de la Pologne, courtisane achetant au lieu de vendre, présentant aux regards de son peuple douze favoris successifs, étages comme des cariatides obscènes sous les marches du trône, impie en France, hypocrite à Moscou, fomentant la révolution dans ses doctrines et la proscrivant dans ses actes, femme à trois faces et à trois langages, barbare avec les barbares, libérale avec les philosophes, révolutionnaire avec les peuples, contrerévolutionnaire avec les rois, comédienne souvent, tragédienne quelquefois, actrice toujours, mais grande actrice l'histoire à ce point de vue de l'honnêteté morale, qui est le point de vue de la véritable politique, dira si une telle femme doit être comptée au rang des bienfaitrices de son peuple ou des corruptrices de l'humanité. |