HISTOIRE DE LA RUSSIE

 

LIVRE QUATRIÈME.

 

 

I

Les conseils de Panin avaient amorti, dans un intérêt commun d'avènement pacifique à l'empire, l'inimitié de la grande-duchesse et du grand-duc. Il y eut une trêve dans leur haine mutuelle, qui empêcha les deux factions de se combattre sur le cercueil d'Élisabeth. Le grand-duc sentit qu'il avait besoin du génie supérieur et des grâces habiles de sa femme pour dompter les antipathies de cour, de sénat, d'armée, qui répugnaient à sa proclamation au trône. La grande-duchesse espéra que le besoin qu'il avait d'elle pour gouverner le subjuguerait et l'enchaînerait à sa domination, et que si elle ne régnait plus dans son cœur comme épouse, elle régnerait au moins comme premier ministre dans son gouvernement. Plus homme d'État qu'épouse et que mère, cette espérance lui suffisait ; l'ambition était sa première passion, l'amour n'était que la seconde.

Dans cette espérance, elle concourut successivement, pendant les dernières heures de la vie d'Elisabeth, à toutes les mesures qui pouvaient préparer l'avènement sans résistance de son mari au trône. Aussi habile à écrire qu'à combiner les plans politiques, elle rédigea de sa propre main les proclamations et les manifestes que l'empereur son mari devait adresser au peuple russe, au clergé et à l'armée, en succédant à sa tante. Consultée par lui sur les plans constitutionnels de Panin, qui voulait que Pierre III reçût le trône du sénat, pouvoir civil, au lieu de le tenir, comme ses prédécesseurs, du droit à la succession et de l'acquiescement de l'armée, Catherine, avec l'instinct du despotisme qui se détruit en se limitant, répondit, par une lettre raisonnée et confidentielle à l'empereur, qu'il ne fallait rien innover de restrictif au pouvoir absolu et d'offensant pour l'armée, et monter au trône selon les anciennes traditions de l'empire.

Ce prince, convaincu, par un entretien avec son confident Troubetzkoï, des périls des nouveautés proposées par Panin et de la sagesse des conseils de sa femme, écarta l'idée de subordonner son droit dynastique au contrôle du sénat, et de limiter par des lois écrites la loi vivante en sa personne. Il monta à cheval suivi de ses aides de camp, et se présenta au peuple et aux troupes, qui le saluèrent sans hésitation et sans murmure.de leurs acclamations.

« Si tu as bien soin de nous, lui crièrent les soldats, nous te servirons aussi fidèlement que nous avons servi notre bonne mère, la tsarine Élisabeth. »

 

II

Le nouvel empereur prit le nom de Pierre III, nom cher à la mémoire des Russes. Son règne de six mois, secrètement influencé par les conseils de Panin, démentit en quelques jours tous les augures que ses nombreux ennemis en avaient répandus dans la nation ; il parut digne du trône en y touchant.

Il oublia tous les ressentiments que les favoris et les ministres du règne précédent avaient mérités de lui. Ce même Alexis Razomouski, favori d'Élisabeth, à qui Pierre, alors grand-duc, avait envoyé un jour un coussin de couleur de sang surmonté d'une hache, comme symbole de la vengeance qu'il se réservait après son avènement, fut maintenu dans sa dignité et dans sa fortune. Ivan Schouvalof, dernier favori d'Élisabeth, auteur avec Panin de la réconciliation au lit de mort de l'impératrice, fut récompensé avec munificence ; les prisonniers d'État des règnes d'Anne et d'Élisabeth furent rappelés de la Sibérie.

Biren, l'amant de l'impératrice Aime et le bourreau de la noblesse moscovite, reçut la permission de vivre à Pétersbourg, et bientôt après l'investiture de sa souveraineté de Courlande. Corrigé par l'adversité, Biren gouverna en père jusqu'à sa mort cette principauté, qu'il avait conquise au prix du sang de vingt mille Russes livrés à la hache. Le vieux et perfide maréchal Munich, âgé de quatre-vingt-deux ans, patriarche de l'armée, de l'intrigue et de la gloire, rentra dans Pétersbourg, précédé de ses fils et de trente-deux de ses petits-fils, qui étaient allés au-devant de son traîneau pour lui faire cortége. Il parut devant l'empereur, revêtu de la même peau de mouton qui lui servait de costume dans les steppes de la Sibérie.

« J'espère, lui dit Pierre, que, malgré votre grand âge, vous pourrez servir encore la Russie et moi ?

« — Puisque Votre Majesté, répondit le vieux maréchal, me fait passer des ténèbres à la lumière, et me rappelle du fond d'une caverne aux marches d'un trône, elle me trouvera toujours prêt à donner mon reste de vie pour son service. Ni le long exil ni les rigueurs des climats de la Sibérie n'ont amorti l'ardeur que j'ai autrefois montrée pour les intérêts de la Russie et pour la gloire de ses souverains. »

Ces retours d'illustres victimes, ces pardons des offenses personnelles, ces spectacles des vicissitudes du sort, transformées en grâces par la clémence du prince, la déclaration d'affranchissement de la noblesse russe de toute servitude, la liberté de voyager et de séjourner hors de l'empire donnée à tous les nobles, l'abolition du tribunal secret d'État, qui, semblable à l'inquisition d'Espagne, jugeait, condamnait, exécutait sur l'indice 'un seul délateur ; enfin, le rapprochement de sa femme, jusque-là écartée ou négligée à Pétersbourg, et la bonne intelligence apparente qui semblait régner entre les deux époux, rassérénaient complétement les premiers mois du règne.

L'aide de camp de l'empereur et son ami, Goudowitz, était l'inspirateur de ces heureux commencements. Il voulait démentir, à force de magnanimité et de bienfaits, les sinistres préventions que Catherine, aidée de ses partisans, avait artificieusement répandues dans l'opinion contre le caractère et contre le règne de son mari.

 

III

Ces préventions achevaient de se dissiper par des réformes dans l'administration de la justice, par des visites fréquentes de l'empereur aux établissements publics d'arts, de sciences, de manufactures, par des encouragements aux savants et aux artistes qui illustraient la Russie, enfin par la paix promptement rétablie avec le roi de Prusse, et par la reddition sans rançon des prisonniers prussiens faits pendant les dernières guerres. Le portrait du grand Frédéric, inauguré avec pompe dans ses appartements, annonçait à la Russie et au monde quel modèle de génie, d'activité et de civilisation le nouvel empereur.se proposait d'imiter.

La première impopularité qui assaillit son gouvernement fut la conséquence d'une de ces imitations du grand Frédéric, dans ses efforts pour combattre les superstitions presque idolâtres- des Russes. Il voulut toucher aux propriétés abusives des couvents de moines, qui stérilisaient les provinces, et faire enlever des églises les images miraculeuses des saints, chères aux crédulités des paysans ; il exila l’archevêque de Novogorod, qui défendait, au nom du clergé, ces pratiques. Il donna aux vaisseaux récemment construits des noms de héros au lieu des noms de saints, qui les protégeaient, selon le peuple, d'une vertu divine ; il fit bâtir dans sa forteresse d'Oranienbaum un temple luthérien, et il assista lui-même à la dédicace. Il s'entoura de soldats allemands formés à la discipline prussienne par le grand Frédéric, ce maître de la guerre moderne ; il se forma une garde personnelle de ses compatriotes du Holstein, appelés à Pétersbourg comme plus incorruptibles dans leur dévouement que les Russes. Il licencia la garde noble, qui avait jadis détrôné Anne et porté Élisabeth au palais. Enfin, il introduisit dans les régiments des gardes d'Ismaïlof et de Préobrajenskoï l'exercice prussien, minutieux et sévère, odieux aux soldats.

Ces changements dans l'exercice, dans l'uniforme, dans la discipline, humiliaient et froissaient les Russes. Ils commençaient à voir un étranger dans leur souverain. La guerre qu'il méditait contre le Danemark pour arracher à ce royaume le duché indivis de Schleswig et l'annexer au duché de Holstein, son État héréditaire et personnel, acheva de lui aliéner les cœurs des patriotes russes.

Le roi de Prusse, Frédéric, lui déconseilla en vain cette guerre, ainsi que ces nouveautés minutieuses et blessantes, de nature à offenser l'orgueil national des Russes ou la superstition des popes. Pierre, mesurant la servilité des Russes à son dédain pour eux, s'obstina à l'œuvre de Pierre le Grand sans mesurer ni la diversité des temps ni la différence de génie de son aïeul avec sa propre médiocrité. «'ailleurs, Pierre le Grand était Russe, et Pierre III était Allemand ; les peuples qui subissent la tyrannie domestique se révoltent contre la réforme étrangère. Pierre III devenait aux yeux des vieux Russes un ennemi public introduit dans le palais des tsars par la loi de succession.

 

IV

L'impératrice, ménagée au commencement par lui, maintenant négligée bientôt outragée à mesure que son mari se croyait plus affermi, vivait reléguée dans la solitude à Peterhof. Elle n'en sortait que rarement, pour recevoir dans les cérémonies publiques, tantôt des honneurs affectés, tantôt des affronts.

Le jour de la célébration de la paix conclue avec la Prusse, Pierre, assis à côté de sa femme pour contempler le feu d'artifice, appela la comtesse Woronsof, sa maîtresse, la fit asseoir à côté de lui, et ne s'entretint qu'avec elle.

Quelques jours après, ayant porté à table la santé du prince Georges de Holstein, son oncle et général de sa garde allemande, Catherine ne se leva pas avec les autres convives pour répondre au toast de son mari, offensant pour les Russes. Pierre, échauffé par l'ivresse, s'indigna de cette immobilité de l'impératrice, et murmura à demi-voix contre elle le mot le plus outrageant qu'un homme puisse adresser à une femme. L'impératrice l'entendit, rougit de honte, pleura de rage, et se plaignit à voix basse à son chambellan favori, Strogonof, qui assistait au festin derrière son fauteuil. L'empereur, offensé de cet entretien et de ces larmes, ordonna à Strogonof de sortir de la salle, et de se rendre à la prison militaire de Pétersbourg. Les Russes, spectateurs de ces outrages, s'attendrissaient pour l'impératrice, et méprisaient un prince à la fois brutal et timide, qui ne savait ni répudier ni respecter son épouse ; les fautes mêmes de Catherine, excusées à' leurs yeux par sa jeunesse et par sa beauté, leur semblaient justifiées par la grossièreté soldatesque du tsar allemand, et par le scandale public de ses amours avec la comtesse Woronsof.

Catherine, habile à tourner en popularité pour elle-même cette pitié des Russes, affichait ses larmes plus qu'elle ne les cachait à la cour. Ses artifices de conduite, poussés jusqu'à la plus abjecte hypocrisie, cherchaient dans les superstitions même du peuple un intérêt et une faveur qu'elle opposait perfidement à l'irréligion de son mari. Bien qu'elle n'eût d'autre foi et d'autre culte dans son âme que le culte de l'ambition et du plaisir, et le mépris des superstitions nationales, elle simulait la dévotion grecque, chère au peuple russe. On la voyait tous les jours visiter les églises, adorer les reliques, honorer les popes, affecter le zèle des autels, édifier les fidèles par ses dons et ses pèlerinages aux monastères, et se justifier des fautes qu'on lui imputait par l'appareil d'une sainteté publique qui la défendait contre les soupçons de la foule.

Le contraste de cette régularité apparente avec les opinions luthériennes attribuées à son mari, avec les scandales de sa cour d'Oranienbaum, pleine d'orgies, de schisme, de comédiennes et d'ivresse, reportait sur Catherine l'intérêt et le fanatisme, qui s'éloignaient chaque jour davantage de son mari. Toute la conduite de la tsarine n'était qu'une conspiration muette contre son époux.

 

V

La politique du tsar n'offensait pas moins les Russes que ses mœurs et sa religion ne blessaient leurs superstitions et leur orgueil national. Il avouait tout haut, dans l'indiscrétion de l'ivresse, qu'il avait communiqué secrètement au roi de Prusse, pendant la guerre de l'impératrice Élisabeth contre ce prince, les plans de campagne de la Russie contre le grand Frédéric. Il évacuait les provinces de la Prusse royale, conquises et occupées par les armées russes ; il ordonnait à son général Tzernitschef, qui commandait les trente mille Russes auxiliaires prêtés à l'Autriche pour combattre les Prussiens, de quitter l'armée autrichienne et de rentrer immédiatement en Pologne. Passant sans ménagement et sans transition du camp de la coalition contre Frédéric dans le camp de ce prince ennemi de la Russie, il plaçait sous ses ordres le corps d'armée qui le combattait la veille.

L'Autriche, la France, l'Angleterre, protestaient en vain par leurs ambassadeurs contre ces revirements soudains de la Russie. Il ne répondait à ces ambassadeurs que par des apothéoses du grand Frédéric et par des dédains pour leurs représentations ; il annonçait hautement l'envoi d'une seconde armée de vingt mille Russes, envoyée au roi de Prusse pour contraindre Marie-Thérèse et Joseph II à renoncer au recouvrement de la Silésie, arrachée par Frédéric à l'Autriche.

Ses indiscrétions domestiques n'amassaient pas contre lui moins de haines et de complots que ses indiscrétions politiques. Il parlait presque ouvertement de répudier Catherine, de faire prouver et déclarer à sa honte l'illégitimité de son fils le tsarewitz, et d'épouser la comtesse Woronsof, devant laquelle il s'abaissait quelquefois en public jusqu'à l'oubli de toute dignité.

Dans cette pensée, il rappela de Madrid, où il était ambassadeur, le premier favori de Catherine, le prince Alexis Soltikof, et l'accabla tour à tour de caresses et de menaces, pour lui arracher l'aveu juridique de ses relations criminelles avec la tsarine et de sa paternité du tsarewitz. Catherine et ses partisans, informés des obsessions de Pierre pour obtenir ce témoignage, tremblèrent que l'ambition ou la terreur ne parvînt à desceller les lèvres de Soltikof.

 

VI

Comme si Pierre eût voulu à dessein intimider jusqu'à la terreur sa femme, et la pousser à la feinte ou au crime par les menaces suspendues sur sa tête, il affecta tout à coup de chercher dans tout l'empire et de présenter lui-même aux Russes un héritier du trône de Russie, plus légitime que le fils de Catherine et que lui-même. Il donna à cette recherche assez de mystère pour éveiller la curiosité inquiète de sa cour, et assez de publicité pour laisser transpirer le mystère.

Cet héritier légitime du trône de Russie existait dans le malheureux Ivan VI, orphelin précipité du trône dans les cachots avec la régente Anne, sa mère, grandi à l'ombre des voûtes de la prison d'État de Schlüsselbourg, sur le lac Ladoga, et expiant, pendant les vingt années du règne d'Élisabeth, sa naissance par son éternelle captivité. Promené d'abord avec sa mère Anne et avec son père, le prince de Brunswick, de Moscou à Riga, de Riga dans la ville glaciale d'Oranienbourg ; arraché ensuite à sa famille captive par un moine russe, qui voulait le sauver et le réserver pour le trône dans quelque asile d'Allemagne ; reconnu et arrêté à Smolensk, au moment où il touchait à la liberté ; ramené au monastère de Valdaï, dans les forêts qui entourent Moscou ; conduit de là secrètement à Pétersbourg, devant l'impératrice Elisabeth, qui pleura de tendresse en le revoyant ; ses seize ans, son innocence, sa beauté, ses malheurs, sa ressemblance avec Catherine l' dont ses cheveux, ses yeux, son teint, sa voix, retraçaient l'image, ne purent racheter, aux yeux d'Élisabeth, le danger de sa liberté. Il n'y avait pour cet adolescent que le cachot ou le trône sur la terre. Élisabeth ne pouvait lui rendre le trône le cachot de l'île de Schlüsselbourg redevint son éternel séjour. Il y languissait depuis six autres années, quand Pierre III, moitié par pitié, moitié par animosité contre sa femme, y et peut-être dans le vague désir d'adopter pour son successeur un prince si cher aux vieux Russes, songea à visiter le malheureux Ivan.

Pierre III n'espérait plus avoir d'enfant, même en épousant la comtesse Woronsof la nature semblait refuser toute fécondité à ses amours ; cette adoption le vengeait à la fois de sa femme et du fils illégitime qui monterait après lui sur le trône. Il partit mystérieusement pour Schlüsselbourg.

 

VII

Le grand écuyer Alexandre Narischkin, l'aide de camp allemand Sternberg, le ministre de la police Korff, et le conseiller d'État Wolkoff, étaient les seuls confidents du but de ce voyage.

L'empereur, suivi de ces familiers, présenta lui-même au commandant de la forteresse un ordre de sa propre main, qui ordonnait à cet officier de laisser pénétrer les cinq étrangers dans la prison d'Ivan. Le commandant, à qui l'empereur était inconnu, obéit à cet ordre la prison du prince s'ouvrit, les visiteurs entrèrent. Le cachot étroit, profond, ténébreux, obstrué à sa seule lucarne par une pile de bois à brûler qui en obscurcissait encore le demi-jour, était la tombe d'un vivant, plus que la prison d'État d'un prétendant, innocent de son origine. Pierre s'était confondu à dessein, sans aucune marque distinctive de son rang, dans le groupe ; il avait voulu éprouver si le jeune prisonnier se tromperait à l'apparence, ou s'il soupçonnerait en lui la souveraineté empreinte, par l'habitude de régner, sur le visage des princes. Narischkin, jeune, beau, élevé de taille, noble de figure, revêtu d'un magnifique uniforme, s'avançant le premier, devait naturellement paraître le chef de l’empire aux yeux d'Ivan.

La nature, le sang, ou la ressemblance avec les princes de sa maison, dépeints à son enfance par sa mère, inspirèrent mieux le prisonnier. Il considéra un instant d'un œil hagard les cinq étrangers qui venaient tout à coup troubler le silence de son cachot ; puis se jetant sans hésiter aux pieds de l'empereur,

« Tsar, lui dit-il en joignant les mains, vous êtes ici comme partout l'empereur et le maître. Je ne veux pas vous importuner par une longue prière ; mais adoucissez la rigueur de mon sort. Je gémis depuis bien des années dans ce ténébreux cachot la seule grâce que je vous demande est de me permettre de respirer, de temps en temps, un air plus libre. »

Pierre parut attendri de ces paroles. ‘Levez-vous, prince, dit-il à Ivan en le frappant légèrement sur l'épaule ; n'ayez aucune inquiétude pour l'avenir. J'userai de tous les moyens qui sont en mon pouvoir pour rendre votre situation plus douce. Mais dites-moi, prince, vous souvenez-vous de tous les malheurs que vous avez éprouvés depuis votre première jeunesse ?

« — Je n'ai presque aucune idée de ceux qui ont assailli mon enfance, répondit Ivan ; mais du moment où j'ai commencé à sentir mon infortune, je n'ai pas cessé de mêler mes larmes à celles de mon père et de ma mère, qui n'étaient malheureux qu'à cause de moi ; et ma plus grande peine était de voir les mauvais traitements qu'ils souffraient quand on nous transportait d'une prison dans l'autre.

« — Et d'où provenaient ces mauvais traitements ? demanda le tsar.

« — Des officiers qui nous conduisaient, et qui étaient presque toujours les plus inhumains des hommes, répondit Ivan.

« — Vous rappelez-vous les noms de ces officiers ? dit Pierre.

« — Hélas ! reprit le jeune prince, nous n'étions pas curieux de les apprendre. Nous nous contentions de rendre grâce au ciel, à genoux, lorsque ces monstres étaient relevés par des officiers moins féroces.

« — Quoi s'écria l'empereur, vous n'en trouvâtes jamais d'humains ?

« — Un seul mérita d'être distingué de ce troupeau de tigres, dit Ivan, il emporta notre estime et nos regrets. Ses bontés, ses attentions généreuses, ne sortiront jamais de ma mémoire.

« — Et vous ne savez pas non plus le nom de ce brave homme ? demanda vivement le tsar.

« — Oh ! pour celui-là, je m'en souviens bien, repartit Ivan, il s'appelait Korff. »

Ce même baron de Korff était, comme on l'a déjà vu, de la suite du tsar. Il fondait en larmes en écoutant ces détails ; et le tsar, qui n'était pas moins attendri que lui, le prit par le bras et lui dit d'une voix étouffée : « Baron, voilà comme un bienfait n'est jamais perdu ! »

Pour se remettre de son émotion, Pierre sortit avec Korff, Narischkin et Wolkoff, et laissa le baron d'Ungern-Sternberg seul avec Ivan.

« Comment êtes-vous donc venu ici, prince ? lui dit alors Ungern-Sternberg.

« — Qui peut, répliqua Ivan, prendre assez de sûreté contre les razboïniks ? Un jour, un ordre de je ne sais qui arrive dans la prison où j'étais avec mes parents. Les razboïniks se jettent au milieu de ma famille, et m'arrachent à ceux que je connaissais seuls au monde, et qui seuls avaient ma tendresse et ma confiance, je veux dire mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs. Oh ! combien je les ai pleurés et combien ils doivent eux-mêmes, s'ils vivent encore, pleurer la mort de leur fils et de leur frère !

« — Quel croyez-vous que sera le sort de notre nouvel empereur ? demanda le baron.

« — Si j'en juge d'après l'idée que je me suis formée des Russes, il ne sera pas plus heureux que le mien. Mon père et ma mère m'ont souvent répété que les princes étrangers seront toujours haïs et détrônés par les perfides et orgueilleux Russes. »

Le tsar rentra alors avec Narischkin, Korff, Wolkoff, et accompagné cette fois du commandant, auquel il dit, en présence d'Ivan : « Je vous ordonne de donner, dès ce moment, au prince tous les secours qu'il vous demandera, et de le laisser en tout temps se promener dans l'enceinte de la forteresse. Je vous enverrai par écrit, des ordres plus détaillés, d'après lesquels vous réglerez désormais votre conduite à l'égard de sa personne sacrée. »

En sortant de la chambre d'Ivan, l'empereur parcourut l'intérieur de la forteresse ; et, après avoir examiné un terrain qui lui parut propre à la construction d'un édifice pour loger le prisonnier, il donna ordre au commandant d'y mettre des ouvriers, et il ajouta. : « Je veux que ce soit un pavillon dans lequel il y ait neuf croisées de front, et que du reste de l'emplacement on lui fasse un jardin où il puisse prendre l'air, et trouver quelque adoucissement à la rigueur qui oblige à le tenir enfermé. Dès que le pavillon sera achevé, je viendrai moi-même y installer le prince. »

Le tsar ne parla ainsi au commandant de Schlüsselbourg que pour qu'on ne pénétrât point ses véritables intentions ; car quel besoin aurait-il eu, autrement, de donner ordre qu'on construisît une nouvelle prison pour celui à qui il destinait le trône ?

Cette prison était celle qu'il destinait à sa femme et à son fils. Les indiscrétions qui lui échappèrent à son retour à Pétersbourg ne laissèrent que trop pour lui transpirer cette préméditation de sa visite à Ivan. Il ordonna, au contraire, que le prisonnier de Schlüsselbourg fût transporté immédiatement à Kexholm, autre îlot fortifié du lac Ladoga. La fortune qui poursuivait Ivan depuis sa naissance faillit l'engloutir, pendant cette translation, dans les flots soulevés du lac Ladoga.

 

VIII

Ce voyage, ces paroles ambiguës, cette prison, dont la construction pressée de Schlüsselbourg était démentie par la translation d'Ivan dans un autre séjour et par son adoption indiscrètement annoncée aux familiers de Pierre, inspirèrent à Catherine la terreur et la résolution nécessaires pour prévenir par un complot le complot qui s'ourdissait si ouvertement contre elle-même. L'isolement, le silence, l'oubli, les larmes, les dévotions dans lesquelles elle vivait en apparence ensevelie à Peterhof, n'étaient que des voiles. Ses nuits, dérobées à ses surveillants, rachetaient l'inaction de ses jours ; sous l'apparence de la résignation, de l'étude, 'et d'un deuil simulé de l'absence de Poniatowski, rappelé en Pologne, elle cachait à tout le monde ses amours avec le plus beau et le plus brave des officiers de l'artillerie de la garde russe, Grégoire Orlof.

Grégoire Orlof, remarqué par elle entre tous ses camarades à une revue, et admis à des entretiens secrets dans une maison d'emprunt des environs de Peterhof, avait ignoré longtemps lui-même le nom et le rang de la femme mystérieuse qui ne lui dévoilait que son amour. Ce ne fut que plusieurs mois après ces entrevues nocturnes que, passant à cheval, dans une-cérémonie militaire, devant l'empereur et l'impératrice, réunis ce jour-là sous le même dais, il reconnut sa souveraine dans son amante. Il trembla de terreur et frémit d'orgueil ; mais l'orgueil et l'amour l'emportèrent sur l'effroi. Orlof s'enveloppa d'un plus impénétrable mystère, et il ajouta au culte pour la femme le fanatisme du dévouement pour la sûreté ou pour la vengeance de l'impératrice.

 

IX

Grégoire Orlof, maintenant aide de camp du prince Pierre Schouvalof, grand maître de l'artillerie, qui avait été flatté d'avoir dans son état-major le plus beau de tous les Russes, n'était que le fils aîné d'un de ces strélitz dont la tête était tombée sous la hache de Pierre le Grand. Deux de ses frères, presque aussi remarquables que lui par leur stature, par leur force et par leur intrépidité soldatesque, servaient comme simples soldats dans les gardes. Une femme de chambre, confidente de l'impératrice à Peterhof, Ivanowna, était seule complice de ces amours. La princesse Daschkof, sœur de la maîtresse de Pierre III, la comtesse Woronsof, et amie passionnée de la tsarine, ignorait elle-même ce nouvel amour.

Pendant que Bestuchef, l'ancien chancelier disgracié, Kyrille Razomouski, hetman des Cosaques, Wolkonski, le neveu de Bestuchef, et Panin gouverneur du tsarewitz, conspiraient, à l'instigation de Catherine, pour détacher la noblesse, le clergé, les troupes, de la cause de Pierre, et pour tourner toutes les faveurs du peuple vers la tsarine, reléguée et menacée à Peterhof, Grégoire Orlof conspirait dans les casernes avec ses frères et avec les mécontents de l'armée, humiliés de la préférence montrée aux Allemands, par le tsar germanique. Orlof assurait ainsi, un à un, des défenseurs à une princesse qu'on ne le soupçonnait pas même de connaître.

De son côté, la princesse Daschkof, jeune femme, belle, intrigante, lettrée, éloquente, héroïque de courage, jalouse d'avoir été supplantée par une sœur sans talents et sans beauté, la princesse Woronsof, dans la faveur espérée du tsar, formait à Pétersbourg, dans sa maison., un noyau d'opposition et de parti dont elle était l'âme. Ces trois conspirations marchaient parallèlement sans se connaître et même sans se soupçonner l'une tramée par l'ambition de Bestuchef et de Panin ; l'autre inspirée par l'amitié de la princesse Daschkof ; l'autre échauffée par l'amour de Grégoire. Orlof. La tsarine seule en tenait dans sa main les trois fils soigneusement distincts, se réservant de les confondre le jour de l'exécution. Jusque-là, il convenait à sa sûreté que la découverte fortuite de l'une ne fit pas découvrir les deux autres. Il lui convenait aussi de laisser croire à chacun des trois meneurs de ces intrigues d'État qu'il était le seul confident de l'impératrice, et qu'à lui seul appartiendrait, après le succès, l'honneur et la reconnaissance du salut de la souveraine. Les complots de ce genre, fréquents et presque habituels chez les Russes, comme on l'a vu dans les renversements de Menchikof, de Munich, de Biren, de l'impératrice Anne, sont la vengeance de la servitude sous les États despotiques. La résolution des soldats, la discrétion des courtisans, la dissimulation grecque des hommes d'État, qui formaient le fond du caractère russe dans la capitale, en assuraient le secret.

La séduction personnelle des charmes, de l'esprit et de l'éloquence de la tsarine, chef invisible de ces trois complots, ne laissait pas douter que la flamme de la sédition militaire ne se communiquât électriquement aux soldats et au peuple à l'aspect inattendu d'une femme belle, d'une mère éplorée, d'une héroïne intrépide, apparaissant comme l'image vivante de la Russie, et demandant protection contre l'étranger. La nature, qui est le premier complice des conspirations de ce genre dans les yeux et dans le cœur des soldats, conspirait avec la tsarine. Les années qui venaient de s'écouler depuis son mariage, à quatorze ans, avec Pierre III, avaient accompli au lieu de flétrir sa beauté. Ses larmes, plus supposées que réelles, n'imprimaient à ses traits qu'une beauté de plus, la mélancolie sur la jeunesse. Le portrait que les diplomates français résidant alors à Pétersbourg font de la tsarine atteste l'empire de cette jeune mère sur les yeux de son peuple.

« Sa taille, disent-ils dans leurs récits, est souple et noble, sa démarche fière, sa personne et son maintien remplis de grâces. Son air est d'une souveraine. Tous ses traits annoncent un grand caractère. Son cou est élevé, et sa tête fort détachée l'union de ces deux parties est, surtout dans le profil, d'une beauté remarquable et, dans les mouvements de sa tête, elle a quelque soin de développer cette beauté. Elle a le front large et ouvert, le nez presque aquilin sa bouche est fraîche, et embellie par ses dents son menton un peu grand et se doublant un peu, sans qu'elle soit grasse. Ses cheveux sont châtains et de la plus grande beauté ; ses sourcils bruns ; ses yeux bruns et très-beaux les reflets de la lumière y font paraître des nuances bleues, et son teint a le plus grand éclat. La fierté est le vrai caractère de sa physionomie. L'agrément et la bonté, qui y sont aussi, ne paraissent, à des yeux pénétrants, que l'effet d’un extrême désir de plaire et ces expressions séduisantes laissent trop apercevoir le dessein même de séduire. Un peintre, voulant exprimer ce caractère par une allégorie, proposait de la représenter sous la figure d'une nymphe charmante, qui, d'une main qu'elle tient avancée, présente des chaînes de fleurs, et de l'autre, qu'elle tient derrière elle cache une torche enflammée. »

 

X

Une telle femme n'avait pas besoin de l'intérêt que l'exil et la persécution attachent aux victimes pour enlever le cœur des soldats son seul aspect les embauchait à sa cause.

Un soir qu'elle traversait une galerie obscure du palais de Peterhof, où elle était plus captive que tsarine, sous la garde des détachements de troupes, une sentinelle lui ayant porté les armes, elle s'arrêta, et lui demanda comment elle l'avait reconnue ?

« Notre mère, lui répondit le soldat dans le style oriental de sa race, qui ne te reconnaîtrait pas ? Tu éclaires tous les lieux où tu passes. »

Elle envoya une pièce d'or au soldat.

Elle s'étudiait à leur plaire et à répandre parmi eux la renommée de sa familiarité maternelle, en causant avec les sentinelles et en leur donnant sa main à baiser. La pitié qu'elle provoquait autour d'elle par le bruit des dangers dont elle était menacée, par l'affectation de tristesse et par des larmes feintes, répandues et mal dérobées devant la cour, portaient jusqu'à l'attendrissement et jusqu'à l'indignation le sentiment public qui s'élevait en sa faveur et contre son mari. Des rumeurs exagérées, habilement semées dans la capitale, par ses partisans, sur les scandales de la cour d'Oranienbaum, sur la prochaine répudiation, sur le mariage du tsar avec la comtesse Woronsof, préparaient le peuple à tout croire, à tout craindre, et à tout oser.

Orlof accréditait ces bruits, vrais ou faux, parmi les soldats des deux régiments et de l'artillerie en garnison à Pétersbourg. Son ami Bébikof et ses deux frères étaient les agents cachés, mais actifs, de la sédition. Nommé trésorier de l'artillerie par le crédit de l'impératrice, il puisait largement dans la caisse de ce corps les sommes, nécessaires pour corrompre par la licence ceux que les sentiments désintéressés ne suffisaient pas à embaucher. Les popes, achetés par la haine du luthéranisme et par l'intérêt de la religion nationale, prêchaient à voix basse aux soldats l'insurrection pour la religion.

Ces manœuvres d'Orlof, ces corruptions, ces prédications avaient déjà conquis à la cause encore vague de la tsarine des compagnies entières du régiment des gardes d'Ismaïlof les soldats avaient prêté un à un serment, sur les images saintes, de mourir pour la tsarine ou pour son fils. Le colonel de ce régiment, Kyrille Razomouski, hetman des Cosaques était le seul officier étranger encore au complot. Orlof, qui connaissait l'influence de ce chef demi-barbare des hordes de l'Ukraine sur les troupes, lui demanda hardiment un entretien secret au nom de l'impératrice.

Razomouski, flatté et enivré de la confiance que la tsarine lui témoignait, et se croyant le chef d'un complot dont il n'était que l'instrument principal dans l'armée, jura de garder le secret, et d'entraîner la garde et les Cosaques au premier signal de Peterhof. Avec l'hypocrisie perfide où les races barbares voient la supériorité de la dissimulation sur la vérité, Razomouski continua de fréquenter, d'aduler et d'endormir la cour allemande d'Oranienbaum, se réservant de se venger de la servilité par la trahison.

Il ne manquait plus à la révolution imminente qu'une occasion et qu'un homme d'État l'occasion ne devait surgir que d'un hasard ; l'homme d'État était trouvé dans le comte Panin.

Mais, de même qu'à l'avènement de Pierre III Panin avait voulu restreindre le despotisme traditionnel des tsars, en déférant l'installation du monarque au sénat et en limitant le pouvoir absolu par des lois de même, à la veille de la révolution contre le tsar, il voulait circonscrire et légaliser la révolution, en ne donnant que la régence à Catherine, et en proclamant le tsarewitz empereur à la place de son père détrôné. Imitateur des institutions républicaines ou représentatives dont il avait vu le modèle en Suède et en Angleterre pendant quatorze ans de sa vie diplomatique, Panin se flattait toujours de les importer par degrés dans sa patrie. Le sentiment de sa propre supériorité d'esprit et d'éloquence sur les favoris et sur les soldats dont il était entouré lui assurait aussi plus d'ascendant durable sous un gouvernement libre que sous un despotisme arbitraire. La longue minorité d'un tsarewitz de cinq ans lui promettait aussi un plus long règne d'homme d'État sous cette minorité que sous une impératrice maîtresse absolue du choix de ses ministres.

La princesse Daschkof, dont Panin était éperdument amoureux, sans obtenir d'elle d'autre retour que des confidences politiques, partageait les opinions presque républicaines de cet homme d'État. Elle les transmettait par des billets confidentiels à l'impératrice, qui feignait de les approuver. Panin et la princesse Daschkof avaient rédigé de concert un plan de constitution par lequel le sénat et les nobles, déposant Pierre, proclameraient l'impératrice régente, mais limiteraient son pouvoir par des restrictions, des consentements et des lois organiques, bases de la souveraineté nationale et barrières contre le despotisme des tsars.

 

XI

La lecture de cette constitution dessilla les yeux de Catherine elle comprit que l'empire allait lui échapper au moment même où elle conspirait le crime pour l'empire. Sans rien révéler de son mécontentement à la princesse Daschkof et à Panin, elle chargea Orlof de les déjouer dans la capitale, tout en paraissant obéir à leurs, inspirations.

Orlof, dont la princesse Daschkof ignorait les relations secrètes avec la tsarine, s'offrit comme un simple instrument de sédition militaire à la princesse Daschkof et à Panin, sans rien leur laisser soupçonner de son intelligence secrète avec Peterhof. La princesse et Panin, heureux de rencontrer dans Orlof un complice inespéré et puissant dans les casernes, lui ouvrirent les conciliabules des nobles et du clergé, engagés par eux dans la conjuration.

Orlof, devenu nécessaire à ces conjurés de la noblesse et du clergé qui ne pouvaient rien sans les troupes, protesta énergiquement devant eux contre une demi-révolution qui n'aurait d'action sur les troupes qu'autant qu'elle aurait pour mobile et pour cri de ralliement le nom d'une souveraine adorée, contre le nom d'un souverain indigne du trône. Il s'éleva contre ces demi-mesures qui perdent les conspirations comme les empires, en diminuant la passion publique qui fait le succès de ces grands mouvements il déclara, au nom des soldats et du peuple, que si le clergé et la noblesse persistaient dans ces tempéraments inintelligibles aux Russes, les soldats et le peuple se passeraient de leur concours pour délivrer seuls la Russie de l'oppression et de la honte dont le règne de Pierre III humiliait la nation.

Ces paroles et ces menaces confondirent en peu de jours les plans républicains de Panin et de la princesse Daschkof. Catherine, informée par Grégoire Orlof de l'évanouissement de ce rêve, dissimula sa satisfaction dans ses lettres à son ami et à Panin ; elle leur promit qu'une fois impératrice par la sédition des soldats et par le fanatisme du peuple, elle saurait bien donner d'elle-même à l'aristocratie russe et à la nation les garanties contre le despotisme que des casernes ne voulaient pas comprendre en ce moment.

 

XII

Pendant ces conspirations et ces contre-conspirations si habilement menées de front à Pétersbourg du fond de la retraite de la tsarine à Peterhof, ses agents agitaient tous les jours le peuple par des bruits mensongers que le lendemain dissipe, mais qui entretiennent le peuple dans une perpétuelle agitation. Il faut agiter les masses qu'on veut remuer un jour.

Tantôt c'était le tsar Pierre qui méditait de faire répudier leurs maris par douze femmes des plus illustres familles de sa cour licencieuse d'Oranienbaum, et qui préparait les nouvelles noces de ces femmes avec ses favoris tantôt c'étaient les Tartares de Crimée qui campaient aux frontières de l'empire, prêts à envahir les provinces aussitôt que le tsar aurait désarmé Pétersbourg en conduisant l'armée russe dans le Holstein tantôt c'était le sacre des empereurs à Moscou, que l'empereur dédaignait de recevoir de la main du clergé russe dédain impie, qui affranchissait de droit les Russes de l'obéissance à un prince allemand et luthérien. Chacun de ces bruits donnait aux esprits une commotion favorisée par l'absence de Pierre III, retiré à Oranienbaum, au sein de sa cour militaire et de ses familiers, odieux aux Russes. La flotte et l'armée, rassemblées au bord du golfe de Finlande, sous sa main, n'attendaient plus que son ordre pour marcher et pour voguer vers le Danemark.

Les ambassadeurs des cours étrangères, unanimes à blâmer cette expédition perturbatrice et capricieuse du tsar, et surtout le baron de Breteuil, ambassadeur de France, désespérant de retenir le tsar, se tournaient vers la tsarine, invoquaient son avènement, trempaient dans les conspirations qui s'ourdissaient pour elle, lui faisant offrir, au nom de leurs cours, les subsides nécessaires pour embaucher les troupes et accomplir la révolution.

Tout conspirait à la fois dans la capitale pour la plus sûre des conspirations, celle des esprits et des cœurs. Le tsar et ses ministres, renfermés à Oranienbaum dans les plaisirs et dans les préparatifs du départ, étaient les seuls qui n'eussent pas le pressentiment de leur danger. A Pétersbourg et à Peterhof, on n'avait plus d'incertitude que sur l'occasion, le jour et le mode plus ou moins sanglants de la révolution.

 

XIII

Les assassins ne manquent jamais aux conspirations chez les peuples encore voisins de la barbarie. Le sang, qui flétrit justement ailleurs, illustre dans ces temps et dans ces climats.

Un capitaine aux gardes, nommé Passek, était venu à Peterhof se jeter aux pieds de l'impératrice pour lui demander son consentement au meurtre de son mari, s'engageant à le poignarder en plein jour à la tête de ses troupes. Demander un tel ordre à une épouse, c'était se désarmer soi-même. Passek fut désavoué avec une horreur décente, sinon sincère, par l'impératrice mais ce soldat féroce, prenant sur lui seul un crime qu'on ne pouvait pas lui commander, s'associa à un de ses camarades aussi féroce que lui, nommé Bachekakof.

Ils s'embusquèrent dans les roseaux, non loin de la petite maison inhabitée que Pierre le Grand s'était construite dans les ties marécageuses pendant qu'il bâtissait Pétersbourg. Pierre III venait s'y promener fréquemment les soirs d'été, seul avec sa favorite Woronsof ; les deux assassins les attendirent. Le hasard sauva la vie de l'empereur de leurs coups.

Par les conseils toujours modérateurs du comte Panin, on s'arrêta à un plan d'enlèvement nocturne de l'empereur dans sa maison de campagne d'Oranienbaum, qu'il habitait presque sans garde, avec la confiance d'un souverain dont la nombreuse armée campe dans les villages autour de sa résidence. Un groupe choisi et non suspect de nobles conjurés, sous la conduite de Panin lui-même, familier du palais, s'introduisit dans les appartements sous prétexte de les admirer, pendant une absence de Pierre III, reconnut les escaliers, la chambre, le lit, les corridors, les portes secrètes, et s'assura ainsi de la promptitude et du silence dans l'exécution. Les conjurés, revenus à Pétersbourg, convinrent de se porter par détachements et par diverses routes en nombre suffisant, une des prochaines nuits, à Oranienbaum de pénétrer de gré ou de force dans le palais, mal gardé par quelques Allemands de la troupe de Holstein de monter à l'appartement du tzar, de l'enlever s'il se laissait surprendre dans le sommeil, de le poignarder s'il tentait de résister, de convoquer le clergé et, la noblesse pour ratifier le lendemain sa déposition ou sa mort, et de proclamer à sa place l'impératrice Catherine, sa veuve restée en apparence étrangère à l'événement. Pour mieux attester son innocence dans une entreprise d'où pouvait résulter la mort de son mari, Catherine, scrupuleusement absente de Pétersbourg pendant les derniers jours qui précédaient l'événement, se renferma plus étroitement que jamais dans la solitude et dans le silence de Peterhof mais présente, quoique invisible, par Panin, par la princesse Daschkof et par Orlof, à tous les conciliabules de la capitale et des casernes, elle était à la fois le centre, l'âme et le but du grand mouvement préparé dans l'ombre.

Un de ces hasards qui trompent les combinaisons les mieux ourdies et qui assurent le succès des conspirations par le désespoir même des conspirateurs, faillit faire avorter le crime au moment où il était le plus fortement conçu.

 

XIV

Ce même Passek, qui, dans l'exaltation et dans l'impatience de sa haine, avait épié le tsar dans les jardins d'Oranienbaum pour le poignarder au bras de sa maîtresse, avait fait confidence du complot d'enlèvement à un soldat de sa compagnie des gardes. Le soldat, irrité d'une peine disciplinaire que Passek venait de lui infliger injustement, se vengea en allant dénoncer la conspiration à la police. A dix heures du soir, le 8 juillet 1762, Passek fut arrêté, et un courrier expédié dans la nuit à Oranienbaum pour informer l'empereur de la révélation du soldat.

Le moindre fil coupé rompt la trame du complot le mieux ourdi. L'empereur averti, en arrivant inopinément le lendemain dans sa capitale et en devançant les conjurés par la promptitude de sa justice, ne laissait d'option à sa femme et à ses complices qu'entre la fuite, le supplice ou le suicide.

Une précaution digne de Venise, suggérée à la princesse Daschkof par un Italien, le Piémontais Odart, son familier, prévint cette catastrophe. Par les conseils et par les soins d'Odart et de la princesse, un espion avait été attaché aux pas de chacun des chefs de la conjuration, afin que leurs démarches, constamment éclairées, ne permissent impunément à aucun d'eux le repentir, la révélation ou la trahison. L'espion qui suivait Passek accourut, un quart d'heure après l'arrestation de cet officier, au palais de la princesse Daschkof, pour l'avertir de l'imminence du danger. Excitée plus qu'atterrée par cette catastrophe la princesse fait appeler Panin dans son palais, lui raconte ce qu'elle vient d'apprendre, et l'encourage à prévenir par une explosion immédiate l'arrivée et la vengeance de l'empereur.

« La victoire désormais, lui dit-elle, est aux plus téméraires et aux plus prompts Rassemblons cette nuit tous les complices, soulevons les casernes et le peuple ! La multitude appartient à celui qui lui inspire le premier courant. L'empereur n'a rien de prêt pour étouffer un mouvement qui aura eu des heures avant son retour pour grandir, et qui sera trop avancé pour reculer. Que pourra, contre une ville soulevée et contre des régiments sous les armes, cet ivrogne avec son cortége d'histrions, de femmes et de débauchés ? Combien de choses qui semblent impossibles à la délibération s'accomplissent, uniquement parce qu'on a eu l'audace de les entreprendre Comment dérober désormais un mystère dont tant de complices ont la confidence, et qu'une première lueur va éclairer d'un jour complet ? Notre mort est certaine et ignominieuse demain. Mort pour mort, ne vaut-il pas mieux celle qui peut tout gagner, que nous recevrons en combattant, en triomphant peut-être, et qui, dans tous les cas, sera suivie au moins de la gloire de la tentative des regrets des patriotes, et des applaudissements de la postérité ? »

 

XV

L'âme d'une Romaine parlait par la bouche, d'une barbare. Panin était trop amolli par la fréquentation de mœurs étrangères, trop diplomate et trop temporisateur, pour entendre un pareil langage. Il n'avait donné à la conspiration que ces gages qu'on peut retirer à propos, pour éviter le supplice ou même la disgrâce.

« L'arrestation de Passek, dit-il à la princesse, n'est qu'un tâtonnement de la police, qui cherche un complot sans pouvoir rencontrer un conspirateur. Passek arrêté et interrogé ne révélera qu'un complice, ou saura mourir avec son secret. Un mouvement précipité est une révolution avortée. Lors même que la nuit nous suffirait pour soulever les troupes et le peuple, ces régiments en si petit nombre et ce peuple désarmé pourraient-ils résister demain à l'armée entière cantonnée autour de l'empereur, et accourant avec lui pour défendre ou venger son trône d'une impuissante sédition ? La guerre civile entre la garde et l'armée, qu'il faut avant tout prévenir, ne sera-t-elle pas le premier résultat de notre intempestive précipitation ? Les nuits, qui ne sont dans cette saison qu'une longue prolongation du jour, nous prêteront-elles des ombres pour couvrir de quartier en quartier les courses de nos émissaires ? L'impératrice absente et non prévenue, dont la présence et la parole sont nécessaires à l'émotion des soldats et du peuple, peut-elle donc recevoir à temps l'avis de notre changement de plan, et avoir franchi avant le milieu du jour prochain la distance qui sépare Peterhof de Pétersbourg ? Croyez-moi, ne précipitons rien ; laissons les événements, souvent plus sages que les hommes, nous conseiller demain ce que demain aura à faire, et nous rendre une sécurité trop vite perdue, ou nous offrir une occasion que les mouvements aveugles de notre ennemi nous font souvent plus favorable que nos combinaisons préméditées. »

Panin, plus homme d'État que conspirateur, après ces paroles propres à endormir toute autre âme qu'une âme héroïque, se retira, et s'endormit lui-même dans l'admiration de sa propre prudence, supérieure selon lui, à l'inquiète agitation des autres conjurés.

 

XVI

Heureusement pour Catherine, la princesse Daschkof ne s'endormit pas comme Panin. A peine l'homme d'État vieilli dans les temporisations de la politique était-il rentré dans sa demeure, que cette jeune femme de dix-huit ans, avide à la fois d'amitié, d'ambition et de gloire, s'habille en homme, sort seule de son palais, et se rend sur un pont de bois de la Néwa, où les conjurés, sous prétexte de respirer l'air du soir, avaient l'habitude de se rendre un à un pour échanger quelques mots, en se rencontrant, sur les progrès de la conjuration. Grégoire Orlof et ses deux frères s'y promenaient elle les aborde, leur parle à l'écart, leur annonce l'arrestation de Passek, le départ du courrier de la police pour le camp de l'empereur, son entretien avec le pusillanime Panin, sa persistance dans la nécessité d'une explosion soudaine ; fait passer sa résolution dans leur âme, écrit au crayon un billet à l'impératrice, et charge un des frères Orlof, nommé le Balafré de porter, de toute la rapidité des chevaux, ce billet à Peterhof. Orlof le Balafré part avec la promptitude d'un homme qui dispute un empire à la course. Le billet ne contenait que ces mots : « Venez, madame, le temps presse ! » Orlof lui dirait le reste.

 

XVII

Sans perdre une heure en vaines délibérations, et sans douter de la promptitude de Catherine à accourir à leur signal, la princesse, les deux Orlof et les principaux conjurés, avertis les uns par les autres, se répandent chacun dans les casernes, éveillent les sous-officiers, se concertent avec les soldats affidés, et se tiennent prêts en silence à donner le signal et l'exemple de la révolution, au moment où on viendra leur annoncer l'arrivée de l'impératrice.

La princesse Daschkof, pendant ces rassemblements, répandait son âme et son éloquence dans la nuit. On assure que, pour décider Panin à confondre son sort à celui des conjurés, elle sacrifia pour la première fois sa beauté à l'amour jusque-là rebuté de l'homme d'État.

 

XVIII

Huit lieues séparent Peterhof de Pétersbourg. Orlof le Balafré' les avait franchies avec la rapidité de la pensée des conjurés qui le suivait sur cette route. On avait attendu ce jour-là l'empereur à Peterhof. Sous prétexte de laisser à son mari et à sa cour la libre disposition du château, mais en réalité pour échapper plus sûrement à la surveillance d'une domesticité nombreuse, l'impératrice s'était reléguée elle-même presque seule dans un pavillon séparé du château. Ce pavillon, noyé dans -l'ombre des jardins, était construit sur les bords d'un canal navigable aux petites embarcations de plaisir ; ce canal communiquait à la Néwa. Grâce à cette disposition des eaux, une barque amarrée sous les fenêtres de l'appartement de l'impératrice pouvait la recevoir au premier signal de mort ou de captivité venu d'Oranienbaum ou de Pétersbourg, et la soustraire au poignard ou au cachot de ses ennemis.

Grégoire Orlof, à qui ses entrevues nocturnes avec l'impératrice donnaient le secret des lieux, des portes, des jardins, des corridors, et même les clefs des appartements du pavillon impérial, avait tout éclairé d'avance pour les pas de son frère. Le Balafré, s'approchant dans l'ombre des murs du pavillon, et réveillant à demi-voix la confidente Ivanowna, s'était introduit jusque dans la chambre où dormait l'impératrice. Là, oubliant ou feignant d'oublier le billet de la princesse Daschkof, dont il était porteur, afin de revendiquer pour lui et pour son frère toute la gloire et toute la reconnaissance du service, il réveilla en sursaut Catherine : « Levez-vous, madame, et accourez, lui dit-il ; il n'y a pas une minute à perdre ! »

Sans attendre la réponse et sans écouter une seule question, Orlof redescend, sort à pied des jardins, court à une ferme voisine où, par les soins de son frère, une voiture et des chevaux, toujours cachés et apostés, attendaient l'instant d'un départ imprévu, attelle les chevaux, fait conduire la voiture à une porte extérieure du palais, et, traversant de nouveau au galop de son cheval les jardins, revient annoncer à l'impératrice que tout est prêt pour la fuite.

Catherine, à peine vêtue, soutenue par le bras de sa femme de chambre, la fidèle et courageuse Ivanowna, court sur les pas d'Orlof à la porte indiquée, y trouve la voiture, y monte avec Orlof, et part au galop de huit chevaux tartares, aussi rapides que ses désirs. Mais, à quelque distance de Peterhof, les chevaux, essoufflés par cette course inusitée s'abattent sur la route et ne peuvent se relever pour conduire une voiture trop inégale à leurs forces.

Orlof, désespéré d'un retard qui peut coûter l'empire et la vie aux conjurés, laisse l'impératrice sur la route, s'enfonce dans les terres, découvre une maison de paysans, en ramène un chariot de campagne appelé kibitka attelé de trois chevaux de labour, y fait monter sa souveraine, et, prenant lui-même les rênes, court à toute bride vers Pétersbourg, tremblant d'être prévenu par le jour.

On avait franchi la moitié du chemin, et les chevaux commençaient à perdre haleine, quand on aperçut à travers un flot de poussière une voiture venant de Pétersbourg, et courant au galop dans la direction de Peterhof. L'impératrice, Ivanowna, Orlof, tremblèrent un instant que ce ne fût la voiture de l'empereur attendu, venant d'Oranienbaum surprendre sa femme, et se venger du complot découvert sur celle qui en était l'auteur et le but. Mais soudain la voiture, s'arrêtant et se retournant vers la ville, laissa voir Grégoire Orlof lui-même, qui venait presser l'arrivée de l'impératrice.

« Tout est prêt ! » s'écria Orlof à sa souveraine sans descendre de voiture et sans perdre une minute en vain entretien. A ce mot, reprenant sa course vers la ville, suivi par le chariot de l'impératrice, les deux voitures traversent au lever du jour, au galop des chevaux, toute la capitale étonnée de la rusticité de ces équipages, et ne s'arrêtent que sur l'esplanade, où les casernes agglomérées des régiments des gardes forment une sorte de camp à l'orient de Pétersbourg.

 

XIX

Catherine, encore couverte de la poussière du chemin, et appuyée sur le bras de sa femme de chambre Ivanowna, descend du chariot, traverse à pied le vaste espace destiné aux exercices qui sépare la route des casernes, et s'avance pâle et tremblante vers les portes de la cour du régiment d'Ismaïlof.

Elle s'attendait à trouver ce régiment sous les armes, et à être accueillie par la multitude et par les acclamations qui décident du sort des journées. Le vide et le silence l'étonnent et la glacent. A peine un groupe d'une trentaine de soldats en chemise, achevant de s'habiller, semblent-ils s'apercevoir de cette femme qui hésite à franchir le seuil de leur cour. A la voix et au geste d'Orlof, ces soldats étonnés se groupent peu à peu autour de l'impératrice ; elle reprend courage, et, se découvrant à eux, elle leur dit, d'une voix tremblante, « qu'elle vient se jeter dans leurs bras ; que l'empereur avait donné l'ordre de la tuer, elle et son fils, leur tsarewitz ; que les assassins, déjà partis d'Oranienbaum, la cherchaient en ce moment pour accomplir le forfait commandé qu'elle venait implorer d'eux non l'empire, mais sa vie et celle de son enfant. »

Pendant ce colloque entre cette femme inconnue et ces soldats groupés autour d'elle, les autres soldats sortent comme un essaim des casernes les officiers accourent. L'impératrice reprend son assurance ; elle les harangue, non plus en suppliante, mais en souveraine ; elle ordonne d'aller appeler l'aumônier du régiment, et d'apporter un crucifix. Le prêtre, entraîné par les soldats, se présente tremblant et hésitant, le crucifix à la main, sans savoir pour quel usage on prostitue, au milieu de ce tumulte l'image de son Dieu.

L'impératrice fait prêter sur le crucifix, à tous les soldats, le serment de la défendre et de mourir pour elle. Cette scène remplit d'enthousiasme, de larmes et de cris les cours des casernes, et l'espace vide entre les casernes et la route. Ces clameurs, répercutées de caserne en caserne, se répandent jusqu'aux extrémités de la ville ; la princesse Daschkof, avertie de la présence de son amie, accourt à cheval, en uniforme de dragon, l'épée à la main, l'éloquence sur les lèvres les affidés de la noblesse, de l'armée, du clergé, rassurés par l'accueil des soldats à l'impératrice, se mêlent sans crainte à un mouvement déjà prononcé ; l'hetman des Cosaques, Kyrille Razomouski, démasque sa fausse fidélité à l'empereur, et vient donner son régiment à l'impératrice ; les Wolkonski, les Schouvalof, les Bruce, les Strogonof, chefs de la noblesse disgraciée, se confondent avec les généraux, les soldats, le peuple.

Toujours enclins au parti aristocratique de Panin, ils parlent aux groupes de régence, de sénat, de liberté, de limites au despotisme, d'institutions conquises avec l'impératrice sur le caprice des mauvais princes. Leurs paroles, trop écoutées par le peuple, menaçaient encore une fois de changer une révolution de palais et de casernes en une révolution de liberté publique.

Grégoire Orlof, attentif à tout ce qui peut dénaturer le mouvement et atténuer sa future puissance, s'avance vers eux, leur dit que les soldats font des révolutions pour des noms propres, et non pour des idées mixtes ; que limiter en un pareil jour leur enthousiasme, c'est limiter et peut-être perdre le mouvement lui-même et qu'il poignardera de sa propre main le premier noble qui prononcera encore le mot de régence.

 

XX

Déjà les trois régiments, sortis, à la voix de leurs officiers, de leurs chambres, étaient sous les armes sur l'espace compris entre les casernes. L'impératrice, entourée d'un bataillon carré qui s'était formé de lui-même pour protéger sa vie contre les prétendus assassins du tsar, passait et repassait tour à tour devant le front des troupes. Le courant, irrésistible désormais, entraînait tout.

Deux officiers du régiment de Preobrajenskoï, fidèles à leur serment à l'empereur, résistèrent seuls, avec l'héroïsme sans espoir de leur conscience, à l'entraînement de leurs soldats, et furent arrêtés par eux comme traîtres.

Passek, enfermé depuis la veille dans la prison de ce régiment, craignant un piège dans le bruit des acclamations du dehors qui retentissaient jusque dans son cachot, refusait d'en sortir.

Pendant que les soldats de ces trois corps baisaient la main de l'impératrice, Orlof, se croyant sûr du régiment de l'artillerie, courait à ses casernes, et leur ordonnait de prendre les armes. Mais les artilleurs refusèrent d'obéir à un autre ordre qu'à celui de leur général.

Ce général était un Français, fils de ce Villebois, favori de Pierre le Grand, dont les mémoires secrets, récemment découverts, répandent tant de clarté sur le caractère de son maître. Le fils de Villebois, homme aussi remarquable par sa figure que par son intelligence et son caractère, avait été assez distingué depuis quelques années par les regards de l'impératrice pour se croire une place à part dans son cœur et un avenir brillant dans sa faveur future. Grand maître de l'artillerie et du génie, c'était par lui que l'impératrice avait fait nommer son favori caché, Orlof, trésorier de l'artillerie. Orlof, jaloux de l'attention de sa maîtresse pour Villebois, n'avait pas voulu l'initier au complot, dans la crainte de lui donner ainsi un nouveau titre aux bontés de sa souveraine.

Catherine, apprenant l'absence de Villebois et l'hésitation des artilleurs, envoya un officier chercher le grand maître de l'artillerie. Villebois confondu d'un événement qu'il n'apprenait que par l'événement lui-même, accourut le dernier, et la rougeur sur le front, à l'ordre de Catherine. L'amour qu'il nourrissait dans son cœur pour elle rendait son retard plus coupable et son attitude plus embarrassée.

« Vous auriez dû prévoir, madame. lui dit-il en commençant une excuse qu'elle ne lui laissa pas achever.

« — Je ne vous ai pas envoyé chercher, lui répondit-elle en se pressant de l'interrompre, pour apprendre de vous ce que j'aurais dû prévoir, mais pour vous demander ce que vous prétendez faire.

« — Vous obéir et vous servir, madame, » répondit Villebois en tombant aux genoux de Catherine.

L'amour avait vaincu, d'un regard, en lui la fidélité. Il partit pour aller faire prendre les armes à l'artillerie et au génie, et pour remettre les arsenaux à l'impératrice. Par cette dernière défection, toutes les troupes de 'Pétersbourg étaient à la tsarine.

Environnée de ces dix mille soldats d'élite, et suivie des flots d'une population fanatique, elle remonta dans ce chariot de paysan dont elle avait fait un char de triomphe, et se rendit à la cathédrale, où le clergé la bénit et la proclama au bruit des cloches et des salves du canon. Elle en ressortit pour se rendre au palais.

Déjà les troupes campaient autour du palais, et des pièces de canon, placées à l'embouchure de toutes les rues qui y aboutissent, en défendaient l'accès aux troupes de l'empereur. On croyait entendre, au moindre bruit élevé dans la ville, les pas de l'armée qu'il ramenait d'Oranienbaum pour reconquérir sa capitale et son trône. On s'était hâté de placer des postes à toutes les issues sur la campagne et sur la Néwa, pour empêcher que ce prince ne reçût trop tôt la nouvelle d'une révolution destinée à le surprendre autant qu'à le vaincre.

L'impératrice, qui n'avait le matin qu'un seul homme et une seule femme avec elle, avait au milieu du jour une armée, une capitale et un peuple.

 

XXI

L'impopularité de l'empereur à Pétersbourg était telle que, de toute cette armée et de tout ce peuple, aucun Russe n'avait songé à courir à Oranienbaum pour l'avertir de l'écroulement de sa monarchie. Un seul homme, d'une condition servile, nommé Bressan, Français de nation, barbier de Pierre III, et que cette domesticité intime avait attaché de cœur à son maître, avait prévenu la défense de sortir des portes. Par les soins de Bressan, un simple valet d'écurie, monté sur un chariot de poste, traîné par un cheval rapide et porteur d'un billet du barbier, courait, sans être soupçonné ni poursuivi, vers Oranienbaum. Il avait ordre de Bressan de ne remettre son message cacheté qu'à l'empereur lui-même.

Ainsi c'était un serviteur étranger et un paysan en haillons qui donnaient seuls au maître de tout un empire un dernier signe de fidélité. Grâce aux détachements postés sur toutes les routes, Orlof et l'impératrice se croyaient sûrs de dérober au moins un jour et une nuit aux mesures de l'empereur pour lutter contre la révolution.

 

XXII

Pendant que le courrier de Bressan courait sur la route d'Oranienbaum, l'impératrice avait envoyé les soldats de la garde chercher le tsarewitz enfant, qui, sous la garde de Panin, son gouverneur, habitait un autre palais de la capitale. Panin, resté jusque-là dans l'ombre d'une révolution qu'il avait conçue sans l'accomplir et qui le dépassait de son premier élan, prit dans ses bras l'enfant en chemise de nuit, et l'apporta mal éveillé encore à sa mère.

Catherine, l'enfant dans ses mains, se présenta au balcon du palais aux regards attendris des soldats et du peuple, et l'offrit longtemps aux transports et aux bénédictions de la foule. Hélas c'était ce même Paul Ier qui, salué empereur par une révolution en plein jour, devait expirer dans ce même palais sous la main d'une révolution nocturne, porté au trône par le crime d'une mère, précipité au tombeau par le crime d'une aristocratie Mais nul n'entrevoyait un pareil sort à travers le délire de popularité armée, qui entourait la belle impératrice, et qui excusait par ses dangers son forfait.

 

XXIII

Comme pour délier la multitude des scrupules de son serment à l'empereur, ou comme pour prophétiser à ce prince sa destinée prochaine, l'impératrice et la princesse Daschkof, habiles l'une et l'autre en expédients et en artifices, faisaient au même moment fendre les rangs de la foule et des soldats par un magnifique cortége funèbre, suivi d'un nombreux clergé, dont nul ne connaissait le cadavre. Des rumeurs utiles à propager, et sans danger à dissimuler plus tard, répandaient dans la foule que c'était le corps de l'empereur Pierre III, mort ou tué dans la nuit précédente, à qui on rendait silencieusement les honneurs suprêmes.

Cette conviction de la vacance du trône, que personne n'osait sonder ou révoquer en doute, enlevait toute hésitation au peuple dans la proclamation de la veuve et du fils du souverain porté au tombeau.

« Nous avions tout prévu ! » disait plus tard la princesse Daschkof, confidente de l'impératrice, quand on l'interrogeait sur cette mystérieuse apparition d'une sépulture sans mort. Cette fausse nouvelle, écrite le jour même par les conjurés et par les hommes crédules dans tout l'empire, aida beaucoup à l'unanimité de la révolution. Pourquoi les généraux, les soldats, les paysans, les esclaves, se seraient-ils obstinés à garder fidélité à un empereur enseveli ? La crédulité populaire donnait du temps à la perfidie.

 

XXIV

Un manifeste, rédigé, sous l'inspiration de l'impératrice, par le Piémontais Odart, était semé en même temps sur les têtes de la multitude, annonçant que l'impératrice Catherine, cédant aux vœux de ses peuples montait sur le trône de sa chère patrie. Ce manifeste, habilement combiné pour flatter les préjugés russes accusait, au nom d'une princesse étrangère, allemande, incrédule et licencieuse, l'empereur son mari de son origine allemande, de sa partialité pour le roi de Prusse, de son impiété envers la religion nationale et de son insoumission aux prêtres. « Enfin, s'écriait Odart en écoutant les acclamations qui s'élevaient de la foule à la lecture du manifeste impérial, je ne crains plus le supplice : ce peuple m'absout ! »

La cour entière de Pierre III avait déjà passé dans les appartements de l'impératrice. Dans un conseil de guerre et d'État, tenu debout par ses principaux complices autour d'elle, on se décida à abandonner à son propre enthousiasme la capitale, désormais compromise dans la révolution, et à marcher, sans laisser respirer l'événement, avec toute l'armée contre l'empereur. Il était midi. Les chefs du clergé russe, vieillards d'un aspect vénérable, rehaussés par leur costume sacerdotal, leurs chevelures et leurs barbes blanches, traversèrent l'armée avant son départ, portant la couronne, le globe impérial, les rituels ; et, montant au palais au bruit des chants sacrés, couronnèrent l'impératrice.

A peine Catherine eut-elle dépouillé les ornements impériaux dont elle avait été revêtue pour la cérémonie, qu'elle emprunta l'uniforme de la garde d'un jeune officier de même taille qu'elle ; et, montant à cheval à la porte du palais, elle passa en revue l'armée, enthousiasmée de ses charmes relevés par l'uniforme, l'épée, le cheval manié avec la grâce virile d'une amazone. Les soldats jurèrent de vaincre ou de mourir pour elle. La princesse Daschkof, en habit de dragon et en casque d'or dont la crinière flottait sur son cou, galopait à côté de son amie, enlevant les yeux par sa beauté, les cœurs par son éloquence. Pendant que les troupes défilaient vers la porte qui mène au golfe de Finlande, Catherine, remontée dans son palais, dîna rapidement près d'une fenêtre ouverte, où les régiments la saluaient en défilant.

Après ce dîner public, elle remonta à cheval, reprit la tête de l'armée, et, rencontrant à quelque distance de la ville un corps de trois mille Cosaques qui allaient rejoindre l'armée de l'empereur, elle les enleva d'étonnement et d'admiration par ses paroles et par l'ascendant de Kyrille Razomouski, leur hetman, en grossit son armée, et les amena à sa suite. La marche de cette armée sans ennemis, ivre de séductions et d'espérances, accueillie de village en village sous des arcs de feuillages et de fleurs, précédée par deux jeunes femmes en habit de guerre, ressemblait moins à une sédition militaire qu'à une saturnale de courtisanes et de soldats. Mais le nom d'impératrice, et le respect des Russes pour la, mère de leur tsarewitz, imprimaient même à une révolution triomphante l'empreinte d'une soumission passionnée et d'un dévouement religieux à la maternité de l'empire.

La nuit arrêta l'armée de l'impératrice non loin de Peterhof, sur la route d'Oranienbaum. Ces deux palais de campagne sont bâtis à quelque distance l'un de l'autre sur les pentes qui bordent la Néwa, avant que ce fleuve se confonde avec le golfe de Finlande. Oranienbaum, bâti, comme on l'a vu, par Menchikof et fortifié puérilement par Pierre Ill, qui se complaisait aux images de guerre, s'élève au sommet des dernières collines qui forment le bassin de la Néwa, à l'endroit où le fleuve, cessant de serpenter entre des rives boisées et marécageuses et' des îles", se répand tout à coup dans un horizon d'eau presque sans bornes, semblable à une mer. Des terrasses d'Oranienbaum, le regard plonge à la fois sur les sinuosités de la Néwa, sur les sombres forêts de la rive droite du fleuve, sur le golfe arrondi de Finlande, et sur la ville et les fortifications de Cronstadt en face, port, citadelle et arsenal de Pétersbourg. Un faible rem -part de quelques pieds d'élévation, surmonté de canons et-gardé par une garnison de trois mille soldats du Holstein, compatriotes de l'empereur, donnait à la maison de plaisance de Pierre III l'apparence, les consignes et la gravité d'une forteresse. C'est de là qu'il croyait dominer Pétersbourg, menacer la Suède, intimider le Danemark, et simuler le héros de Potsdam.

 

XXV

Le matin du jour où avait éclaté la conjuration, l'empereur, prêt à partir pour Peterhof, où il était attendu pour célébrer sa fête, avait reçu de Pétersbourg, par le courrier du ministre de la police, le vague indice d'un complot et la nouvelle de l'arrestation de Passek. Ces indices étaient trop légers et le caractère de Passek trop décrédité pour inspirer à l'empereur une sérieuse attention à la dépêche.

« C'est un fou ! » dit-il avec dédain en parlant de ce conjuré à ses ministres ; et, sans donner à ces révélations plus d'importance qu'on n'en doit aux propos d'une tête folle, il était monté en voiture ouverte avec sa maîtresse, quelques jeunes femmes de sa cour, et l'ambassadeur de Prusse. Des aides de camp et des courtisans le suivaient à cheval sur la route de Peterhof ; l'entretien était serein et gai comme le jour. Aucun pressentiment de danger, aucun nuage d'esprit ne pesait sur les imaginations du maître et des courtisans. L'aide de camp général de l'empereur, Goudowitz, précédant d'un quart d'heure le cortége galopait vers les jardins de Peterhof pour annoncer à l'impératrice l'arrivée de son mari.

Peterhof cependant était déjà plein de doute, d'inquiétude vague et de chuchotements sur les événements encore inexpliqués de la nuit précédente. On avait trouvé le matin la chambre de l'impératrice, dans le pavillon, vide. Une sentinelle interrogée disait avoir entendu le galop d'un cheval dans les allées du parc ; une autre avait vu deux femmes sortir de la porte du parc longtemps avant l'aube. Était-ce un enlèvement de l'impératrice par son mari, pour l'enfermer, comme on la menaçait, dans la prison mystérieuse d'Ivan, sur le lac Ladoga ? Était-ce une évasion de Catherine, et le premier pas d'une conjuration qui aurait éclaté en son nom dans la capitale ? Des marchands et un villageois de Peterhof, partis le matin de Pétersbourg, ne rapportaient rien qui pût confirmer ces dernières suppositions. Tout était tranquille, disaient-ils, à leur départ, dans la ville, et les régiments se rassemblaient seulement aux champs des casernes pour célébrer militairement la fête du jour.

Un chambellan de l'impératrice, impatient cependant d'informer le tsar de l'absence de sa femme, dont il allait être étonné, s'acheminait lentement au-devant des voitures sur la route d'Oranienbaum, pour apprendre ou pour recevoir des nouvelles. Ce chambellan arrêta l'aide de camp Goudowitz, et lui raconta précipitamment la disparition nocturne de l'impératrice. Goudowitz, jugeant avec raison qu'une pareille disparition était l'indice ou le commencement d'une grande crise, tourna la tête de son cheval vers Oranienbaum, et courut à toute bride à la rencontre de l'empereur. Il fit signe aux postillons d'arrêter, malgré l'empereur qui leur criait de poursuivre, descendit de cheval, et, s'approchant de l'oreille de Pierre, il dit à voix basse quelques mots qu'aucun autre n'entendit.

On vit pâlir à ces mots le visage consterné de l'empereur, comme s'il avait vu sur sa tête une épée nue. « Laissez-moi descendre, » dit-il à ceux qui l'accompagnaient. Il descendit, s'entretint un peu de temps à l'écart sur la route avec Goudowitz ; puis, se rapprochant de la voiture, il ordonna à toutes les dames d'en sortir, leur dit de venir le rejoindre à pied au château de Peterhof par les allées du parc qui allongeaient la distance et, remontant seul avec Goudowitz dans la voiture, il courut comme le vent vers le pavillon de l'impératrice. Là, comme si les murs avaient dû lui rendre celle qu'il s'obstinait à y chercher encore, il regarda sous le lit, ouvrit les armoires, sonda du pommeau de son épée les plafonds, les planchers, les lambris, et, redescendant consterné au-devant de sa maîtresse qui accourait aussi troublée que lui vers le pavillon : « Je vous le disais bien, criait-il aux femmes de sa suite, qu'elle était capable de tout. »

A ce moment, un jeune domestique français qui revenait de Pétersbourg à Peterhof, et qui s'étonnait de l'étonnement général, vint avec une naïveté terrible dire à l'empereur « qu'on avait tort de s'inquiéter à Peterhof du sort de l'impératrice, et qu'il venait de la voir de ses propres yeux à Pétersbourg à la tête des troupes, pour célébrer avec pompe la fête de l'empereur. »

 

XXVI

Pendant, que Pierre n'interprétait que trop bien la naïveté du jeune domestique étranger, le valet d'écurie envoyé par le barbier Bressan, et qui, n'ayant plus trouvé l'empereur à Oranienbaum, l'avait suivi à Peterhof, parut, se jeta aux pieds de son souverain, et tirant de son sein le billet du barbier, le présenta tout tremblant à l'empereur.

L'empereur lut à haute voix le message aux femmes et aux hommes de sa suite : « Les régiments des gardes sont soulevés, l'impératrice est à leur tête ; neuf heures sonnent ; elle est à l'église de Casan. Tout le peuple paraît suivre ce mouvement, et les fidèles sujets de Votre Majesté n'osent se montrer. »

« Eh bien, messieurs, s'écria le tsar déjà trop convaincu de l'audacieuse témérité de sa femme, vous voyez si j'avais raison de la soupçonner et de la surveiller ! »

A ces mots, le grand chancelier Woronsof, présumant trop de son ascendant sur la capitale, ou pressé peut-être de déserter, sous un prétexte de fidélité, une fortune qui chancelait, proposa de partir pour Pétersbourg. Il ramènerait, disait-il, l'impératrice à la soumission, les troupes à leur devoir, la ville à l'obéissance. Il partit, échoua du premier mot devant l'impératrice trop engagée pour reculer, lui prêta serment, et se fit garder à vue par les troupes dans sa maison, afin de pouvoir alléguer la contrainte, si l'empereur, triomphant à son tour, lui demandait compte de son inaction. Plusieurs des courtisans de Pierre III suivirent, sous d'autres prétextes, l'exemple du grand chancelier.

Sa cour diminuait comme sa fortune. Lui-même commençait à éprouver ce chancellement d'esprit des hommes qui tombent il cherchait à tromper par l'agitation de son corps l'irrésolution forcée de son âme. Sa tête faible ne conservait ni lucidité ni sang-froid. Il nommait un généralissime de ses troupes, et il le révoquait il envoyait ordre à l'armée de marcher sur Pétersbourg, et le contre-ordre suivait à l'instant l'ordre il courait à grands pas d'une chambre à l'autre, du palais au jardin, du jardin au palais il chargeait l'un d'aller tuer l'impératrice, l'autre d'aller lui faire des représentations et des offres d'accommodement. Une soif inextinguible, symptôme de la fièvre qui consumait son âme, lui faisait demander à boire à chaque instant ; il dictait des manifestes injurieux contre sa femme, et, n'ayant ni secrétaire ni presse pour les multiplier, il employait les jeunes femmes de sa suite à les copier à la hâte sous ses yeux, pour les répandre dans l'armée. Il quittait, par les conseils de ses familiers, l'uniforme prussien, qui le dépopularisait dans l'esprit de son peuple, et reprenait l'uniforme russe.

Un seul homme, dans toute cette cotir dispersée à travers les appartements et les jardins, conservait le calme et l'autorité que donne l'expérience des grandes crises humaines cet homme était un vieillard de quatre-vingt-deux ans, le maréchal Munich. A la nouvelle des événements de Pétersbourg, Munich, reconnaissant de son rappel de Sibérie par l'empereur, était accouru d'Oranienbaum à Peterhof pour conseiller, pour consoler ou pour agir. Il remerciait le ciel d'avoir assez de jeunesse de cœur sous ses cheveux blancs pour soutenir un trône ébranlé, ou pour mourir les armes à la main aux pieds de son bienfaiteur. Sa présence relevait l'espoir des courtisans alarmés. Munich, dans l'esprit des Russes, valait une armée.

« Cherchez tout de suite, dit-il à l'empereur en général consommé, le salut de l'empire et le vôtre au cœur de l'armée qui vous reste encore. Ni Peterhof ni Oranienbaum ne peuvent résister, avec les bataillons épars et découverts que vous appelez, aux vingt mille hommes de l'impératrice qui s'avancent, et qui vous cerneront dans quelques heures. Une résistance inégale ne servira qu'à faire massacrer vos amis et vous-même par des soldats dont l'impunité est dans votre sang. Le salut et la victoire ne sont pour vous qu'à Cronstadt hâtez vous d'y rentrer sous la protection des remparts, de l'armée et de la flotte encore intactes de la sédition ; emmenez-y en otage les courtisans, parents ou femmes des traîtres qui ont levé contre vous le drapeau de la révolte, et qui trembleront en voyant leurs familles entre vos mains. C'est de Cronstadt seulement que vous pourrez ou négocier, ou combattre, ou reconquérir par la terreur de votre armée, grossie par les provinces, la capitale, repentante de son égarement irréfléchi. »

Tout le monde applaudit à ce conseil qui éloignait le danger prochain, et qui laissait du temps aux événements. Un aide de camp, envoyé immédiatement à Cronstadt, rapporta que la flotte et l'armée, indignées contre l'attentat des gardes, attendaient l'empereur, et se glorifiaient d'avance d'avoir à combattre pour sa cause.

Mais déjà l'arrivée à Peterhof des trois mille Allemands de sa garde du Holstein rassurait l'empereur. Cette troupe lui rendait la fatale prétention d'essayer son génie de grand général émule du roi de Prusse, contre l'armée de Pétersbourg qui campait si près de lui. Sourd aux conseils du vieux Munich, il disposait ses trois mille Allemands sur quelques mamelons dominant la route de Pétersbourg, combinait un plan de bataille et de retraite dans les règles de l'art, et disait qu'il était honteux de fuir sans avoir combattu devant l'armée d'une femme. Rassuré par la contenance de ses Allemands, il raillait maintenant avec ironie les courtisans et les femmes de sa cour qui se pressaient de s'embarquer sur deux légers navires, pour s'éloigner de Peterhof et pour naviguer vers Cronstadt.

L'aurore dissipa cette velléité d'héroïsme. A peine les hussards de ses avant-postes entrevirent-ils l'armée de l'impératrice s'avançant en ordre de bataille vers Peterhof, qu'il donna l'ordre à ses Allemands de se replier sur Oranienbaum, et que, s'évadant lui-même du palais avec sa maîtresse, ses serviteurs, les femmes de sa cour, il monta dans un des navires et vogua, à force de rames et de voiles, vers Cronstadt.

 

XXVII

Mais en perdant un jour et une nuit, il avait perdu à la fois son refuge, la flotte et l'armée, que sa présence aurait électrisées la veille. L'impératrice l'avait devancé à Cronstadt comme à Pétersbourg. Les révolutions ne triomphent qu'en dérobant le temps aux gouvernements. L'amiral Talitzin, entraîné par Orlof dans le parti de l'impératrice, s'était embarqué pendant la nuit dans une chaloupe, et s'était présenté au lever du jour devant le port. Un ordre du commandant de Cronstadt interdisait de laisser descendre à terre qui que ce fût venant de Pétersbourg. Mais, au nom de Talitzin, les postes présument qu'un amiral n'est pas compris dans la consigne. Ils envoient prévenir le commandant de Cronstadt ; il vient lui-même sur les marches du quai conférer avec Talitzin, debout sur le pont de sa chaloupe. Il lui demande des nouvelles de Pétersbourg. L'adroit Talitzin répond qu'il les ignore qu'une vague rumeur de révolution de la capitale est venue à ses oreilles dans sa maison de campagne éloignée, où il passait l'été et qu'à ce bruit il a cru devoir accourir à son poste sur la flotte, pour faire son devoir au service de l'empereur.

Le commandant, trompé par ce spécieux prétexte, ordonne aux postes de laisser prendre terre à l'amiral. Mais à peine Talitzin a-t-il touché le rivage, qu'il harangue les soldats et les matelots attroupés par la curiosité autour de lui, leur apprend le mouvement de la capitale, la sédition universelle, la fuite de l'empereur, la révolution nationale accomplie contre un souverain qui humilie la Russie sous l'insolence d'une poignée d'Allemands, et leur ordonne au nom de l'impératrice, désormais leur seule souveraine, d'arrêter le commandant de Cronstadt, et de prêter serment à Catherine. Les hourras lui répondent ; la révolution, comme la flamme, gagne de vaisseau en vaisseau, de la flotte à la ville, et de la ville à l'armée. Le commandant est consigné dans sa maison par ses propres gardes les cloches sonnent, le canon retentit ; le serment est prêté par les troupes et par le peuple. La nuit couvre la ville et la flotte ; et Talitzin, plaçant deux cents pièces de canon, la mèche allumée, sur les quais, surveille lui-même la mer et le fleuve, pour prévenir tout débarquement nocturne et toute tentative des partisans de l'empereur.

 

XXVIII

Cependant l'empereur, que le vent soufflant vers la mer avait empêché d'entendre les cloches, les hourras et les salves de la révolution, abordait en pleine nuit au quai de Cronstadt. Déjà les matelots de son yacht se préparaient à jeter le pont mobile du navire au bord, pour le faire descendre au rivage.

« Qui vive ? crie une sentinelle aux matelots.

« L'empereur, répond l'équipage.

« — Il n'y a plus d'empereur ! » réplique la sentinelle.

Les soldats se pressent tumultueux sur le quai autour de leur camarade en faction, et présentent la baïonnette aux matelots, en répétant qu'il n'y a plus d'empereur 1 Pierre, à cet arrêt qui frappe ses oreilles comme une déchéance, monte de la chambre du navire sur le pont, ouvre son manteau montre son uniforme et ses décorations et s'écrie : « C'est moi ! reconnaissez votre empereur ! Il se prépare à s'élancer sur le quai ; les baïonnettes lui opposent une muraille de fer.

« Faites feu sur lui, s'il persiste à ne pas s'éloigner ! » crie Talitzin à la troupe.

L'empereur, anéanti de surprise et de consternation, tombe en arrière entre les bras de Munich et de ses aides de camp. Talitzin répète à haute voix, entendue dans la nuit, l'ordre aux canonniers de couler les deux navires, s'ils ne reprennent pas à l'instant le large.

« Au large les yachts ! au large les yachts ! » crie avec rage la foule grossissante. Les canonniers pointent leurs pièces ; le capitaine des yachts leur crie, à l'aide de son porte-voix, qu'il va s'éloigner, et qu'on lui laisse seulement le temps de s'évader. Il coupe les câbles de ses ancres pour fuir plus vite, et s'éloigne poursuivi de vague en vague dans la nuit par les cris forcenés de : « Mort à l'empereur ! vive l'impératrice ! »

« C'en est fait, dit l'empereur en reprenant ses sens, la défection est générale. J'ai vu ce complot dès la première heure de mon règne. »

Et, redescendant dans la chambre du yacht, on l'entendit sangloter longtemps entre les consolations de sa maîtresse et les conseils désespérés du père de la comtesse Woronsof.

 

XXIX

Les deux yachts, sans ordre de route, après avoir vogué assez loin pour être hors de portée de canon, flottaient sans rames et sans voiles sur une eau calme, aux lueurs de la lune d'été. Le vieux maréchal Munich et les jeunes femmes de la suite de l'empereur s'entretinrent à voix basse, sur le pont, des vicissitudes d'un seul jour, au bruit lointain des tumultes de la ville et au bruit rapproché des sanglots de l'empereur, sans autre asile dans son vaste empire que le milieu d'un fleuve dont tous les bords repoussaient déjà sa fortune. L'impératrice sa femme, rentrée triomphante dans le palais dont elle s'était évadée comme une criminelle la veille, couchait cette même nuit, au milieu de l'armée, à Peterhof.

Pierre, après avoir pleuré son empire dans le sein de la fidèle Woronsof, fit appeler Munich sur le pont, pour s'entretenir avec lui de ce qui restait de salut à sa fortune. Les femmes éplorées et les serviteurs, devenus égaux au maître par l'adversité commune, entrèrent sur les pas de Munich sans être conviés, pour entendre les derniers conseils du vieux guerrier.

« Maréchal, dit Pierre à son général, j'aurais dû suivre hier vos avis ; mais enfin, vous qui avez vu tant d'extrémités, qu'ai-je encore à faire pour surmonter mon sort ?

« — Rien n'est entièrement perdu, répondit Munich qui avait eu le temps de rassembler ses idées pendant sa longue méditation sur le pont il faut voguer à force de rames vers le port de Revel, y prendre un vaisseau de guerre, faire voile vers la Prusse, où quatre-vingt mille hommes de votre armée se glorifieront de donner l'asile de leur fidélité à leur empereur, et revenir avec cette armée à la conquête de l'empire. Je m'engage avec une telle armée, animée par une telle cause, à vous rendre en six semaines votre trône et vos États ! »

L'empereur paraissait acquiescer à cette résolution, la seule ouverte, si elle n'était pas infaillible, quand l'effroi d'une longue navigation sur deux barques de plaisir dépourvues de vivres, le vent contraire, la fatigue des rameurs épuisés par un jour et une nuit d'efforts, firent jeter un cri presque unanime de contradiction aux femmes et aux courtisans témoins de l'entretien.

« Eh bien, nous ramerons nous-mêmes, s'il le faut, » dit le vieillard.

Mais des conseils moins désespérés et moins résolus lui fermèrent de toutes parts la bouche les uns disaient que le plus sûr moyen de perdre l'empire, c'était de le fuir ; les autres, que la révolution de la capitale n'était qu'une émeute irréfléchie qui céderait à la première résistance des soldats allemands, toujours fidèles ; ceux-là, que l'impératrice ne pousserait pas le crime jusqu'au bout, et qu'elle n'avait voulu montrer sa forcé que pour obtenir une part d'influence dans l'empire ; ceux-ci., qu'il fallait négocier avec elle le lendemain, et désarmer ses partisans par des conditions équitables accordées à son ambition ; tous, qu'il fallait retourner à Oranienbaum avant qu'elle y devançât l'empereur.

 

XXX

Pierre, comme un homme qui a épuisé ses forces dans les larmes et à qui il ne reste plus que les espérances désespérées, se complut à croire ce qu'il désirait, et à se fier à un accommodement forcé avec sa femme. La nécessité, comme il arrive dans les âmes vaincues, lui fit même trouver de la convenance, de la dignité et de la douceur dans cette honte. Le vent et les rames ramenèrent rapidement les deux yachts à la hauteur de son château d'Oranienbaum.

Ses serviteurs éplorés, qui suivaient de loin le sillage, de ses navires, l'attendaient sur la grève.

« Mes enfants, leur dit-il en descendant du pont, nous ne sommes plus rien ! »

On lui apprit que l'impératrice n'était plus qu'à quelques heures du château. Il conçut alors la pensée de s'enfuir seul et déguisé vers la Pologne, et il ordonna de seller et de brider le cheval le plus rapide de ses écuries. Sa maîtresse ainsi abandonnée lui persuada qu'il y aurait plus de sûreté pour eux à se livrer à la magnanimité de l'impératrice, et à obtenir d'elle la permission de se retirer ensemble dans son duché personnel du Holstein pour y vivre inoffensifs au trône à jamais abdiqué.

« Ne le faites pas, notre père ! lui disaient les domestiques, avertis par l'instinct de leur fidélité ; ne le faites pas, elle vous fera mourir !

« — Pourquoi, leur disait avec l'accent d'un tendre reproche la favorite plus dévouée que prévoyante, pour quoi vous complaisez-vous à effrayer notre maître ? »

Pierre, arrêté à ce dernier parti, puisqu'il ne restait -plus ni temps ni moyen pour un autre, ordonna de cesser tout préparatif de défense, de démonter les canons de leurs affûts, de licencier les soldats, et de mettre les armes en monceaux à terre.

« Hé quoi ! s'écria à cet aspect Munich, révolté de tant de résignation ne saurez-vous pas demain mourir en empereur ? Si vous avez peur des armes, prenez un crucifix en main pour vous protéger contre les sabres des soldats ; ils n'oseront les lever sur le symbole de leur religion et moi je me charge de combattre et de tomber pour vous. »

Mais Pierre ne répondit à ce reproche héroïque qu'en demandant une plume, et en écrivant une lettre soumise et lâche à sa femme. Il lui abandonnait l'empire, et il ne lui demandait que son duché de Holstein, pour y vivre en paix avec sa maîtresse la fidèle Woronsof, et son fidèle aide de camp le Cosaque Goudowitz.

Il chargea de cette lettre l'officier général qui commandait le matin les soldats du Holstein. La foule des courtisans et des femmes se hâta de s'embarquer avec le porteur de cette lettre, pour fuir la contagion de l'infortune. La princesse Woronsof et Goudowitz restèrent presque seuls avec l'empereur. Ses disgrâces semblaient accroître la tendresse de l'une et la fidélité de l'autre ; Pierre n'eut pas du moins à reprocher à la fortune la pire de ses injures, la défection de l'amour et la trahison de l'amitié.

 

XXXI

L'impératrice, sans daigner lui répondre, lui renvoya par son messager le modèle de la renonciation à l'empire, qu'il fallait préalablement signer. Un homme déshonoré n'est plus à craindre. Pierre n'hésita pas à signer sa honte. La renonciation était ainsi conçue

« Durant le peu de temps de mon règne absolu sur l'empire de Russie, j'ai reconnu en effet que mes forces ne suffisaient pas pour un tel fardeau, et qu'il était au-dessus de moi de gouverner cet empire, non-seulement souverainement, mais de quelque façon que ce fût ; aussi en ai-je aperçu l'ébranlement, qui aurait été suivi de sa ruine fatale, et m'aurait couvert d'une honte éternelle. Après avoir donc mûrement réfléchi là-dessus, je déclare sans aucune contrainte, et solennellement, à l'empire de Russie et à tout l'univers, que je renonce, pour toute ma vie, au gouvernement dudit empire, ne souhaitant y régner ni souverainement, ni sous aucune autre forme de gouvernement, sans aspirer même d'y parvenir jamais, par quelque secours que ce puisse être. En foi de quoi je fais un serment devant Dieu et tout l'univers, ayant écrit et signé cette renonciation de ma propre main. »

 

XXXII

A peine Pierre avait-il signé ainsi, non sa défaite, mais son ignominie, que ses Allemands furent sommés de rendre les postes du palais et de se retirer sans armes dans les villages voisins, comme prisonniers de guerre. Il sortit lui-même d'Oranienbaum dans l'appareil d'un vaincu qui va implorer sa grâce, pour aller se remettre à la merci de sa femme. La princesse Woronsof, le maréchal Munich et son aide de camp Goudowitz le suivirent sur la route de Peterhof. Il redoutait l'effet de sa présence sur les corps de l'armée révoltée qu'il avait à traverser pour se rendre à Peterhof ; .la sédition pouvait s'absoudre dans son sang. Heureusement les premières troupes qu'il rencontra furent les trois mille Cosaques rencontrés aux portes de Pétersbourg par les rebelles, et qui éclairaient maintenant l'armée de Catherine. L'aspect de leur empereur, hier sacré à leurs yeux, aujourd'hui humilié et déposé, les exhortations de Goudowitz, leur compatriote, destiné à être leur hetman, imprimèrent un morne respect à ces barbares. Leur silence fut leur dernier hommage.

Mais aussitôt que les régiments des gardes aperçurent l'empereur, les cris de : « Vive Catherine ! » accompagnés de gestes menaçants, d'injures soldatesques, de cliquetis d'armes, portèrent la terreur dans l'âme du prisonnier. Des groupes forcenés de soldats et de populace précédaient sa voiture au pied du grand escalier ; il en monta les degrés sous les huées et sous les sabres nus de ses propres gardes ; son favori Goudowitz, séparé du maître qu'il voulait encore défendre, fut foulé aux pieds des soldats. La princesse Woronsof, sa maîtresse, enlevée violemment de sa voiture, les cheveux épars, les vêtements en désordre, son grand cordon déchiré en lambeaux sur sa poitrine, fut poussée d'un groupe à l'autre par les soldats, comme un jouet de prostitution dans une cour de caserne ; ni sa pâleur, ni ses larmes, ni ses cris, n'attendrirent la férocité et la vengeance de Catherine.

L'empereur, reprenant à ces cris le courage désespéré de l'homme outragé dans ce qu'il aime, monta avec un mouvement de rage convulsif les marches de l'escalier, en reprochant aux soldats l'opprobre de leur conduite. Ces reproches ne firent qu'activer leur fureur.

« Déshabille-toi ! lui crièrent ses bourreaux.

« — Me voilà entre vos mains, » leur répondit-il. Et, arrachant lui-même son cordon, son épée, son habit, ses bottes, il resta quelques moments nu, eu chemise, exposé du haut du palier à la risée des soldats et de la multitude.

Jamais, chez un peuple qui se vante de sa religion pour le trône, la royauté avilie ne subit une pareille passion. Ni le procès de Charles Ier, en Angleterre, ni l'échafaud de Louis XVI, en France, ne dégradèrent de ces excès l'armée, le peuple et le roi. La mort peut avoir sa solennité dans l'outrage ; la dérision ne l'a pas. Il vaut mieux être la victime que le jouet de la multitude. Catherine, en laissant outrager ainsi son empereur, son époux, sa rivale, faisait plus que se venger elle déshonorait sa vengeance.

Enfin l'infortuné souverain, arraché du trône, séparé de sa favorite et de son ami, foulant de ses pieds nus les marches de ce palais où il régnait encore le matin, fut jeté avec eux, sous des consignes impitoyables, dans des chambres basses du palais.

 

XXXIII

Pendant ces huées et ces outrages à l'empereur, l'impératrice tenait sa cour à Peterhof, aux acclamations de l'armée campée dans les jardins, et de la multitude accourue de Pétersbourg. Les parents de la princesse Woronsof se pressaient déjà dans ses salons, et se jetaient aux pieds de Catherine pour implorer sa magnanimité et sa faveur. La jeune princesse Daschkof, l'héroïne de cette révolution, qui avait trahi sa famille pour servir son amie, était la sœur de la comtesse Woronsof. Encore couverte de son uniforme de dragon et de la poudre du camp, elle s'agenouilla avec ses parents devant son amie, pour intercéder en leur faveur : « Madame, lui dit-elle, voilà ma famille que je vous ai sacrifiée. »

L'impératrice la releva, lui passa au cou le cordon et le collier que les soldats venaient d'arracher à sa sœur prisonnière, et promit sa faveur aux Woronsof humiliés.

On amena devant elle le vieux maréchal Munich, incertain du sort qu'on lui réservait.

« Eh bien lui dit-elle, vous avez donc voulu me combattre ?

« — Oui, madame, répondit le vieux et souple guerrier, qui croyait, comme tous les soldats, que la fortune accomplie dégage du devoir et du sentiment ; ce matin c'était mon devoir maintenant mon devoir est de combattre pour Votre Majesté. »

Que s'était-il passé cependant entre le matin et le soir ? Rien que la défaite du droit et la victoire de la révolte. Mais sous son apparence stoïque Munich n'était qu'un courtisan ambitieux, jaloux de prêter son épée, comme un outil banal de guerre, à toutes les causes. Le service pour un tel homme n'est pas une conscience, c'est un métier.

 

XXXIV

Le lendemain, l'impératrice rentra avec l'armée victorieuse sans combat dans la capitale. Il n'y avait plus dans le palais d'autre lutte que la lutte des conjurés pour arracher un plus haut prix de leur service, et la lutte des ennemis de la veille cherchant à racheter à force de servilité leur lenteur à deviner la fortune. Les voiles qui avaient couvert jusque-là le mystère de la conjuration et celui de l'amour se déchirèrent tout à coup aux yeux étonnés des courtisans.

La princesse Daschkof, qui se croyait la seule âme du complot et la seule maîtresse de la faveur de l'impératrice son amie, fut confondue d'étonnement, en entrant inopinément dans la chambre de Catherine, de voir Grégoire Orlof, à demi couché sur un divan, tendre sa jambe nue à l'impératrice à genoux, qui pansait de ses propres mains une légère blessure de son amant. Elle comprit, à cette familiarité, qu'elle n'avait été que l'instrument et non le ressort de la révolution, et que l'amour ainsi déclaré eh enlèverait le prix à l'amitié. Elle osa murmurer, reprocher, et se plaindre. Écoutée avec répugnance, elle remplit le palais et la ville de sa déception. La disgrâce déjà suspendue sur elle, et modérée par la seule convenance, ne tarda pas à la reléguer à Moscou.

Orlof, affichant avec une hauteur soldatesque l'amour qu'il avait inspiré et les services qu'il prétendait avoir rendus seul, aspirait ouvertement à la main d'une maîtresse qui n'était pas encore veuve, et défiait devant ses flatteurs l'ingratitude de l'impératrice, couronnée par ses mains.

« Je suis maître absolu des gardes, osa-t-il lui dire un jour à table dans l'échauffement du vin, et je pourrais renverser un trône aussi facilement que je l'ai élevé. »

 

XXXV

Cependant la seconde capitale de l'empire, Moscou, accueillait mal une révolution faite sans son concours ; les vingt mille hommes de garnison qui occupaient la ville et le Kremlin ne répondaient que par un morne silence à la proclamation de l'impératrice Catherine Il. Trois fois le général et les officiers poussèrent devant les soldats le cri de : « Vive la tsarine ! » trois fois les soldats refusèrent de répondre, ou ne répondirent que par le sourd murmure du mécontentement. Ils n'avaient pas contre l'empereur les griefs des régiments séditieux des gardes ; et si Munich eût paru à Moscou, la ville, l'armée, les campagnes, auraient maintenu leur foi à l'empereur, aimé du soldat.

A Cronstadt et à Pétersbourg même, les soldats qui n'appartenaient pas aux régiments complices d'Orlof commençaient à s'étonner d'avoir été entraînés, par quelques conjurés, plus loin que leur fidélité au sang de Pierre le Grand ne le permettait à de vrais Russes. Trompés par les Orlof et par Catherine elle-même, ils avaient cru s'armer pour défendre la mère du tsarewitz contre le meurtre prétendu de son mari, et pour mettre sur le trône l'enfant à qui le trône appartenait, en cas de déposition du père. Au lieu du tsarewitz, ils avaient couronné une princesse allemande, étrangère de sang à la dynastie et à la nation russe L'empire avait été dérobé, avec l'impudeur d'une comédie politique, dans une sédition soulevée au nom du salut de l'empire. Les lendemains de pareilles comédies d'État sont terribles pour ceux qui' en ont joué les principaux rôles. Les peuples pardonnent les crimes plus aisément que les humiliations.

L'armée et le peuple se sentaient joués, et de plus ils commençaient à se sentir coupables. Les nations neuves ont le remords aussi prompt et aussi redoutable que la férocité. L'esprit et le cœur des troupes se reportaient sur l'infortuné Pierre III, plus plaint que haï par la nation. On se demandait si on n'avait pas excédé envers lui les bornes de la justice et de la pitié ? si la pensée du meurtre de sa femme et de son fils, qu'on lui imputait, n'était pas imaginaire ? si les outrages qu'il avait subis, nu, sanglant, bafoué sur l'escalier de Peterhof, n'étaient pas un crime national que la justice divine ferait expier à une épouse régicide ? si la prison inconnue dans laquelle il languissait, privé de toute famille, de toute amitié, de toute consolation, ne renfermait pas des bourreaux au lieu de geôliers ? si la Russie pouvait accepter, sans complicité dans l'assassinat de famille, le meurtre sans jugement commis dans l'ombre par une femme contre son mari ?

De tels entretiens entre les soldats et entre les peuples de tout l'empire étaient, s'ils se prolongeaient quelques jours, les ferments d'une résipiscence qui pouvait être aussi prompte et aussi terrible que la révolution. Les auteurs de ce demi-crime sentirent que le crime irréparable et tout entier pouvait seul les absoudre ou les prémunir contre la vengeance. Ils n'étaient pas hommes à scrupules la terreur du châtiment, l'amour, l'ambition, n'en ont pas.

Le meurtre du malheureux empereur fut résolu dans le palais où régnait son épouse. Catherine elle-même assista-t-elle à ces délibérations sanguinaires, ou les ratifia-t-elle de son consentement avoué ? ou permit-elle aux meurtriers de présumer- d'elle assez de connivence tacite pour être sûrs de son pardon, quand ils lui rapporteraient le forfait commis et irréparable ?

Nul ne le sait ; mais les murs du palais le savent, et la faveur réservée aux assassins par l'épouse de Pierre assassiné atteste que si elle ne fut pas complice avant, elle consentit à l'être après. Le crime qu'on ne prévient pas quand on est souverain, le crime qu'on accepte quand il vous couronne, le crime qu'on récompense quand on devrait le punir, ce crime est de vous dans toutes les langues. Il n'a pas de jugement, mais il a un cri et une évidence. Ce cri et cette évidence suffisent pour accuser éternellement celle qu'on ne put jamais convaincre.

 

XXXVI

Quant au meurtre lui-même, les circonstances en ont été longtemps obscures. Le témoignage tardif, mais circonstancié, d'un témoin domestique — ce même Bressan qui avait envoyé un messager à Oranienbaum et qui avait obtenu d'être renfermé avec son maître —, n'en laisse dans l'ombre aucune atrocité.

La proximité de Peterhof inquiétait l'impératrice et ses complices une émotion des soldats de garde pouvait rendre un chef à l'armée de Moscou, un tsar à la Russie, un vengeur à l'usurpation conjugale. Le sixième jour après son couronnement l'impératrice ordonna qu'on conduisît son mari au château impérial de Robscha, séjour décent pour une captivité d'État, que la pitié semblait vouloir tempérer de quelque douceur.

L'empereur, informé de cette résidence qu'on feignait de lui destiner, fit demander pour toute société, à sa femme, un petit nègre dont l'entretien l'amusait quelquefois un chien favori, ce courtisan du cœur et non du rang de son maître enfin son violon, dont Pierre se plaisait à jouer comme Frédéric le Grand de sa flûte une Bible et quelques livres, pour se distraire de l’obsession de ses pensées. Il disait dans sa requête à l'impératrice que, rebuté désormais de la méchanceté et de l'ingratitude des hommes, il voulait vivre en philosophe détrompé des vanités humaines, comme Dioclétien à Salone, sans regrets du trône, sans retour vers le passé.

Mais, au lieu de recevoir ces soulagements à son infortune, il fut transporté pendant la nuit dans une captivité plus étroite et plus ignorée, à Mopsa, petite maison de chasse de l'hetman des Cosaques, le perfide Razomouski. Nul, à l'exception de l'impératrice, d'Orlof, de leurs complices et de quelques soldats employés par eux à la garde du prisonnier, ne connaissait à Pétersbourg le lieu de la résidence de l'empereur.

 

XXXVII

Il y languissait depuis quelques jours, quand l'agitation croissante parmi les troupes de Moscou et de Cronstadt précipita le crime, encore indécis. Le poison fut choisi, parmi tous les instruments de mort, comme celui qui laissait le moins de traces sur le visage, le moins d'indice à la postérité. Un médecin de la cour, étranger, vendu d'avance à tous les crimes d'État légitimés par l'intérêt des maîtres de l'empire, fut chargé de préparer le breuvage mortel. Alexis Orlof et Tieplof, hommes décidés à tout ce qui pouvait leur donner un titre à la reconnaissance des assassins, se chargèrent de faire boire le poison par ruse ou par force.

Alexis Orlof était ce soldat colossal, frère du favori de l'impératrice, qui avait couru à Peterhof chercher la maîtresse de son frère pour monter au trône ou à l'échafaud.

Tieplof était un de ces aventuriers de parti qui tentent indifféremment la fortune par toutes les complaisances que l'ambition demande à la servilité. Il était fils naturel de l'archevêque de Novogorod et de la femme d'un serf, chauffeur de poêles dans le palais épiscopal. Élevé libéralement par l'archevêque précepteur ensuite de ce Kyrille Razomouski, que son frère, Alexis Razomouski, l'ancien favori de l'impératrice Élisabeth, avait voulu façonner pour la cour ; exilé du palais pour des crimes ; rentré en grâce par la faveur de Kyrille ; chargé par lui de l'administration de l'Ukraine, qu'il avait pressurée par ses concussions ; revenu à Pétersbourg pour s'y vouer à la, fortune des Razomouski et des Orlof, ses patrons ne s'étaient pas trompés en le choisissant lorsqu'ils avaient cherché autour d'eux une main propre à toute œuvre de ténèbres.

 

XXXVIII

Le 16 juillet 1762, Alexis Orlof et Tieplof, partis ensemble de Pétersbourg se firent ouvrir la prison de Mopsa, et se présentèrent avec un visage riant à l'empereur, comme deux messagers de réconciliation et de bonnes nouvelles, qui venaient lui annoncer sa prochaine translation à Robscha, avec toutes les douceurs et toutes les libertés dues au rang et à la résignation de l'ancien maître d'un empire. Ils lui demandèrent la faveur de dîner à sa table, pour se réjouir avec lui de ces adoucissements à son sort.

Pierre, consolé par leur visite, ordonna de servir le repas. On apporta, suivant l'usage russe, quelques instants avant le dîner, des verres et des bouteilles de liqueurs fortes, que les convives boivent debout pour aiguiser l'appétit. Pendant que Tieplof s'efforçait de distraire l'attention et les yeux du prisonnier par ses entretiens, Orlof remplissait les verres et versait furtivement dans celui qui était destiné à l'empereur le poison caché dans son sein. Pierre sans défiance but le verre d'eau-de-vie empoisonnée, et consumé presque instantanément par le feu du poison qui dévorait ses entrailles, il jeta un cri et se tordit dans les convulsions de la douleur. Orlof, affectant de croire que ce n'était que la chaleur de l'eau-de-vie qui surprenait son palais à jeun, lui présenta un second verre.

Pierre le repoussa avec horreur, en lui reprochant la lâcheté, de son crime. Il demandait à grands cris du lait et du contre-poison mais les murailles étaient sourdes, et les deux scélérats le poursuivaient, avec un autre verre empoisonné dans la main, pour le forcer d'épuiser la dose. A la fin, le fidèle valet de chambre François Bressan entend ce tumulte accourt, et reçoit son maître éperdu dans ses bras.

« Les lâches, s'écriait Pierre, les ingrats, les perfides ! Ce n'était donc pas assez pour eux de m'empêcher d'accepter la couronne de Suède et de me ravir celle de Russie ! Il leur faut encore ma vie ! »

Bressan supplia Orlof et Tieplof d'épargner son malheureux maître ; mais les deux bourreaux, secondés par un officier de garde, Baratinsky, qu'ils appelèrent à leur aide, jetèrent le serviteur hors de la chambre, et continuèrent à présenter le reste du poison aux lèvres de l'empereur. Pierre tomba sur le parquet, dans la lutte. Tandis qu'Orlof, avec une force et un poids d'Hercule, pesait sur la poitrine de l'empereur écrasée sous son genou, et qu'une de ses mains gigantesques lui serrait la gorge et que l'autre lui tenaillait les tempes, Baratinsky et Tieplof prennent sur la table une serviette, la tordent en câble, et, la nouant en nœud coulant et la passant autour du cou de l'empereur mal contenu par Orlof, achèvent de l'étrangler et le laissent sur le plancher, se débattant contre la mort. Dans une dernière convulsion, la victime portant sa main crispée au visage d'Orlof l'avait déchiré à la joue d'un ongle sanglant.

 

XXXIX

A peine l'empereur avait expiré sous l'étreinte de ses trois assassins, qu'Alexis Orlof, remontant le cheval tout bridé qui l'attendait dans la cour, repartit au galop pour apporter le premier la nouvelle de son propre crime au palais.

C'était le moment où l'impératrice, dînant ce jour-là en public, venait de s'asseoir à table avec toute sa cour, le sourire sur les lèvres et la gaieté dans l'entretien. On vit entrer tout à coup, dit un des assistants, Alexis Orlof échevelé, couvert de sueur et de poussière, les habits déchirés, la joue saignante, la physionomie troublée, sinistre, pleine de tragédie et de précipitation. En entrant, ses regards inquiets et ardents cherchèrent les yeux de l'impératrice elle le vit, se leva en silence, s'écarta dans l'embrasure d'une fenêtre qui formait un cabinet, lui fit signe de la suivre, s'y entretint un moment seule avec l'assassin puis, faisant appeler le comte Panin, dont elle avait déjà fait son ministre, elle se consulta avec Orlof et lui sur la manière d'apprendre cette mort à l'empire. Panin conseilla d'attendre au lendemain, pour se donner le temps de colorer le crime. L'impératrice, reprenant à l'instant sa sérénité un moment troublée revint s'asseoir à sa table dîna avec appétit, et causa avec une gaieté soutenue jusqu'à la fin du dîner.

Le lendemain, ainsi que la scène avait été convenue entre elle et Panin, un messager accouru de Mopsa lui apporta pendant qu'elle était à table, devant sa cour, une lettre par laquelle elle était censée apprendre inopinément la mort naturelle et subite de son mari. Elle se leva de table, elle sortit les yeux baignés de fausses larmes, elle congédia les courtisans et les ambassadeurs, et se renferma pendant quelques jours dans ses appartements, pour y cacher à tous les yeux le mystère de sa douleur, ou de sa joie. Elle dicta de là au peuple russe le manifeste hypocrite destiné à tromper les uns, à masquer les autres :

« Le septième jour après notre avènement au trône impérial, disait ce manifeste, nous fûmes informée que le ci-devant empereur était attaqué d'une colique violente, occasionnée par les hémorroïdes, dont il avait eu autrefois de fréquents accès. Aussi, pour ne point manquer au devoir que nous impose la religion chrétienne et à la sainte loi qui prescrit de conserver la vie à son prochain, nous ordonnâmes de lui envoyer à l'instant tout ce qui pourrait servir à prévenir les suites d'un mal si dangereux, et de le soulager par de prompts remèdes. Nous apprîmes cependant hier, avec beaucoup de douleur et de regrets, qu'il avait plu au Très-Haut de terminer sa carrière. C'est pourquoi nous avons ordonné de déposer son corps dans le monastère de Newsky, pour y être inhumé.

« Nous exhortons en même temps, en souveraine et en mère, tous nos fidèles sujets à faire les derniers adieux au défunt, en oubliant le passé, et à prier Dieu pour son âme, ainsi qu'à regarder cet arrêt inattendu du Tout-Puissant comme un effet des vues impénétrables que sa providence s'est réservées sur nous, sur notre trône et sur notre chère patrie. »

 

XL

Le corps de Pierre III, apporté à Pétersbourg, fut exposé en effet pendant trois jours dans l'église de Saint-Alexandre-Newsky. On l'avait revêtu, pour dépopulariser jusqu'à son cadavre, de son uniforme prussien, odieux aux Russes. La noirceur de son visage coloré par le poison, les traces des doigts des assassins empreints sur son cou, ne pouvaient laisser le moindre doute à ceux qui, selon l'usage russe, venaient baiser sur la bouche le visage de leur souverain soit que l'impératrice dédaignât de cacher avec trop de soin les traces de la violence qui faisait son titre à l'empire, et qui fondait la terreur de son nom soit plutôt que les Orlof, les Tieplof, les Baratinsky, exécuteurs de l'assassinat et surveillants de la sépulture, ne fussent pas fâchés, pour se prémunir contre la peine, de laisser entrevoir au peuple qu'ils avaient une complice sur le trône, et que cette complice les absolvait en avouant sans scrupule leur crime commun.

Le peuple, moins vendu que les soldats, suivit le cortége funèbre en mêlant ses larmes, pour un empereur déjà regretté, à ses imprécations sourdes contre les gardes qui avaient trahi, livré et tué leur maître.

 

XLI

Aucun des souverains de l'Europe, tous présents par leurs ambassadeurs à Pétersbourg, n'ignora le complot, la trahison domestique, l'usurpation, le poison, le meurtre du mari par les amants de la femme. Tous affectèrent d'ignorer ou d'excuser, et saluèrent, dans l'épouse adultère et dans la complice de l'assassinat, l'heureuse impératrice. La royauté par politique, la philosophie par esprit de secte, la littérature par vénalité, l'opinion par vogue, se complurent à voiler, à colorer, à exalter l'immoralité, l'audace, le forfait. La distance, la beauté, le trône, le bonheur du règne, grandirent et transformèrent l'attentat conjugal en coup d'État, dont l'absolution était dans le génie de Catherine.

Voltaire, Diderot, d'Alembert, le grand Frédéric, donnèrent honteusement, les uns par vanité, les autres par cupidité, ceux-ci par engouement, ceux-là par faiblesse, l'exemple de l'adulation au succès, et l'exemple pire de l'estime au vice et de l'indulgence au crime. Le siècle littéraire les suivit tout entier dans leur prostration de conscience devant une femme qui s'était faite veuve pour régner en homme sur le trône, en courtisane dans son lit. Le nom de Catherine II, patronne de la superstition à Moscou, patronne de l'impiété à Paris, exalté par les apôtres nés de la vérité et de la vertu à Ferney et en France, corrompit plus les peuples que la longue impunité accordée par la Providence à son règne. Il y a des bonheurs qui feraient douter de la justice de Dieu, il y a des hommages qui font douter de la conscience humaine.

L'apothéose de Catherine II par Voltaire est la plus grande faiblesse de ce philosophe ; car, en faiblissant ainsi devant une femme dont toute la fortune était fondée sur un meurtre, il faisait faiblir avec lui toute la morale de l'humanité. Que peuvent penser les peuples qui voient honorer sur le trône des actes qu'on leur fait expier justement sur l'échafaud ? Et comment reprocher ensuite avec autorité, à ces mêmes peuples en révolution, des débordements, des scandales et des assassinats dont on leur a donné de si haut l'exemple, l'encouragement et la gloire, dans ces dynasties et dans ces aristocraties qui gouvernent le monde ?

L'histoire ne sera utile que quand elle aura sur les yeux le bandeau de la justice, et quand elle appellera le crime et le vice par leurs noms, sans s'informer si ces noms sont ceux d'une prostituée ou d'une impératrice. Laissons la femme, reprenons le règne.