I La Providence semblait avoir composé le fils de Nathalie des éléments vastes, confus et contradictoires qui composaient la nation russe elle-même à l'époque où il allait personnifier la Russie. L'excès de sève et le débordement de force étaient empreints dans l'âme comme dans les traits de cet adolescent. Sa taille était élevée, ses épaules larges, ses membres bien attachés au tronc, ses mouvements souples, sa démarche vive et ferme ; son cou long, mais musculeux, portait majestueusement sa' tête ; son visage, plus carré qu'ovale éclatait, pariés yeux et par la bouche, d'intelligence autant que de beauté ; sa physionomie très-mobile passait sans transition de la mollesse la grâce et de la bonté à là brusquerie. On sentait à son aspect une grande nature, mais une nature âpre, sauvage, disproportionnée, qui pouvait déborder en bien comme en mal, et qu'une antique civilisation n'avait pas douée encore de la mesure, de la proportion et de l'harmonie des facultés, caractères des nations mûres. Ces traits étaient l'image de son âme elle était vaste, mais déréglée dans ses explosions. Son esprit avait, dit Voltaire, cette justesse qui est la base de tout vrai génie ; une pensée forte, une fois conçue, n'y mourait jamais ; mais le trait dominant de son caractère était la volonté. Cette volonté née de la conviction, quelquefois du caprice, et soutenue par l'orgueil de sa supériorité de rang et de sa supériorité d'intelligence, était prompte comme la pensée, patiente comme le temps, immobile comme le but qu'il avait sans cesse devant ses yeux. Les jeunes gens étrangers qui formaient sa cour n'avaient pas eu de peine à lui persuader qu'avec les éléments de territoires, de mers, de peuples divers que la Providence avait placés sous sa main, il avait tout ce qu'il fallait pour organiser une des plus grandes nations de l'univers et pour conquérir un des plus grands noms de l'histoire. Un peuple et un nom, telle était la noble ambition de ce jeune homme. La violence de son caractère, la liberté prématurée de sa jeunesse, l'intérêt de sa sœur Sophie à le laisser se corrompre, s'abrutir et se dépopulariser par les scandales de ses passions, l'avaient livré dans son adolescence à tous les excès d'intempérance et de mœurs, gloire honteuse des peuples barbares. La beauté de son épouse, la tsarine Eudoxie Lapoukin, n'avait pu le fixer longtemps dans sa félicité domestique. Cette princesse, disaient ses plus intimes confidents, était ambitieuse, violente et jalouse ; ses exigences avaient prévalu sur ses charmes. Une jeune Allemande d'une beauté célèbre à Moscou, Anna Moëns, avait succédé dans le cœur du jeune tsar à l'amour qu'il avait d'abord porté à Eudoxie. Les persécutions acharnées de la tsarine contre sa rivale n'avaient fait qu'irriter la passion de son mari pour cette étrangère. Anna Moëns, plus superbe que satisfaite de l'amour qu'elle inspirait au tsar, répondait à cet amour par une répugnance secrète, qu'elle dissimulait mal sous des complaisances obligées. Pierre proposa souvent à cette favorite de répudier la tsarine Eudoxie pour l'élever elle-même sur le trône. Anna Moëns, effrayée du caractère fougueux et mobile de son amant, refusa obstinément de lier à jamais son sort à celui d'un prince aussi prompt dans ses dégoûts que terrible dans ses vengeances. Elle se félicita du refroidissement de l'amour du tsar, elle abandonna sans regret la cour du Kremlin, et se livra aux penchants de son cœur pour un autre amant. Pierre ne remplaça cet amour que par la débauche, mais il n'en médita pas moins la répudiation d'Eudoxie. Soit complaisance pour ses caprices, soit jalousie d'influence qui redoutait dans le conseil l'ascendant d'une tsarine impérieuse, Lefort, le principal confident et le seul ministre de Pierre, entretenait la haine du tsar contre son épouse. Cet étranger, plein de mépris pour les Russes, voulait soustraire le tsar à l'ascendant des Lapoukin, parents d'Eudoxie, et l'allier avec une princesse d'Allemagne ou d'Angleterre, qui confirmerait le crédit des étrangers sur la politique du Kremlin. II Lefort, qui fut longtemps l'âme politique de ce règne, était d'origine italienne, mais né à Genève d'une famille proscrite dans cette petite république pour cause de religion. Le commerce, vocation ordinaire de cette république trafiquante, répugnait à l'étendue de ses idées il quitta à quinze ans sa patrie, servit en France, en Hollande, en Allemagne, et fut recruté par les agents du tsar Romanof, père du tsar Pierre, pour aller fortifier Archangel. En y arrivant, Lefort apprit la mort d'Alexis ; l'antipathie des strélitz contre les étrangers éclata alors. Lefor.t, réduit à la mendicité et menacé d'être relégué au fond de la Sibérie, sentine de l'empire, s'évada d'Archangel et arriva à Moscou. L'ambassadeur de Danemark le recueillit, le protégea, lui donna le titre de secrétaire d'ambassade, et lui fit apprendre la langue russe pour servir d'interprète à sa légation. Il eut ainsi l'occasion d'être présenté au tsar Pierre, bientôt séduit par les agréments de son esprit, et de rentrer sous les auspices de ce jeune tsar dans la carrière des armes, pour laquelle il avait été entraîné en Russie. Pierre voulut recevoir de lui les premières leçons d'organisation militaire, de langue allemande, de langue hollandaise, de politique et de gouvernement. Lefort conquit de jour en jour une faveur plus intime par la communauté de débauches et par la communauté d'études. Il ne lui fut pas difficile de découvrir dans le cœur du jeune tsar le désir de vengeance qui couvait contre les strélitz, ces prétoriens couverts du sang de ses oncles, et de flatter en lui cette passion d'émanciper le trône de l'oppression de cette soldatesque. Lefort lui conseilla de former peu à peu un corps d'enfants boyards, jeune noblesse élevée pour la guerre, de les discipliner sur le modèle des régiments français, de les faire passer successivement par tous les grades, non au gré de la faveur et de la naissance, mais par le seul mérite de leur instruction, de leur zèle et de leur aptitude, et de donner lui-même l'exemple de cette égalité devant les armes en se soumettant le premier aux règlements du corps. Ce fut ainsi que Pierre, sous l'apparence d'un amusement innocent, forma, dans sa maison de campagne de Préobrajenskoï, une première compagnie de ses domestiques et de ses pages de cinquante soldats, et qu'il se glorifia de commencer lui-même par être tambour, puis soldat, puis sous-officier, puis lieutenant dans sa petite troupe. Les strélitz, dont il préparait ainsi l'extermination,, étaient si peu défiants de ces jeux militaires de leur tsar, qu'ils venaient souvent eux-mêmes assister et applaudir aux exercices dans la cour de Préobrajenskoï. Après les avoir accoutumés ainsi à voir sans pressentiment et sans ombrage ce faible noyau de troupes régulières, le tsar, par les conseils de Lefort ; accrut insensiblement ce germe d'un plus grand nombre d'enfants boyards et de soldats nationaux ou allemands, jusqu'à deux régiments, devenus régiments de ses gardes. Plus tard il les porta jusqu'à douze mille hommes, dont il donna le commandement à un autre aventurier anglais nommé Gordon. Gordon, plus militaire mais moins politique que Lefort, devint le général de Pierre, dont Lefort continua d'être le ministre, le favori et l'amiral. III Pendant ces amours ; ces jeux et ces préparatifs d'empire de son frère, la tsarine Sophie continuait à gouverner la Russie et sa propre cour avec une sûreté de génie et une vigueur de main que les femmes ont plus souvent montrées en Russie que les hommes. Si l'on considère les prodigieuses difficultés de la situation de Sophie, associée à l'empire par un titre qu'elle ne puisait que dans son titre de sœur ; tutrice d'un tsar infirme d'esprit et de volonté, Ivan ; tutrice d'un tsar indompté et ambitieux, Pierre ; haïe à la fois par la mère d'Ivan et par la tsarine Nathalie, mère de Pierre ; obligée de refréner constamment dans son propre palais les complots de ces princes et de ces princesses les uns contre les autres et contre elle-même, on ne' peut s'empêcher d'admirer la sagesse de cette tsarine et de son ministre. Tout était faction autour d'elle. La plus forte de ces factions était certainement la sienne, puisqu'elle régnait non-seulement- en son nom comme tutrice, mais encore au nom d'Ivan comme représentant de l'hérédité par droit d'aînesse et si elle n'employa pas le crime. pour se débarrasser de la faction de Pierre, c'est que la tendresse du sang et l'horreur du crime avaient plus d'empire sur elle que les historiens du parti de Pierre ne lui en attribuent. IV Une circonstance presque puérile fut l'occasion des nouveaux troubles qui arrachèrent à Sophie le gouvernement et la liberté. Pierre, impatient de la tutelle d'une sœur qui affectait devant la nation l'égalité et même la supériorité dans les cérémonies publiques, s'emporta contre Sophie, et voulut lui faire dépouiller les marques de l'autorité suprême pendant la célébration des mystères dans la cathédrale de Moscou. L'a cour, les gardes, le clergé, le peuple, s'indignèrent de cet outrage du plus jeune des tsars ; Sophie résista. Pierre, déçu et humilié, se' retire avec éclat de la cathédrale et de la ville, et se renferme dans sa maison de campagne de Koulouma, à quelque distance de la capitale. Sa mère, la princesse Nathalie Narichkin, ameute en sa faveur les strélitz et les entraîne tumultueusement à Koulouma, sous prétexte de protéger son fils menacé contre les attentats de Sophie. Les strélitz, affectant de croire le prince en danger à Koulouma, s'enferment avec lui dans le couvent fortifié de la Trinité ils répandent de là dans Moscou et dans les campagnes les fausses rumeurs des complots de Sophie contre son frère. Le peuple y croit ; le patriarche lui-même, ému des larmes de Nathalie, affecte d'y croire. Sophie-, abandonnée tout à coup par les strélitz, par le clergé, par le peuple, se rend elle-même au monastère de la Trinité, pour se justifier de ses prétendus crimes. Les partisans de Pierre, embarrassés de la présence et de l'innocence d'une princesse dont ils subissent depuis plusieurs années le règne, préviennent son entrevue avec son frère, l'arrêtent sur la route, et la jettent, captive et outragée, dans les cachots du monastère de Novodevistchei. Les chefs des strélitz qui lui étaient restés fidèles sont amenés à Moscou, au monastère de la Trinité, et punis de leur fidélité par des supplices. Pierre, délivré par cette sédition du joug de sa sœur et de sa tutrice, respecte dans le faible Ivan les droits du sang et l'évidence de l'innocence. Il se contente de le dépouiller du titre de tsar, et de l'entourer au Kremlin des apparences du respect et de la pitié jusqu'à sa mort. Ivan survécut peu à la déposition de la princesse Sophie. Pierre fut reconnu, par tout l'empire, maître unique du trône qu'il avait reçu de la nature et conquis par une sédition de palais (1689). V La tzarine Nathalie Galitzin, sa mère, délivrée de la princesse Sophie, sa rivale, gouverna sans obstacle et sans événement pendant le reste de la minorité de son fils. Pierre continua à se préparer au gouvernement et à la guerre avec ses familiers étrangers, tantôt à Préobrajenskoï, tantôt dans des voyages d'instruction aux différentes régions de l'empire. Soit prévision des destinées d'un peuple qui n'avait rien à ambitionner en étendue de territoire, mais qui devait rencontrer un jour ses véritables barrières sur les mers du Nord et de l'Orient ; soit caprice d'un prince né au milieu des terres, et que les spectacles de la navigation intéressaient plus que les autres arts ; soit plutôt entretien habituel avec Gordon, Lefort, les Anglais et les Hollandais, qui ne cessaient de lui vanter les établissements maritimes de leurs nations commerçantes, Pierre se passionna surtout pour la marine. Son père, le tsar Alexis, qui rêvait avant son fils des flottes russes sur la mer Caspienne et sur la mer Noire, avait appelé de Hollande un constructeur célèbre de navires ; nommé Brandt. Depuis la mort d'Alexis, Brandt, oublié par la cour, avait langui dans la misère, obligé d'exercer à Ismaïlof la profession de charpentier pour gagner sa vie. Dans une de ses excursions à Ismaïlof, Pierre, en visitant un atelier abandonné, aperçoit une chaloupe inachevée, d'un modèle différent des barques qui naviguent sur les rivières de là Russie ; il s'étonne, il interroge on lui répond que c'est l'œuvre négligée d'un Hollandais maintenant simple ouvrier dans la ville. Il fait appeler Brandt, lui commande d'achever, de mater, de gréer la chaloupe, et de la manœuvrer sous ses yeux sur la rivière. Ravi de la supériorité de ce bâtiment, du jeu des voiles et du gouvernail, il fait transporter la chaloupe sur le lac Ladoga, emmène Brandt, l'érigé en constructeur des flottes de l'empire, lui fait construire deux petites frégates, appelle sa mère Nathalie et toute sa cour à Péreslavie pour contempler ses succès, médite des escadres et des flottes, nomme Lefort grand amiral avant d'avoir un vaisseau, part pour Archangel, et navigue lui-même sur la mer Blanche sous le pavillon des Hollandais, qui fréquentaient cette mer pour leur commerce. Enfin en 1695, peu de temps avant la mort de sa mère, il fit construire sur le Don une flottille destinée à porter jusqu'à la mer Noire une expédition contre les Turcs. La conquête d'Azof occupait déjà sa pensée. Il perdit trente mille hommes au premier siège de cette ville. Les ingénieurs manquaient à son armée ; l'empereur d'Allemagne, la république de Hollande, l'électeur de Brandebourg, lui en prêtèrent. Il reprit le siège d'Azof en 1696 avec une armée de soixante-quatre mille hommes et une flotte de quatorze bâtiments. Il montait lui-même un de ces deux grands vaisseaux de guerre ; son ami et son grand amiral Lefort commandait l'autre. Azof, cerné par terre et par mer, capitula. VI Le retour du tsar et de l'armée à Moscou, fut un triomphe imité de Rome, où la pompe antique était associée à la barbarie nationale. A la suite des soldats couronnés de lauriers marchait un char surmonté d'une plate-forme sur laquelle se dressait une potence. Un ingénieur étranger nommé Jacob, qui avait déserté du camp des Russes dans la ville pendant le siège, était enchaîné au pied de cette potence, et son cadavre y flottait, aux applaudissements de la multitude, en arrivant au Kremlin. Ivan V et Nathalie étaient morts ; la tsarine Eudoxie, que Pierre avait répudiée en 1695, venait d'être reléguée, sous le nom d'Hélène, dans un monastère changé pour elle en prison. La plupart des historiens attribuent au crédit naissant du jeune favori Menchikof l'expulsion et la captivité de la tsarine ; d'autres cherchent la cause de cette rigueur dans des amours illégitimes d'Eudoxie, qui faisaient suspecter au tsar la légitimité de son fils Alexis. Mais, dans un temps et dans une cour où les passions étaient la seule justice, ces bruits diffamatoires n'ont que l'authenticité des fables populaires. Une seule chose est prouvée, c'est la haine invétérée et constante du tsar contre sa première épouse, et l'acharnement à la poursuivre jusqu'au fond des cachots de Schlüsselbourg. C'est là que la tsarine Eudoxie fut captive de 1719 jusqu'en 1727, sans autre compagnie qu'une vieille naine qu'on avait enfermée avec elle pour lui préparer sa nourriture et pour laver ses vêtements. La vieillesse et les infirmités de la naine changèrent les rôles, et ce fut souvent la tsarine captive qui rendit les plus humbles et les plus affectueux services domestiques à l'esclave difforme qu'on lui avait laissée pour seule amie. On verra bientôt que la longueur de cette captivité aigrit plus qu'elle ne dompta l'ambition virile de la tsarine répudiée. VII Un jeune favori, offert par le hasard et choisi par le caprice, usurpa bientôt dans l'esprit de Pierre l'ascendant d'Eudoxie ce favori fut depuis le prince Menchikof, célèbre par la grandeur de sa fortune et par l'excès de ses revers. Il occupe une trop grande place dans la politique, de son maître pour ne pas s'arrêter un moment à son nom. Des documents historiques découverts récemment en Hollande, et des mémoires secrets d'un confident du tsar, ne laissent plus aucune ombre sur l'origine, sur la fortune et sur les catastrophes de ce favori. Menchikof, né à Moscou quelques années après Pierre le Grand, ignorait lui-même la date précise de sa naissance semblable en cela à la multitude des Russes de condition obscure à cette époque, dont aucun acte public et authentique ne constatait l'identité. Ce ne fut que plusieurs années après que le tsar Pierre lui-même obligea les prêtres des paroisses à tenir registre des naissances et des décès. Dans les familles nobles, c'était le père de famille lui-même qui enregistrait la naissance ou la mort de ses enfants. Le père de Menchikof était un simple paysan des environs de Moscou, qui gagnait sa vie à vendre des pâtisseries aux soldats sur la place du Kremlin. A l'âge de dix ou douze ans, Menchikof lui-même, portant une corbeille de jonc devant lui, parcourait les places et les rues voisines pour vendre les fournées de son père. Il fréquentait de préférence la cour du palais, où la foule des courtisans, des gardes et des curieux lui offrait plus d'occasions pour son petit trafic de comestibles. Les grâces précoces de sa figure et la gaieté de ses reparties charmaient les strélitz de la garde du tsar, qui faisaient de l'enfant leur jouet et leur favori. Ces jeux bruyants attiraient fréquemment aux fenêtres du palais l'attention du tsar Pierre, adolescent presque du même âge alors que l'enfant du pâtissier. Un jour qu'un strélitz, brutal dans ses jeux, faisait crier' et pleurer de douleur le jeune Menchikof en lui pinçant l'oreille jusqu'au sang, le tsar ordonna du haut du balcon, au soldat, de cesser cette plaisanterie cruelle et de faire monter l'enfant au palais. Menchikof parut devant la cour sans perdre ni sa contenance ni sa présence d'esprit, et charma le tsar par la convenance, par la finesse et par la pittoresque jovialité de ses réponses. Pierre l'incorpora à l'instant parmi ses pages, et le revêtit, de ses propres mains, de magnifiques costumes qui remplacèrent ses haillons. II. l'attacha au service intérieur de sa chambre, et lui témoigna une familiarité qui ressemblait plus à la passion qu'à la faveur. De ce jour, Menchikof, inséparable de son jeune maître, le suivait partout, même au conseil, où l'habitude d'entendre discuter les affaires d'État fit naître de bonne heure en lui l'instinct, le jugement et l'ambition du politique. Pierre le consultait fréquemment sur ses affaires les plus hautes et les plus secrètes. Les ministres, qui connaissaient l'ascendant intime du page sur le tsar, flattaient le confident pour capter le maître. Menchikof, qui ne sut jamais ni lire ni écrire, devait tout à la nature, rien à l'éducation. L'infaillible justesse de son instinct l'égalait seule aux plus hautes questions d'État ; son attachement au jeune tsar était son oracle. Pierre reconnaissant l'éleva de faveur en faveur au rang de knès ou de prince, et le combla de richesses et d'honneurs. Ce tsar voulait un ministre étranger aux intérêts de l'esprit de corps, aux intrigues de l'ancienne noblesse russe, et tellement identifié à lui seul, qu'étant tout par sa seule faveur, il ne fût rien sans lui ou après lui. VIII La mort d'Ivan, la relégation de la tsarine Praskovie dans un monastère, la répudiation et la captivité de l’impératrice Eudoxie, la joie et la gloire d'une campagne heureuse à Azof, la paix avec les puissances occidentales, assuraient au jeune tsar la sécurité dans le palais, le calme dans l'empire. C'était le loisir auquel il aspirait pour quitter la Russie et pour visiter l'Europe. Séduit dès l'enfance par les tableaux flattés que ses favoris étrangers lui traçaient des mœurs, des lois, des' arts, des : armées, des flottes de l'Europe 'civilisée, il avait conçu l'idée d'élever en un seul règne, que sa jeunesse promettait long, son empire au niveau des empires les plus organisés de l'Occident. Il voulait juger par ses propres yeux des distances morales entre les Russes et les peuples mûrs, des différences de caractères, des progrès à accomplir ; il voulait s'instruire pratiquement lui-même des législations et des théories, mais aussi des métiers divers sur lesquels la civilisation se fonde, et revenir dans ses États non pas seulement le tsar, mais l'instituteur et le premier artisan de son peuple. La conspiration du boyard Tsikler, nommé récemment gouverneur de Taganrok, suspendit à peine ce départ. Ce partisan des vieilles institutions russes avait comploté, avec deux autres chefs de familles nobles, Pouschkin et Soukoroi, l'assassinat du tsar, l'appel des Cosaques du Don à Moscou, le rétablissement des anciennes lois, l'élévation au trône d'un autre tsar. Pierre, informé de leur réunion secrète dans la maison de Soukoroi, fait cerner la rue, entre résolument, suivi d'un seul de ses gardes, dans la maison, surprend les conjurés à table, affecte d'ignorer le but de leur réunion, boit avec eux, voit sans terreur leurs regards d'intelligence se concerter sur le moment de le frapper, puis, à l'arrivée de sa garde, se lève le sabre à la main, les gourmande, les précipite d'effroi à ses pieds, les juge, leur fait couper les pieds, les mains, la tête, exposé leurs membres dépecés sur la place en exemple aux conspirateurs, et part après avoir confié le gouvernement à Strechnef et au prince Ramonodoski, éclairés par un conseil d'État de boyards fidèles. ̃ Il voyagea sous l'apparence d'un gentilhomme russe, qui suivait les ambassadeurs du tsar à Moscou dans les différentes contrées de l'Europe. Ces ambassadeurs et leur suite étaient revêtus du costume national russe, qui rappelait le costume tartare. Leurs robes longues et flottantes étaient bordées de riches pelleteries ces robes se croisaient sur leur corps par de larges boutonnières encadrées d'argent ; leurs bonnets fourrés de martre zibeline étincelaient de diamants et de perles des sabres larges et courts comme des coutelas pendaient à leurs ceintures. Le tsar seul et son ministre Lefort portaient le costume allemand (1697). Les Suédois le reçurent avec ombrage dans les faubourgs de Riga, lui interdirent l'entrée de la ville, et le forcèrent, de peur d'être assassiné, de se réfugier seul à Mittau, en traversant la Dwina sur les glaces. Le ressentiment de cette injure lui fit préparer la vengeance. Le duc de Courlande et l'électeur de Brandebourg l'accueillirent en roi. Il laissa derrière lui ses ambassadeurs, dont le faste aurait trahi son rang, prit le nom vulgaire' de Pierre Mikhaïlof, et se rendit, avec quelques serviteurs seulement, en Hollande. C'est là que, dans le délire de l'ivresse, imitant le meurtre d'Alexandre, il tira son couteau de chasse de sa. ceinture pour le plonger dans le cœur de son Éphestion Lefort. L'horreur du crime le désarma il implora avec larmes le pardon de son ami, et visita avec lui Amsterdam et Rotterdam ces capitales du commerce moderne Passionné pour l'art de la navigation, qu'il voulait étudier dans ses plus minutieux détails, il s'enrôla, complétement inconnu", parmi les charpentiers du grand chantier de construction à Saardam. Là, sans autre vêtement qu'une veste de charpentier qu'il raccommodait lui-même, il travailla plusieurs mois à la construction d'un vaisseau qu'il acheta plus tard et qu'il fit diriger sur Archangel. On voit encore, à l'Académie des sciences de Pétersbourg, son habit de simple matelot et ses bas de laine grossière, dont les mailles usées sont en parties cachées par les reprises qu'il y a faites lui-même. C'est de ce chantier de Saardam et sous cet habit de matelot qu'il écrivit à son armée d'Ukraine de marcher en Pologne pour y soutenir, selon l'usage des voisins de cette république, l'élection du roi Auguste contre d'autres candidats à ce trône, toujours convoité, toujours étayé par l'étranger. Il vit à la Haye le roi d'Angleterre Guillaume III, qui était en même temps stathouder de la république de Hollande. Connu du seul stathouder et inconnu du peuple, il assista à l'audience donnée par Guillaume à ses propres ambassadeurs. Il recruta en Hollande une foule d'ouvriers dont il avait reconnu l'habileté en travaillant avec eux à Saardam. A Londres, des ingénieurs et des savants anglais consentirent à le devancer en Russie et à y introduire le commerce, le calcul, l'administration, les arts. Comblé de présents par le roi Guillaume, il repassa en Hollande sur une frégate de guerre dont le roi lui avait fait don. Il envoya de là ses officiers parcourir la France, la Suisse, Venise, l'Italie pour enrôler à son service les artistes, les artisans, les aventuriers capables d'enrichir la Russie des leçons et des exemples de l'Europe. L'empereur Léopold d'Autriche le reçut à Vienne en allié futur contre les Turcs, leurs ennemis communs (1698). Pendant qu'il y prolongeait son séjour dans les fêtes, en attendant le retour de ses émissaires en Italie, le trône de Moscou, qu'il travaillait ainsi à décorer, menaçait de s'écrouler en son absence. IX Cette absence, si l'on en croit les chroniques et les rumeurs du temps, donna au parti de la régente déposée et emprisonnée, Sophie l'audace d'aspirer de nouveau à l'empire. La jalousie des strélitz que le tyran en partant avait publiquement éloignés de la capitale, sous prétexte de surveiller les Cosaques et les Turcs sur le Don, commençait à prendre ombrage des troupes régulières restées sous le commandement de Gordon à Moscou. Une intelligence secrète s'était établie entre le camp des strélitz et le couvent qui servait de prison à Sophie et à sa jeune sœur, la princesse Marpha. Sophie conspirait par ambition, Marpha par amour. Les murs du monastère la séparaient d'un jeune diacre d'un couvent voisin, qui ne pouvait l'entretenir que furtivement et à travers les grilles une révolution pouvait seule renverser ces murailles, et lui permettre d'élever jusqu'à elle l'objet de sa passion. Les souvenirs du règne doux, régulier et bienfaisant de l'infortunée Sophie vivaient tous les jours davantage dans le cœur des vieux Russes cette popularité contrastait avec le scandale des mœurs étrangères et la terreur du règne violent de son frère. On s'indignait en silence de la captivité et de la persécution d'une femme à qui la Russie avait dû des années de bonheur, qui Pierre lui-même devait le trône et la vie. Une vieille femme, à qui les soldats qui gardaient Sophie permettaient d'approcher habituellement de la tsarine pour lui apporter sa nourriture, lui remit en leur présence un pain, en lui faisant signe, de l'ouvrir seule. Sophie y trouva une lettre des chefs des strélitz qui lui demandaient ses ordres, et qui lui dévouaient leurs armes et leur vie pour la rétablir sur le trône des Russes. Par l'intermédiaire de deux femmes esclaves attachées à leur service, les deux princesses nouèrent, du fond de leur prison, des intelligences avec les strélitz. Une de ces esclaves, amoureuse d'un chantre du monastère, était enceinte, et tremblait que sa réclusion dans le cloître ne fît découvrir et punir sa faiblesse elle corrompit son amant par l'intérêt de leur passion commune, et lui persuada de prêter sa complicité à des communications fréquentes entre les captives et les conjurés du dehors. Elle expia bientôt son amour et ses services par les supplices, et le fruit qu'elle portait dans son sein ne la préserva pas des tortures. X A mesures que les troupes étrangères formées par le tsar et commandées par. Gordon, se multipliaient dans l'empire, les strélitz, que Pierre s'était juré à lui-même d'exterminer à l'heure marquée par sa vengeance, diminuaient de nombre, et s'éloignaient de plus en plus de la capitale. Mal soldés, mal vêtus, mal nourris, livrés à la merci d'officiers cupides qui trafiquaient de leurs approvisionnements et qui faisaient pardonner leurs rapines parleur mollesse dans la discipline, exposés avec intention par les généraux du tsar au feu et au sabre des Turcs qui les décimaient, ils ne se recrutaient plus que de la lie des vagabonds affamés qui cherchaient le pain et l'impunité dans leur milice ils étaient tombés de quarante mille à dix-sept mille hommes. Le contraste de leur puissance passée et de leur décadence présente ne les disposait que trop à toutes les instigations des partisans de Sophie, qui leur promettaient de les relever avec celle qu'ils avaient jadis portée sur leurs armes au trône. Une conspiration militaire éclate le même jour dans toutes les villes et villages, de l'Ukraine, où Pierre les avait disséminés en, partant. Gordon, qui commandait la capitale, apprit sans préparation leur marche sur Moscou et leur résolution prochaine d'y couronner la régente. Le prince Michel Romonodoski, qui les commandait, avait été déposé par eux, ainsi que tous ceux de leurs officiers qui passaient pour dévoués au tsar ; ils s'étaient nommé un général et des officiers connus par leur désaffection à Pierre et par leurs regrets de Sophie. Les paysans et le clergé, fanatiques du vieux culte, des vieilles mœurs et des vieilles troupes, les suivaient de leurs prières et de leurs acclamations. Moscou, à peine contenu par les douze mille hommes de troupes régulières de Gordon, fermentait à leur approche. Une révolution était imminente si Gordon laissait cette soldatesque et cette populace opérer leur jonction sous les murs d'une vaste et turbulente capitale. Animé du génie prompt et résolu de son maître. Gordon sans calculer le petit nombre de ses troupes, en laissa une partie au Kremlin, pour imposer à la ville, et marcha avec ses six mille hommes de cavalerie, deux mille d'infanterie et du canon, à la rencontre des strélitz. Les deux armées s'entrechoquèrent à douze lieues de Moscou. Les canonniers de Gordon., ayant rangé leurs pièces sur la grande route, tirèrent d'abord à poudre, pour épargner leurs compatriotes. Les strélitz, sans artillerie, se débandèrent an bruit ; mais un de leurs prêtres, ayant observé qu'aucun d'eux n'avait été atteint par le feu, et, interprétant en miracle du ciel en leur faveur l'indulgence des troupes de Moscou, les ramena au combat. Les pièces de Gordon, chargées à mitraille, les foudroyèrent en tête, et les deux régiments de cavalerie des gardes les chargèrent de flanc, les écrasèrent sous les pieds de leurs chevaux d'Ukraine. En quelques minutes tout fut mitraillé, sabré, fugitif ou prisonnier, dans la bande sans chef des strélitz. Gordon rentra à Moscou, traînant, garrottée à sa suite, l'armée qui, la veille, faisait trembler la Russie. XI Un courrier, envoyé à Pierre à la première explosion de la révolte des strélitz, avait informé des événements le tsar. Il accourait, frémissant de vengeance et altéré de sang. A son arrivée à Moscou, tout était pacifié par la victoire de Gordon. Mais si Gordon lui avait dérobé la gloire, il ne lui avait pas dérobé les supplices. Il reprocha à ce général de n'avoir mitraillé que sept mille des rebelles, et d'avoir laissé vivre ceux qui avaient partagé leur crime. Il les fit juger en masse par des tribunaux militaires, non en soldats, mais en voleurs et en brigands pris les armes à la main dans le sac de leur patrie. Huit mille d'entre eux, enlevés des prisons où Gordon les avait détenus, furent parqués, comme un vil bétail, dans un champ entouré de hautes et fortes palissades sous les murs de la ville. En même temps, deux mille potences, dressées par les ordres du tsar dans une vaste plaine attenante à ces abattoirs d'hommes, attendaient autant de victimes. Au pied de ces deux mille potences, six mille billots, sur lesquels brillaient six mille haches, présageaient à l'œil une autre boucherie. Le tsar, entouré de sa cour et de ses généraux, était debout à la porte de fer qui séparait le champ palissadé de la plaine du supplice. Des hérauts entrèrent dans l'enceinte où ces huit mille hommes attendaient leur sort. Ils entendent la lecture de leur sentence. Deux mille d'entre eux étaient condamnés à être pendus, les six mille autres à avoir la tête tranchée auprès de la potence de leurs camarades ; l'arrêt devait être exécuté en un seul jour. On les fit sortir dix par dix des palissades, selon la nature de-leur peine ; le tsar les comptait du doigt à mesure qu'ils sortaient, comme un boucher compte ses moutons qui se pressent en sortant du parc pour l'abattoir. Les soldats de sa garde, transformés en bourreaux, les pendaient par dizaines aux deux mille potences. Les six mille condamnés à la décapitation furent ensuite amenés par cinquantaines au pied des gibets. Là le tsar les fit coucher à terre, cinquante à la fois, la tête sur une poutre ; et, donnant du geste le signal du meurtre à cinquante haches levées sur leurs cous, il faisait rouler dans leur sang cinquante têtes. Bientôt, trouvant les bourreaux trop peu nombreux et trop lents pour les victimes, ou ne voulant pas laisser à d'autres le soin barbare de venger ses anciennes terreurs, il fit donner des haches à son favori Menchikof, à son grand amiral Apraxin, au prince Dolgorouki et à tous les généraux, princes ou boyards de sa suite ; et, s'armant lui-même de cette arme de bourreau il coupa de ses propres mains, plus de cent têtes, étudiant, d'un œil féroce, sur la figure de ses courtisans, le moindre signe de répugnance mal dissimulé à l'horrible métier qu'il leur imposait par son exemple (octobre 1698). Ce supplice marque à jamais dans l'histoire le caractère de Pierre le Grand d'une teinte sanglante qui mêle l'horreur du crime d'État à la grandeur de la pensée. Les vrais héros de la civilisation ne choquent jamais l'âme par cette contradiction entre le but et les moyens ; ils marchent au bien par le bien, et n'égorgent pas les hommes pour les régénérer. XII Ces six mille têtes coupées furent entassées sous les yeux du tsar dans des tombereaux qui les transportèrent à Moscou, et incrustées par des anneaux de fer dans les créneaux des murs de la ville, où elles restèrent en pâture aux corbeaux et en terreur aux rebelles pendant tout le règne de ce prince. Les chefs des strélitz, témoins des massacres de leurs soldats, rentrèrent dans la ville pour être pendus, les derniers en face et au niveau des fenêtres grillées qui donnaient le jour au cachot de la princesse Sophie, sœur et rivale de Pierre, afin que cette infortunée captive eût sans cesse devant les yeux les cadavres et les squelettes de ses partisans suppliciés. Ils y flottèrent pendant six années qu'elle survécut à ce hideux spectacle. Sa jeune sœur Marpha, après avoir perdu ainsi tout espoir de recouvrer sa liberté, prit le voile des religieuses dans un monastère éloigné de Moscou, et y mourut presque oubliée en 1704. La milice entière des strélitz fut abolie, et remplacée par des levées de soldats enrégimentés et disciplinés sur le modèle des troupes allemandes. Les fils des boyards .et des princes entrèrent, en foule dans les écoles de marine du tsar pour se former sous les Anglais et les Hollandais qu'il avait ramenés de ses voyages. XIII Libre du joug des strélitz, Pierre se livra tout entier à l'accomplissement des grandes réformes dont il avait pris l'idée en Hollande et en Angleterre. Les impôts, jusque-là exigés arbitrairement et payés sans contrôle par les boyards, furent perçus par des receveurs nommés par le tsar, et versés intégralement au trésor public. L'Église, qui conservait des privilèges presque souverains, et dont les patriarches, trop puissants pour des sujets, avaient contrebalancé souvent les tsars, fut concentrée dans la même main que le sceptre. Les patriarches furent définitivement supprimés, et remplacés par des synodes dont chaque membre était trop faible et trop intéressé à complaire au prince pour opposer pouvoir à pouvoir. Il restreignit le célibat des moines et des prêtres jeunes, et il interdit aux couvents de recevoir des moines avant l'âge où la vieillesse préserve l'homme des tentations. Il affecta à la solde des troupes les revenus excessifs et toujours croissants des monastères. Il réforma, comme César à Rome, le calendrier, pour mettre l'année russe en rapport avec l'année romaine. Il transforma l'antique costume presque asiatique des Russes, et appropria les vêtements à l'activité des peuples européens. Il ouvrit des routes du centre aux extrémités de la Russie, et marqua les distances par des bornes milliaires. Il institua pour l'armée' et pour les serviteurs de l'administration des décorations militaires et civiles, signes de hiérarchie, de mérite et de respect. L'énergie qui lui avait servi à abattre les strélitz le fit triompher facilement des résistances que la routine opposait à ces réformes. On sentait qu'elles étaient en lui les préparatifs d'un grand dessein. XIV Les regards de Pierre se portaient depuis longtemps sur le littoral de la mer Baltique, seule zone géographique où son vaste empire se sentait étouffé par l'espace pour s'incorporer un territoire qui le resserrait. Soixante mille hommes commandés par le prince de Croy, général flamand que Pierre avait engagé à son service, marchèrent sur l'Ingrie, province jadis russe, et enlevée récemment à la Russie par les Suédois. Mais la Providence avait opposé un héros à un conquérant, en faisant naître Charles XII en face de Pierre (1700). Charles XII, trop sûr de son courage et de la supériorité de ses soldats pour compter ses ennemis, s'embarque avec neuf mille hommes, débarque aux environs de Narva, capitale de l'Ingrie assiégée par les Russes, les attaque pendant une tempête qui jetait des tourbillons de neige dans leurs yeux, les étonne, les épouvante, les rompt, les disperse, les noie dans la rivière qui coule au pied des remparts de Narva, les fait prisonniers en masse, soldats, généraux, artillerie, bagages. Le nombre des captifs russes, parmi lesquels on comptait le prince de Croy et le prince Dolgorouki, dépassait huit fois le nombre des vainqueurs (30 novembre). Cette victoire, une des plus complètes des temps modernes, laisse le tsar sans armée et la Russie ouverte aux Suédois. Charles XII se multiplie par la promptitude avec laquelle il promène sa poignée de Suédois invincibles contre tous ses ennemis coalisés en Ingrie, en Livonie, en Danemark et en Pologne. XV « Les Suédois m'apprendront à force de défaites à les vaincre, » s'écria Pierre le Grand en apprenant le désastre de Narva. Il court à Moscou, y recueille les débris de son armée, que Charles XII méprisait assez pour les renvoyer libres ; il fond les cloches des églises pour en faire des canons ; il emprunte des régiments au roi de Danemark ; il confère avec le roi Auguste de Pologne à Birzen ; il se ligue avec les Polonais qui lui fournissent des subsides et vingt mille soldats. Mais la diète polonaise, toujours opposée aux volontés de son roi, refuse l'or et les hommes. La guerre civile, commencement et fin de tout dans cette anarchie, éclate en Pologne et livre la patrie aux Suédois. Des Saxons, des Allemands, des Livoniens, remplacent le contingent polonais dans l'armée du tsar. Une année se consume en petits combats sur le lac Peïpus et sur le lac Ladoga, entre les Suédois et les Russes commandés par Scheremetof ; les troupes du tsar s'aguerrissent ; Charles XII menace d'une flotte Archangel ; le tsar y vole, fortifie la Dwina, revient à Moscou. Les Suédois perdent la bataille d'Emback les Russes saccagent la Livonie, et emmènent captive la population de Marienbourg. Une jeune servante du ministre luthérien de Marienbourg suivait ce cortège de. captifs, destinée par la fortune à devenir bientôt l'impératrice de ces. Russes qui la chassaient devant eux comme une vile brebis du troupeau. Scheremetof, après avoir achevé la libération de l'Ingrie et de la Livonie, et fondé Schlüsselbourg (ville de la clef) sur le lac Ladoga, revint triompher sous les yeux du tsar dans Moscou (1702). XVI La victoire facilita les réformes commencées ; Pierre les compléta après ces succès de ses armes. Il fonda la première imprimerie à Moscou ; des hôpitaux et des maisons de travail s'élevèrent pour soulager la misère et pour corriger la mendicité. Il appela des manufacturiers de toutes les industries. Il commença la construction de vaisseaux à haut bord de quatre-vingts canons sur le Dniéper ; il les allégea avec art pour les élever au-dessus des bas-fonds et les faire entrer dans la mer d'Azof. Il crée des arsenaux et des fabriques d'armes, des chantiers de construction à Olonitz, entre les lacs Onega et Ladoga, mers intérieures. Il sert comme officier infirmier lui-même, sous le maréchal Scheremetof, son général, pour donner l'exemple du respect à l'expérience et au talent. Le roi Auguste de Pologne, chassé de ses États avec son parti par les Polonais du parti contraire, se réfugie dans son empire. Les vingt mille soldats russes que Pierre avait prêtés et que Patkul avait disciplinés rejoignent l'armée de Scheremetof. Dans une expédition aux environs du lac Ladoga, il emporte une petite forteresse nommée Nya, située sur la Néwa non loin de son embouchure dans la mer, bâtie et défendue par les Suédois. Le coup d'œil prophétique de Pierre lui révèle, dans ce marais couvert de forêts et inondé du débordement d'un grand fleuve, le site de la capitale d'un vaste empire à la fois maritime et continental. Sur les ruines de ce petit fort suédois de Nya, il dessine et il jette les premières fondations de Pétersbourg. Cette capitale future, qui ne consistait alors qu'en quelques cabanes de bois et deux maisons bâties en briques entourées d'un rempart au milieu d'une plaine mal desséchée et mal défrichée, semblait avoir le pressentiment de sa grandeur prochaine car, cinq mois après sa fondation, des vaisseaux hollandais y jetaient déjà l'ancre pour exporter par la Néwa les pelleteries de la Russie. Le génie de Pierre le Grand avait ouvert par cette inspiration un nouvel air, une nouvelle mer et un nouveau monde à la Russie. Il surveille sa création d'un œil d'amour ; il sonde lui-même le lit de la Néwa ; il fonde, à l'endroit où la mer et le fleuve se confondent, la forteresse maritime de Cronstadt (1704). XVII Pendant que ces travaux et ces armements s'achèvent, il poursuit la guerre contre les Suédois, assiège et prend enfin Narva, conquiert l'Ingrie tout entière, en donne le gouvernement à son favori Menchikof, secourt une troisième fois en vain le roi Auguste de Pologne, son allié, tandis qu'un simple colonel suédois fait élire sous son épée un autre roi aux Polonais, toujours flottants entre leurs princes. Charles XII, renonçant à renverser Cronstadt, parcourait la Pologne pour l'assujettir à Stanislas, le nouveau roi qu'il venait de lui donner. Le tsar, tantôt vaincu, tantôt vainqueur en Courlande, finissait par la rattacher tout entière au bloc russe. Revenu à Moscou, il reforma de là une troisième armée sous Scheremetof, pour relever en Pologne la cause de son allié, le roi Auguste. Charles XII, enivré de victoires, poursuivait alors en Saxe la gloire, dont rien ne le rassasiait. Le roi Auguste lui cède lâchement le trône, et lui livre Patkul, son général et ambassadeur du tsar. Charles XII, qui voit dans Patkul un sujet rebelle, le fait rouer vif au mépris du droit des gens. Patkul était surtout coupable d'avoir trop bien combattu les Suédois. Le tsar, indigné du supplice de son ambassadeur, entra en Pologne avec soixante mille hommes. Il fut question de donner un troisième roi à la Pologne. La France, entrevoyant dans Charles XII un dangereux ennemi de la maison d'Autriche s'entremit pour lui faire conclure la paix avec le tsar Pierre, afin de tourner ensuite toute la fougue de ce héros contre Vienne. « Je traiterai de lâ paix avec les Russes dans Moscou, » répondit Charles XII, comme Napoléon en 1812. « Mon frère Charles de Suède, dit Pierre le Grand, parle en Alexandre ; mais il ne trouvera pas en moi un Darius ! » (1707). XVIII Après ces vaines négociations, Charles XII, quittant la Saxe, rentrant en Pologne, traversant la Bérézina sur la glace sous le feu des canons russes, les rompt à la septième charge dans les marais du fleuve, mais ne remporte de la victoire que la gloire d'avoir vaincu. Il arrive au Borysthène jusqu'à Mohilof, menaçant en effet Moscou. Pierre le côtoyait en flanc avec une armée depuis Smolensk. On s'attendait à voir prendre le chemin de Moscou à Charles. XII. L'hetman des Cosaques, Mazeppa, aventurier polonais, traître à toutes ses patries et maintenant transfuge des Russes dans le camp de Charles. XII, le détourne de Moscou, et lui persuade qu'en se jetant dans l'Ukraine il déchirera plus profondément le cœur de l'empire. Mazeppa promettait à Charles le concours des Cosaques, sur lesquels l'ancien hetman lui-même avait perdu son autorité. Le roi de Suède, sur la foi de ce transfuge, s'engage dans les marais entre le Borysthène et les torrents qui s'y perdent ; le tsar l'y suit pour intercepter les renforts que Levenhaupt, général suédois, amène à Charles XII ; il attaque ce général et lui livre une bataille de trois jours, qui furent trois victoires en une. Dix mille Suédois, prisonniers ou morts, tombent aux mains du tsar (1708). Charles XII, rejoint par Mazeppa avec deux hordes de Cosaques au lieu d'un peuple qu'on lui avait promis, s'obstinait à errer dans l'Ukraine avec un reste d'armée de vingt-deux mille hommes ; le froid le dévorait dans ses marches. On le conjurait en vain, comme on conjura plus tard Napoléon dans les mêmes neiges, d'éviter l'hiver, cet allié de la Russie, dans une ville forte de l'Ukraine, pour reprendre la campagne au printemps. L'ambition n'écoute pas plus que la peur. Charles XII, assiégé par les frimas et par les Russes, s'obstinant à ne pas repasser le Borysthène, subit l'hiver dans son camp, et marcha au dégel jusqu'au Tanaïs. Pierre l'atteignit à Pultawa, petite ville qu'approvisionnaient les Cosaques du Don. Charles XII, quoique blessé au pied dans une escarmouche, marcha aux Russes, porté sur un brancard, ^et enleva leur redoute. Les Suédois poussèrent le cri de victoire ; mais soixante mille Russes et Allemands commandés par Pierre, par Shérémétof, par Menchikof et par le général Bauër, refluèrent avec le poids de leur masse sur la petite armée des Suédois. Le brancard qui portait Charles XII, atteint d'un boulet de canon, roula en débris sur la neige sanglante du champ de bataille. Les trabans du roi relevèrent leur général et le portèrent sur un lit de leurs piques entrelacées. Il combattit pendant deux heures, le pistolet à la main, du haut de cette plate-forme, reçut de nouvelles blessures, et ne céda le champ de bataille que couvert de dix mille morts. Un cheval rapide, sur lequel on parvint à le hisser et à l'attacher, l'emporta vers le Borysthène, dans la fuite des derniers restes de son armée. Menchikof, qui l'avait devancé au passage du fleuve, enveloppa et fit prisonniers d'un seul coup quinze mille Suédois. Il ne restait de ces vingt-deux mille soldats, la terreur du Nord, que le souvenir de leurs exploits et l'étonnement de' leur disparition. Charles XII, sans armée et sans retraite, fut contraint de chercher un refuge en Turquie. Le champ de bataille de Pultawa fut le berceau de la grandeur militaire des Russes. Leur nom grandit de toute la gloire du héros qui s'était évanouie devant eux. Celle de Pierre le Grand n'était pas tant d'avoir remporté une grande victoire, que d'avoir créé l'armée capable de vaincre enfin le vainqueur de l'Europe (27 juin 1709). XIX La Pologne, la Saxe, la Silésie, la Suède elle-même, se relevèrent, après le désastre de Charles XII, comme des épis courbés par un long orage se relèvent après le passage du vent. La politique de Charles XII, comme celle des conquérants, n'était que l'ambition, l'orgueil et la force. Rien ne subsista de ce qu'il avait voulu, parce que rien de ce qu'il avait voulu ne se rapportait qu'à lui-même. La Saxe se souleva contre les Suédois ; le roi Auguste de Pologne, protégé du tsar, rentra dans ses États avec l'armée de Menchikof. Pierre lui-même vint recevoir à Varsovie le serment de la noblesse polonaise au roi de son choix. La Pologne, la Prusse, le Danemark, y signent avec la Russie une ligue du Nord contre la Suède. L'électeur de Brandebourg, premier roi de Prusse, reçoit le tsar à Marienwerder. Le tsar, sûr de ce nouvel allié, repart pour Riga et Pétersbourg, et revient triompher à Moscou. Les prisonniers de Pultawa, les canons, les drapeaux, le brancard brisé du héros vaincu, décoraient le triomphe de l'armée, à qui Pierre voulait donner par ce spectacle l'émulation des armées antiques. Lui-même reçut pour la première fois, de ses troupes et de l'ambassadeur d'Angleterre, des couronnes de laurier et le titre d'empereur, XX Sans perdre un jour, il enlève aux Suédois, sur la mer Baltique, la ville hanséatique d'Elbing. Il vole de là à Pétersbourg, rassemble la flotte à Cronstadt, s'y embarque, la conduit devant Viborg, capitale de la Carélie, en Finlande, emporte la place, ainsi que Riga sur la Dwina, Pernau et Revel sur le golfe de Finlande. La Suède perdait ainsi de tous côtés ses possessions ou ses conquêtes. Son sénat, tremblant à la fois devant les sommations de la ligue du Nord et devant les sommations de Charles XII, qui menaçait de son ressentiment ses sujets découragés, cédait enfin à la nécessité, et concluait avec Pierre le Grand une capitulation plutôt qu'un traité. Cette capitulation interdisait à l'armée suédoise d'aller chercher ou secourir son roi à Bender, où il implorait le secours des Turcs. Tout indiquait que la guerre terminée au nord par la bataille' de Pultawa, allait éclater au midi sur le Pruth, où le sultan Achmet rassemblait lentement trois cent mille hommes sous le grand vizir Méhémet-Baltadji, dont nous avons raconté ailleurs l'histoire. Mais pendant que Pierre le Grand, inquiet de ce rassemblement et de l'emprisonnement de son ambassadeur aux Sept-Tours, préparait son armée à changer de front et dirigeait d'avance Shérémétof sur le Pruth, sa fortune, près de chanceler, lui préparait, dans une femme jusque-là obscure, son conseil, sa consolation, son salut, et peut-être le salut de la Russie. La destinée de Catherine est dans l'histoire de tous les siècles un tel prodige de la beauté, de l'amour, du génie et du sort, que les aventures d'une pauvre esclave de Livonie deviennent les pages les plus nationales des annales d'un grand empire. Des documents nouveaux, et jusque-là enfouis, nous permettent enfin de suivre depuis le berceau jusqu'au trône cette Esther des Russes dans le mystère de son obscurité, de sa faveur, de son couronnement et de son règne. XXI Vers l'an 1690, une pauvre famille d'artisans polonais du nom de Skawronski, serfs ou esclaves dans leur patrie, s'évadèrent de Pologne, et vinrent se réfugier, pour être libres, dans la petite ville de Derpt en Livonie. Le mari et la femme y vivaient du travail de leurs mains la peste qui décima bientôt la ville de Derpt, les chassa à Marienbourg ils y moururent l'un et l'autre du fléau, laissant deux enfants orphelins en bas âge à la merci de la charité publique. L'aîné de ces enfants était un garçon âgé de cinq ans ; il fut recueilli par un paysan compatissant du voisinage, qui le fit élever avec ses propres enfants. Nous verrons plus tard par quelle coïncidence de hasard il fut suivi à la trace, découvert et reconnu par une sœur déjà couronnée. L'autre était une fille âgée de trois ans. Le pasteur du village la recueillit ; mais, emporté peu de jours après lui-même par la peste, on trouva l'enfant à son foyer, sans savoir à qui la rendre. L'archiprêtre de la province, nommé Gluck étant venu s'établir à Marienbourg pour suppléer le pasteur mort, entra dans la demeure de son prédécesseur. Il y trouva la petite fille abandonnée, qui survivait seule à deux familles. L'enfant, à son aspect, le prit par le pan de son habit, l'appela son père, et le supplia de lui donner à manger. L'archiprêtre : homme paternel et tendre de cœur, n'ayant pu découvrir à qui appartenait l'orpheline, l'emmena avec lui à Riga, lieu de sa résidence, et la confia à sa femme, pieuse et charitable comme lui. La femme de l'archiprêtre l'éleva avec ses propres filles, et la garda ensuite comme servante dans sa maison jusqu'à l'âge de seize ans. La précoce beauté et l'intelligence rare de la jeune orpheline ne laissaient pas présumer à ses maîtres qu'elle restât longtemps à leur charge et à leur service ses charmes et ses grâces attiraient trop de regards sur elle pour que l'amour ne s'allumât pas dans son cœur. Le fils de l'intendant de Riga fut trop sensible aux attraits de l'orpheline ; elle parut trop correspondre elle-même aux sentiments du jeune noble. La famille craignait une mésalliance ; on la prévint en faisant épouser Catherine Skawronsky à un traban de la garde de Charles XII, en garnison à Marienbourg. Une foule de témoins assistèrent au mariage dans l'église de cette ville, attirés par la réputation de beauté de la fiancée. Le soir même, les trabans reçurent ordre de quitter Marienbourg pour entrer en campagne ; les noces n'eurent qu'un jour, et pas de nuit Catherine resta veuve à seize ans d'un mari absent, dans la maison du prêtre, qui avait été jusque-là sa maison paternelle. Le maréchal Shérémétof amené bientôt après par les chances de la guerre sous les murs de Marienbourg, somma la ville de se rendre à l'armée russe. Le pasteur Gluck fut envoyé, avec sa famille et ses domestiques, auprès du général Shérémétof pour implorer son humanité. Shérémétof, voulant rendre le joug de son maître doux aux Livoniens par contraste avec les brutalités de Charles XII, accueillit avec bonté Gluck le négociateur, et le fit manger avec lui ainsi que toute sa famille. Frappé pendant le repas de la taille élevée et de la figure intelligente de Catherine, et reconnaissant à son costume qu'elle était de condition servile il exigea pour toute rançon de la ville que cette esclave passât à son service. L'archiprêtre, sa femme et ses enfants résistèrent en vain, et se séparèrent avec larmes de leur protégée. Catherine reconnaissante n'oublia jamais ce foyer adoptif de sa jeunesse ; et quand elle fut impératrice, elle y reporta sans cesse ses regards, ses souvenirs et ses dons. Elle quitta cette maison comme on quitte la famille et la liberté, pleurant à la fois ses maîtres et ce titre de servante libre qu'elle échangeait contre celui d'esclave dans la maison d'un Russe qui avait droit de vie et de mort sur ses serfs. XXII Shérémétof la garda sept mois, moins esclave cependant que concubine forcée dans ses campagnes de Livonie. Le prince Menchikof, favori de Pierre, venu en Livonie pour remplacer Shérémétof dans le commandement de l'armée, vit Catherine, l'admira, et pria Shérémétof de lui laisser en partant la belle servante livonienne. Shérémétof n'osa résister à des désirs qui étaient des ordres dans la bouche d'un favori de l'empereur. Plus jeune, plus doux et plus épris que le vieux maréchal, Menchikof inspira à Catherine autant d'attachement qu'elle avait eu de répugnance pour son prédécesseur. Traitée par lui en maîtresse plutôt qu'en captive^ on ne distinguait point après quelques semaines, dit Villebois, lequel du prince ou de l'esclave commandait dans la maison de Menchikof. XXIII Catherine régnait ainsi à dix-sept ans sur le cœur de son maître, lorsque le tsar Pierre, parti tout à coup de Pétersbourg pour se rendre en Pologne à l'entrevue avec le roi Auguste, traversa la Livonie et s'arrêta chez son favori. Ayant remarqué Catherine au nombre des esclaves qui servaient la table, il s'informa d'elle, la contempla avec ravissement, parla à voix basse, en la regardant, à Menchikof, adressa la parole avec enjouement à la jeune fille rougissante, fut charmé de ses reparties à la fois timides et spirituelles, et après le souper lui ordonna, en badinant, de porter le flambeau dans la chambre où il allait passer la nuit. C'était le signe muet de la préférence et de la plus intime faveur. Les mœurs licencieuses et les ordres absolus des tsars et des knés ne permettaient pas à une pauvre esclave de revendiquer la propriété d'elle-même. Le tsar partit le lendemain matin, témoigna sa satisfaction à Menchikof pour l'hospitalité qu'il en avait reçue, et donna sordidement un ducat (douze francs) à Catherine, prix ordinaire, dit le chroniqueur, des complaisances à son brutal caprice. Catherine, offensée, non de la modicité des largesses du tsar, mais de l'indigne prostitution à laquelle son maître l'avait exposée, se plaignit avec des larmes amères à son amant. Ces reproches sanglants et trop mérités accrurent, au lieu de l'irriter, l'amour de Menchikof pour elle ; leur union ne fut troublée que par le retour inattendu du tsar. Chassé, par la peste, de Pologne, il revint en Livonie ; contempla avec indignation la ruine et la désolation de cette province, ravagée moins par la peste que par les exactions de son gouverneur. Dans sa colère, il leva le bâton sur son favori, lui fit sentir le poids de son bras, puis, selon son usage, lui pardonna, et continua à vivre avec lui dans la familiarité la plus fraternelle. Cependant, à ce second voyage il ne logea pas chez Menchikof, mais dans une maison voisine du palais du gouverneur. Il n'en passait pas moins les jours et une partie des nuits en entretiens, en travail et en débauches avec le fils. du pâtissier de Moscou. Catherine, avertie cette fois du danger de paraître trop belle aux regards de Pierre, s'était dérobée à ses yeux et à sa mémoire. Mais Pierre, que l'image de la belle esclave avait, peut-être à son insu, rappelé et retenu en Livonie plus que les soins de la province, s'informa un soir au souper pourquoi elle se tenait dans l'ombre, et ordonna qu'on la fît venir. A l'apparition de Catherine, sa rougeur, l'émotion de Pierre, l'embarras douloureux de Menchikof, le silence des trois personnages de cette scène, témoignaient assez, dit un témoin, la répugnance de Catherine, la contrainte de Menchikof, la passion du tsar. L'amour, né pour la première fois dans son âme, rendait le tyran aussi timide qu'il avait été jusque-là brutal. Cependant, à la fin du souper, il adressa avec un enjouement pénible quelques paroles légères à la belle esclave mais les réponses froides et respectueuses de Catherine n'encourageant pas ses plaisanteries, il rentra dans le silence pensif, comme un homme qui cherche en vain à se distraire d'une forte préoccupation. Les Russes ont l'habitude de vider, après s'être levés de table, un verre de liqueur forte qui parfume les lèvres. Catherine s'approcha du tsar, et lui présenta, les yeux baissés, un plateau d'argent qui portait les petits verres et les flacons. « Catherine, lui dit le tsar après l'avoir longtemps regardée, il paraît que nous ne sommes pas aussi familiers l'un avec l'autre qu'à mon premier voyage ; mais j'espère bien que nous ferons la paix cette nuit. » Puis, sans attendre la réponse de l'esclave, il se tourne vers Menchikof, et, d'un ton de maître qui ne veut pas être contredit : « Je l'emmène, » dit-il en montrant l'esclave. Catherine ne rentra plus dans la maison de son maître. « Ce n'est pas assez de me la céder, lui dit quelques jours après le tsar ; tu ne songes pas que cette pauvre malheureuse est presque nue. Ne manque pas de lui envoyer au plus tôt ce qui est nécessaire pour se vêtir en esclave favorite du maître de la Russie ! » Menchikof crut comprendre plus que Pierre n'avait dit. Il rentra chez lui, fit faire un paquet de toutes les hardes de la Livonienne, y glissa un magnifique écrin en diamants, et l'envoya ainsi à celle dont il prévit sans doute la prochaine grandeur. Il possédait déjà de telles richesses en pierreries, fruit de la guerre, de la faveur et de l'exaction, que les boutons de ses habits de cour étaient des diamants et des saphirs. Deux femmes esclaves qui avaient coutume de servir Catherine dans sa propre maison portèrent ces présents à leur ancienne compagne de servitude. Catherine déploya devant elles ses hardes pour se vêtir, et, découvrant l'écrin, courut, en frappant ses mains l'une contre l'autre, appeler le tsar pour lui montrer ses pierreries. « Je suis restée assez longtemps dans votre chambre, lui dit-elle en badinant, pour que vous veniez un moment dans la mienne. Venez admirer quelque chose que je veux vous montrer ! » Elle le prit par la main, et le mena dans sa chambre « Voilà, dit-elle en lui déployant ses robes, le bagage de l'esclave de Menchikof. » Puis, apercevant dans l'écrin un anneau et d'autres pierreries d'une valeur immense, elle interrogea de l'œil le tsar. « Est-ce là, dit-elle, un présent de mon ancien ou de mon nouveau maître ? Si c'est de Menchikof, il faut avouer qu'il congédie magnifiquement ses esclaves ! » Le tsar ne répondant rien, elle continua de l'interroger plus impérieusement du regard. « Vous ne répondez rien, reprit-elle. Eh bien, il n'y a pas à hésiter si ces richesses viennent de mon ancien maître, je lui renvoie ces présents, inutiles à l'esclave favorite d'un si grand prince ! » Elle choisit seulement une petite bague sans aucun prix. « Je ne veux garder que cela de lui, dit-elle ; cette petite bague est plus que suffisante pour me faire souvenir des bontés qu'il a eues pour moi. Et si cet écrin est du nouveau maître, je le lui rends également ce que j'ambitionne de lui est d'un prix plus inestimable ! » A ces mots elle s'efforça de sourire ; mais, vaincue par la force et la contrainte de ses émotions, douleur et joie, regrets, espérance, luttant dans son cœur, elle fondit en larmes et s'évanouit dans les bras du tsar. Il la ranima sous ses caresses et sous les parfums qu'il répandit sur son visage. Les deux esclaves témoins de cette scène, et un colonel des gardes Préobrajenskoï qui y assistait, également étonnés d'un attendrissement et d'une sollicitude si étrangère aux habitudes de Pierre avec les femmes, répandirent dans la ville le récit de cet entretien et de cet évanouissement. On augura de leur récit que le maître de la Russie avait enfin trouvé dans son propre cœur le joug qu'il imposait à l'empire. XXIV Pendant le reste de son séjour en Livonie, il cacha son amour non comme un scandale, mais comme un trésor. Il ne s'entretint jamais publiquement avec Catherine il la cacha dans un petit appartement contigu au sien, comme un avare cache son or. En repartant pour Moscou, il chargea un capitaine de ses gardes de l'y conduire avec tout le mystère et tout le respect dont il voulait envelopper sa maîtresse, et de la loger à Moscou, chez une dame affidée, prévenue par lui du dépôt qu'on allait confier à sa discrétion. Pendant le voyage on lui apportait tous les jours des nouvelles de sa favorite. Le mystère du séjour à Moscou de Catherine dura trois ans, logée dans un quartier désert et dans une maison sans apparence, chez une dame de condition noble, mais d'une fortune médiocre. C'est par cette dame elle-même que les discrétions et les délicatesses de la passion du tsar ont été révélées à l'auteur de ce document (Villebois). Le tsar ne se rendait que la nuit et déguisé, suivi d'un seul grenadier, dans la maison habitée par sa maîtresse. Ce ne fut qu'après plusieurs années de mystère que la nécessité de concilier les soins assidus de l'empire avec son amour toujours croissant lui fit admettre quelquefois ses ministres dans la maison où il passait ses nuits et une partie de ses jours. Catherine fut admise insensiblement ainsi aux délibérations sur les affaires d'État, et elle y prit, sans le rechercher, par la promptitude et la sûreté de son jugement, un ascendant décisif, toutes les fois que le tsar flottait entre deux avis contraires. Il se complut à adorer à la fois dans la même femme le choix de son cœur, l'inspiration de son esprit, l'oracle caché de l'empire. Son estime confirma de plus en plus sa passion. Ce fut dans cette retraite ignorée que Catherine devint mère de deux filles qui furent depuis la tsarine Anne et l'impératrice Élisabeth, et d'un fils qui ne devait jamais régner. XXV Le mariage secret, mais toujours menaçant, de Catherine avec le traban de la garde de Charles XII, empêchait seul le tsar d'élever sa maîtresse jusqu'au trône en l'épousant. Il fit rechercher avec anxiété par Menchikof les traces de cet époux d'un jour, dont la découverte pouvait troubler son bonheur. Le traban de son côté cherchait les traces de sa femme disparue de Marienbourg. Fait prisonnier à la bataille de Pultawa, amené captif à Moscou pour orner le triomphe de Pierre, il fut relégué ensuite dans une province éloignée. Le bruit de l'enlèvement de sa femme par Menchikof, de la passion du tsar pour une esclave de ce favori, et de l'empire que cette belle esclave avait pris sur le maître de la Russie, parvint à ses oreilles ; il soupçonna que cette esclave-reine était cette même Catherine enlevée par les Russes de la maison de l'archiprêtre Gluck. Fier et heureux de ces conjectures, il les communiqua témérairement au commissaire russe chargé du soin des prisonniers suédois, espérant que les largesses du tsar compenseraient pour lui la perte de Catherine. Soit par l'ordre secret de Pierre, soit pour prévenir la jalousie présumée de son souverain le commissaire affecta de voir dans ces révélations du prisonnier suédois une imposture et une offense à la dignité du tsar ; il envoya perdre l'infortuné traban au fond des déserts de la Sibérie, d'où la nouvelle authentique de sa mort parvint à Moscou peu de temps après la paix avec la Suède. Rien alors ne s'opposa plus que la différence de religion au mariage secret de Pierre avec Catherine. Née catholique de parents polonais, élevée dans la religion luthérienne en Livonie instruite par les soins de Pierre le Grand dans la religion grecque, dont l'amour et l'ambition lui révélaient la supériorité sur ses premiers cultes, Catherine abjura sans effort ses deux précédentes religions. Elle fut baptisée et mariée le même jour à Pierre. La princesse Marie, sœur du tsar, encouragea elle-même son frère à ce mariage, soit pour flatter son cœur, soit pour opposer la douce Catherine à la fière Eudoxie répudiée, mais dont elle craignait le retour (1710). XXVI Le tsar, à peine devenu l'époux de Catherine par un mariage non proclamé, mais transparent pour tout le monde, emmena avec lui Catherine à l'armée de Shérémétof, déjà en face des Turcs dans la Bessarabie. Il conduisait lui-même ; comme à Pultawa, une seconde armée, composée de ses gardes et de toute la noblesse de l'empire, vers le Dniester. Par une tactique hardie, mais imprudente, Pierre osa traverser le Pruth et camper sur la rive droite de ce fleuve j pour tendre la main à l'armée de Shérémétof qui était en Moldavie, pendant que deux cent cinquante mille Turcs et quatre-vingt mille Tartares, leurs auxiliaires, campaient un peu plus bas sur la rive gauche du Pruth. Le grand vizir Baltadji-Méhémet, le fendeur de bois, remonta le fleuve le traversa sous le canon des Russes, les adossa à de vastes forêts, leur intercepta même les eaux du Pruth, fit cerner les bois par cent mille Tartares et vingt mille Arabes, dont le cercle en se rétrécissant traquait le tsar dans son camp sans issue en avant, sans retraite en arrière attendant ainsi l'heure de les étouffer dans leur repaire, comme le tsar lui-même avait emprisonné Charles XII à Pultawa. Pierre désespéré allait périr inévitablement avec tout le germe d'un nouvel empire, sans la magnanimité du grand vizir et sans les conseils de Catherine. Baltadji-Méhémet voulait humilier les Russes, mais non les anéantir. Ce peuple nouveau, dont les Turcs ne pressentaient pas la fortune, leur semblait, ainsi que la Pologne, utile à leur politique pour contre-balancer l'Autriche, leur véritable et éternelle ennemie. Catherine eut le génie de deviner cette politique du divan et de convaincre Pierre, qui ne voyait plus que l'option entre la captivité et la mort. Son armée, exténuée par les longues marches et dépourvue de vivres, pouvait compter les jours qui la séparaient de là capitulation. Pierre accoutumé aux faveurs de la destinée, supportait mal ses revers ; plus fataliste par découragement que les Ottomans par religion, il fermait les yeux pour ne pas voir en face sa ruine. Retiré seul dans la nuit de sa tente, et couché sur un tapis dans des accès alternatifs de rage et de larmes, il avait défendu, sous peine de mort, que nul n'osât venir troubler l'agonie de son orgueil et contempler son abattement. Ses soldats, sans pain depuis trois jours et couchés sur leurs armes, n'avaient plus la force ni de combattre ni de marcher (1711). XXVII Catherine seule avait conservé, dans la consternation générale, le cœur d'un homme d'État et le sang-froid que le danger donne aux femmes supérieures. Son génie était dans son amour pour le tsar 'et dans sa reconnaissance pour la Russie. Elle souleva les rideaux de la tente du tsar malgré sa défense, se jeta à ses pieds, pleura avec lui, lui reprocha de s'abandonner lui-même, et, lui montrant dans la paix habilement proposée et résolument conclue le seul moyen de sauver à la fois l'armée, la Russie et lui-même, elle obtint de lui l'autorisation de négocier avec le grand vizir. Elle connaissait un soldat de l'armée russe qui avait résidé à Constantinople en qualité d'interprète de l'ambassadeur Tolstoï, et qui se vantait de connaître lui-même à fond les moyens de séduction ou de corruption capables de rouvrir à force d'or à l'armée la route de la Russie. Elle introduisit cet homme dans la tente ; le tsar l'interrogea, l'autorisa à pénétrer comme parlementaire dans le camp des Turcs, et à négocier en son nom, avec le grand vizir Baltadji-Méhémet, la paix à tout prix, puisqu'il n'y avait plus ni à combattre ni à fuir. Mais il fallait aborder les Turcs les mains pleines de présents dignes d'un souverain à un autre souverain, et l'or manquait au tsar autant que le pain dans les tentes des Russes. « Catherine, dit Pierre à sa maîtresse, où trouver l'or nécessaire à la rançon de mes soldats ? « — Ici même, lui répliqua Catherine ; avant le retour du parlementaire, je me charge d'avoir rassemblé la dernière pièce de monnaie qu'il y a dans le camp. Tout ce que je vous demande, c'est de ne pas vous laisser abattre ainsi par le découragement, seule défaite sans ressource des grands caractères, et de ranimer par votre présence et par votre sérénité de visage le cœur de vos pauvres soldats 1 Allons, venez vous montrer aux troupes, et laissez faire le reste à la providence de la Russie, et à l'amour d'une femme qui ne veut vivre ou mourir que pour vous ! » Pierre l'embrassa, sortit de sa tente et parcourut les rangs de son armée. Catherine, de son côté, monte à cheval, va de groupe en groupe, adresse la parole aux soldats, les anime de son patriotisme, étale à leurs yeux les colliers, les bracelets, les pierreries qu'elle détache de son cou et de ses bras pour les verser dans un casque comme un tribut à la patrie leur démontre que tout l'or et les bijoux de Moscou leur seront inutiles, s'ils n'ont qu'à les céder avec la vie aux ennemis qui les environnent qu'ils retrouveront au contraire au centuple, dans la reconnaissance du tsar et dans la sienne, leurs bijoux et leur or, s'ils en font généreusement le sacrifice pour acheter un libre retour vers la patrie. « Qu'as-tu à me donner pour le tsar notre père ? demande-t-elle avec sa grâce irrésistible à chaque officier, à chaque soldat. Je te signalerai par ton nom au tsar et à la patrie, quand nous serons de retour à Moscou ! » Émus par ses paroles, par ses larmes, par sa beauté, les soldats se dépouillent de leurs bourses, de leurs anneaux, de leurs boucles d'oreilles, et les versent à l'envi dans les casques et dans les manteaux aux pieds du cheval de Catherine. Ce monceau d'or et de bijoux devient la rançon de l'armée. Les négociations s'ouvrent après les présents d'usage. Charles XII, accouru de Bender au camp de Baltadji-Méhémet, s'oppose en vain de toute sa fureur au traité qui laisse échapper la Russie et son tsar à la captivité et à la mort. Le grand vizir n'écoute que l'intérêt de la Turquie, satisfaite de l'humiliation des Russes et plus ambitieuse de leur alliance que de leur sang. La paix est conclue, les routes se rouvrent autour du camp du tsar, les approvisionnements y affluent, Pierre reprend le chemin de Moscou la Russie entière salue dans la Livonienne l'ange libérateur de la patrie. Le tsar, encouragé par le cri de l'armée et du peuple, ose enfin déclarer à l'empire son mariage jusque-là secret, et jure que ni dans les conseils, ni dans les voyages, ni dans les camps, il ne se séparera jamais de celle à qui, après Dieu, il doit la vie, la liberté et la paix. Il institue en faveur des femmes, pour attester à l'avenir sa reconnaissance, la décoration militaire de Sainte-Catherine, faisant ainsi de sa maîtresse la patronne des épouses et des patriotes de la Russie. Un luxe et des pompes asiatiques célèbrent à Moscou le couronnement de l'impératrice. Toute la Russie se demandait quelle était donc cette femme mystérieuse dont nul encore ne connaissait l'origine, et que l'amour du tsar élevait au trône ? Un hasard révéla ce mystère aux courtisans, et rendit à la tsarine elle-même le frère dont elle avait perdu les traces depuis la peste de Livonie (février 1712). XXVIII Un paysan, valet d'écurie dans une hôtellerie d'un village de Courlande, s'étant querellé dans le vin avec d'autres paysans attablés devant la porte de l'auberge, murmura dans son ivresse qu'il avait des parents assez puissants pour faire repentir un jour ses adversaires de leur insolence. Un envoyé du roi de Pologne, qui changeait de chevaux en ce moment devant l'auberge, ayant entendu ces menaces, en demanda la signification aux témoins de la rixe. On lui répondit, en souriant d'incrédulité, que ce valet d'écurie se nommait Charles Skawronski, et prétendait avoir une sœur toute-puissante à Moscou, de qui il se ferait connaître tôt ou tard. L'ambassadeur regarda attentivement le jeune paysan, et crut démêler sous ses haillons les vestiges d'une grande distinction de nature, une ressemblance confuse avec le visage de la tsarine, et surtout une douceur et une lumière de regard qui rendaient les yeux de Catherine inexprimables au pinceau des peintres les plus accomplis. A son arrivée à Moscou, il parla de cette rencontre et de cette ressemblance à un de ses amis ; cet ami en parla à d'autres ; la rumeur en arriva jusqu'aux oreilles du tsar. Voulant surprendre délicieusement le cœur de Catherine par une famille retrouvée si bas pendant que son amour l'élevait si haut, Pierre ordonna à Repnin, gouverneur de Riga, de faire rechercher dans la province de Courlande un jeune homme du nom de Charles Skawronski, et de l'envoyer sans délai à la police de Moscou, sous prétexte d'un appel qu'il avait fait au tribunal suprême d'un jugement rendu contre lui en Courlande. Repnin exécuta promptement l'ordre du tsar. Pierre, entourant à Moscou Charles Skawronski de piégés et d'espions, lui fit persuader de demander une audience au tsar pour obtenir justice de ses juges. Cette audience, accordée dans la maison d'un de ses courtisans, nommé Chapilof pour que la tsarine ignorât tout, convainquit le tsar de la ressemblance de Skawronski avec Catherine, et de l'authenticité de son origine. Il ne manifesta rien au paysan de son émotion et de sa conviction ; il lui assigna seulement pour le lendemain une seconde audience dans la même maison. « J'ai fait aujourd'hui un agréable souper chez Chapilof, dit-il en rentrant au palais à l'impératrice ; il faut que je t'y mène souper encore demain avec moi. » La tsarine y consentit. Après le souper, aussi agréable que celui de la veille, on introduisit le suppliant courlandais dans la salle. Le tsar, feignant d'avoir oublié ce que cet homme lui avait dit la veille, l'interrogea longuement en présence de Catherine, s'efforçant d'attirer l'attention de sa femme sur le visage de l'étranger. Catherine, assise non loin de l'embrasure de la fenêtre, se sentait émue de souvenirs vagues et tristes à ce visage et à cet accent. A chaque réponse du paysan interrogé sur sa patrie, sur ses parents, sur son abandon après la mort de ses parents emportés par la peste, sur une sœur plus jeune que lui laissée au berceau à Marienbourg : « Écoute bien, Catherine ! disait le tsar à son épouse ; cet homme ne rappelle-t-il rien à, ton souvenir ? » Catherine, haletante et balbutiante de surprise, d'émotion, ne répondait que par sa pâleur et par ses larmes elle avait deviné son frère unique dans ce paysan ! Eh bien, je comprends tout, moi, lui dit Pierre ; cet homme est en effet ton frère ! » Puis, prenant le paysan par le bras et le conduisant vers sa femme : « Baise à l'instant à genoux, lui dit-il, le bas de la robe de l'impératrice. Et, après cet hommage à ta souveraine, relève-toi, et presse-la dans tes bras comme ta sœur ! » Catherine s'évanouit à cette reconnaissance, trop peu préparée pour sa sensibilité. « Quel mal y a-t-il à cela ? lui dit-il quand elle eut repris ses sens. Eh bien cet homme est mon beau-frère. S'il est honnête homme et intelligent, nous en ferons quelque chose. Mais sèche donc tes larmes ! Je ne vois dans tout ceci rien qui doive t'affliger. Nous voilà enfin éclairés sur un mystère qui nous a coûté bien des recherches Allons-nous-en maintenant. » La tsarine embrassa de nouveau son frère en versant sur sa famille des ruisseaux de larmes, et suivit son mari. Skawronski fut retenu dans la maison de Chapilof. Il fut instruit par les soins de l'impératrice aux usages de la cour, nommé comte et marié à une fille de famille illustre, dont les descendants ont longtemps joui en Russie des honneurs de cette auguste parenté avec les Romanof. |