HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME SIXIÈME

 

LIVRE QUARANTE-QUATRIÈME.

 

 

Dernière maladie de Louis XVIII. — Son affaissement progressif. Importance croissante de M. de Villèle. -- Efforts du roi pour dissimuler aux yeux du public les approches de sa fin. — Alarmes de la cour, du parti du comte d'Artois, du clergé. —Louis XVIII ajourne les secours religieux. — On se décide à recourir à madame du Cayla. — Négociation de M. de La Rochefoucauld. — Succès obtenu par madame du Cayla. — Agonie et mort du roi. — Avènement de Charles X. — Ingratitude du nouveau pouvoir envers madame du Cayla. — Retour sur la vie de Louis XVIII. — Son exil. — Son rogne. Son portrait comme homme et comme souverain.

 

I.

Mais déjà Louis XVIII, touchant au terme de sa vie, n'était plus en situation de peser avec liberté d'esprit les résolutions que nécessitait pour son gouvernement la grande question de politique extérieure posée en face de lui par la révolution grecque, ni de lancer son peuple dans une intervention au -delà des mers dont il ne pouvait prévoir les chances, dont il ne gouvernerait plus les hasards, et dont il ne verrait pas la fin. D'autres pensées plus rapprochées de lui occupaient son âme. Il se sentait mourir, et il voulait mourir en paix. Une grande sérénité sur son propre règne mêlée d'un grand doute sur le règne de son successeur, prévalait depuis ces dernières années dans ses réflexions et dans ses entretiens sur les soucis quotidiens du trône et sur la douloureuse décadence de ses sens. Il ne se dissimulait rien des symptômes d'affaiblissement et de mort prochaine dont il était averti par la nature. Il ne protestait pas contre la condition humaine, il ne cherchait pas dans les ressources problématiques de l'art ces miracles que les mourants sur le trône s'acharnent à demander aux médecins ; il ne cherchait pas davantage dans les pratiques d'une dévotion puérile des refuges ou des consolations contre les terreurs de la conscience ou contre les horreurs de la mort. Son esprit méditatif et ferme regardait le passé sans honte et l'avenir sans crainte. Il se confiait avec un royal et juste orgueil à la justice de la postérité sur son règne. Nul ne connaissait mieux que lui les difficultés qu'il avait eues à vaincre dans les conseils de l'Europe, dans les exigences de sa famille et dans les versatilités de son peuple pour remonter deux fois sur le trône et pour s'y maintenir jusqu'à la fin. Mourir sur le trône lui paraissait le triomphe de sa constance et de sa politique. Son lit de mort dans le palais de ses aïeux, au milieu d'une révolution vaincue et d'une émigration contenue, était pour lui le chef-d'œuvre de la sagesse et un défi gagné contre la fortune. Pour ce qui suivrait, il s'en rapportait à la Providence, pour le justifier devant l'avenir, et à la légèreté d'esprit de son frère pour le faire regretter à la fois des hommes de la révolution et des hommes de la monarchie. Louis XVIII avait de l'affection pour le caractère du comte d'Artois, mais il n'avait jamais eu d'estime pour son intelligence. Il avait eu dès son enfance l'habitude de l'aimer et aussi de l'apprécier dans ses confidences avec une indulgence tendre mais voisine du dédain. Son règne, sans cesse entravé ou agité par les familiers de ce frère, ne l'avait pas fait changer d'opinion sur sa portée politique. Mais son humeur contre lui n'avait jamais prévalu contre son affection. Il désirait, par esprit de famille autant que par esprit de monarchie, lui laisser un trône affermi par des institutions plus fortes que ses caprices, et capables de résister même à ses fautes. Il désirait de plus lui laisser dans un ministre agréé par lui-même son esprit dans son conseil après sa mort, afin de perpétuer son règne sous un autre nom. C'était dans cette pensée que le roi avait accepté M. de Villèle des mains de son frère, qu'il avait peu à peu façonné ce ministre à sa politique, qu'il avait beaucoup cédé au comte d'Artois et au parti sacerdotal pour les attacher par la reconnaissance à M. de Villèle, et qu'il avait plié la fin de son règne aux exigences de sa famille pour adoucir la transition et pour passer sans secousse ce pas dangereux du tombeau.

 

II.

M. de Villèle, esprit solide et souple, que la pratique des affaires, la compatissance des partis, le commerce et la conversation quotidienne avec le roi avaient profondément modifié depuis 1814, était l'homme le plus heureusement choisi pour ce ministère à deux règnes. Il rassurait par sa prudence le roi mourant sur les excès de royalisme ou de : puissance sacerdotale qui pouvaient agiter ou irriter le pays, il rassurait le comte d'Artois sur les excès de philosophie ou de libéralisme qui pouvaient alarmer sa conscience ou compromettre son autorité future. Investi ainsi tout à la fois des pleins pouvoirs du roi, de la confiance de son frère, de l'estime de la famille royale, de l'ascendant sur les royalistes modérés, d'une certaine inclination secrète des libéraux monarchiques, de la suprématie non contestée dans le conseil, de l'autorité du talent dans la Chambre, enfin de la déférence de madame du Cayla elle-même, qui, sentant le règne lui échapper avec la vie du roi, voulait se ménager la reconnaissance et la perpétuité du ministre, M. de Villèle exerçait en ce moment une véritable dictature d'interrègne. Tous les partis sentaient que le roi ne gouvernait plus, que son frère ne gouvernait pas encore, et semblaient s'entendre tacitement pour laisser le ministre gouverner arbitrairement la crise qu'on allait traverser. Il y a des heures suprêmes dans la vie, des nations où les passions ajournent et font silence d'elles-mêmes (levant la gravité d'un événement qui rend tout le monde prudent, comme si l'instinct d'un danger commun inspirait une sagesse passagère, mais surhumaine, au peuple attentif à son propre sort.

 

III.

Cependant le roi paraissait, aux yeux de la foule gouverner encore. Malgré les calomnies et les sarcasmes dont les partis hostiles aux, Bourbons avaient rempli l'esprit du peuple, en exploitant contre ce vieillard jusqu'à sa vieillesse et ses infirmités, le pays avait la conviction de ses lumières et de sa sagesse, et le vague pressentiment des insuffisances de son successeur. Louis XVIII, dans ces derniers temps de sa vie surtout, était aimé et regretté d'avance. L'ingratitude rougit quelquefois devant la mort, et la reconnaissance précède d'un jour ou deux la postérité. Les ministres et la cour savaient que les symptômes prochains d'un changement de règne agiteraient et consterneraient violemment le pays. Le roi lui-même le savait mieux que personne. Il se croyait aimé du peuple, parce qu'il avait la conscience d'avoir bien mérité de l'opinion. Il voulait rendre un dernier service à sa nation et à sa famille en s'en allant sans bruit de la vie et du trône, en dissimulant jusqu'au terme à son peuple la décadence de ses forces qu'il ne se dissimulait plus à lui-même, en faisant, comme il le disait familièrement à ses ministres, bon visage à la mort, et en ne laissant aucun intervalle, aucun espace à l'incertitude et à l'agitation entre le trône de son frère et le sien. Soigneux surtout du crédit public et du prix élevé des rentes de l'État, dont le taux était pour lui le gage de cette prospérité pacifique à laquelle il avait, par sa politique libérale, reporté la France, il redoutait que l'annonce de sa fin prochaine ne suspendît ce mouvement ascendant de prospérité et de confiance, richesse des particuliers et de l'État. Cette pensée le préoccupait plus que toutes les autres. Il ne voulait pas qu'une crise clans les affaires aggravât après lui la crise d'un changement de règne. Il s'efforçait de faire croire à de longues années• quand il ne croyait déjà plus lui-même qu'à peu de jours. La précision froide avec laquelle il mesurait dans son intimité la plus secrète le petit nombre de ceux qu'il lui restait à vivre, la sollicitude stoïque avec laquelle il prescrivait d'avance les mesures à prendre pour voiler ses derniers moments, attestaient en lui un de ces courages réfléchis plus rares que ceux du champ de bataille, le courage philosophique sans bruit, sans vertige et sans illusion, qui voit le sépulcre au pied du trône et qui se drape pour y descendre avec dignité.

 

IV.

M. de Villèle était le seul confident de ses prévisions suprêmes. Le jour où ce ministre lui apporta à signer l'ordonnance qui déclarait suspecte la liberté de la presse et qui établissait la censure afin d'empêcher les journaux d'ébruiter en France et en Europe l'état du roi, ce prince regarda d'un œil d'intelligence son ministre, et sentant à cette prudence de son conseil l'extrémité à laquelle il touchait : « Je vous comprends, » lui dit le roi d'une voix ferme, et prenant le papier des mains de M. de Villèle, il signa lentement et sans trembler l'ordonnance dans laquelle il savait cependant signer sa propre condamnation.

Il n'en continuait pas moins à s'assujettir à toutes les réceptions officielles et privées et à toutes les étiquettes de sa chambre et du palais qui pouvaient tromper ses courtisans et son peuple sur sa santé. Il sortait en voiture pour ses promenades ordinaires, et quand l'extinction rapide de ses forces ne lui permit plus d'être transporté dans sa voiture, il ordonna à ses gentilshommes d'y monter à sa place, afin que la vue de ses carrosses dans les cours et dans les avenues qu'il avait l'habitude de parcourir trompât et rassurât la multitude. Le jour de sa fête approchant, ses médecins redoutèrent pour lui les fatigues d'une réception publique de tous les grands corps de l'État, et le supplièrent d'ajourner Cette cérémonie royale. Il s'y refusa avec énergie. « Un roi, dit-il, n'est jamais malade pour son peuple ! » Il se fit revêtir de son costume et de ses décorations royales, il prit place sur son trône dans la salle où la foule défilait officiellement devant lui. Il s'efforça jusqu'à l'extinction de ses forces de conserver l'attitude, le regard, la présence d'esprit, le sourire, de ses jours de représentation ; il subit plusieurs heures le supplice de cette longue dissimulation de sa mort prochaine. A la fin seulement, ses douleurs et son assoupissement trompèrent sa fermeté d'âme. Sa tête amaigrie et pâlie s'affaissa sur sa poitrine et toucha presque à ses genoux : il s'endormit d'un sommeil semblable à l'anéantissement ; les derniers courtisans qui s'écoulèrent en silence au pied de son fauteuil crurent défiler devant le fantôme de la mort. On le rapporta encore endormi dans ses appartements. Sa fermeté obstinée avait accru les alarmes publiques qu'il avait voulu dissiper.

 

V.

Il reprit néanmoins le lendemain ses habitudes et ses occupations ordinaires : levé aux mêmes heures, vêtu avec le même soin de sa personne, assis dans son cabinet devant la même table, essayant de lire les mêmes livres, attentif à écrire à son amie aux mêmes heures qui épanchaient son caprice ou qui consolaient son âme, présidant le conseil de ses ministres et discutant avec une présence d'idées et de volonté complète les questions d'État ou d'administration traitées devant lui. Seulement le sommeil sénile dont il était à chaque instant assailli par l'épuisement de sa vie, sa seul e maladie, interrompait souvent son attention et ses paroles. Sa tête alors retombait de tout son poids avec tant de force sur la table, que la multiplicité de ces coups sur le rebord de bronze de son bureau avait tracé et creusé une cicatrice entre le front et les yeux.

Le redoublement de somnolence et de faiblesse était surtout sensible pour ses médecins ; le mercredi de chaque semaine, jour consacré par lui aux longues audiences qu'il donnait encore à madame du Cayla, l'attention et l'entretien, en provoquant davantage son âme, épuisaient davantage sa vie. Madame du Cayla, qui s'apercevait de l'approche de la mort, des murmures de la famille royale et de la cour, le conjura de lui permettre d'éloigner ses visites, et se retira dans son château de Saint-Ouen près de Paris. Le roi lui-même fit avec peine le sacrifice de son attachement aux convenances ; à sa douleur, on eût dit que le trône lui coûtait moins à abandonner que l'amitié. Il n'était déjà plus roi, qu'il était toujours homme. Jamais prince accusé calomnieusement d'insensibilité et d'égoïsme n'eut plus besoin de tendresse, et ne voua plus obstinément ses premiers et ses derniers jours aux charmes et même aux servitudes de ses attachements. Il s'occupait, jusqu'à la dernière heure, du sort qu'il assurerait après lui à celle qu'il aimait.

 

VI.

La famille royale, satisfaite de cet éloignement de madame du Cayla, entourait le roi des plus tendres soins, pour lui faire oublier son amie absente. Le parti ambitieux du clergé, qui s'était servi d'elle si utilement et en bravant tant d'interprétations malignes, et tant de scrupules, brisait maintenant son instrument qui pouvait devenir un instrument de scandale, et se réjouissait d'avoir purifié le palais de toute apparence équivoque et de tout soupçon. Les uns par un zèle sincère et pieux pour le salut éternel du roi et pour l'édification du peuple, les autres par convenance purement royale, et pour montrer qu'un prince suspect de philosophie et d'incrédulité confessait à la fin la foi de ses pères, et mourait entouré des prêtres de son royaume, obsédaient la famille royale et les courtisans les plus affidés de la chambre du roi pour lui insinuer la pensée des cérémonies pieuses que l'Église offre aux mourants, et qu'elle rend plus solennelles encore pour les rois. Le comte d'Artois, qui aimait son frère de la double tendresse du frère et du chrétien, le duc d'Angoulême, prince modestement mais sincèrement pieux, la duchesse, sa femme, fille de Louis XVI, qui avait puisé dans les cachots et dans les martyres de sa famille une foi trempée dans les larmes et dans le sang, avaient plusieurs fois, mais vainement, tenté de faire naître dans l'esprit du roi lui-même des recours à l'Église que le respect leur défendait d'exprimer plus clairement. Louis XVIII était attentif mais sourd en apparence à ces insinuations de sa famille et de ses courtisans.

 

VII.

Ce prince était comme les gentilshommes de son âge : un homme de deux âmes et de deux siècles. Élevé dans les bras de l'Église, qui était, avant la révolution, la seconde nourrice des princes ; nourri plus .tard des libertés de la pensée, des incrédulités de la philosophie, plein des doutes du siècle et des maximes du déisme, enfin, précipité des marches du trône le même jour que l'Église était précipitée des marches de l'autel, entouré de ses proscrits, de ses, martyrs, de ses évêques, victimes d'une catastrophe commune pendant l'émigration, il était à la fois croyant par son enfance, philosophe par son âge mûr, sceptique par ea vieillesse, mais il était surtout roi et Bourbon. Ces contradictions de nature se combattaient en lui comme dans tous les émigrés de la même date. Ce contraste était frappant et souvent naïf dans ces esprits nés d'un siècle, vivant dans un autre, mal à l'aise dans les deux.

 

VIII.

Les sociétés d'esprit et les lectures de Louis XVIII avant et pendant la révolution, ses études philosophiques pendant ses exils, avaient affranchi son intelligence de beaucoup de superstitions officielles de son berceau ; d'un autre côté, son rôle de Roi Très-Chrétien à maintenir en face de l'Europe et de la France, sa parenté avec le roi-martyr, son alliance antique avec la religion de saint Louis, son cortége d'évêques, son titre dé Restaurateur de l'autel et du trône, son commerce de lettres et de société à l'étranger avec les grands écrivains anti-révolutionnaires et anti-philosophes, tels que les de Bonald, les de Maistre, les Chateaubriand ; enfin sa cour et son gouvernement, pleins de représentants du parti du clergé, et la force que la Restauration trouvait dans ce parti des consciences, avaient, sinon converti, au moins contraint Louis XVIII à des orthodoxies officielles qui juraient avec ses premières pensées, mais qui étaient bienséantes à son règne. Il parlait, dans les premières années de la religion, en roi quand il était en public, en philosophe quand il était en particulier, mais toujours avec décence et en souverain qui considère l'Église Comme la grande aïeule de sa dynastie et la grande étiquette de sa cour. Tel était Louis XVIII depuis 1814 et 1815. Sa vie publique était conforme à ces dispositions de son esprit ; les exercices assidus du culte faisaient partie de son cérémonial monarchique ; il y assistait avec le rituel de Louis XIV. Dans sa vie privée, il conservait sa liberté de penser ; il se permettait ces légères railleries des superstitions populaires, et ces sourires quelquefois amers contre la prostration de son frère devant le clergé qui montraient l'indépendance philosophique de l'homme sous le respect extérieur du Bourbon et du souverain. Il ne livrait point sa conscience comme Louis XIV à un Tellier. Bien qu'il y eût un confesseur officiel du roi comme une des charges de la domesticité royale, ce confesseur n'apparaissait point dans la cour ; il ne dominait point sa conscience, il n'exerçait aucun empire sur les affaires. Un prêtre, humble, obscur, relégué sous les toits des Tuileries, étranger à toute faction ambitieuse du clergé, avait été choisi par le roi à la sainteté de la vie et au désintéressement de la foi. Homme de Dieu, caché pour le besoin du prince derrière le rideau du temple, dans les ténèbres du palais.

 

IX.

Louis XVIII, semblable en cela à son aïeul Louis XV, n'avait jamais fermé derrière lui, même dans les légèretés de ses mœurs, la porte aux retours des croyances de famille et de jeunesse. Il affectait même, avec ostentation de science théologique, une certaine érudition sacrée des dogmes et des cérémonies ecclésiastiques, convenable, disait-il, à un successeur de Charlemagne et à un souverain qui s'appelait le premier évêque de son royaume. Il aimait à confondre sur ces matières les docteurs, les théologiens et les cardinaux de sa cour : badinages d'esprit plutôt que prétentions de piété. Nul ne s'y trompait, et le clergé, tout en affectant de le présenter au peuple comme le restaurateur de l'Église, ne voyait en lui qu'un premier philosophe, corrompu au sortir du berceau par les vices d'un siècle incrédule, et ligué plus tard avec les législateurs de l'Assemblée constituante pour la liberté de conscience et pour le détrônement de la puissance temporelle de l'Église.

 

X.

Cependant depuis ces dernières années de la vie et depuis ces infirmités croissantes reportant la pensée de l'homme hors de ce temps qui s'abrége et qui s'obscurcit pour lui, Louis XVIII levait plus souvent ses regards vers le ciel. Il cherchait en Dieu les consolations et les espérances qu'il ne trouvait plus ici-bas. Il aimait à parler des choses éternelles, et une certaine mélancolie pieuse attendrissait, ses plus intimes entretiens. Un christianisme philosophique dégageant l'âme des superstitions du vulgaire, mais la sanctifiant par une morale parfaite et la divinisant par des certitudes immortelles, ' semblait de jour en jour le rapprocher davantage par des détours d'esprit de ses divinités domestiques, et concilier pour lui les lumières d'une haute raison avec les besoins d'une certaine foi. Les insinuations et les entretiens de madame du Cayla, chez laquelle une dévotion féminine s'associait sincèrement comme chez madame de Maintenon au menée du cœur d'un roi, avait incliné davantage l'âme de Louis XVIII aux convenances religieuses. C'était le rôle 'et la mission de madame du Cayla auprès de lui. Mais, indépendamment de ce rôle presque officiel' de l'émissaire du parti sacerdotal dans le cabinet du roi, la tendresse d'une femme a toujours quelque chose d'une piété, et la tendresse pour une femme aimée, surtout dans l'âge où l'amour échappe avec la vie, alanguit l'âme et la fait fléchir aisément sous les crédulités contagieuses de l'amour. La mort trouvait donc Louis XVIII assez disposé à résigner sa vie religieusement au martre des rois.

 

XI.

Mais soit répugnance d'esprit à professer de bouche en mourant des dogmes qu'il ne professait pas complétement, de cœur, soit crainte de livrer prématurément sa conscience à ce haut clergé maître de l'âme de son frère, avide de là sienne,' qui abuserait de la faiblesse d'un mourant pour exiger de lui des actes éclatants d'orthodoxie contraires à l'esprit de son règne et à la liberté de sa dynastie, le roi retardait de jour en jour les cérémonies religieuses dont on voulait entourer son lit de mort. La mort cependant l'envahissait partout, excepté la tête, qui semblait grandir en lucidité, en sérénité, en majesté d'esprit à mesure que la vie abandonnait les parties inférieures du corps. Déjà ses jambes, atteintes par la gangrène, se refusaient à tout mouvement, et ses orteils se détachaient d'eux-mêmes de leurs articulations comme des branches mortes d'un tronc encore vivant. Le comte d'Artois et la famille royale, pleins d'une impatiente sollicitude pour le salut éternel d'un frère, d'un oncle sourd à leurs pieuses insinuations, s'inquiétaient d'un délai qui donnait selon eux tant de colère au jugement de Dieu : les cardinaux et les évêques de cour qui formaient le conseil de conscience du comte d'Artois et que leurs charges ecclésiastiques rendaient responsables devant la France de l'orthodoxie du roi et devant l'Église de son éternité, se troublaient et s'agitaient dans les antichambres de l'appartement royal. Le cardinal de Latil, le cardinal de Croï, l'évêque d'Hermopolis, M. de Frayssinous, et les autres chefs de l'Église se réunirent en conseil sous la pression de ces craintes. Ils délibérèrent sur les mesures à prendre pour sauver leur responsabilité ecclésiastique devant les hommes et devant Dieu. Ils convinrent, de concert avec les princes et les princesses de la famille, de porter au roi un avertissement pénible mais nécessaire sur la gravité de son état et sur le danger d'ajourner ainsi les secours die l'Église. M. de Frayssinous, le plus doux, le plus familier et le plus éloquent de ces ministres de Dieu, fut chargé par ses collègues de cette délicate mission. Son titre de ministre de la religion et son travail direct avec le roi déguisaient, sous les formes d'une audience ordinaire, cette sommation sinistre au mourant. Il parla au roi en ministre et en ami dévoué à son âme plutôt qu'en prêtre impérieux et importun. Il radoucit de toute la souplesse et de toute la grâce de son caractère et de ses paroles la triste vérité que sa démarche révélait à son maître. Le roi, qui l'estimait et qui l'aimait pour sa modération dans les affaires, l'écouta sans étonnement et sans colère, mais il persista à refuser les cérémonies suprêmes, dans la crainte, dit-il, d'alarmer prématurément son peuple, et il congédia l'envoyé du clergé avec une fermeté de résistance qui redoubla les craintes de la cour et de l'Église. On ne s'entretenait dans les appartements du comte d'Artois, dans les salles du palais et dans les conciliabules du parti religieux, que de cette répugnance du roi si semblable à l'impiété, de cette douleur pour la famille royale, incertaine du salut éternel de son chef, de cette honte pour l'Église, désavouée au dernier soupir par son restaurateur temporel, de cette joie pour le parti philosophique. L'agitation croissait autour de ce lit de mort. On n'épargnait pas à voix basse au monarque les reproches irrespectueux d'irréligion, d'impénitence d'esprit et d'impiété.

 

XII.

Témoin de ces anxiétés de la famille royale et de ces angoisses du parti de l'Église, le jeune vicomte de La Rochefoucauld, qui avait introduit madame du Cayla dans le cabinet du roi pour porter au cœur du prince la politique de son parti, osa la proposer à la famille royale et aux évêques, pour porter au lit de mort du vieillard les conseils et les supplications de sa famille, et pour conjurer le scandale dont l'Église et la cour étaient menacées. Le désespoir fit agréer son entremise. Le vicomte de La Rochefoucauld, à qui ses fonctions semi-ministérielles donnaient accès auprès du roi, se présenta le samedi, jour de travail des beaux-arts, à la porte du cabinet et fut admis. Il trouva Louis XVIII assis, ainsi qu'il avait l'habitude de passer ses matinées, dans l'embrasure d'une fenêtre, devant le petit bureau sur lequel il s'efforçait encore de tracer quelques lignes d'une main chancelante et amaigrie par les douleurs. Sa tête, inclinée sur sa poitrine, tombait et se relevait alternativement de son fauteuil à sa table et de sa table à son fauteuil, en frappant du front, à chaque oscillation en avant, le bord du pupitre, et en rendant un coup aussi sec que le balancier de sa pendule. Un manteau de fourrure emmaillottait ses jambes. Sa toilette était aussi recherchée et sa coiffure aussi peignée que dans les jours de réception. Ses joues tombaient sous l'affaissement des muscles, mais sa bouche s'efforçait encore de sourire, et ses yeux bleus rayonnaient d'autant de lumière et d'autant de majesté qu'autrefois. Un sommeil léthargique et un réveil continuel les fermaient et les rouvraient tour à tour.

M. de La Rochefoucauld déploya son portefeuille et présenta à la signature du prince quelques pièces sans importance que le roi signa péniblement et avec distraction, mais avec la plénitude de son intelligence. La conversation s'engagea alors entre le prince et le jeune courtisan. M. de La Rochefoucauld, après avoir exprimé au roi la tristesse et l'anxiété dont sa maladie affectait le cœur de tout le royaume et l'espoir de son prochain rétablissement, ajouta : « Mais il y a surtout une personne, sire, pour laquelle l'éloignement que votre tendresse lui a imposé est une douleur qui dépasse toute autre douleur et qui aspire avec une filiale impatience au jour où il lui sera permis de vous rapporter ses félicitations, ses consolations et ses vœux. Cette personne, c'est madame du Cayla ! » Ce nom fit légèrement tressaillir le roi, mais il affecta de n'avoir pas entendu et ne répondit pas. « Oui, sire, » continua le négociateur, « madame du Cayla, aujourd'hui la plus malheureuse des femmes, serait demain la plus heureuse s'il lui était permis de revoir le prince et l'ami auquel toutes ses pensées sont dévouées, et de jouir encore quelquefois de cette intimité qui a fait le bonheur et la gloire de sa vie et dans laquelle le roi lui-même a daigné trouver les consolations de l'amitié. » Le roi souleva encore ses paupières, les referma, parut réfléchir et continua à se taire. M. de La Rochefoucauld ne se découragea ni de ce regard, ni de ce visage muet, qui semblaient assez lui imposer tacitement la réserve et déguiser le refus sous le silence ; il redoubla ses instances ; il représenta pathétiquement au prince la tendresse qu'il trouverait dans le cœur de la femme la plus dévouée et la plus reconnaissante de son royaume après sa famille ; il lui' dépeignit les inquiétudes et les angoisses dans lesquelles cette amie, éloignée de lui par sa tendresse, passait ses jours à tout espérer et à tout craindre, forcée d'épier de loin les symptômes de l'affaiblissement -ou du rétablissement de celui qui était l'objet de toutes ses pensées, et de n'apprendre que par les bruits publics ce que nul autre sur la terre ne pouvait désirer apprendre avec plus d'anxiété et de tendresse. Il ajouta que cette séparation absolue, au terme d'une si longue et si pure intimité, ajoutait encore l'humiliation à la douleur, en donnant aux yeux de la cour et du monde à un éloignement tout paternel l'apparence d'une disgrâce et d'un mécontentement qui offensaient le cœur en le brisant. Il n'oublia rien de ce qui pourrait ébranler, convaincre ou fléchir l'âme d'un ami.

 

XIII.

Le roi, à ces dernières paroles, plongea enfin dans les yeux de l'ami de madame du Cayla un de ces longs regards qu'il savait faire parler en se taisant, quand il voulait être entendu à demi-mot, et qui pénétraient jusqu'à l'âme de ses familiers ou de ses ennemis ; puis, comme s'il eût voulu se décharger lui-même aux yeux de sa famille d'un consentement qu'il paraissait à la fois redouter et désirer d'accorder : « Vous le voulez ? » dit-il, « eh bien ! allez dire à madame du Cayla que je la recevrai. » Et il retomba après cet effort dans un assoupissement.

M. de La Rochefoucauld, profitant de ce consentement arraché plutôt qu'obtenu, et craignant un retour de pensée qui pourrait le révoquer au réveil, se hâta de prendre son portefeuille sur la table et de s'éloigner sans bruit sur la pointe des pieds de peur d'exciter l'attention du roi. Il monta à cheval à la porte du palais et courut sans reprendre haleine jusqu'à Saint-Ouen.

 

XIV.

Il y trouva madame du Cayla seule et dans les larmes. Il lui raconta l'agitation de la cour, la douleur des hommes pieux, le scandale des évêques, l'hésitation et la décadence rapide du roi, les désirs de la famille royale devenus des ordres pour elle, enfin son entrevue et son dialogue muet avec le mourant, et les paroles par lesquelles il l'avait rappelée à son lit de mort. H la conjura de ne pas perdre un instant pour accomplir la douloureuse et difficile mission dont l'amitié, la cour, l'Église, le ciel lui-même semblaient la charger à l'envi, et de réconcilier le monarque avec l'idée de ces secours divins et de ces actes solennels qu'il devait à son royaume, à sa maison et à lui-même. Il trouva la jeune femme émue, attendrie, désolée, mais inflexible dans sa résolution de ne pas reparaître à la cour, pour y subir de nouveau les sévérités de regards de la famille, et les odieuses et sinistres interprétations de la cour sur une démarche travestie par la malignité publique en obsession intéressée autour du lit d'un roi mourant. Elle pâlit, cacha ses yeux dans ses mains, versa des larmes, combattit longtemps avec sanglots entre son invincible répugnance à repasser le seuil du palais, son attachement pour le roi et la crainte de mécontenter par un refus la famille royale de qui son sort allait dépendre, M. de Villèle qu'elle pouvait entraîner dans sa disgrâce, et le parti religieux qui lui demandait un dernier service. Elle céda enfin, non sans des retours d'angoisses et d'hésitation, aux motifs allégués par son ami et aux vœux du roi mourant. Sa voiture, préparée pendant cette lutte par les ordres de M. de La Rochefoucauld, l'emporta rapidement vers Paris.

 

XV.

On l'introduisit à l'instant chez le roi. Nul ne sait de cette entrevue suprême que ce qu'elle en raconta elle-même à son jeune ami en sortant pour la dernière fois, chancelante et voilée, de cet entretien, où la royauté, l'amitié et la mort avaient échangé de derniers regards et de derniers épanchements. Après ces premières tristesses et ces premiers attendrissements d'une telle entrevue, sur lesquels elle ne révéla rien : « Sire, p dit-elle au mourant, « il me reste à donner au roi une preuve d'attachement plus pénible et plus surnaturelle que toutes les autres. Vos ennemis, qui ont calomnié votre vie, s'efforcent de calomnier aujourd'hui votre mort. On répand, au grand scandale des hommes monarchiques et religieux de votre royaume, que vous écartez avec dédain de » votre lit de douleur les ministres de la religion qui vous offrent vainement leurs prières et qui, s'affligent, pour le salut de votre âme et pour l'édification du peuple, des délais et des temporisations que vous opposez à leur ministère sacré. On va jusqu'à révoquer en doute la foi du Roi Très-Chrétien et jusqu'à vous confondre avec ces philosophes et ces impies d'un autre siècle qui ont sapé à la fois par leur incrédulité votre trône et l'autel du Dieu de votre maison. Votre famille s'afflige, votre clergé s'humilie, les amis de votre dynastie gémissent, les amis plus tendres de votre âme, et de votre mémoire se consternent, et, plus attachés encore en vous à l'homme et au chrétien qu'au monarque, supplient avec larmes le ciel de vous inspirer ces pensées qui peuvent seules éterniser les affections !... Moi-même, sire, on fera peut-être retomber sur moi la faute et la douleur de ces retards ; on m'accusera d'avoir hésité devant le premier devoir de l'amitié si je n'ai ni assez d'empire sur ma douleur pour vous parler de ces afflictions de l'Église, ni assez d'empire sur votre cœur pour, vous décider à donner satisfaction à ces vœux de votre famille et à ces scrupules de la, religion. Au nom de Dieu, sire, au nom de votre âme, au nom, de celle qui vous a porté jusqu'à ce jour une si tendre et si reconnaissante affection, et qui n'envisage plus que votre gloire ici-bas et votre immortalité dans le ciel, consentez à ce que vous demandent votre nom, votre » peuple, votre foi, et à ce que votre amie vous supplie en leur nom d'accorder à l'édification de votre peuple ! »

 

XVI.

Le mi, sans témoigner ni mécontentement de la liberté de ces paroles, ni effroi, ni empressement, ni répugnance, regarda d'un regard profond, ferme et triste, la jeune femme. « Vous seule, madame, » lui dit-il enfin d'une voix émue, « pouviez m'apporter de telles paroles ; je les entends et je ferai ce que je dois faire. » Puis, lui tendant sa main, qu'elle baisa en la couvrant de larmes : « Adieu, » lui dit-il avec un sanglot contenu dans la voix, « adieu, et au revoir dans l'autre vie ! »

Elle sortit. Le roi. fit appeler à l'instant M. de Villèle, termina avec lui toutes les affaires qu'il avait à cœur de laisser après lui achevées : « Désormais, » lui dit-il, « vous travaillerez avec mon frère ; je n'ai plus à m'occuper que de la grande affaire de ma mort, et je n'y veux point des distractions du temps qui est fini pour moi. » Il témoigna avec sensibilité à ce ministre et à ses collègues sa satisfaction de leurs services et les congédia comme à l'issue d'un dernier conseil. Il fit appeler auprès de son lit le prêtre obscur et pieux qu'il s'était réservé pour confesseur et lui ouvrit son âme en secret, puis il ordonna qu'on préparât pour lui les solennités et les pompes de l'agonie des rois ; et pendant que le grand aumônier, les cardinaux et les évêques se rassemblaient à la porte de sa chambre pour ces funèbres offices, il fit introduire toute sa famille dans son appartement.

C'était le 15 septembre, au coucher du soleil. Le roi sortait d'un long assoupissement qui avait fait craindre à ses serviteurs le dernier sommeil. Il avait repris tout son regard dans les yeux, toute sa voix sur les lèvres, toute sa présence de cœur et d'esprit dans la physionomie. Son frère en larmes était à genoux au pied de son lit, le duc et la duchesse d'Angoulême en prières à son chevet, la veuve du duc de Berry, tenant ses deux enfants par la main, entre le comte d'Artois et le duc d'Angoulême ; les courtisans et les serviteurs à distance, à portée de voir, mais non, d'entendre les adieux du, mourant à sa famille. On n'entendit en effet que quelques mots : ce furent les adieux d'un frère, d'un oncle, d'un ami, mais surtout d'un sage et d'un roi qui aurait voulu laisser après lui les sagesses, les expériences et les prévisions du trône. « Aimez-vous les uns les autres, et consolez-vous par cette affection des désastres et des ruines de notre maison. La Providence divine nous 'a replacés sur le trône ; j'ai su vous y maintenir par des tempéraments qui n'ont rien coûté à la monarchie en force réelle et qui lui donnent l'appui et le consentement du peuple. La Charte est mon, meilleur héritage ; conservez-la, mon frère, pour moi, pour nos sujets, pour vous-même ! Et aussi, » ajouta-t-il en levant la main et en bénissant le duc de Bordeaux enfant que sa mère tendait vers le roi, « pour cet enfant à qui vous devez transmettre le trône après ma fille et mon fils ! — noms de tendresse qu'il donnait au due et à la duchesse d'Angoulême — » Et regardant encore le duc de Bordeaux : « Puisses-tu, mon enfant, » lui dit-il, « être plus sage et plus heureux que tes parents !... »

On n'entendit pas le reste, balbutié à voix plus basse au groupe plus rapproché et plus éploré .de la famille royale et des enfants : on n'entendit que des adieux répétés, des soupirs et des sanglots autour du lit et dans les salles. Les princes et les princesses se relevèrent et se retirèrent en arrière pour faire place aux cardinaux et aux évêques qui venaient administrer le roi.

Il reçut avec une piété recueillie et avec une liberté d'attention complète les saintes cérémonies, répondant quelquefois lui-même par des versets de psaumes latins aux versets psalmodiés par les pontifes. Il remercia le clergé et prit un congé éternel des officiers de sa maison. Un homme, mêlé à eux et caché avec la foule où le regard du roi le discernait, priait et pleurait sur son maitre et sur son bienfaiteur. C'était M. Decazes, à qui la jalousie des ultra-royalistes et la colère des courtisans ne permettaient que cet adieu furtif au roi, qui l'avait tant aimé et qu'il aimait lui-même comme un père.

Le mourant, après ces cérémonies et ces adieux, resta, entouré seulement de son frère, de son neveu, de la duchesse d'Angoulême et de quelques serviteurs, dans des assoupissements interrompus de courts réveils, sans agonie, sans délire, sans douleur. A l'aube du jour, le 16 septembre, jour qu'il avait fixé lui-même à ses médecins pour le terme de ses forces, le premier médecin entr'ouvrit ses rideaux et prit son bras pour s'assurer si le pouls battait encore : le bras était chaud, mais le pouls ne battait plus dans l'artère. Le roi dormait du dernier sommeil.

M. Portal leva la couverture, et se retournant du côté des assistants : « Le roi est mort, messieurs, » dit-il en s'inclinant devant le comte d'Artois, « vive le roi ! »

Les cérémonies funèbres commencèrent. Le comte d'Artois s'enferma avant de régner dans le palais de Saint-Cloud.

 

XVII.

A peine les yeux du roi étaient-ils fermés, que le frère du roi, devenu roi lui-même, la famille royale et le parti qui venaient de se servir si utilement de madame du Cayla pour l'édification du royaume et pour l'honneur de la religion, se hâtèrent de briser l'instrument de leur longue intrigue, et d'effacer autant qu'il était en eux les traces de l'intervention de cette femme dans le cabinet, et de son ascendant sur le cœur et la conscience du roi. M. de Villèle conservait seul le souvenir des heureuses influences exercées par elle dans les affaires, et la décence de l'ancienne amitié ; informé des recherches qu'on allait faire dans les cassettes et dans le portefeuille de Louis XVIII pour y enlever ce qui pourrait se rapporter à cette longue intimité du roi et de madame du Cayla, il envoya précipitamment un émissaire au vicomte de La Rochefoucauld pour l'avertir du dernier soupir du roi, et pour le prier d'accourir au château, afin d'y revendiquer, au nom de son amie, les correspondances, les papiers secrets ou les titres qui la concernaient. Le vicomte de La Rochefoucauld fut moins prompt que les mains chargées d'anéantir les monuments de ce commerce et de cette amitié, qui survivaient, dit-on, à la vie du roi. On parlait, non-seulement de lettres nombreuses, familières et politiques, intéressantes pour l'histoire du cœur humain, comme pour l'histoire du dernier règne, mais de dispositions écrites de la main du prince pour assurer après lui une existence splendide à celle qu'il avait chérie et honorée pendant ses derniers jours. Lui-même l'avait formellement et itérativement annoncé à madame du Cayla, qui refusait d'accepter de ses mains des dons d'un certain prix : « Au reste peu importe, » lui avait dit ce vieillard en reprenant les bijoux offerts et refusés, « vous trouverez après moi des souvenirs authentiques et des gages de mon attachement, qu'il ne vous sera plus possible de refuser à ma mémoire. » Lettres et papiers, tout avait disparu du cabinet du roi avant que les amis de madame du Cayla eussent pu s'informer même de ce mystère ou de ses intérêts. Charles X et le conseil de famille jugèrent convenable à la dignité de la couronne, et au respect pour la piété et pour la mémoire de leur frère et de leur oncle, de ne pas ébruiter des lettres, des dispositions ou des codicilles qui prolongeraient au-delà du tombeau les interprétations et les malignités dont les ennemis de leur maison avaient pendant la vie de Louis XVIII calomnié ou dénaturé cette amitié. Peut-être voulait-on aussi détruire du même coup tous les monuments écrits de l'obsession que les deux partis occultes de la cour et de l'Église avaient exercée par l'entremise d'une femme sur la politique des dernières années, afin de laisser croire à l'opinion que les concessions péniblement arrachées à ce prince étaient le fruit de ses propres convictions, et non le résultat de l'importunité sur l'âme d'un vieillard.

Quoi qu'il en soit, Charles X, prince aussi probe qu'il était pieux, transforma en les anéantissant les dispositions testamentaires de son frère en une rente de vingt-cinq mille francs, qu'il assura pendant sa vie à madame du Cayla. Elle s'éloigna de la cour, et rentra dans une obscurité splendide qui attesta longtemps l'amitié d'un roi, le prix des services rendus à une haute négociation, et la gratitude d'un successeur qu'elle avait fait régner d'avance en faisant régner son ministre. Tout se refroidit pour elle après cette mort, excepté la reconnaissance de MM. de Villèle et de La Rochefoucauld.

Telle fut la fin de cette triple négociation indécise entre la trivialité de coulisse et la gravité de l'histoire : comédie de cœur, de politique, d'ambition, de religion, de vieillard et de femme que Molière ou Tacite pourraient également revendiquer pour leurs pinceaux ; revers des choses humaines, qui donne aux grandeurs des événements leur valeur réelle, leur sourire, et quelquefois leur mépris.

 

XVIII.

Le corps de Louis XVIII embaumé fut recouvert du linceul par M. de Talleyrand et par le duc d'Aumont ; les funérailles furent splendides, mais attristées par l'absence des hauts dignitaires du clergé, qui étonna le peuple, et qui propagea dans la multitude la rumeur d'une vengeance sacerdotale contre l'impiété prétendue du prince. Ce n'était qu'une lutte d'orgueil de M. de Quélen, archevêque de Paris, et du cardinal prince de Croï, grand aumônier de la couronne, qui se disputaient la prééminence, et qui, ne pouvant se céder, aimèrent mieux déserter le corps du roi à qui ils devaient tout, que d'abandonner la moindre de leurs prérogatives. Le peuple en masse, profondément ému, suivit le char funèbre jusqu'à Saint- Denis, où le fondateur de la Charte-reprit le premier possession de la tombe de ses pères. II fut loué par M. de Frayssinous, évêque d'Hermopolis ; mais mieux encore par l'estime et par les regrets de la nation : il les méritait.

 

XIX.

La postérité, quand elle est trop près d'une mémoire, a, pour juger cette mémoire, des préjugés, des partialités, des factions historiques, comme le temps lui-même a ses factions : ce sont ces factions posthumes qui ont jugé jusqu'ici le règne de ce roi. Presque toutes étaient également intéressées à rapetisser, à travestir et à dénigrer sa personne et sa vie. Les partisans de l'empire avaient à se venger sur lui de la chute de leur idole, et à éclipser dédaigneusement sous la gloire militaire de Napoléon et sous l'éclat de son règne les mérites civils et modestes de la politique, de la paix et de la liberté. Il fallait avilir le contraste pour faire resplendir le héros. Ce fanatisme avait besoin de sacrifier une mémoire à son culte. Ils ont continué, après la mort de Louis XVIII, le sarcasme au lieu de l'histoire. Les libéraux, alliés de mauvaise foi avec les bonapartistes, bien qu'ils eussent au fond une estime sincère de ce prince, ont sacrifié à leur tour l'expression de cette estime pour Louis XVIII à de lèches complaisances de parti. Les républicains exagérés lui ont reproché le nom de Bourbon, le titre-de frère de Louis XVI, le crime d'être roi, sans réfléchir qu'il faut juger un homme dans sa nature, et que la royauté est le devoir d'un roi comme elle-est son dogme et sa gloire. Le parti ambitieux du clergé, qui espérait régner par lui, ne lui a pas pardonné d'avoir voulu le contenir dans les-bornes de la liberté religieuse, de lui avoir opposé la liberté de la presse et des tribunes, de ne lui avoir pas rendu le pouvoir ; et ce parti a excommunié sa mémoire, comme celle d'un prince philosophe infecté sur le trône de l'air, de l'esprit et de l'impiété de son berceau. Enfin, son propre parti lui-même, le parti monarchique et aristocratique, enivré du vertige qui saisit toujours les partis triomphants, s'est tourné contre son modérateur. Il lui a imputé à faiblesse ses tempéraments du pouvoir royal. Il lui a imputé à crime cette charte, véritable traité d'Utrecht entre la révolution et les monarchies. De là toutes les iniquités, toutes les rancunes et tous les mépris ligués pour défigurer la mémoire d'un roi jeté en proie à tous les ressentiments et à tous les dédains intéressés de son époque. Le jour des vérités est enfin venu pour lui. Il est temps de le juger, non sur les sarcasmes de ses ennemis, mais sur ses œuvres.

 

XX.

Jamais roi ne souffrit avec plus de dignité et de constance le détrônement et l'exil, épreuves presque toujours malheureuses des hommes qui ne sont élevés que par leur situation ; jamais roi n'attendit avec plus de patience et plus de certitude la restauration de sa race ; jamais roi ne remonta dans des circonstances plus difficiles sur le trône, ne s'y affermit à travers plus d'obstacles, et ne le légua à sa famille avec plus de sécurité de s'y maintenir longtemps après lui. Ces adversités noblement supportées, ces patiences froidement raisonnées, ces difficultés résolument affrontées, ces obstacles habilement franchis, ces chances d'un long règne laborieusement reconquises pour ses successeurs, ne furent pas chez Louis XVIII l'œuvre de la fortune : elles furent l'œuvre II e l'intelligence, de la politique, du caractère, de la maturité d'esprit, de la portée de vue, de la sagesse, de ses qualités comme de ses défauts de cette sereine contemplation des choses que donnent aux hommes les longues solitudes et les longs malheurs, de ces infirmités du corps qui relèguent l'homme dans ses pensées, de cette vieillesse même qui refroidit les passions funestes au législateur, et qui en désintéressant le prince da temps qui va lui échapper, le reporte avec une prévision et une contemplation plus impartiales vers l'avenir qu'il veut assurer à son nom, à sa famille et à son peuple.

 

XXI.

Jeune, le comte de Provence avait été à la cour de son frère son propre ouvrage ; il s'était créé lui-même, au milieu des légèretés et des futilités du palais, un esprit érudit, orné, réfléchi, littéraire, et déjà politique, qui l'avait fait taxer d'ambition, de personnalité et de pédanterie par une cour où depuis Louis XV tout était permis à un prince, excepté d'être homme. Dès les premiers symptômes de la révolution, il en avait compris la portée, et adopté avec modération et décence les principes compatibles avec son rang et avec sa fidélité à son frère. Aucune des fautes de ce frère et de la reine ne lui avait échappé ; mais aucune des catastrophes sorties de ces fautes ne l'avait détaché de sa fidélité au trône. Son attachement au roi avait paru redoubler avec les malheurs et les dégradations du règne. Il n'avait point émigré, comme le comte d'Artois, qui, sans le vouloir, avait compromis dangereusement sa famille, laissée en gage dans les mains de la révolution, agité vainement nos frontières, et cherché de cour en cour des ennemis à son pays. Il n'avait quitté la France que par l'ordre de Louis XVI, la nuit même où ce prince se dérobait à son palais et à La Fayette en fuyant vers Varennes. Mal reçu par le prince de Condé et par les rassemblements de la noblesse armée à Coblentz, comme un prince entaché d'esprit populaire, il s'était retiré avec quelques amis, tantôt en Russie, tantôt à Vérone, tantôt à Hartwell, où les échafauds et les cachots de sa famille lui avaient envoyé, avant l'ordre de la nature, le titre de roi. Il l'avait porté avec une majesté modeste au niveau des dédains de l'Europe, des malheurs de sa race, de la grandeur de sa nation. II ne l'avait vendu pour aucun prix ni à Bonaparte qui voulait le lui acheter, ni aux cabinets de Vienne et de Russie qui voulaient le contraindre à l'abdiquer. Aucun prince déchu du trône n'avait préservé davantage en lui -même, pendant ses proscriptions, le rang de ses aïeux, l'honneur de sa patrie, la couronne tombée de sa tête, mais gardée en dépôt dans ses respects. A force de croire à son droit, malgré les insultes de la fortune, il y avait fait croire l'Europe. A force de se respecter lui-même, il s'était fait respecter de l'univers. Il avait été un moment, après la paix d'Amiens, seul de son parti contre le monde tout entier.

 

XXII.

Il avait charmé et fécondé les longs loisirs que lui fit l'exil, par ces études tantôt solides, tantôt légères qui avaient d'abord distrait, puis mûri sou esprit dans sa jeunesse. Il pensait comme Montesquieu, il causait comme M. de Talleyrand, il écrivait avec cette finesse et cette grâce délicate de style qui ne révèle pas le grand écrivain, mais qui rappelle dans la littérature familière la négligence aisée de l'homme de cour sous les formes classiques de l'homme de lettres. Il adorait l'antiquité dans ses historiens, dans ses poètes, dans ses philosophes. Horace était le manuel de sa philosophie légère, Tacite de sa politique sérieuse. Ce sentiment de l'antiquité qui grandit et solennise les pensées avait été pour beaucoup dans le stoïcisme et dans la majesté continue d'attitude qu'il avait conservé dans sa lutte d'un quart de siècle avec la fortune. Il avait vécu en société avec les grandes pensées et les grands hommes. Dans la poésie, dans la littérature et dans la philosophie moderne, il aimait surtout Voltaire, ce génie de la lucidité, de la grâce et du sens commun. Le sophisme et la déclamation le repoussaient dans J.-J. Rousseau et dans les écrivains de son école. Il ne s'éblouissait pas des splendeurs de M. de Chateaubriand, sous lesquelles il ne voyait, disait-il, « que des surfaces sans fond, des couleurs sans dessin, et des éblouissements sans véritable lumière. » Il se raillait quelquefois de M. de Bonald et des ténèbres de sa philosophie, où il ne trouvait, disait-il, « que des énigmes pour » solution aux énigmes de l'humanité. » Il penchait plutôt pour ces écrivains médiocres, mais clairs, qui n'ont point d'obscurités parce qu'ils n'ont point de profondeurs, et qui jouent avec les mots et les pensées comme avec des osselets. Ses correspondances et le petit nombre de vers ou d'écrits qu'il a laissés sont des badinages. Il gardait le sérieux pour ses entretiens, pour son conseil, pour les manifestes qu'il adressait à l'Europe, pour les discours qu'il rédigeait de sa propre main à son parlement. Ces fragments sont des chefs-d'œuvre de dignité, de diplomatie, de convenance et d'élocution. Aucun de ses ministres n'aurait su le faire parler aussi bien qu'il parlait lui-même. Il avait le diapason de chaque chose, de chaque circonstance et de chaque temps. Il comprenait le siècle et il savait s'en faire comprendre. Dans l'entretien familier, plaisant ou grave, aucun homme de son temps ne l'égalait. Il fut sans contestation Valides hommes les plus spirituels de son royaume. A force d'esprit, il se fit même un caractère. Le seul reproche qu'on puisse lui faire, c'est que ce caractère, un peu ostentatoire et un peu joué, fut plutôt en lui la majesté d'un rôle que la vraie grandeur de la nature. Mais ce rôle, il ne le démentit du moins jamais. Si ce fut quelquefois en lui comédie du trône, jamais la comédie du trône ne fut, mieux jouée.

 

XXIII.

La fortune le retrouva à la chute de Bonaparte à la hauteur du rang suprême où elle le, rappelait. Tout autre, peut-être, aurait tremblé devant cette fortune, ou échoué devant les difficultés de la tâche que lui imposaient la Fiance, l'Europe et son nom. Il arrivait déjà âgé, amolli par le long repos et infirme, dans un pays qui l'avait oublié et que lui-même ne connaissait plus. Il y remplaçait le conquérant du monde, le héros de la gloire, le dieu du soldat, la vanité du peuple. La nation humiliée le- prenait pour le vice-roi de la coalition, l'otage imposé par l'Europe ; la révolution alarmée, pour le vengeur irrité de sa famille ; l'armée, pour le complice et l'allié de ceux qu'elle combattait depuis vingt-cinq ans ; la noblesse, pour le champion obligé de ses privilèges et de sa domination ; le clergé, pour le restaurateur de son pouvoir temporel ; le peuple, pour son antagoniste, pour le destructeur de l'égalité, pour l'ennemi né de la liberté ; l'Europe enfin pour le mannequin de ses caprices, le jouet de sa diplomatie, l'instrument de ses exigences et de ses spoliations sur sa patrie. Il fallait étudier d'un coup d'œil ce pays nouveau, remplacer la gloire par la raison, honorer le soldat en faisant oublier le chef, changer l'idolâtrie du peuple pour l'héroïsme en amour passionné mais réfléchi pour la liberté, relever l'orgueil nation^' écrasé et irrité dans ses défaites, faire croire à la France que c'était elle et non la force étrangère qui restaurait son roi, amortir en les caressant les mécontentements des troupes ; rassurer la révolution sur ses conquêtes inaliénables d'égalité, apaiser la noblesse en la flattant, contenir l'Église en ne lui donnant que des respects au lieu d'empire, s'emparer du peuple en lui octroyant une large part de droits et d'influence dans son propre gouvernement, et en faisant du trône constitutionnel son rempart contre la réaction des classes aristocratiques. Il fallait enfin se marchander à haut prix soi-même à l'Europe, et s'imposer à son tour, en roi véritable, aux puissances qui croyaient n'imposer à la France qu'un fantôme et un jouet de roi. Louis XVIII conçut, osa, accomplit toutes ces choses en apparence impossibles. Ce vieillard, armé de la Charte, se jeta courageusement et seul entre l'Europe, l'armée, la France, la révolution et la contre-révolution. Il franchit ou tourna tous ces écueils, et mourut roi d'un royaume délivré et pacifié.

 

XXIV.

On a lu son règne. Ce règne ne fut ni sans erreurs, ni sans fautes, ni surtout sans faiblesses. Mais la plupart de ces fautes et de ces faiblesses du roi sont celles de sa situation, non de sa volonté. C'est une souveraine, injustice que de juger les choses relatives d'après des principes absolus. Nul ne doit être apprécié que dans la situation qui lui est faite par le temps, les événements, les circonstances au milieu desquels il est placé par une force de choses indépendante de lui. Louis XVIII, dans les antécédents de son règne, dans son nom de Bourbon, dans son malheur de succéder à Napoléon, qui avait à la fois tant grandi et tant rapetissé la France, dans l'invasion qui lui faisait brèche pour rentrer dans son pays, dans l'occupation étrangère qui foulait le sol de la France sous son trône, dans son parti naturel, dans une partie de sa famille surtout, avait des occasions et presque des nécessités de fautes qu'il serait injuste de lui imputer à lui-même.

 

XXV.

Son parti naturel, son frère et sa famille furent involontairement ses fatalités. Ils n'avaient ni son esprit, ni sa politique, ni son impartialité, ni sa prévision. Ils ne cessèrent pas de le harceler de leurs exigences dans son propre palais, de conspirer contre sa sagesse, de cabaler contre ses ministres, de se liguer avec les ambitieux de l'Église et avec les téméraires de l'aristocratie pour faire avorter ses desseins et pour recréer dans le pays, entre les classes, les opinions et les intérêts, les scissions qu'il voulait effacer. Si Louis XVIII eût été jeune, valide, héroïque de corps, il aurait pu écarter ce frère, subjuguer cette famille, dompter ces résistances intérieures à sa volonté et régner seul, sans compter avec son propre palais, jusqu'au moment où le système représentatif, solidement accepté et enraciné, lui aurait permis de dire à son frère ou à ses neveux : « Prenez mes institutions telles que je les ai fondées, on répudiez mon héritage. »

Mais ce prince législateur approchait de soixante-dix ans ; il était averti de la mort par ses infirmités ; il pouvait à chaque instant descendre au tombeau avant d'avoir amorti dans une telle entreprise les passions royalistes qu'un tel encouragement aurait animées jusqu'à la guerre civile ; l'Europe, encore présente et armée, aurait pris parti pour sa famille reléguée de nouveau hors du royaume par la main d'un frère, d'un oncle, d'un aïeul, et portant son indignation et ses plaintes de cour en cour ; ce frère, ces neveux, ces nièces, ces pupilles étaient les gouttes de son propre sang, les fibres de son propre cœur, les compagnons et les consolations de ses longues adversités ; l'excès de sévérité pour eux aurait ressemblé à l'ingratitude, fait crier le sang dans ses veines, l'indignation dans le sentiment de la France et de l'Europe. Il aurait passé pour le proscripteur des siens. Son principe héréditaire et dynastique se serait soulevé contre sa politique autant que la nature. Ne pouvant pas frapper, il fallait tempérer, résister et convaincre.

C'est ce qu'il fit avec sa famille tant que les défaillances du corps ne lui enlevèrent pas toute vigueur de volonté et toute liberté d'action sur son frère, sur ses Chambres, sur son propre parti. Il s'interposa avec une rare imperturbabilité de cœur et d'esprit entre les aberrations de sa cour et les intérêts de son peuple. Il jeta résolument sa Charte en défi aux uns en gage aux autres, et il se laissa accuser de défection par quelques membres de sa famille et par son frère pour leur assurer un trône. Tant qu'il put les dominer sans les proscrire, il les domina ; quand ils eurent fomenté jusqu'à la démence la réaction monarchique et sacerdotale dans les Chambres, quand la maladie croissante et la mort prochaine ne lui permirent plus sans témérité • de second coup d'État du 5 septembre contre ses partisans, il sentit qu'il devait céder un peu pour contenir beaucoup, et il choisit encore dans M. de. Villèle le plus sage et le plus modéré des royalistes pour tempérer le mouvement rétrograde et pour sauver du moins la Charte. Il gagnait du temps contre les folies de sa cour et de la Chambre, et le temps pouvait lui ramener une majorité plus libérale qui aurait rendu l'équilibre à ses institutions.

Il mourut dans ce travail pénible du législateur qui laisse dériver son œuvre sous un vent trop irrésistible, pour regagner après la tempête le rivage d'où il est forcément écarté. L'histoire doit-elle le rendre comptable de sa mort ? Si le ciel lui eût accordé une plus longue vie, deux ans plus tard les élections lui rendaient une majorité libérale et monarchique, et il mourait en pleine charte au lieu de mourir en pleine réaction. Qui peut douter que, s'il avait vécu dix ans de plus, une longue liberté monarchique n'eût porté son nom en France ? II donna un règne à la Restauration, il lui aurait donné une suite de règnes. Si la Restauration, le plus difficile des gouvernements, n'eut que ce règne, ce fut la faute de son âge, ce ne fut pas celle de sa politique. Il avait en lui le génie flexible, tempéré et négociateur des restaurations. Il fut le diplomate des rois et des peuples, il leur faisait signer l'alliance des temps. Malheur à qui la déchira sur sa tombe !

 

XXVI.

Comme homme, il n'eut ni les grands vices, ni les grandes vertus des fortes natures. Mais il n'eut aucun crime des grandes passions. On l'a accusé d'égoïsme, et sa vie entière n'a été, qu'une longue preuve de son besoin d'amitié. Un ami est associé depuis son enfance à toutes les phases de sa vie, de ses malheurs ou de son gouvernement, depuis M. d'Avaray jusqu'à M. Decazes, et jusqu'à cette femme consolatrice de ses dernières années entre les mains de laquelle il résigna son cœur, sa politique et son âme. En étudiant ses actes à l'étranger et en France, il est impossible de se dissimuler la part immense qu'il fit à l'affection et à l'intérêt de sa famille dans sa vie privée et dans sa vie politique. C'est sa maison qui régnait en lui plus que lui-même. S'il eût régné pour lui seul, peut-être cette famille, à laquelle il a trop sacrifié, régnerait encore ; car, si jamais elle remontait au trône, son esprit seul pourrait nationaliser ses descendants.

 

XXVII.

Comme souverain, il eut beaucoup de ressemblance avec Henri IV, qu'il se complaisait tant à citer parmi les ancêtres de sa couronne. La nature, le temps et les circonstances lui déniaient la gloire des armes. Mais s'il n'eut ni l'héroïsme, ni l'éclat, ni la poésie d'Henri IV, il n'eut aussi ni les légèretés de cœur, ni les apostasies de foi, ni les ingratitudes de parti de son aïeul. Conquérir les esprits rebelles et pacifier les opinions divisées d'un peuple, après la révolution française, après les conquêtes de l'empire et les revers de l'invasion, était peut-être aussi difficile pour Louis XVIII que de conquérir et de subjuguer le sol après la Ligue pour le roi de Navarre. Vaincre avec un parti et régner pour un autre fut la destinée de tous les deux. Mais Louis XVIII ne trompa pas le sien et ne l'asservit pas, comme Henri IV, au parti contraire. Il s'appliqua seulement à le modérer pour le nationaliser avec lui. L'un de ces princes fut soldat, l'autre législateur de son royaume ; les guerriers sont des conquérants de territoires, les législateurs sont des conquérants de siècles : Henri IV ne fondait qu'une dynastie, Louis XVIII fondait des libertés. C'est là son titre, la France le lui maintiendra ; et si elle ne le place pas au rang de ses plus grands hommes, elle le placera au rang des plus habiles et des plus sages de ses rois.