HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

ANNEXE.

 

 

RÉFUTATION DE QUELQUES CALOMNIES CONTRE LA RÉPUBLIQUE.

(Mai 1849).

 

I.

Un écrit étrange vient de paraître dans une revue anglaise d'une immense publicité. L'origine qu'on lui donne ne permet pas de le confondre avec ces innombrables pamphlets anonymes ou pires qu'anonymes par lesquels on déverse l'odieux, le ridicule ou la calomnie sur les premiers actes de la Révolution et sur les hommes qui l'ont saisie à sa première heure et qui l'ont dirigée et transformée en gouvernement. Une autre revue française très-répandue et justement accréditée, la Revue Britannique, transmet aujourd'hui à ses lecteurs cette pièce importante. On ne peut la comparer qu'à l'opuscule royal publié par Louis XVIII, en 4817, sur sa fuite de Paris et sur ses aventures de Paris à Bruxelles en compagnie du comte d'Avaray. De pareils livres, authentiques ou non, ont toujours un immense retentissement, ils deviennent quelquefois des documents adoptés de confiance par l'opinion et par l'histoire. Il importe donc de ne pas les laisser passer sans examen et sans rectification.

Voici textuellement la note dans laquelle la Revue Britannique explique au public la filiation et le degré d'authenticité de ce curieux document. Nous n'y ajoutons rien, nous n'en retranchons rien, nous laissons à son savant et spirituel rédacteur, M. Amédée Pichot, la responsabilité entière de ses informations.

 

DOCUMENTS HISTORIQUES.

LE DÉPART DE LOUIS PHILIPPE APRÈS LA RÉVOLUTION DE 1848.

(Note du directeur de la REVUE BRITANNIQUE.)

 

Le lecteur aura bientôt compris pourquoi l'article que nous allons reproduire textuellement et in extenso, a toute l'importance d'un document historique.

Les journaux de Londres et notre correspondance particulière nous ont confirmé simultanément l'authenticité des détails qu'on y trouve révélés pour la première fois. ?Nous pouvons sans indiscrétion dire ici que l'auteur anglais est M. Croker, ex-secrétaire de l'amirauté, un des rédacteurs les plus anciens de la grande revue des torys, la Quarterly Rewiev, tory exalté lui-même, et se déclarant légitimiste — ce qui n'est pas être hostile à la dynastie régnante, depuis qu'il n'y a plus de prétendants en Angleterre.

Avec ses opinions bien connues, M. Croker avait plus d'une fois, de son propre aveu, jugé sévèrement les actes de Louis Philippe pendant les dix-sept ans de son règne : mais, habitant une campagne dans le voisinage du château de Claremont, il a rencontré Louis Philippe, lui a été présenté, et, eu l'écoutant, il n'a, pas tardé, comme il l'avoue, à modifier son opinion sur le caractère et la politique du monarque exilé..... S'étant chargé de rendre compte, dans la Quarterly, Rewiev, des ouvrages qui forment le texte de son article, M. Croker avait prié le roi et les personnes de sa famille de lui four. nir quelques notes. Louis Philippe lui a communiqué son propre journal. C'est cette communication qui prête une authenticité historique aux détails élu départ du roi, formant la seconde partie de cet article, la première appartenant plutôt à la polémique.

Notre intention, avait été d'abord d'élaguer du récit même de M. Croker tout ce qui répugne à nos propres habitudes de. critique ; mais en altérant la pensée et les expressions de l'auteur anglais, nous contractions avec lui une solidarité qu'il ne nous convient d'accepter directement ni indirectement.

Tout en regrettant ce qui pourra blesser ici quelques personnes et quelques opinions, par une condamnation souvent trop collective, nous restons fidèle à l'impartialité du recueil dont la direction nous est confiée, fidèle à nos propres jugements sur les hommes et sur les choses, toujours prêt, par conséquent, à accorder à tous les bénéfices de notre publicité périodique. Nous réfutons d'ailleurs ainsi l'assertion de M. Croker, qui croit la liberté de la presse bâillonnée par la République.

M. Croker traduit généralement en anglais les extraits des ouvrages français qu'il cite, soit pour les réfuter, soit pour fortifier par ce témoignage ses renseignements particuliers. C'était un devoir de rétablir Je texte de ces citations, sans égard pour quelques légères inexactitudes verbales de la traduction anglaise, inexactitudes qu'il faut croire involontaires. Nous espérons que notre propre traduction, œuvre de deux plumes, mais revue et coordonnée par une, sera reconnue aussi exacte que possible par M. Croker lui-même. Nous avons quelque droit de dire, lorsque nous nous sommes, plus d'une fois fait. violence pouf ne pas affaiblir certaines inventives qui répugnaient à nôtre style et surtout à nos affections sincères pour un- de ces noms glorieux, puissants hier, impopulaires aujourd'hui, que nous n'avions pas flagornés hier, que nous n'insulterions pas aujourd'hui.

 

M. de Lamartine, objet principal de ces calomnies et de ces invectives, supportant tout sans récrimination pour lui-même, mais ne supportant rien pour la Révolution qu'on veut déshonorer, a été sommé de répondre à cet écrit. Il l'a fait dans la lettre suivante adressée à la Revue Britannique et à la revue anglaise.

 

À M. AMÉDÉE PICHOT

Rédacteur de la REVUE BRITANNIQUE.

 

Monsieur et ancien ami,

Si le document que vous empruntez à la revue anglaise émanait réellement d'une main ou d'une conversation royale, voici ce que j'y répondrais :

Les cœurs honnêtes ne connaissent pas le vœ victis ! Si j'ai respecté le roi dans sa puissance, je le respecte bien plus dans sa déchéance. La majesté a des droits, l'infortune a des saintetés. C'est dans ce sentiment que je vais examiner le document dont vous cher- chez la source si haut. Mais ce sentiment ne doit pas aller jusqu'à laisser fausser des faits historiques et avilir des hommes qui, s'ils n'ont pas de place dans les chronologies royales, en ont une qu'ils veulent conserver dans l'estime des honnêtes gens.

Je passe donc sur soixante pages de ce que vous appelez si justement invectives et je croirais faire la plus cruelle offense au prince qui fut roi, si j'en attribuais une seule ligne à son inspiration. Les princes détrônés ont le droit trop chèrement acquis de maudire les révolutions qu'ils ont faites et de rejeter leurs fautes sur ceux qui ont eu à porter le poids des ruines de leur trône et de leur gouvernement écroulés. Mais ces princes ont pour excuse les erreurs et les illusions qui assiègent les cours ; ils ont pour vengeance le bien qu'ils ont pu faire, le mal qu'ils ont pu empêcher pendant leur règne ; ils ont pour asile le silence et la dignité historique de ces grandeurs qui ne se dégradent pas même en tombant.. Je suis convaincu que ce prince n'en cherchera jamais d'autres ; mais en fût-il autrement, cela ne changerait rien à mon langage. Aux imputations d'un roi sur le trône, je répondrais par la fierté des représailles ; aux insultes d'un roi sans couronne, je répondrais encore en m'inclinant.

Passons donc aux faits : ils exigent seuls qu'on s'inscrive en faux contre l'écrivain, quel qu'il soit, qui les a si mal connus ou si odieusement altérés.

L'écrivain accuse Lamartine d'avoir évoqué et déchaîné, de concert avec les conspirateurs, les instruments de massacre et de pillage en février 1848 (page 11) ; d'avoir créé un règne de terreur n'admettant d'autre désordre que le sien ; d'avoir enrôlé dans la garde mobile vingt-quatre mille des pires émeutiers ou bandits de  la révolution (page 25) ; d'avoir eu pour second, lors de l'invasion de la Chambre des députés, un garçon boucher brandissant un couteau (page 47) ; de n'avoir aboli l'échafaud et repoussé la terreur que parce qu'il sentait l'avoir mérité pour lui-même, et de n'avoir été humain que par conscience (page 53) ; d'avoir cherché à faire obstacle au départ du duc de Nemours, des princes, des princesses, du roi lui-même (page 55) ; il affirme que des ordres du gouvernement provisoire étaient donnés, enjoignant aux gardes-côtes d'apporter la plus grande vigilance à empêcher l'évasion des fugitifs politiques ; de n'avoir pas donné avis à Louis Philippe et à ses amis de la sauvegarde que le gouvernement provisoire leur avait au contraire préparée ; un message bien intentionné aurait sans doute, ajoute l'écrivain, pu trouver ce prince dans les huit jours de son royal pèlerinage. M. de Lamartine ne paraît avoir rien fait non-seulement pour procurer des moyens de fuite au roi, mais même pour les faciliter au besoin ; la famille royale ne vit aucune trace de la protection de M. de Lamartine ; mais au contraire, après avoir subi une foule de persécutions et de dangers sans exemple dans l'histoire, à moins de nous reporter au règne de la terreur n° 1, etc. (page 67). Pourquoi tous ces sentiments généreux restèrent-ils enfermés dans le sein ou dans le pupitre de M. de Lamartine, et ne furent-ils révélés que lorsqu'ils ne pouvaient plus servir qu'à la satisfaction de sa vanité personnelle ?... Le roi courait le danger presque certain d'un assassinat ; tous les actes publics du gouvernement, cette circulaire envoyée aux ports, ces mandats d'arrêt lancés simultanément à Paris contre la duchesse d'Orléans et contre les ex-ministres, tous ces actes, disons-nous, tendaient à pousser la population à des violences de ce genre ; les sentinelles furent doublées sur toute la côte, les routes qui conduisaient au port soumises à une surveillance plus rigoureuse (pages 67, 69). Enfin l'écrivain, forcé de reconnaître les termes de respect dans lesquels M. de Lamartine parle des malheurs et même des fautes du roi, pervertit jusqu'à ce respect et l'attribue à-là prudence de la peur qui demande grâce d'avance à l'éventualité des restaurations. Nous soupçonnons, dit-il textuellement dans plusieurs endroits, et entre autres page 27, un autre motif à ce panégyrique presque sans distinction. M. de Lamartine n'a peut-être pas sérieusement renoncé au jeu des révolutions ; il a disparu dans la vague, mais il peut remonter à la surface : encore quelques tours de la roue de fortune, le comte de Paris peut rentrer aux Tuileries, etc. Si la politique de M. de Lamartine n'est pas très-profonde, elle est conforme du moins à la célèbre maxime de La Rochefoucault : Vivez avec vos amis comme s'ils devaient un jour devenir vos ennemis, et avec vos ennemis comme s'ils devaient un jour devenir vos amis. Bridonne, dans ses Voyages, parle d'un Anglais original qui, à Rome, ne manquait jamais d'ôter son chapeau à la statue de Jupiter. Quelqu'un lui ayant demandé pourquoi : — Qui sait, répondait-il, si cette divinité ne pourra pas être un jour réintégrée dans son temple ? Peut-être alors se souviendra-t-il de ceux qui auront été polis envers lui dans sa disgrâce ? — C'est ainsi que M. de Lamartine ôte son chapeau à Jupiter, etc. (page 28).

Voyons si ces imputations odieuses ou ridicules, en ce qui touche les actes du gouvernement provisoire relativement à la famille royale, ont d'autres fondements que la malveillante et la plus ingrate récrimination de la part de M. Croker. Voyons, comment M. de Lamartine, entre autres, si spécialement cité, a créé le désordre du 24 février ; évoqué le meurtre et le pillage, favorisé les desseins sinistres contre la famille royale, envoyé des ordres pour l'arrestation des fugitifs, prolongé leurs anxiétés dans leur fuite, suspendu l'exécution des mesures secrètes et protectrices décrétées par le gouvernement provisoire pour préserver cette famille d'un outrage, la République d'une honte. Voyons s'il a gardé dans son sein ou dans son pupitre les ordres préparés pour la sécurité du roi et des princes, et par la faute de qui ce prince a erré plusieurs jours sur la côte de France dans l'appréhension des poursuites d'un gouvernement qui ne cherchait sa trace que pour hâter, protéger et entourer de sécurité et de dignité son départ. Voyons enfin si M. de Lamartine, qui n'avait pas ôté. son chapeau pendant quinze ans à Jupiter régnant, dispensateur des dons et des faveurs du trôné, n'a pas ôté son chapeau à la fortune tombée, et n'a pas fait tout ce qui était en lui pour enlever tout péril et toute aspérité à la triste route de l'exil.. C'était son devoir plus qu'à tout autre acteur de cette révolution. On va voir pourquoi.

Je rétablis les faits et je n'en cite aucun sans citer en même temps les témoins et sans provoquer le témoignage.

 

II.

Ma famille maternelle était attachée, ayant 1789, à la maison d'Orléans. Elle en avait reçu des honneurs, des titres, des bienfaits dont le souvenir s'était transmis en moi avec le sang. Ces souvenirs me commandaient une reconnaissance, contre laquelle le cours des générations ne prescrit pas dans les cœurs bien faits. La famille de mon père ne devait rien à ces princes. Elle était dévouée, au contraire, aux rois légitimes, à leur malheur, à leurs échafauds ; elle nourrissait contre la maison d'Orléans ces ressentiments et ces répugnances imméritées — puisque les fautes sont personnelles —, mais instinctives, que cette branche révolutionnaire de la maison de Bourbon avait inspirés aux royalistes.

En 1830, au moment de l'avènement au trône du duc d'Orléans, je servais dans la diplomatie. Je venais d'être nommé ministre en Grèce ; j'appris à l'étranger la Révolution de juillet. Le caractère de cette révolution, qui se contentait de prendre un trône au neveu pour le donner à l'oncle, me répugnait. Je ne voulus pas y tremper ; même par le silence. Je vins à Paris, je me rendis chez M. le comte Molé, ministre des affaires étrangères. Je le priai de faire accepter, au nouveau roi, ma démission. Je reconnais, dis-je, le droit des nations de changer leurs dynasties, je ne conteste pas avec les faits, mais je rie me prostitue pas à leurs caprices ; je ne veux pas être n parasite de la fortune.

M. Molé m'engagea à écrire moi-même, si je persistais, une lettre au roi pour lui faire agréer ma démission. Je le fis. Le ministre remit ma lettre à ce prince au conseil. Le roi la lut, loua la convenance des termes, et me fit dire qu'il désirait me voir. Je remerciai le ministre de la communication qu'il me fit de la part du roi. Mais je m'abstins d'aller aux Tuileries ; je quittai la France et je voyageai trois ans.

À mon retour, je fus nommé député. Je ne m'associai ni à l'opposition, ni à la majorité. Je restai isolé pour rester libre, laissant à part toute question de dynastie et votant tantôt pour et tantôt contre les projets du gouvernement, selon qu'ils me paraissaient utiles ou nuisibles aux intérêts généraux et permanents du pays. Je m'abstins avec un scrupule sévère de tout rapport avec la cour, le roi, la dynastie.. Je reçus des reproches de cette réserve. Ces reproches ne changèrent rien à mon attitude.

Deux fois, dans des circonstances graves, le roi me fit appeler. Dans des entretiens très-longs, très-intimes et très-bienveillants, ce prince déploya cette rare puissance de parole, de discussion et de séduction, dont la nature et l'expérience l'ont doué, pour me déterminer à me rattacher à son gouvernement et à paraître à sa cour. Je fus ému, reconnaissant, mais inflexible. J'aurais moins de force, lui dis-je, pour servir mon pays, et même votre gouvernement, si je consentais à aliéner mon indépendance. Les convictions désintéressées sont quelquefois des appuis utiles pour un gouvernement ; les autres convictions paraissent des complaisances. Je ne suis point hostile, mais je veux rester indépendant.

 

III.

La coalition parlementaire, véritable date des l'ébranlement de la monarchie, se forma. C'était la ligue confuse de tous les éléments les plus incompatibles et les plus dissolvants, de toutes les oppositions radicales et de tous les mécontentements personnels ralliés pour saper, dans une-agression commune, la prérogative constitutionnelle du roi et le ministère de M. Molé. Je combattis presque seul, pendant deux ans, la coalition, dont je pressentais nettement la portée qu'elle ne sentait pas elle-même. Je défendis gratuitement le ministère Molé sans m'engager avec lui, et blâmant même hautement à la tribune quelques-uns de ses actes. La Constitution ne fut défendue par per-. sonne plus énergiquement que par moi. Le roi m'en fit faire des remerciements ; il m'appela pour me les adresser lui-même. Je montrai dans cet entretien la même sensibilité à sa bienveillance et la même inflexibilité à ses entraînements.

Enfin la coalition triompha. Je la combattis victorieuse, comme je l'avais combattue agressive. Je parlai avec force et obstination contre les fortifications de Paris, prélude de despotisme militaire. Le roi m'appela de nouveau pour me convaincre de la nécessité de cette œuvre de prédilection de sa pensée. Il me retint une matinée entière ; il me charma par les ressources de sa dialectique, il ne me convainquit pas.

 

IV.

Après le renversement du ministère de la coalition par moi et par les 221 députés constitutionnels, on me conjura d'accepter ma part dans les dépouilles en prenant un ministère dans la nouvelle administration. Je refusai.

M. Guizot revint de Londres. A son retour, et après avoir pris possession de la direction des affaires, il. me fit l'honneur de venir chez moi, à deux reprises, pour m'engager à faire acte d'adhésion au gouvernement en acceptant une des grandes ambassades qu'il était autorisé à m'offrir de la part du roi. Je le remerciai et je lui dis : Assurez le roi que mon intention est de soutenir le nouveau ministère contre les assauts et les ressentiments de la coalition, si elle se reforme, parce que je crois cette ligue un principe de crise pour le pays ; mais je veux le faire de mon propre mouvement et dans la plénitude de ma liberté. Je ne serais plus libre, si je me laissais lier par une reconnaissance quelconque envers la couronne ; gardez ces ministères ou ces ambassades pour les hommes importants que vous aurez besoin de retenir ou de rallier au gouvernement par des liens de cette nature. Je n'accepterai rien.

M. Guizot insista. Il me représenta avec raison que l'appui d'un homme politique n'était constaté aux yeux de l'opinion qu'autant que cet homme politique acceptait une solidarité officielle avec le gouvernement. Il ne négligea rien pour me convaincre ; enfin il ajouta : Le roi m'autorise à vous dire que si ces ambassades, les plus hautes qu'il y ait à offrir à un diplomate, ne vous paraissent pas équivalentes à l'importance du rôle que vous venez de remplir, ou même aux convenances personnelles de votre fortune, il est prêt à y ajouter en dignités ou en appointements de surérogation, tout ce qui pourra compléter à vos yeux ces situations. — Je répétai à M. Guizot ce que j'avais dit au roi, c'est-à-dire que je ne voulais me lier à aucun prix au gouvernement. Tout fut dit.

 

V.

Je continuai à soutenir, pendant quelques sessions, le ministère contre la coalition qui se dissolvait. Puis le ministère me paraissant s'égarer et reprendre la voie des abîmes, je le combattis de mou point de vue de démocratie progressive, mais sans aucune affiliation avec l'opposition.

Les choses en étaient là quand les oppositions parlementaires, débris de la coalition, et les journaux coalisés ouvrirent, en 1847, la campagne de l'agitation du pays par les banquets. Non-seulement je ne m'y associai pas, mais, quoique adversaire de la politique anti-réformiste, aveugle et incorrigible du gouvernement, je parlai et j'écrivis contre cette mêlée des oppositions qui, ne pouvant rien produire de concordant comme ministère, ne pouvait produire qu'une révolution. Je déclarai que cette agitation Sans formule commune me paraissait confuse, téméraire, extra-constitutionnelle. Je n'assistai à aucun banquet politique dans mon propre département. Je protestai contre ceux de Dijon, de Châlon, d'Autun. — Voir mon discours et mes articles de septembre et octobre 1847. — Je ne parus qu'au banquet personnel et littéraire qui me fut offert par mes concitoyens de Mâcon, à la condition que le maire de la ville et moi nous aurions seuls la parole. On peut lire mon discours ; partout on y verra que j'y combats les tendances anti-réformistes du gouvernement, mais en insistant sur la nécessité et sur la possibilité de ramener ce gouvernement au vrai de sa situation par l'action parlementaire, sans l'ébranler ni le renverser par une agitation désespérée.

Revenu à Paris quelques jours avant le 24 février, je persiste dans la même ligne. Je demande seulement, avec M. Duvergier de Hauranne et les hommes qui voient s'amonceler l'orage, que le gouvernement vide le conflit en présentant une loi sur le droit de réunion, contesté alors aux députés eux-mêmes. Le gouvernement s'y refuse. — Je me range alors du côté des députés et des pairs qui refusent de céder sans loi le droit de réunion à l'arbitraire des ministres. Nous sommes abandonnés.par l'opposition elle-même. On renonce à tout acte.de protestation. Tout semble fini. Cependant l'agitation s'accroît ; l'opposition, la garde nationale et le peuple prennent pour mot d'ordre le cri de : Vive la réforme ! L'insurrection, vague et divergente, paraît apaisée par un changement de ministère, sous la pression d'un soulèvement, le 23 au soir. Étranger à tous les éléments dont l'insurrection se compose, et ne sachant les événements que par la rumeur publique, je me réjouis de l'apaisement de l'émotion populaire. L'événement du boulevard la réveille. Paris est couvert de troupes ; la nuit fait trêve au combat ; je crois comme tout le monde le gouvernement armé de forcée surabondantes et maître de la situation.

Le 24, à midi, on vient m'annoncer que la Chambre des députés est menacée d'être envahie ; quoique malade, je m'y rends pour partager le sort ou le danger de mes collègues ; les troupes s'ouvrent ou se replient ; les chefs, sans ordres, hésitent à prendre sur eux la direction que nul ne leur donne ; la garde nationale intervient entre le peuple et l'armée ; le roi se retire avec sa famille ; la Chambre est forcée ; plus de royauté dans Paris, plus de gouvernement dehors, plus de ministres dedans, plus de constitution nulle part, plus de forces militaires pour couvrir la représentation nationale ; le peuple en armes dans l'enceinte ; la duchesse d'Orléans exclue de la régence par la loi imprévoyante de son beau-père', sans titre légal par conséquent pour revendiquer le gouvernement ; le duc de Nemours, régent de droit, mais ne pouvant même faire valoir son titre, et se bornant à couvrir courageusement de sa personne sa belle-sœur et son neveu ; le président de l'Assemblée mis en joue et expulsé par la violence de son siège ; les députés se retirant dans l'impossibilité de délibérer constitutionnellement ; deux des pouvoirs politiques anéantis ; le troisième envahi et asservi ; des orateurs à la tribune ou sur leurs bancs, demandant d'urgence un gouvernement provisoire ; moi, immobile, muet, spectateur de cette scène de ruine, réfléchissant en moi-même sur le meilleur parti à prendre pour saisir cette anarchie et sauver des dernières catastrophes cet empire. Voilà littéralement ma situation à deux heures après midi, le 24 février 1848. Je réfléchis, je suis appelé par mon nom à la tribune ; je n'hésite plus, j'y monte, je me prononce d'instinct et d'urgence pour la création immédiate d'un gouvernement de nécessité, d'un gouvernement provisoire chargé d'étancher le sang, de contenir l'anarchie, de gouverner la crise, de prendre les mesures de salut public, de consulter la nation, de renvoyer la souveraineté abdiquée et perdue à sa source, la Nation, et de préserver la société par la seule main assez forte pour le faire, par la main du peuple lui-même.

Voilà mon rôle exact et complet avant et pendant les journées de Février. Une fois la Constitution renversée sous le trône d'un roi qui n'avait pas su la défendre, y avait-il en France un homme politique, un citoyen plus libre que moi de tout engagement, de tout lien, de toute dépendance d'esprit ou de cœur envers la dynastie d'Orléans ? Je le demande à tout homme de bonne foi, je le demanderais au prince lui-même.

J'avais passé quinze ans à réserver cette indépendance aux dépens de toutes mes ambitions, de toutes mes fortunes politiques. Je m'étais refusé obstinément aux avances du roi et de ses ministres ; je n'avais voulu avoir aucun rapport, avec les princes et avec la cour ; je ne connaissais la duchesse d'Orléans que par la renommée, par l'intérêt qu'elle inspirait à tous et par l'attendrissement sur ses infortunes ; convaincu le 24 février, à deux heures, que la proclamation tardive d'un gouvernement de femme et d'enfant serait la perpétuité d'une révolution irritée par ce faible obstacle et qui l'emporterait trois jours du trois mois après dans des flots de sang, avais-je le droit de sacrifier une nation à un attendrissement ? Avais-je une couronne à donner à tel héritier de branche illégitime contre tel autre ? Avais-je l'obligation de reconstituer une dynastie de 1830 contre une dynastie de 1815 proscrite ? Étais-je l'homme-lige d'une usurpation ou d'une légitimité ? Non. Je ne devais de dynastie à personne ; et je dirai plus, moi qui n'avais jamais désavoué mes respectueux souvenirs pour l'enfant proscrit en 1830, si j'avais eu une dynastie à donner, ce n'est pas à la branche illégitime que j'aurais restitué la propriété vacante d'un trône.

Mais il était évident pour moi qu'il ne fallait restituer tout qu'à la souveraineté imprescriptible de là nation.

C'est ce qui fut fait, non par moi, mais par le cri du bon sens et du salut public.

Quel droit l'écrivain auquel je m'adresse, a-t-il donc de me contester une liberté de détermination qui ne relevait que de ma conscience et non de lui ?

 

VI.

Maintenant suivons l'écrivain dans ses souvenirs sur la route du roi vers la côte d'Angleterre et voyons de quelles persécutions comparables à celle de la terreur n° 1, selon ses expressions, la République s'est souillée envers sa famille et lui !

Voyons s'il est vrai que la révolution, acharnée contre un prince fugitif et contre une famille innocente, se soit déshonorée envers la majesté, la vieillesse, l'enfance, le malheur, le sexe, par des sévices qui rappellent les profanations du sang royal à d'autres époques ? Voyons si les dictateurs de Février ont cherché à faire obstacle au départ du duc de Nemours, des princes, des princesses, des enfants, du roi lui-même ? Voyons s'ils ont donne les ordres les plus sévères pour empêcher l'évasion.des fugitifs ? Voyons si Lamartine, entre autres, est coupable de n'avoir pas donné avis au roi de la sauvegarde qu'il avait demandée au gouvernement pour ce prince par un message bien intentionné ? s'il n'a rien fait pour procurer au roi des moyens de fuite ? Voyons si ces sentiments généreux restèrent enfermés dans le sein ou dans le pupitre de Lamartine ? et s'il n'en a parlé depuis que pour la satisfaction de sa vanité personnelle ? (Page 8 du récit.) Voyons enfin si tous les actes de ce gouvernement, cette circulaire envoyée aux ports, ces mandats d'arrêt lancés à Paris contre la duchesse d'Orléans et contre les ex-ministres ne tendaient pas à pousser la populace aux violences et à faire courir aurai le danger presque certain d'un assassinat ? etc., etc. Quand on imprime de pareilles accusations pour l'Angleterre, à trente mois des événements et à quelques lieues de Paris, il faut trop compter sur la crédulité de l'Angleterre et sur le silence de Paris. Mais la France ne doit pas se laisser dénaturer à ce point dans sa révolution devant l'Europe. Si l'écrivain est mal informé, il faut qu'il apprenne ; s'il est le calomniateur d'une nation, il faut qu'il soit démenti. Il ne le sera pas par des assertions, mais par des faits et des témoignages. Voici les faits et voici les témoins.

 

VII.

Aussitôt que les quarante-huit premières heures de l'explosion et de la confusion révolutionnaires, heures pendant lesquelles le gouvernement, englouti dans le foyer de l'Hôtel-de-Ville, était sans communication avec l'extérieur de Paris et uniquement absorbé dans ses efforts pour arrêter le sang, éteindre le feu, assurer les subsistances, recréer un ordre instantané, se faire reconnaître et obéir lui-même ; dès que ces heures, disons-nous, furent passées, le gouvernement s'occupa du sort du roi fugitif et de sa famille. Il savait déjà par des confidences vagues que la duchesse d'Orléans, protégée par des députés courageux, par quelques officiers fidèles de sa maison, par quelques citoyens dévoués et. par le général Courtais lui-même, nommé commandant de la garde nationale, avait trouvé un premier asile aux Invalides ; que cette princesse était partie de là nuitamment avec son fils sous la garde de M. de Montesquiou ; on supposait que c'était dans l'intention de rejoindre le roi ; oh ne voulut pas s'en assurer d'une manière plus précise dans la crainte d'ébruiter la résidence temporaire de cette princesse, de contrarier les mesures que ses amis prenaient sans doute pour son incognito et pour son départ définitif ; on détourna les yeux et l'attention publique pour laisser s'accomplir sans inquiétude et sans obstacle le voyage d'une femme et de ses enfants qui. n'inspiraient que respect et douleur à tout le monde. Quelques voix dans la foule qui entourait le gouvernement demandaient, sans intention de violence, qu'on s'emparât de la famille royale et qu'on la retînt en otage jusqu'au dénouement de la révolution, par mesure de sûreté contre les entreprises du dehors. Le gouvernement fit taire énergiquement ces voix mal inspirées. Il déclara à plusieurs reprises, devant des centaines de témoins, qu'il ne voulait point d'une prudence d'État qui serait une cruauté envers des innocents et une humiliation pour un grand peuple. Non-seulement il ne fut point question à l'Hôtel-de-Ville de lancer des mandats d'arrêt contre les membres de cette famille, de les poursuivre sur les routes, de leur fermer les frontières et les ports ; mais, au contraire, le gouvernement se félicita unanimement de ce qu'aucune malveillance du peuple, aucune indiscrétion de zèle ne remettaient entre les mains de la révolution des personnes royales ou des personnages ministériels, contre lesquels il n'avait ni le droit, ni la volonté de sévir, et qu'il eût été peut-être embarrassé dans, les premières heures de remettre en sûreté ou en liberté[1].

Ce ne fut que huit ou dix jours après que je fus informé d'un mandat contre les ministres émané d'un magistrat de Paris, à mon insu et à l'insu, je crois, de tous les membres du gouvernement. Je me hâtai d'appeler ce magistrat pour, l'interroger sur ce mandat et, pour lui recommander de le retirer sans bruit et de ne donner aucune suite à cette mesure, contraire à nos vues. Ce magistrat m'expliqua. la cause de cet acte, formalité judiciaire émanée de la cour de justice, formalité sars opportunité et sans valeur ; il pensait comme moi, et il me donna l'assurance qu'il allait étouffer dans le silence et dans l'inexécution un excès de zèle, une mauvaise habitude de parquet sans fondement et sans politique. Jamais, à ma connaissance, il ne fut question de mandat d'arrêt contre la duchesse d'Orléans : j'en entends parler pour la première fois dans le récit de l'écrivain de Londres ; une pareille idée eût soulevé tous les esprits et tous les cœurs comme le mien ; jamais aucun ordre de fermer les routes, les frontières, les ports aux personnes qui se retiraient de France, ne fut donné par le gouvernement. Par quelle inconséquence le gouvernement qui abolissait les échafauds aurait-il pourchassé des victimes ? et quelles-victimes !...

Il y a à Paris cent témoins et à l'Assemblée nationale plusieurs amis dévoués de, la 'duchesse d'Orléans ; ils peuvent dire s'ils n'ont pas été appelés par moi au plus fort de la crise, non pour leur arracher le secret des asiles qu'ils avaient donnés, mais pour leur offrir les moyens d'assurer, de concert avec eux, la sortie de France des princes, des princesses et des enfants, objets de leur respectueux dévouement. Voilà la vérité sur cette partie de l'accusation.

 

VIII.

En ce qui touche le roi, la reine et les personnes de la famille d'Orléans qui s'étaient retirées de Paris le 24 février, au matin, par la route de Saint-Cloud, le gouvernement, enfermé à l'Hôtel-de-Ville et dans Paris, était sans nouvelles. Les communications n'étaient point rétablies ; l'administration, révolutionnée partout, n'était recréée encore nulle part ; les rumeurs les plus diverses arrivaient à l'Hôtel-de-Ville ; les uns disaient que le roi s'était retiré dans le Nord, les autres dans la Normandie ou dans l'Ouest, qu'il avait replié les troupes et. se disposait à marcher, sur Paris ; les autres affirmaient qu'il s'était embarqué au Havre ou à Boulogne, et qu'il était déjà à Londres. La plus complète incertitude régnait les premiers jours sur ses intentions, sur son sort et sur sa direction. On ne tarda pas à apprendre qu'il avait pris la route du château de Dreux et qu'il y attendait vraisemblablement les résolutions du gouvernement. Quelques heures après, on apprit confusément qu'il était reparti de ce dernier asile et qu'il cherchait, sous un déguisement à se rapprocher de la côte, dans l'intention sans doute de se réfugier en Angleterre.

Le gouvernement, dans la première séance régulière et intérieure qu'il eût pu avoir jusque-là au milieu. des tumultueuses affluences à l'Hôtel-de-Ville, se posa alors pour la première fois la question de la conduite qu'il avait à tenir à l'égard du roi détrôné. Il n'y eut qu'une voix, comme il n'y avait qu'une convenance et qu'un sentiment : éviter à la révolution une occasion, un prétexte, un danger de se flétrir à ses propres yeux et aux yeux de l'histoire par une apparence de rigueur, de persécution, d'irrespectuosité même envers le prince qui avait gouverné la France, envers sa famille innocente, envers l'infortune. Laisser fuir le roi., prêter même secours et dignité à sa retraite du sol français, garantir sa personne de toute violence, de toute insulte, ses biens personnels de toute confiscation, le faire escorter et embarquer, s'il venait à être découvert, avec la vigilance d'un gouvernement humain, avec la décence d'un peuple qui se respecte dans l'homme qui fut son chef. Telles furent les résolutions, telles les paroles unanimes ; plus de cinquante témoins de cette séance les entendirent et sont là pour, les attester.

L'exécution voulait des prudences et des ménagements extrêmes avec l'émotion du peuple partout debout, partout armé, et dont l'irréflexion, au premier moment, pouvait confondre les égards avec la trahison. Rien ne fut écrit. Je me chargeai seul et personnellement de toutes les mesures, confidentielles.de leur nature, qui devaient assurer l'accomplissement des vues d'humanité du gouvernement et la préservation de la sûreté du roi et de l'honneur de la nation.

J'ai une grande popularité en ce moment, dis-je à mes collègues, je prends sur moi de la compromettre et de la perdre au besoin avec bonheur pour éviter un grand péril et une grande honte à la révolution, si elle venait à manquer à ce qu'elle se doit à elle-même en manquant aux sûretés et aux égards qu'elle doit au roi détrôné. Je prends la responsabilité, s'il y en a, tout entière. Je ne crains pas d'encourir les soupçons et la colère de ce peuple, pour lui épargner plus tard un regret et un embarras. Je vais chercher les traces du roi là où elles doivent être connues. Je vais choisir des personnes sûres et dévouées pour les envoyer sur son passage, pour respecter on incognito s'il n'est pas révélé, et pour se montrer, en cas de nécessité, avec un caractère officiel, s'il est besoin de protéger les fugitifs contre une émotion du peuple.

Ce n'est pas assez : dans leur fuite soudaine, le roi et sa famille sont partis, dit-on, dépourvus d'argent ; il ne faut pas qu'une famille qui fut royale en France arrive à l'étranger dans le dénuement d'une hospitalité mendiée : nous lui ferons passer dans quelques jours sa fortune ; mais, en attendant, il faut des fonds suffisants pour assurer le départ, l'arrivée et l'existence du roi dans le séjour qu'il aura choisi. Donnez ordre verbal, ici, au ministre des finances d'ordonnancer une somme de 300.000 fr. qu'il tiendra à ma disposition pour cet usage, afin qu'il n'y ait pas une heure de retard entre le moment où je découvrirai l'asile du roi et le moment où je ferai partir mes commissaires confidentiels sur ses traces.

Cela fut fait. M. Goudchaux est là pour attester l'existence de cet ordre. Je quittai un moment l'Hôtel-de-Ville. Dans la soirée, je rentrai chez moi ; je fis appeler deux hommes fermes, courageux, libéraux, et respectueux à la fois pour le trône, portant l'un et l'autre un nom agréable au peuple et non suspect à la liberté, M. Oscar de Lafayette et M. Ferdinand de Lasteyrie ; je leur communiquai la mission de vrai patriotisme et d'humanité dont je les chargeais ; ils l'acceptèrent. Je leur adjoignis deux hommes de mon intimité, personnelle, d'opinions indépendantes et de sentiments très-élevés, dont j'étais sûr comme de-moi-même, M. de Champeaux, ancien officier de la garde royale, et M. Dargaud, attaché par moi au cabinet des affaires étrangères ; je leur donnai l'ordre de se tenir jour et nuit à ma disposition, afin de partir à la minute pour le lieu que je leur indiquerais suivant l'itinéraire du roi, quand je serais parvenu à le connaître ; je rédigeai et signai leurs instructions ; je fis charger ma voiture de voyage, et je la tins avec la somme nécessaire (50.000 fr.), à la disposition de ces commissaires. Cela fait et la nuit venue, je sortis et je me rendis, accompagné de M. de Champeaux, chez M. de Montalivet, ministre de la maison du roi et ami de ce prince. Je savais que le roi avait écrit de Versailles et de Dreux à M. de Montalivet pour quelques dispositions personnelles. Je ne doutais pas que ce ministre n'eût des confidences plus explicites des intentions du roi, et qu'il ne connût sa retraite ; je lui fis part des dispositions du gouvernement provisoire et des miennes ; je lui communiquai les mesures que je venais de prendre pour faire suivre et protéger au besoin contre tout obstacle et contre toute insulte la famille royale'; je le conjurai de s'ouvrir avec une pleine confiance à moi et de me révéler la retraite de Louis-Philippe. Vous voyez, lui dis-je, que je ne crains pas de me compromettre pour cette œuvre de salut pour le roi et de dignité pour la France, puisque je viens moi-même, seul et nuitamment, et m'exposer aux soupçons du peuple en recherchant un entretien avec le ministre confident du prince contre lequel ce peuple est animé en ce moment. Cette démarche hardie, dans une telle circonstance, doit vous être un gage de ma sincérité.

 

IX.

M. de Montalivet, qui avait montré tant de courage et tant de zèle d'humanité lui-même eh 1830, pour épargner un remords à son pays, à l'époque du procès des ministres, parut vivement touché de mon procédé ; il m'assura qu'il était jusque-là dans la même ignorance que moi sur la roule ultérieure du roi et sur le lieu où il se dérobait aux regards ; il me promit de m'informer aussitôt que des renseignements précis l'auraient instruit lui-même de la retraite du roi, ne mettant à cela d'autres réserves que celles qui lui seraient commandées par la discrétion obligatoire, dans le cas où les ordres du roi lui interdiraient de rien révéler.

Ceci se passait, le troisième jour après la révolution accomplie à Paris. Je rentrai chez moi en attendant d'heure en heure un avis de M. de Montalivet. Je m'abstins avec grand soin, pendant cet intervalle, de faire faire aucune recherche personnelle dans les lieux où je présumais que la famille royale pouvait s'être cachée, craignant avec raison que cette recherche du gouvernement, bien qu'elle n'eût pour objet que le salut de cette famille, ne révélât trop sa retraite et ne donnât lieu à des émotions et à des pressions populaires que nous, voulions, au contraire, éviter à tout prix aux fugitifs.

Le sixième jour, ne voyant arriver aucune information de M. de Montalivet, et madame de Montalivet étant venue elle-même me communiquer ses anxiétés d'esprit sur ce qui pouvait arriver au roi dans sa fuite : Le roi, lui dis-je, s'expose en ne faisant pas révéler à M. de Montalivet et à moi sa retraite. Il serait dangereux ou pénible que cette retraite fût découverte par des hasards malheureux ou des fureteurs officieux ; le pays peut s'alarmer pour sa sûreté nationale d'une résidence plus prolongée sur son territoire, on peut y soupçonner des intentions d'agression contre la révolution ; au nom du prince que vous aimez et du pays, dont je sais que M. de Montalivet est un citoyen irréprochable, mettez-moi sur la voie et laissez-moi faire partir les hommes sûrs et prudents qui sont chargés de pourvoir honorablement à tout.

Madame de Montalivet m'affirma encore que son mari n'avait pu rien apprendre de positif sur la demeure du roi. Je pensai que ce prince craignait peut-être de devoir quelque chose au gouvernement révolutionnaire ; qu'il préférait sans doute devoir tout à la discrétion de ses amis et à la Providence. Je compris ces raisons ; je crus entrevoir que M. de Montalivet lui-même avait ordre de ne rien révéler à ceux que le roi regardait sans, doute comme ses ennemis. Je respectai ces susceptibilités de la dignité et du malheur ; je n'insistai pas et je prévins toute recherche ultérieure.

Deux jours après je fus informé des circonstances plus précises de l'évasion du roi. Peu m'importait comment la famille royale était en sûreté, pourvu qu'elle n'eût.eu à subir ni poursuite, ni insulte, ni captivité par le fait de la France. Je fis remettre les 50.000 fr. au trésor, décharger ma- voiture, et je remerciai les commissaires du dévouement qu'ils avaient accepté inutilement, mais honorablement.

Tels sont les détails authentiques de ma conduite personnelle et de celle du gouvernement provisoire, relativement au départ du roi. On voit que les témoins ne manquent pas pour me démentir, si l'écrivain veut en consulter ; on voit que ces témoins sont tous ici ; on voit de plus, encore, qu'ils ne sont pas choisis parmi les ennemis du roi, ni bien loin de sa personne ; on voit, pour répondre catégoriquement à l'écrivain, que M. de Lamartine ne garda, ni dans son sein ni dans son cabinet, les bonnes intentions du gouvernement et les siennes propres, quant à la liberté, à la sûreté, à la dignité de la sortie du roi du. territoire ; on voit enfin que, si les mesures prises à cet égard — mesures qui ne pouvaient être ébruitées sans causer une émotion au moins pénible autour de la famille royale — n'eurent pas l'effet que le gouvernement et M. de Lamartine en attendaient, ce n'est pas à M. de Lamartine ni au gouvernement qu'il faut s'en prendre, mais à la susceptibilité très-digne et très-naturelle du roi lui-même, et à la discrétion peut-être excessive, mais obligatoire, de son ministre et de son ami.

Du moment où le roi refusait de laisser connaître son asile pour y recevoir les sauf-conduits, les sûretés et les respects même qu'une nation sans colère, un gouvernement sans haine, un ministre attentif et des commissaires bienveillants lui offraient, qu'avaient à faire le gouvernement et M. de Lamartine ? A fermer les yeux et à éviter, autant qu'il dépendait d'eux qu'une indiscrétion ou une, surprise ne compromissent malgré eux l'incognito d'une évasion qui ne devait être qu'un départ.

A qui l'écrivain d'outre-mer persuadera-t-il, après ce qu'on vient, de lire, que si le gouvernement, à demi informé et pouvant l'être davantage, avait voulu fermer les routes, murer les côtes, surveiller les embarcations, émouvoir ses agents et les populations autour de la retraite probable du roi, il n'eût pas pu, en huit jours, apporter obstacle au départ de la famille royale ? Mais, indépendamment de tout, sentiment de respect de soi-même et du malheur, du sang, de l'âge et du sexe des fugitifs, et en supposant un gouvernement de sbires et d'inquisiteurs au pouvoir, pourquoi M. de Lamartine et le gouvernement humain et de sang-froid du 24 février l'auraient-ils fait ? Que pouvait-il en revenir d'utile et de glorieux à la patrie ou à la République ? Le gouvernement voulait-il rouvrir la prison du Temple, ou reposer devant une nation généreuse et pure l'horrible question d'un 21 janvier ? Ah ! si cela fait honte à penser à ceux qui le réfutent, cela devrait faire horreur à supposer à celui qui l'écrit. L'écrivain d'outre-mer se reporte à des. années et à des actes dont nous sommes séparés par des abîmes de temps, de sang et de larmes. Une connaît pas la France, il n'est pas de son époque ; le fantôme de 1793 lui est apparu ! Qu'il le chasse et qu'il se rappelle qu'il parle de 1848 ! S'il y a eu des faiblesses et des égarements à cette dernière date, ce ne furent du moins que des faiblesses de cœur et des égarements d'humanité !

 

X.

Et si cette conduite de Lamartine et du gouvernement fut telle quant aux personnes de la famille royale couvertes par le gouvernement, de réserve, de discrétion, de facilité de retraite et de silence, elle fut telle aussi quant aux biens.

Aussitôt que l'autorité, perdue dans le sang, eut été ramassée, reconquise et reconstituée d'urgence et de nécessité dans le tumulte de l'Hôtel-de-Ville et dans la fumée des coups de feu, le gouvernement, aidé par l'immensité des bons citoyens, envoya arrêter le sac de Neuilly ravagé par des bandes qui ne sont que l'écume des révolutions, et préserver les Tuileries et les maisons royales des désordres. qui menaçaient les propriétés nationales et les propriétés personnelles des membres de la famille royale. On vint plusieurs fois du dehors poser devant le gouvernement la question de la confiscation politique des deux ou trois cents millions de biens possédés par une maison royale, adversaire-née de la République, et pouvant, par des masses de fortunes si disproportionnées aux fortunes des simples citoyens, donner des inquiétudes à la liberté et acheter au besoin le pouvoir suprême, en corrompant l'élection ou en soldant l'opinion. Le gouvernement s'y refusa avec un impassible respect, du droit commun. Résolus à préserver pour tous le droit sacré et fondamental de propriété héréditaire, nous ne voulons pas, dirent ses membres, décapiter la propriété personnelle même dans la personne des prétendants momentanément écartés, non proscrits. Un principe meurt par une seule exception, quelles que soient les raisons spécieuses qui la motivent. Nous voulons que le principe de propriété vive et survive dans l'intérêt des familles à tous les changements de forme dans les gouvernements. La démocratie n'est que la propriété mieux assurée et plus accessible à tous. Une confiscation serait un contresens à la démocratie. Nous préviendrons pendant quelque temps, par une prudente tutelle, l'usage de guerre civile qui pourrait être fait de ces revenus et de ces capitaux accumulés dans des mains hostiles, mais nous n'y toucherons pas et nous les restituerons comme un dépôt au roi et à sa famille, aussitôt que la crise sera traversée et la nation reconstituée dans sa souveraineté.

Cela fut dit textuellement et cela fut fait. Nous nommâmes deux hommes irréprochables et que le roi lui-même aurait acceptés, d'abord M. Lherbette, puis sur son refus, M. Vavin, administrateur des biens royaux. Ces noms étaient une garantie d'incorruptibilité pour la nation, de bienveillante impartialité pour le roi. Nous lui fîmes donner l'assurance souvent répétée, ainsi qu'à ses enfants, qu'aussitôt après la réunion de l'Assemblée constituante, ses revenus et ses biens lui seraient remis intégralement.

 

XI.

Si l'écrivain d'outre-mer veut s'obstiner maintenant à douter de ces actes et de ces paroles, nous lui nommerons les généraux, les aides de camp du roi, les chargés d'affaires de France à Londres, les personnages de son intimité la plus immédiate venus plusieurs fois à Paris, pendant les mois de mars et d'avril et chargés d'exprimer, en exprimant d'eux-mêmes à Lamartine, la justice que le prince exilé lui-même rendait alors aux égards et aux sentiments de ses prétendus persécuteurs. Aujourd'hui il est de bon goût, à Londres comme à Paris, d'invectiver un homme inutile et d'accuser une terreur de fantaisie qui n'a ni confisqué un centime, ni emprisonné un citoyen, en six mois de toute-puissance. Mais il y a un lendemain de vérité, même à ces lendemains de l'oubli. Les heures emportent les pensées des hommes, elles n'emportent ni les faits ni les témoins. Ce sont des témoins et des faits que nous opposons aux oublis de l'écrivain d'outremer. Le cabinet de l'hôtel des affaires étrangères a entendu à ce sujet des paroles qui ne me permettront jamais de croire à la sûreté de la mémoire de M. Croker. On ne remercie pas par tant d'organes ceux qu'on se réserve de flétrir devant l'avenir.

 

XII.

Je n'irai pas plus loin dans l'examen de cet écrit. Je craindrais que la plus involontaire récrimination contre l'écrivain d'outre-mer ne fit rejaillir une peine de plus sur l'exil. Ce n'est pas pour demander grâce aux retours éventuels de fortune que je retiens ma rectification dans les limites d'une simple discussion des faits ; c'est pour faire le sacrifice de mon émotion même, au malheur et à l'ostracisme, les deux puissances que je vénère le plus parce qu'elles sont des puissances désarmées, des toutes-puissances sur le cœur.

Et quelle grâce aurais-je à demander à la dynastie de Juillet, si jamais pour son malheur elle revenait affronter et provoquer de pires révolutions sur le trône de 1830 ? Ce n'est pas moi qui lui ai offert ce trône ou qui l'ai engagée à y monter à la place d'un pauvre exilé ! Ce n'est pas moi. qui ai mendié ou même accepté une seule de ses faveurs ! Ce n'est pas moi qui ai fait la coalition parlementaire contre cette dynastie que je ne préférais pas, mais que j'acceptais. Ce n'est pas moi qui ai précipité le roi du trône en 1848. Je ne me suis jeté dans l'événement qu'après que le trône était brûlé aux Tuileries et que la royauté de 1830, entourée la veille de cinq cent mille soldats fidèles et d'un gouvernement en apparence invincible, s'exilait d'elle-même au bruit du canon de Paris. Ce n'est pas moi qui l'ai poursuivie dans sa retraite ou insultée dans son exil !

Mais c'est moi qui ai dit à la nation, après la révolution accomplie : Sauvez-vous vous-même sous le grand droit de nation et sous la grande souveraineté de tous ! mais sauvez-vous sans crime, sans spoliation, sans offense même à la pitié. Soyez République provisoire trois mois pour vous reconnaître et vous consulter, soyez ensuite ce que Dieu vous inspirera et ce que la volonté nationale proclamera de meilleur pour vous ; et en attendant, soyez irréprochable envers les vaincus, et montrez au monde une République innocente que tout le monde aura le droit de haïr, mais que personne n'aura le droit d'incriminer ! Vous aurez fait faire ainsi un pas d'un siècle à la démocratie.

C'est là mon crime, sans doute, aux yeux de l'écrivain d'outre-mer ; il aimerait bien mieux que la République naissante se fût souillée, sous notre inspiration, par des sévices, des outrages au malheur, des persécutions, des barbaries ; et ne pouvant trouver ces actes sauvages en nous, il les invente. Notre grand crime, je vais le lui dire, c'est d'avoir préservé la révolution de tout crime ! Mais malgré le plaisir qu'il se promet de me voir demander grâce un jour à la dynastie de 1830, je lui promets, moi, de ne demander grâce de ce crime-là ni à lui, ni à la dynastie de 1830, ni à la République, ni à l'histoire ! Il faut qu'il en prenne son parti, je vivrai et je mourrai dans l'impénitence finale, et je ne cesserai de répéter à la République : Votre force est dans votre innocence. Restez irréprochable et vous serez impérissable ! Quelle est la monarchie récente qui puisse en dire autant ?

Quoi qu'il en soit de cet, acte si tardif d'accusation, nous persistons à croire qu'il n'émane pas de la source si haute à laquelle on le fait remonter. Si les révolutions, et surtout les révolutions involontaires, inattendues, sans préméditation et sans colère, comme celle de 1848, sont tenues d'être magnanimes, respectueuses et même consolatrices envers les royautés victimes de leurs propres fautes et envers les familles royales, victimes plus innocentes encore des fautes de ces royautés, les princes précipités ou descendus d'eux-mêmes du trône et relégués temporairement, sans aucune autre injure que celle de la destinée, dans un honorable et splendide exil, sont tenus de leur côté à la justice de leurs griefs et à la décence de leur malheur. La République de 1848 n'a pas manqué à son devoir, le prince ne manquera pas à sa situation. L'histoire les regarde l'un et l'autre, ils se souviendront, pour leur dignité mutuelle, qu'ils sont en face du temps.

 

 

 



[1] On me communique à l'instant une page de l'Histoire du Gouvernement Provisoire. Cette histoire, qui ne parait certes pas écrite dans une intention de malveillance contre moi, contient cependant la plus étrange, et je la crois la plus involontaire, imputation qui ait jamais rejailli sur mon nom par suite de je ne sais quelle aliénation de faits, de sens ou de mémoire. Voici cette page :

Le 27 février, on informa le gouvernement que la duchesse d'Orléans était arrêtée à Mantes. M. Jules de Lasteyrie accourut à l'Hôtel-de-Ville pour obtenir un ordre d'élargissement. Tous les membres du gouvernement y consentirent, un seul excepté. C'était M. de Lamartine. Le Peuple seul, disait-il, a le droit de prononcer. Aux instances de M. de Lasteyrie, il répondit : Le salut du pays repose sur ma popularité, je ne veux pas la risquer. Ce fut M. Albert qui, par une chaleureuse intervention, décida M. de Lamartine à se relâcher de ses rigueurs.

Et plus loin, après une citation aussi controuvée d'une soi-disant conversation à ce moment entre l'envoyé de Russie, M. de Kisscleff, et M. de Lamartine :

M. de Lamartine proposait, dit l'écrivain si mal informé, de mettre en arrestation la princesse, et d'attendre les circonstances pour la garder ou la relâcher ; ses collègues refusèrent.

Répondre à de pareils renversements de sens et de faits serait aussi puéril à moi que de répondre à l'accusation d'avoir présenté le drapeau ronge, le fusil à la main, à l'Hôtel-de-Ville, pendant que je le repoussais, ou d'avoir demandé qu'on élevât la guillotine sur la place de la Révolution, pendant que je rédigeais l'abolition de l'échafaud. C'est à mes collègues, aux ministres présents, aux témoins et aux faits de répondre. On n'a qu'à lire le récit ci-dessus, et à évoquer les témoignages cités, vivants et présents en si grand nombre autour de moi : tout est là.