Le 18 mai. — Marche de la manifestation. — Sun irruption dans le palais. — Résistance de Lamartine. — Invasion de la salle. — Excès et scandales des envahisseurs. — Usurpation de la tribune. — Ordres et contre-ordres de rappel. — Le général Courtois. — Ovation de Louis Blanc. — Proclamation par les factieux de la dissolution de l'Assemblée nationale et d'un gouvernement révolutionnaire. — Leur course à l'Hôtel-de-Ville. — Le rappel. — Expulsion de l'émeute par la garde mobile. — Rentrée de l'Assemblée nationale. — Discours de Lamartine. — Sa marche contre les factieux sur l'Hôtel-de-Ville. — Enthousiasme de la population. — La place de Grève. — Entrée de Lamartine à l'Hôtel-de-Ville. — Arrestation des chefs de l'insurrection. — Retour triomphal à l'Assemblée nationale. — Décret d'épuration des montagnards. — Leur résistance. — Démission de Caussidière. — Siège de la Préfecture de police. — Capitulation des Montagnards. — Le général Cavaignac au ministère de la guerre. — Revue du 21 mai. — Les ateliers nationaux. — Leur dissolution préparée par la commission exécutive. — Attroupements bonapartistes. — Proposition d'ostracisme temporaire de M. Louis-Napoléon Bonaparte. — Pressentiment des journées de juin par Lamartine. — Dispositions militaires de la commission exécutive. — Les journées de juin. — Chute de là commission exécutive. — Conclusion.I. À l'aube du jour, le 15 mai, les généraux et le ministre de l'intérieur furent appelés au Luxembourg, siège du gouvernement, pour rendre compte des dispositions qu'ils avaient prises et pour en concerter de nouvelles. Rien ne fut négligé de ce qui pouvait écarter le rassemblement de l'Assemblée, et couvrir, même par le feu, l'inviolabilité de la représentation. Le général Courtais reçut le commandement général. Il fut convenu que douze mille hommes de la garde nationale seraient appelés autour du palais Bourbon, et que les bataillons de garde mobile stationneraient comme réserve sous les arbres des Champs-Elysées. Des gardes mobiles et de l'artillerie furent, en outre, postés dans les cours. La séance de l'Assemblée s'ouvrit à midi. Ledru-Rollin et Lamartine y assistaient, ainsi que les ministres. MM. Arago, Marie, Garnier-Pagès et Pagnerre étaient en permanence au Luxembourg pour aviser aux éventualités du jour, dans le cas où leurs collègues viendraient à être cernés dans le palais Bourbon. Une agitation confuse régnait dans la salle, un immense bourdonnement s'élevait du dehors. On lisait la pétition en faveur de la Pologne ; des orateurs la soutenaient. Lamartine monta les degrés de la tribune pour leur répondre. On vint lui annoncer qu'une colonne immense de peuple, précédée des clubs, et ramassant sur son passage l'écume flottante de la population d'une grande capitale, s'avançait sur l'Assemblée, et menaçait de forcer le pont. Lamartine feignit, pour ne point alarmer l'Assemblée, de ne pas vouloir répondre avant que d'autres orateurs eussent parlé. Il se pencha à l'oreille du président, M. Bûchez, et l'avertit de prendre les mesures que son autorité lui donnait sur les troupes dans le rayon du palais de la représentation. Le général Courtais, évidemment surpris de la masse et de la rapidité de la démonstration, manquant de bataillons sous la main, redoutant un choc qu'il croyait pouvoir encore éviter en ouvrant le passage du pont et en laissant défiler la colonne des pétitionnaires devant le péristyle et parle quai, flottait indécis et cherchait des conseils conformes à sa pensée. Pendant cette indécision de la défense, la colonne écartant un demi-bataillon de gardes nationaux sur la place de la Concorde, et faisant refluer le petit nombre de gardes mobiles insuffisant pour, défendre le pont, déboucha comme un torrent débordé sur le quai, en face du péristyle, et s'engouffra dans la rue de Bourgogne, aux cris de Vive la Pologne. Les questeurs dénués de force, par l'absence des gardes nationaux à l'intérieur, vinrent engager Lamartine et Ledru-Rollin à se présenter au peuplé et à le haranguer du haut des marches du palais. Le général Courtais y était déjà, cherchant vainement de la voix et du geste à dominer le tumulte. Des milliers d'hommes en costumes divers, la plupart en haillons, la figure fanatisée, le geste menaçant, la bouche pleine d'écume et de cris, pesaient de tout le poids d'une multitude contre les grilles, et s'efforçaient de les ébranler ou de les escalader pour violer l'enceinte. Ledru-Rollin, accueilli par quelques applaudissements, ne put se faire entendre. A l'aspect de Lamartine, que la foule savait être ministre des affaires étrangères et énergiquement opposé à la guerre, une clameur immense s'éleva. Quelques voix crièrent : Mort à Lamartine ! La foule protesta avec indignation contre ces cris : elle arracha de la grille les deux forcenés qui les avaient poussés, elle les foula aux pieds et cria : Non ! vive Lamartine ! Au moment du Lamartine se faisait apporter une chaise pour parler au peuple, quinze ou vingt hommes hissés sur les piques.de la grille les franchirent et tombèrent à ses pieds dans l'intervalle qui sépare les grilles des marches du péristyle, La porte de la grille fut ouverte ou forcée, et un premier flot de foule se précipita par cette ouverture. C'en est fait, dit Lamartine, non ! la raison n'y peut rien ; il n'y a plus qu'à se défendre. Eh bien ! aux armes et défendons-nous ! En disant ces mots, il se replia suivi de quelques députés et de quelques soldats sur la porte de la seconde cour séparée par une autre grille du parvis du péristyle. Cette seconde cour était occupée par un demi-bataillon de gardes mobiles. Les soldats paraissaient résolus à faire leur devoir, quand un ordre qu'on attribue au général Courtais leur fit remettre les baïonnettes dans le fourreau. Lamartine, en voyant ce mouvement de désarmement des soldats au milieu du tumulte, leva les bras au ciel et s'écria : Tout est, perdu ! Il rentra avec le groupe de questeurs et de députés dans l'enceinte et attendit consterné l'événement. Cependant, il se flattait toujours que les gardes nationaux qui étaient dans-les autres cours, ralliés par quelque commandement énergique, préviendraient du moins la violation de la salle même des séances, et que l'invasion dont il avait été témoin par le côté du quai, se bornerait à un défilé tumultueux dans les corridors et dans les jardins du Palais. Après avoir averti le président de ce qui se passait, il ressortit seul et désespéré, pour faire face aux séditieux qui tenteraient de franchir le dernier seuil. Après avoir fait quelques pas dans la salle des colonnes, il se trouva en face d'un groupe de chefs de clubs qui s'avançaient sur cinq ou six de front en se donnant le bras-. Un membre du gouvernement provisoire Albert, ami de Louis Blanc, était du nombre. C'était le seul qui fût connu de vue par Lamartine. Derrière ce premier rang marchaient d'autres citoyens, le visage en feu, le geste égaré. Lamartine, résolu à faire son devoir sans considérer son impuissance et son isolement, s'avança de quelques pas au-devant de cette tête de colonne, et étendant les deux bras en croix comme pour leur opposer une barrière : Citoyens, leur dit-il, vous ne passerez pas, ou vous ne passerez que sur mon
corps ! — Et à quel titre nous
empêcheriez-vous de passer ? lui dirent les premiers qui l'abordèrent.
— Au titre, répondit Lamartine, de membre du gouvernement, chargé de défendre à tout prix
l'inviolabilité de l'Assemblée nationale. — Que
nous importe l'Assemblée nationale, répliquèrent-ils, nous sommes le peuple ? nous voulons présenter nous-mêmes
nos pétitions et nos volontés à nos mandataires ; avez-vous donc oublié déjà
que le peuple communiquait librement, directement et toujours avec le
gouvernement de l'Hôtel ce de Ville ? — Citoyens, reprit Lamartine, nous étions alors ce en révolution ; nous sommes aujourd'hui en gouvernement. L'Assemblée nationale est autant au-dessus de nous que la nation est au-dessus de vous ! Elle ne peut recevoir de pétitions des mains d'une fraction attroupée du peuple sans perdre sa liberté et a majesté. Je vous répète que vous ne passerez que sur mon corps. Alors des vociférations s'élevèrent du sein des hommes qui formaient le second rang du groupe : des apostrophes ironiques et dédaigneuses furent adressées à Lamartine ; mais aucun outrage, aucune violence n'attristèrent ce dialogue entre Ses interlocuteurs et lui. L'altercation dégénéra en discussion sur les droits respectifs du peuple et de l'Assemblée ; quelques citoyens étrangers à la représentation, au nombre desquels le jeune Lagrange de Mâcon, Thomasson, Ernest Grégoire, quelques représentants courageux et indignés, M. de Mornay, M. de Montreuil et d'autres, étaient accourus au bruit de la querelle et s'étaient rangés derrière Lamartine. Ils adressèrent des représentations dans le même sens que lui aux groupes des envahisseurs ; ces groupes encore en petit nombre hésitèrent, flottèrent, et finirent par se replier sur la salle des pas perdus. Lamartine rentra dans l'assemblée et s'assit à sou banc pour s'associer aux résolutions et aux actes que la représentation nationale allait prendre dans Cette extrémité. Il croyait que les grilles avaient été refermées après le passage de ce premier flot d'insurgés, et que les pétitions apportées par des représentants allaient l'appeler à la tribune. Mais à peine avait-il repris sa place, pénétré d'une horreur et d'une douleur qu'il avait peine à dissimuler sur ses traits, que les portes des tribunes publiques, ouvertes ou brisées avec fracas dans tout le pourtour de la salle, donnèrent passage à une invasion d'hommes en vestes, en chemises, en blouses de travail, en haillons, qui s'élancèrent comme à l'assaut des galeries, écartant brutalement du geste, des mains, des pieds, les spectateurs paisibles et les femmes, enjambant les balcons, se suspendant par les bras aux corniches, pour se laisser glisser sur la tête des représentants, et remplissant en un moment la salle entière de foule, de cris, de drapeaux, de poussière et de confusion : véritable et atroce image d'une invasion de barbares dans une société civilisée. Lamartine reconnaissait ce même peuple souterrain, ces mêmes chefs, ces mêmes costumes, ces mêmes visages, ces mêmes vociférations dont il avait été submergé pendant soixante heures à l'Hôtel-de-Ville pendant les journées du drapeau rouge. L'Assemblée pouvait se croire reportée aux jours sinistres de septembre 1793. Les représentants furent à l'unanimité sublimes de fermeté, d'attitude impassible et d'indignation. Pas un cri d'effroi ne sortit d'une bouche, pas une pâleur ne couvrit un front, pas un regard ne s'abaissa devant l'audace et le cynisme des-figures-et des actes qui souillaient la salle. Ces neuf cents citoyens intrépides avaient accepté sciemment dans leurs départements, le mandat des dangers suprêmes qu'ils allaient courir en venant apporter la loi républicaine à une démagogie qui t'enterait de leur imposer la sédition et la terreur, Ils étaient résolus à mourir dignes de leurs départements. Le peuple fut intimidé lui-même de leur attitude, il parut honteux de ses excès. Cependant quelques luttes hideuses déshonoraient l'enceinte entre ces hommes enivrés des prédications démagogiques qui les avaient lancés jusque-là. Des forcenés agitant un drapeau armé d'une lance de fer voulaient aller le planter sur la tribune ; d'autres les contenaient. Ils se renversaient, ils se relevaient dans la poussière sous les yeux des représentants. D'autres s'efforçaient de gravir les degrés de la tribune, que des huissiers et des députés dévoués couvraient de leurs corps, d'autres s'élançaient par les escaliers extérieurs au bureau et autour du fauteuil du président, pour lui imposer des ordres ou des motions. Des dialogues partiels, terribles, sinistres, s'établissaient entre la foule et quelques députés héroïques qui la bravaient en se levant de leurs bancs, en découvrant leurs poitrines, et en faisant des gestes de défi aux séditieux. Des interpellations tragiques s'échangeaient de toutes parts entre les chefs démagogues qui se pressaient au pied de la tribune et les représentants de tous les côtés. Il n'y avait alors ni gauche ni droite, dans l'Assemblée ; aucune intelligence secrète n'était établie encore entre les démagogues du dehors et les représentants : il n'y avait d'autre parti que celui de l'indignation. Ledru-Rollin, Barbès, Louis Blanc, exprimaient par leur contenance et par leurs gestes autant d'affliction et de dégoût contre cette saturnale du peuple, que les membres des autres partis de l'Assemblée. On voyait ces députés, populaires de nom, abordés par les envahisseurs et cherchant à les apaiser, à les dissuader de leurs mauvais desseins. On faisait appel à leur intervention, comme pour s'interposer entre le peuple et l'Assemblée. Ces représentants sollicités ainsi par leurs collègues jetaient quelques mots dans un esprit de répression ; mais le tumulte couvrait toutes les voix et confondait tous les rôles. C'était une mêlée de gestes. et de cris, une bataille d'hommes désarmés, un tourbillon d'éléments confus qui emportait tout, même ceux qui l'avaient créé. Plus d'une heure s'écoula ainsi avant qu'un silence de lassitude put permettre à la foule et à la représentation confondues, l'apparence, non d'une délibération, mais d'un dialogue, ou d'une protestation quelconques. L'excès de l'anarchie avait paralysé l'action de l'anarchie elle-même. II. Pendant que ces scènes se déroulaient dans la salle, d'autres scènes se passaient, plus scandaleuses et plus sinistres encore, autour du bureau et du fauteuil du président. Des insurgés s'en étaient emparés en se hissant des mains et des pieds sur la tribune ; les uns y agitaient des sabres nus, les autres des drapeaux de clubs ; deux hommes en uniforme, l'un d'officier de garde nationale, l'autre de pompier, s'y faisaient remarquer par l'insolence et par le cynisme de leurs gestes et de leurs vociférations. Des bandes de démagogues à figure velues, avinées, se- disputaient la tribune, essayaient d'y jeter quelques mots étouffés dans les applaudissements ou dans les clameurs, et s'y renversaient tour à tour. D'autres donnant un perpétuel assaut au bureau des secrétaires et au fauteuil, proféraient d'horribles menaces contre le président : ils lui enjoignaient de donner la parole à leurs orateurs, ils lui défendaient, sous peine de massacre de l'Assemblée, d'appeler la garde nationale au secours de la représentation. Le président, digne, calme et intrépide pour lui-même, était placé dans une anxiété et dans une contrainte d'esprit qui explique son inaction apparente. S'il n'appelait pas la force publique, il manquait à sa responsabilité devant l'Assemblée ; s'il l'appelait, il compromettait peut-être la vie de neuf cents représentants à la merci d'une horde innombrable. D'ailleurs la force publique existait-elle quelque part ? On disait que la colonne du peuple entrée dans l'enceinte n'était que la tête d'une colonne de cent mille hommes s'étendant du pont de la Concorde jusqu'à la Bastille. Le général Tempoure commandant la garde mobile était retenu dans une tribune publique, spectateur immobile de ces violences, séparé de ses troupes auxquelles il ne pouvait plus donner d'ordre. Le commandant général Courtais errait dans l'enceinte, entouré des flots du peuple qui lui interdisait d'appeler ses bataillons. Le chef de l'administration de la guerre Charras était immobile et consterné. Le gouvernement était ou emprisonné avec Lamartine et Ledru-Rollin ; ou éloigné du Heu de la scène au Luxembourg, avec Arago, Garnier-Pagès, Marie : il ne restait à chacun des bons citoyens que son action individuelle. Chacun l'employait selon son inspiration et ses Conjectures sur la nature et la masse du mouvement extérieur dont personne ne connaissait exactement la portée. Le président signait tour à tour des ordres portant de ne pas faire battre le rappel et l'ordre secret de marcher sur l'Assemblée ; il remettait les premiers aux séditieux pour les apaiser ; les seconds à des citoyens affidés pour qu'ils les transmissent aux colonels des légions. Ces colonels recevant ainsi des ordres contraires ne prenaient conseil que du hasard. Lamartine envoya coup sur coup par des amis qu'il avait dans la foule, l'ordre de faire battre le rappel et de rassembler les légions. M. de Chamborand, homme d'initiative et d'audace, ami de Lamartine, parvint à travers mille dangers à faire exécuter par une légion, sous sa responsabilité et en se livrant lui-même en otage, l'ordre de battre le rappel. Mais ces ordres n'étaient que des avis, portés par des représentants ou par des complices apparents de l'invasion, qui pouvait être détournés ou désobéis. L'Assemblée captive était livrée au hasard de l'événement : un coup de feu, un coup de poignard pouvant changer la saturnale populaire en massacre de la représentation. III. Cependant, masse du peuple, plus entraînée que coupable, semblait avoir une honte instinctive de ses excès et rougir de son propre désordre. Lamartine s'étant porté sur la terrasse du petit jardin qui domine le quai et !a rue de Bourgogne, pour juger du nombre et des dispositions du peuple au dehors, fut accueilli par des applaudissements et des cris de vive Lamartine ! Rentré dans les salles qui précèdent l'enceinte et submergé dans les groupes qui s'y déroulaient comme des vagues, il ne fut l'objet d'aucun outrage. — Parlez-nous ! conseillez-nous ! assistez-nous ! lui criaient ces hommes incertains de leur propre esprit. Ne craignez rien, nous vous couvrirons de nos bras pour écarter les poignards de votre poitrine ! Il leur répondait avec calme et avec sévérité ; il leur montrait du geste les scandales de l'enceinte violée ; il leur annonçait l'indignation et la vengeance certaine des départements outragés dans leur représentation, et la guerre civile inévitable, s'ils ne se réprimaient pas d'eux-mêmes en se retirant et en signant un acte de repentir et de réparation à l'Assemblée. Ces paroles trouvaient partout des échos. Le peuple ne semblait demander qu'à se retirer et à réparer sa faute, un petit nombre seulement de démagogues et d'agents forcenés des clubs, perpétuaient les tumultes, portaient en triomphe, de salle en salle, Louis Blanc, accompagné de Barbès et d'Albert. Louis Blanc, quoi qu'on en ait dit depuis, paraissait plus humilié que satisfait de ces triomphes subis, plutôt qu'obtenus sur la décence publique. Lamartine, qui fut toujours coudoyé dans ce tourbillon de l'émeute par les ovations de son ancien collègue et de son adversaire, entendit du sein de la foule plusieurs des allocutions de Louis Blanc. Ces paroles respiraient la joie de voir le nombre et l'enthousiasme des socialistes imposer le respect à leurs ennemis et se caractériser en puissance d'opinion irrésistible ; mais tout en les félicitant, il les conjurait de se retirer, de se modérer et de rendre la liberté à la représentation générale du peuple. Le général Courtais, passant de groupe en groupe, ne cessait d'adresser les mêmes adjurations. IV. Mais pendant que Lamartine haranguait de salle en salle la foule de plus en plus flexible à sa voix, les chefs des clubs se disputant la tribune, y montaient, y lisaient des pétitions et des discours ; Blanqui, applaudi par ses sectaires, y appelait par une fatale rivalité de popularité Barbès son ennemi et jusque-là plus adversaire que complice des séditieux. Enfin, un conspirateur plus entreprenant nommé Huber, visage avéré dans toutes les agitations extrêmes du peuple depuis février, proclamait la dissolution de la représentation nationale et le gouvernement révolutionnaire. Applaudie par les hordes qui se pressaient autour de la tribune, cette motion fut proclamée de bouché en bouche comme un plébiscite. Les membres de l'Assemblée se dispersèrent -pour aller chercher justice et vengeance dans le sein de la garde nationale et du véritable Paris. Les factieux précédés de Barbès et leurs complices marchèrent en colonne sur l'Hôtel-de-Ville, s'en emparèrent sans résistance, et s'y entourèrent de huit mille hommes armés, les uns complices, les autres spectateurs entraînés des triomphes des factions. A ce moment, Ledru-Rollin retenu par les séditieux dans une loge de concierge du palais, et sollicité pâteux de les suivre à l'Hôtel-de-Ville, et d'y accepter la place qu'on lui avait décernée dans ce gouvernement, leur résistait obstinément, et déclarait qu'il ne se laisserait à aucun prix imposer un pouvoir surpris par une sédition contre la représentation nationale. Au même instant, Lamartine, pressé par une foule tumultueuse dans la salle des Conférences, haranguait le peuple qui commençait à se retirer à ses sommations. Le mouvement de retraite qui se fit après la proclamation de la dissolution de l'Assemblée interrompit ses paroles. Un groupe de sept ou huit bons citoyens mêlés au peuple pour l'inspirer et le contenir entoura Lamartine et le conduisit à travers le jardin dans le palais en construction de la présidence. On le fit monter dans le bureau de l'administration du bâtiment ; on ferma les portes ; on plaça quelques braves ouvriers en sentinelle au bas de l'escalier pour détourner les pas de la multitude, si elle venait à s'y présenter ; on résolut d'attendre dans l'enceinte même de l'Assemblée nationale, le mouvement qui allait ou consommer ou réprimer l'attentat du jour. Si dans trois heures, dit Lamartine à ses amis inconnus, nous n'entendons pas battre le rappel de l'autre côté du fleuve, j'irai coucher à Vincennes, ou je serai fusillé ! — Cela ne durera pas tant, s'écrièrent ces jeunes gens indignés, il n'est pas possible que la France subisse trois heures une pareille parodie de gouvernement. Lamartine épuisé de voix et ruisselant de sueur, s'assit devant une petite table où les ouvriers avaient oublié une bouteille de vin : on but à la prochaine délivrance de la République. Le général Courtais, instruit de l'asile où s'était retiré Lamartine, vint frapper à la porte du cabinet ; on le fit entrer. Rien dans ses traits ni dans son langage ne trahissait la joie ouverte ou même la satisfaction secrète d'un complice ; tout révélait au contraire en lui, le désordre et la consternation d'un homme flottant entré deux dangers, celui de manquer à son devoir envers la représentation, celui de faire couler le premier sang après une révolution jusque-là sans tache. Courtais demanda conseil à Lamartine devant ces huit témoins : Lamartine lui conseilla de s'évader par les jardins, de se mettre à la tête de la première légion qu'il pourrait réunir et de marcher sur le palais pour y rétablir l'Assemblée. Il remercia-Lamartine, but un verre de vin debout, et s'élança pour faire son devoir. Un instant après, il rentra ; son uniforme de général l'avait fait entourer par le peuple qui inondait les jardins, les cours, et fermait toutes les issues, Lamartine lui conseilla de tenter un dernier effort ; le général redescendit, fendit les attroupements, et voulut sortir par la rue de Bourgogne. Mais pendant qu'il cherchait un moyen d'aller rejoindre et diriger ses légions, les légions soulevées d'elles-mêmes par la rumeur publique et parles émissaires de Lamartine.et de ses collègues du Luxembourg, se rassemblaient, marchaient, et allaient arrêter bientôt leur propre général. V. Un bourdonnement immense de peuple montait d'en bas dans l'asile où Lamartine comptait les minutes avec ses amis, l'oreille collée aux fenêtres. Un silence morne et complet régnait sur le reste de Paris. On ne savait ce qui allait sortir de ce silence. Les conspirateurs avaient, disait-on, dix mille complices armés et du canon à l'Hôtel-de-Ville. Le ministère.de l'intérieur était pris, celui de la guerre abandonné ; la garde nationale était sans commandant général.-On flottait entre les éventualités les plus étranges. Tout était possible en un pareil moment. Soudain, un pas de charge lointain, imperceptible, battu de différents côtés sur les deux rives de la Seine, vient frapper l'oreille. À ce bruit, un bataillon de garde mobile emprisonné dans les jardins de la présidence qui dominent le quai, court aux armes et se reforme en bataille sous les murs du palais. Lamartine sort avec ses amis de sa retraite, descend l'escalier, traverse le bâtiment en construction, passe par une fenêtre sur une planche jetée en pont du palais dans le jardin, se précipite dans les rangs de la garde mobile qui l'accueille par les cris de Vive Lamartine ! vive la représentation nationale ! et rentre avec eux et les gardes nationaux par la grande porte du quai dans de palais. Les séditieux qui remplissaient l'enceinte des salles, les cours et les jardins, se dispersent par toutes les issues devant les -baïonnettes. Les représentants ramenés par les détachements des légions reprennent leurs places ; Lamartine, à demi étouffé par l'encombrement des salles et des corridors, est porté jusque sur les premières marches de la tribune. Il y monte salué des mêmes cris, et il y attend longtemps en silence que le tumulte des armes soit apaisé, et qu'un certain nombre de représentants aient repris leur place. Citoyens, s'écria-t-il alors : le premier devoir de l'Assemblée nationale, rentrée libre dans son enceinte à l'ombre des baïonnettes, c'est de voter la reconnaissance de la patrie, à la garde nationale de Paris, à la garde mobile ! à l'armée ! On ratifie cette proposition par des applaudissements. Mais nous manquerions au premier de nos devoirs, continue-t-il, si, dans cette reconnaissance publique, nous ne signalions pas une partie, la principale, l'immense majorité de la population de Paris ; indignée des scandales qui ont un moment déshonoré cette en ceinte, et qui s'est soulevée tout entière pour rétablir la représentation. Mais, citoyens, dans les circonstances urgentes où nous sommes placés, la tribune n'est pas la place de l'homme politique que vous avez désigné avec ses collègues pour veiller au salut de la patrie. Pendant qu'un gouvernement de faction, pendant qu'un gouvernement de violence, substitué pour un instant à la grande et unanime expression de l'élection universelle du peuple, va chercher ailleurs un siège de gouvernement qui se brisera sous ses pieds, nous allons partir pour l'Hôtel-de-Ville ! Je ne vous dirai pas que les moments sont précieux, car j'ai, comme vous, la confiance et la conviction que, plus le peuple de Paris aurait le temps pour réfléchir, plus il rougirait de l'attentat commis contre vous ! En présence du malentendu terrible qui pourrait s'élever entre les départements, isolés dans leurs représentants, et Paris, gardien de la sécurité de l'Assemblée, il faut aviser. Eh bien ! nous allons, nous, au nom du gouvernement que vous avez proclamé il y a peu de jours ; nous allons, assistés par l'unanimité de la garde nationale, et de la garde mobile, et de cette armée qu'il est impossible de séparer... nous allons nous réunir avec les membres du gouvernement, qui tous, je n'en doute pas, sont animés de la même indignation, des mêmes sentiments que moi ; oui ! ceux-là ce même que le choix des factions a tenté de déshonorer ! Nous allons ratifier : au plus tôt l'acclamation que vous avez faite, du brave chef de la garde nationale que vous avez nommé d'enthousiasme, le citoyen Clément Thomas. (On applaudit.) Citoyens, encore un mot, un seul mot. Dans un moment pareil, le gouvernement n'est plus dans un conseil, la place du gouvernement est à votre tête, citoyens et gardes nationaux ! sa place est sur le champ de bataille ! marchons ! La salle retentit d'acclamations. Les soldats et la garde nationale élèvent leurs baïonnettes vers la tribune, comme pour en faire un rempart à la représentation. Lamartine descend, s'avance vers Ledru-Rollin qui venait de rentrer aussi dans la salle, et lui dit : Marchons à l'Hôtel-de-Ville. On a porté votre nom sur la liste du gouvernement des factions, donnez le démenti aux factieux en marchant avec moi contre eux ! Les deux membres du gouvernement sortent accompagnés d'une foule de gardes mobiles, de représentants et de citoyens parmi lesquels M. Murat fils du héros de Naples, Mornay, et Falloux, hommes qui aspirent l'action. Arrivé sur le quai, Lamartine s'élance sur le cheval d'un dragon ; on amène à Ledru-Rollin le cheval d'un officier ; un bataillon de gardes nationaux de la 10e légion parmi lesquels on distingue sous le simple habit du soldat, les fils des plus hautes familles de l'aristocratie française, se groupe autour d'eux ; un bataillon de garde mobile les suit. Le régiment de dragons du brave colonel Goyon prend la tête de la colonne ; on s'avance par le quai aux cris de vive l'Assemblée nationale ! guerre aux factieux ! La colonne était faible de nombre, invincible d'impulsion : on proposait d'attendre la réunion d'autres forces. Lamartine s'y oppose, certain qu'en révolution ; le temps perdu Compte plus que les forces attendues ne profitent. Au milieu du tumulte de voix, de cris de conseils ; de sabres, de baïonnettes qui se pressaient autour de son cheval, il se souvenait du 9 thermidor où le parti de Robespierre, quoique le plus nombreux, fut étouffé dans ce même Hôtel-de-Ville par son inertie et parla rapide résolution de la Convention et de Barras. Il connaissait Barbès pour un homme d'action ; il ne doutait pas qu'entouré déjà de sept à huit mille complices, il n'eut dans la soirée une armée et un gouvernement révolutionnaires, si on laissait trois heures seulement à la sédition. VI. Le général Courtais venait d'être insulté, destitué, fait prisonnier par ses soldats trompés et indignés de son inaction qu'ils croyaient un calcul. Le général Tempoure avait été séparé de ses bataillons tout le jour et on ignorait s'il était libre. Le gouvernement absent siégeait au Luxembourg assailli par un détachement de l'émeute, auquel Arago, Garnier-Pagès, Marie, opposaient une résistance ferme et triomphante. Le ministère de la guerre était vide. Aucun ministre, aucun général n'était investi du commandement universel et soudain nécessaire pour ce moment extrême. Lamartine prit sur lui la dictature commandée par cette éclipse totale de pouvoirs militaires réguliers. Il envoya chercher quatre pièces de canon pour forcer au besoin les portes de l'Hôtel-de-Ville. Ledru-Rollin et lui s'entendirent d'un mot, à cheval, pour donner le commandement verbal de Paris au général Bedeau, qu'on fit chercher sur le quai du Louvre. Le général Foucher, commandant de Paris, homme modeste, mais de sang-froid et de devoir intrépide, n'avait pas attendu les ordres de Lamartine pour agir. Se portant seul de sa personne au-devant des colonnes de gardes nationaux qui se dirigeaient au hasard sur l'Assemblée, il les avait retournées et conduites au pas de course vers l'Hôtel-de-Ville, centre de l'insurrection. Il était entré déjà dans les cours avec quelques grenadiers pour étouffer là révolution dans son germe et affronter les factieux. En attendant, l'enthousiasme unanime guidait, inspirait, régularisait la colonne d'attaque ; elle se grossissait en marchant. Toutes les portes versaient un combattant de plus dans ses rangs, toutes les fenêtres applaudissaient, invoquaient, bénissaient par la main des femmes, des vieillards, des enfants, les vengeurs de la représentation nationale. Paris, consterné, frémissait du triomphe d'une démagogie un moment victorieuse et dont les excès prévus se comparaient, dans l'imagination du peuple, aux crimes de 1793. Ce retour si soudain de courage et de succès probable aux bons citoyens relevait le cœur et faisait éclater l'âme en invocations et transports. VII. A la hauteur, de la place du Châtelet, la tête de colonne s'arrêta refoulée un moment par les masses qui obstruaient l'angle de la place de Grève et du quai. Des dragons vinrent annoncer que l'Hôtel-de-Ville était formidablement défendu, que les conjurés avaient du canon et qu'on apercevait aux fenêtres des préparatifs de décharges meurtrières sur la colonne, quand elle déboucherait du quai sous le feu de là façade. Lamartine fait dire au général de faire avancer une seconde colonne par les rues qui sont parallèles au quai et qui débouchent du côté opposé au fleuve sur la place : même manœuvre encore que celle du 9 thermidor, quand Bourdon de l'Oise marcha sur Robespierre par ces rues latérales, pendant que Barras marchait par le quai. Enfin, après un moment donné à l'exécution de ce mouvement, Lamartine et son collègue débouchèrent à cheval en tète de la colonne d'attaque sur la place de Grève, aux cris de Vive la représentation nationale ! Un mouvement de confusion les sépara. Les artilleurs et les gardes nationaux qui entouraient Lamartine le conjuraient de descendre de cheval, de peur que son élévation au-dessus de la foule ne le fit choisir pour but des décharges qu'on s'attendait à recevoir au pied de l'édifice : Non, non, s'écria Lamartine ; si quelqu'un doit tomber le premier pour la cause de l'Assemblée nationale, c'est moi ! et il traversa, sous un rideau de baïonnettes, de sabres et de drapeaux, la place. Son cheval ne marchait plus, il était soulevé et porté jusque dans la cour du palais. Pas un coup de fusil n'avait été tiré. Les gardes nationaux qui avaient devancé la tête de colonne, et les gardes mobiles se précipitèrent à l'assaut des escaliers. Ils s'emparèrent déjà sans résistance de Barbès et de ses complices. Ce fut.une mêlée sans combat. On ignorait en bas ce qui se passait en haut ; on s'attendait à des scènes tragiques de résistance désespérée, de meurtres ou de suicides comme ceux qui signalèrent l'arrestation d'Henriot pu de Couthon. La foule était tellement épaisse dans la cour, que Lamartine ne pouvait descendre de son cheval. Parlez-nous ! parlez-nous, lui criait-on en élevant, les mains et les armes vers lui. Citoyens, s'écria Lamartine, la première tribune du monde, c'est la selle d'un cheval quand on rentre ainsi dans le palais du peuple, entouré de ce cortège de bons citoyens armés, pour y étouffer les factions démagogiques et pour y réinstaller la vraie République et la représentation nationale avec vous ! VIII. Lamartine, après ces paroles, fut moins entraîné que porté sur les bras des gardes mobiles, des gardes nationaux et des citoyens, à travers les vestibules, les escaliers et les corridors, jusqu'à une petite salle du premier étage où la même affluence, le même tumulte, les mêmes armes et la même exaltation régnaient. Quelques-uns des chefs de l'insurrection, et Barbès leur complice par entraînement, étaient déjà enfermés dans une pièce voisine. Ils n'avaient fait aucune résistance, la promptitude de résolution et la rapidité de la marche de la colonne d'attaque dirigée.par les deux membres du gouvernement, n'avaient pas laissé aux conspirateurs le temps de grossir leur nombre, d'appeler leurs partisans, et d'organiser leur défense. Les : cinq à six mille hommes qui étaient entrés avec eux à l'Hôtel-de-Ville s'étaient débandés et dispersés à l'aspect des premières compagnies de garde nationale à pied et à cheval et des dragons de M. de Goyon, colonel actif prenant ordre de lui-même et adoré de son régiment. Réunis en conseil tumultueux dans la salle de toutes les révolutions à l'Hôtel-de-Ville, leur triomphe n'avait duré que deux heures. Ils les avaient employées à se constituer par une sorte de scrutin populaire en dictature révolutionnaire collective, composée de Barbès, Louis Blanc, Albert, Blanqui, Raspail, Huber, Sobrier, Proudhon, Pierre Leroux, Cabet. C'était le gouvernement des clubs proscrivant le gouvernement de la nation, la coalition des sectes contre la représentation du pays. Beaucoup de membres de ce gouvernement ignoraient même qu'on avait usurpé leurs noms. La, martine et Ledru-Rollin signèrent révolutionnairement aussi et sans autre titre que l'urgence et la vindicte publique, l'ordre d'arrêter les conjurés présents, et de les conduire à Vincennes. Mais la foule immense et.armée qui se pressait de minute en minute sur la place, et l'indignation de Paris qui s'exaltait par l'horreur et par la répression soudaine de l'attentat, firent craindre à Ledru-Rollin, à Lamartine et à Marrast, que les coupables ne pussent traverser impunément pendant le jour les rues et les places soulevées contre eux. Ils ne voulaient pas qu'une révolution pure jusque là fît couler une première goutte de sang, même le sang de ceux qui avaient voulu la corrompre et la souiller. Ils savaient que la pire des corruptions pour un peuple, c'est la corruption par le sang versé sous ses yeux. D'accord avec M. Marrast, qui était resté intrépide, quoique emprisonné par la sédition dans l'Hôtel-de-Ville, ils pourvurent de sang-froid à ce danger, en ordonnant que les prisonniers ne fussent conduits qu'à.une heure avancée de la nuit et sous une forte escorte à Vincennes. IX. Ces mesures prises, la foule croissante et tumultueuse dans le palais sépara les deux membres du gouvernement. Lamartine se hâta de sortir pour aller rassurer l'Assemblée nationale en permanence. Pendant le peu d'instants qu'il avait passés à l'Hôtel-de-Ville, la place et les quais s'étaient couverts de baïonnettes de toutes les légions de Paris. De ses deux chevaux qu'if avait envoyés chercher chez lui pendant la marche de la colonne, l'un, monté par M. de Forbin Janson, avait été arrêté avec ce brave volontaire, qu'on avait pris pour un insurgé et jeté au cachot ; l'autre, monté par un jeune garde national, M. Guillemeteau, avait renversé son cavalier sur le Pont-Neuf ; ce cheval avait été ramené sur la place par un dragon. Lamartine, presque étouffé au sortir de l'Hôtel-de-Ville par l'élan passionné vers lui, des gardes nationaux et du peuple, cherchait un cheval pour échapper à la foule, et pour respirer au-dessus de la multitude dans laquelle il était submergé. En passant devant le front du régiment de dragons, il reconnut son cheval et s'élança en selle. Il revint par les quais à l'Assemblée nationale. Des groupes de peuple enivrés de Cette victoire de la vraie république sur une anarchie de quelques heures l'entouraient en battant des mains. La bride de son cheval était tenue par des artilleurs ; il était suivi d'un cortège de garde nationale à cheval, de gardes nationaux à pied, de dragons et de citoyens qui se relayaient pour l'acclamer, l'applaudir, serrer sa main, toucher ses habits. Les trottoirs, les débouchés des ponts, les fenêtres, les toits, les terrasses du Louvre et des Tuileries, étaient couverts d'hommes de toutes conditions, de femmes, de vieillards, d'enfants qui battaient des mains sur son passage, qui versaient des larmes, qui le saluaient de leurs mouchoirs agités de loin, qui jetaient des fleurs sur son cheval. Un seul cri de : Vive la République, Vive l'Assemblée nationale, Vive Lamartine, le poursuivit en se renouvelant depuis les degrés de l'Hôtel-de-Ville jusqu'aux degrés de la chambre des députés. Jamais le nom d'un simple citoyen adopté pour symbole de l'ordre rétabli, ne fut porté plus haut par un peuplé pour redescendre quelques jours après plus soudainement dans l'impopularité. On voyait que, de tous les triomphes, celui qui enivrait le plus le peuple français, c'était le triomphe sur l'anarchie. X. Lamartine en descendant de cheval monta à la tribune. Il annonça à l'Assemblée que son règne était rétabli, et que le gouvernement allait prendre des mesures pour punir et prévenir de tels attentats : l'Assemblée se sépara aux cris de vive la République. Les gardes nationaux des banlieues et des départements. voisins de la capitale affluèrent d'eux-mêmes la nuit et le lendemain dans Paris, pour venger au besoin la représentation. Dans la nuit le gouvernement réuni au Luxembourg régularisa ce mouvement, interrogea le préfet de police Caussidière, fit arrêter les complices de la sédition, nomma M. Clément Thomas commandant général de la garde nationale de Paris, remplaça les généraux dont l'indécision et l'étonnement avaient paralysé l'énergie ; il leur substitua des chefs plus actifs et plus populaires dans l'armée. Le lendemain, il ne restait plus.de trace du mouvement révolutionnaire qui avait consterné la France, si ce n'est parmi les Montagnards à la Préfecture de police, et dans les casernes de la garde républicaine. Ces corps révolutionnaires armés, que Caussidière avait sous la main pour la sûreté de Paris, mal inspirés par leur connivence avec les clubs ou mal dirigés par Caussidière, avaient manqué la veille à tous leurs devoirs ; leur inertie au moins avait abandonné l'Assemblée nationale à ses envahisseurs, l'Hôtel-de-Ville à la conspiration. Le gouvernement ordonna leur épuration. Les gardes républicaines obéirent aux premières sommations et remirent leurs armes en murmurant. Le corps des Montagnards se fortifia au nombre de trois mille hommes dans la Préfecture de police, ne voulant reconnaître d'autre autorité que celle de Caussidière, et menaçant de soutenir un siège désespéré et de verser des flots du sang de la garde nationale, si on tentait de les déloger de force. Le général Bedeau reçut ordre d'entourer la Préfecture avec six mille hommes de troupe et. vingt-cinq mille hommes de garde nationale, pour contraindre ces soldats indisciplinés ou rebelles à la soumission, et pour opérer leur désarmement. Le général Bedeau les cerna dès le matin. L'exaspération de la garde nationale contre ces complices présumés ou ces partisans secrets des clubs, était extrême : on demandait à grands cris l'assaut ; les canons menaçaient les portes. Ces trois mille soldats de Caussidière avaient des munitions considérables : ils étaient déterminés à faire acheter leur reddition au prix de beaucoup de sang versé, et à faire à l'extrémité sauter le quartier. A deux heures, Caussidière appelé une seconde fois au Luxembourg par la commission exécutive refusa de donner sa démission volontaire. Il tint un langage ambigu où l'obéissance et la menace sourde se confondaient sous l'équivoque des expressions et des gestes. Lamartine, qui la veille encore avait été d'avis de garder Caussidière, comme un homme utile, courageux et facile à rattacher par ses bons sentiments et par son ambition au parti de l'ordre dans la République, n'hésite plus. Il sort avec Caussidière, il monte dans sa voiture, il prend avec lui le chemin de la Préfecture de police, il lui représente en route le péril de sa situation, la grandeur de sa responsabilité, la nécessité absolue de donner sa démission, l'estime qui s'attachera à son nom, s'il parvient, comme il le doit, à obtenir la soumission de son armée sans effusion de sang. Caussidière savait que de tous les membres du gouvernement, Lamartine, quoique tout à fait étranger à ses antécédents révolutionnaires, avait été le plus confiant dans son caractère, et le plus disposé à le soutenir. Il cède à ses représentations empreintes d'un intérêt non suspect ; il autorise. Lamartine à reporter sa démission au gouvernement ; il s'engage à faire les suprêmes efforts pour dissoudre les Montagnards. Lamartine de son côté, idole ce jour-là de la garde nationale de Paris et des départements, s'engage à suspendre l'attaque, et à disposer les citoyens à la temporisation et à l'indulgence pour les assiégés. Sur le pont Saint-Michel, la voiture qui conduisait les deux négociateurs tombe au milieu des vingt mille gardes nationaux faisant le blocus de la Préfecture. Ils reconnaissent Lamartine, ils l'arrachent de la voiture, ils le couvrent d'acclamations, ils l'étouffent d'enthousiasme, ils l'entourent d'une telle foule et de tels transports, qu'il ne peut traverser de longtemps le pont pour aller les passer en revue et les exhortera la concorde. Tous les rangs se rompent à son nom et se précipitent vers lui aux cris de vive Lamartine. Il est obligé pour se soustraire à leur ivresse de se réfugier dans une rue latérale. La foule des gardes nationaux s'y élance sur ses pas ; il échappe difficilement à la multitude en se jetant dans une maison d'imprimeur. Quelques officiers barricadent la porté en dedans contre l'élan passionné de la garde nationale et du peuple. Là, il fait appeler successivement quelques, uns des commandants ; il les charge de répandre le bruit d'un accommodement prochain dans les rangs ; l'irritation se calme dans les assaillants. Caussidière, de son côté, raisonne et apaise les Montagnards ; le général Bedeau les dissout sans concession et sans résistance : le sang de Paris est encore une fois épargné. Le 15 mai imprime plus de confiance à l'Assemblée nationale et plus d'énergie au gouvernement. On louvoie encore, mais des mains plus fermes tiennent le timon. XI. Le général Cavaignac, à son arrivée à Paris, reçoit le ministère de la guerre qui l'attendait, comme on l'a vu plus haut. Il s'en saisit avec cette assurance ferme, quoique modeste, qui indique dans un homme la confiance dans son aptitude. Lamartine, qui prévoit des journées prochaines et inévitables à l'établissement de la République placée à son berceau entre deux natures d'ennemis, étudie d'un coup d'œil le général et n'hésite pas à se confier du salut de là République à son caractère. Il le presse de profiter de la popularité de son nom et de demander au gouvernement les forces disciplinées suffisantes pour couvrir l'Assemblée nationale contre les tentatives prochaines des factions. On évalue de concert ces forces à cinquante-cinq mille baïonnettes dans Paris, savoir : quinze mille hommes de garde mobile, deux mille six cents hommes de garde républicaine épurée et réorganisée, deux mille cinquante gardiens de Paris, vingt mille hommes de troupes de ligne dans les casernes ; enfin quinze mille hommes de troupes de ligne dans la division de Paris, pouvant être rendus en quelques heures sur le champ de, bataille. Ces précautions militaires plus que suffisantes, vivement réclamées par Lamartine, n'éprouvèrent aucune opposition dans le conseil. Tout le monde y voulait, avec la même sincérité, une République fortement armée contre l'anarchie, danger des Républiques naissantes. On supposait toujours au dehors entre les membres du gouvernement, entre Lamartine et Ledru -Rollin surtout, des dissentiments et des divisions : ces divisions n'existaient plus depuis le grand acte de concorde qui avait rallié à l'Assemblée nationale les trois principales nuances du gouvernement républicain, moins les socialistes. Tous les membres du gouvernement et tous les ministres avaient non-seulement le même devoir, mais le même intérêt d'ambition à servir loyalement la République, le gouvernement et l'Assemblée. Les dissentiments énergiques et profonds qui, avant cette période et depuis, séparèrent les pensées et les sentiments de Lamartine, des pensées et des sentiments de-quelques-uns de ses collègues, ne doivent pas déteindre sur la vérité de l'histoire. Lamartine ne vit pas alors un seul symptôme, qui n'attestât dans tous la plus parfaite identité de vues et la plus irréprochable loyauté de concours pour l'affermissement régulier de la République. Il n'y avait pas d'alliance, mais il n'y avait pas d'ombrages. Il n'en était pas de même de quelques agents de l'administration et de quelques membres de l'Assemblée nationale autour du gouvernement. On entrevoyait dans leurs actes un esprit de secte, de prosélytisme personnel, et d'accaparement de la République dans leurs mains et dans les mains de leurs amis : esprit de prosélytisme étroit, jaloux, petit, et tout à fait contraire au véritable esprit de gouvernement. Il n'échappait point à Lamartine que les choix administratifs se concertaient et se faisaient d'avance dans ces cénacles de gouvernement : ils étaient souvent contraires à ses vues ; mais indifférent aux hommes, et sans aucune prétention de prédominance personnelle, il affecta de ne pas voir pour ne pas diviser. XII. La revue préparée par le gouvernement en l'honneur de l'Assemblée nationale, et remise par suite de la sédition du 15 mai, eut lieu au Champ-de-Mars, le 21 mai. Trois cent mille baïonnettes et dix mille sabres enlacés de fleurs défilèrent devant l'estrade occupée par l'Assemblée, les ministres et le gouvernement. Un seul cri de Vive l'Assemblée nationale et la République s'éleva vers le ciel depuis huit heures du mâtin jusqu'à la nuit. Ce fut l'adoption de l'Assemblée par le peuple, par l'armée, par la garde nationale, le sacre de la souveraineté républicaine. Cette fête donna le sentiment de leur inviolabilité aux représentants, et de sa force à la patrie. Lamartine y assista ; il y reçut encore quelques acclamations et quelques couronnes de chêne des mains des gardes nationaux et du peuple des départements. Mais déjà sa popularité aussi rapide dans sa chute, qu'elle avait été lente à monter, se perdait sous les ressentiments du parti de la monarchie déchue, sous les ingratitudes des prolétaires et sous les agitations menaçantes des ateliers nationaux. Les uns lui reprochaient de ne leur avoir pas rendu un trône, les autres de ne pas avoir mis l'Assemblée nationale sous le joug, et de ne pas leur livrer la société. XIII. Il faut le reconnaître, la situation du gouvernement était fausse, et cependant fatale. L'unité lui manquait, et la nécessité de ne pas couper la République au commencement en deux partis hostiles, rendait impossible alors le rétablissement immédiat de l'unité. Tout gouvernement collectif est faible, indécis et vacillant, parce qu'il est irresponsable. La responsabilité collective est anonyme, et la responsabilité anonyme n'existe pas. Sans doute, si un seul homme eût été alors à la tète du pouvoir exécutif, il aurait pu prévoir, pourvoir, et vouloir, avec une bien autre énergie, que ces cinq hommes obligés de combiner entre eux leurs intelligences, leurs opinions, leur action ; ces cinq hommes ne se le dissimulaient pas à eux-mêmes ; ils se sentaient de plus écrasés entre l'Assemblée nationale qui leur demandait le rétablissement de l'ordre sans transition, et les événements convulsifs d'une immense révolution qui leur commandait des prudences et des ménagements, de peur d'amener un choc inévitable avant d'avoir la force d'y résister. Aussi ce gouvernement n'était-il et ne pouvait-il être autre chose qu'un intérim péniblement accompli par ceux qui en avaient accepté la mission ingrate et impossible. Combler l'abîme d'un mois ou deux entre la révolution terminée et le pouvoir constitutionnel mis en vigueur ; subir la responsabilité de l'Assemblée nationale devant le peuple, et du peuple devant l'Assemblée nationale ; mécontenter les deux ; parer jour par jour aux difficultés ; préparer les éléments de force au pouvoir futur ; résister aux derniers assauts des factions dépossédées et désespérées par l'installation de la souveraineté nationale ; voir venir de prochaines et menaçantes insurrections, les suspendre le plus longtemps possible, leur faire face le jour où elles éclateraient, périr de responsabilité dans la défaite, ou d'ingratitude dans la victoire, tel était le rôle tout tracé de ce gouvernement de temporisation. Il n'était beau dans le cœur de ceux qui s'y étaient dévoués, que parce qu'ils l'avaient apprécié d'avance, et que leur prétendue ambition dans ce moment n'était qu'un sacrifice volontaire et méritoire de leur popularité, un martyre de leur nom. Aussi ne m'étendrai-je pas sur les actes de la commission exécutive. Ils furent une interposition active, vigilante, désintéressée, souvent inefficace entre les soulèvements du peuple et l'Assemblée. Un nuage chargé de tempêtes était sans cesse devant les yeux du gouvernement : c'étaient les ateliers nationaux. Cette armée de cent vingt mille ouvriers Composée en grande partie d'oisifs et d'agents turbulents, était le dépôt de misères, d'oisiveté, de vagabondage, de vices, et bientôt de sédition, qu'une population de trente-six millions d'hommes agités par une révolution laissait sur ses bords en se retirant. Le gouvernement provisoire, en alimentant cette masse d'indigence pendant le chômage de quatre mois d'une multitude industrielle accumulée dans une capitale en feu, n'avait jamais eu, comme on l'a cru, la pensée d'en faire une institution. Ce n'était pas une institution, c'était un secours ; secours à la fois d'assistance et de politique : car sans ce subside des riches pour nourrir les pauvres que seraient devenues à la fois la propriété et l'indigence ? L'une eût été ravagée, ou l'autre serait morte de faim ; deux crimes dont un gouvernement prudent pour les riches, cordial pour les pauvres, ne pouvait être l'exécuteur. Mais, jamais non plus le gouvernement provisoire ne s'était dissimulé- que le jour où il faudrait transformer cette institution temporaire, dissoudre ce bloc, déverser cette masse inoccupée, impérieuse, et soldée, sur d'autres parties du territoire et sur des travaux réels, il y aurait une résistance, un conflit, un choc, une sédition formidable ; peut-être du sang répandu. C'est à cet événement que la commission exécutive se préparait en silence ; avant d'y exposer l'Assemblée, son devoir était double : adoucir ce choc en opérant d'abord de fortes dérivations par le salaire offert ailleurs, par le travail préparé en grand, par des lois de paupérisme larges et d'une intention évidente d'assistance aux misères réelles ; et ensuite attaquer la difficulté avec vigueur, et se prémunir d'une force armée irrésistible pour dissoudre le dernier noyau qui tenterait de résistera la loi, et qui prendrait son oisiveté sans excuse pour prétexte de la rébellion. Quelques membres de la commission exécutive s'occupaient activement de la réalisation de cette première pensée, avec M. Trélat, ministre connu et aimé de la partie souffrante du peuple ; Lamartine s'occupait surtout de la seconde avec le ministre de la guerre. Mais l'Assemblée nationale, récemment arrivée de ses départements, excitée par les ressentiments des hommes aigris contre la République, témoin des vagabondages scandaleux de cette armée nomade des ateliers, peu initiée encore aux difficultés de la situation de la capitale, impatiente des temporisations et des ménagements nécessaires pour amener une dissolution sans catastrophe, s'irritait des lenteurs de la commission. Les journaux des partis monarchiques ne cessaient de dire que les hommes du gouvernement provisoire, dépossédés de leur ambition par la présence de la souveraineté nationale, gardaient, grossissaient, soldaient cette armée du paupérisme pour peser sur la représentation, pour l'intimider, et pour l'assujettir par une menace visible à leur coupable cupidité de domination. L'Assemblée n'était pas éloignée de prêter foi à ces calomnies. Pendant que le gouvernement se consumait en veilles, en efforts, en prudence, en préparatifs, pour licencier sans effusion de sang, une milice dont il déplorait l'existence et dont il réprimait le débordement, l'Assemblée voyait dans les principaux membres de ce gouvernement des complices pervers de la sédition. Lamartine et Ledru-Rollin étaient les plus accusés par ces insinuations. Leur présence simultanée dans la commission, malgré leur dissentiment connu sur la marche à imprimer dans le principe à la République, était la preuve, disait-on, d'une odieuse alliance dans laquelle ils avaient sacrifié leurs principes pour associer leurs ambitions. De là quelques réclamations trop vives, et quelques motions trop téméraires à la tribune de l'Assemblée. Ces motions retentissaient intempestivement au dehors, et elles servaient de texte aux clubs, aux journaux démagogiques et aux orateurs d'attroupements pour calomnier à leur tour l'Assemblée nationale et pour animer le peuple contre l'égoïsme prétendu de la bourgeoisie. Les factions anti-républicaines et les ambitions cachées sous les dénominations dynastiques, paraissaient concourir aussi au travail de démoralisation et de sédition qui se manifestait dans l'armée des ateliers nationaux à mesure que le moment de leur licenciement approchait. Le préfet de police, M. Trouvé Chauvel, homme nouveau dans ces difficiles fonctions, mais intrépide, infatigable, impartialement hostile à toute faction, et dévoué avec un sens supérieur et calme au salut de la patrie, ne se dissimulait rien des dangers de chaque lendemain. Il voyait poindre, une nouvelle faction. Cette faction semblait vouloir grandir avec le germe de la jeune République pour s'y confondre ou pour l'étouffer : c'était la faction Bonapartiste. Cette, faction avait, disait-on, beaucoup d'agents dans l'armée des ateliers nationaux. Ces agents étaient-ils soldés par des subsides volontaires empruntés à des dévouements individuels à la mémoire de l'Empereur ? Étaient-ils soudoyés simplement par leur fanatisme pour un grand nom ? Était-ce une secte ? Était-ce la propagande naturelle et spontanée d'un souvenir vivant dans le peuple et se ranimant de lui-même dans un moment où toutes les pensées se heurtaient dans toutes les imaginations ? On est porté à croire que l'immense popularité du nom de Napoléon était toute la conspiration. Mais cette popularité, traduite en cris de : Vive l'Empereur ! et en aspirations ouvertes à une dictature militaire, proclamée par la démagogie, devenait une menace à la République. De nombreux attroupements se formaient tous les soirs sur les boulevards parcourus et harangués par les partisans de Napoléon. Le gouvernement employait avec énergie la garde mobile, la garde nationale, pour les dissoudre : ils renaissaient tous les jours. M- Clément Thomas, commandant général de la garde nationale, prodiguait sa parole, sa personne et sa vie au milieu de ce peuple ameuté. Le gouvernement s'y portait lui-même. Il proclama là loi contre les attroupements : en une seule nuit, M. Clément Thomas arrêta cinq cents de ces agitateurs. Les attroupements cessèrent, mais le double levain de sédition qui couvait dans la faction Bonapartiste et dans la faction prolétaire, ne cessa pas d'envenimer l'esprit des ateliers nationaux. XIV. Lamartine sentit le danger : il résolut de le combattre avec énergie, avant qu'il eût pris des proportions irrésistibles. Il était ennemi des proscriptions, mais non des précautions sévères qui, en éloignant temporairement un individu, préservent une institution et un pays. Il prit auprès de ses collègues l'initiative du décret qui tendait à maintenir pendant la fondation de la République l'ostracisme du prince Louis-Napoléon Bonaparte. C'était, de tous les membres de cette dynastie proscrite, celui qui était le plus signalé par la faveur populaire. Héritier d'un trône impérial en vertu d'un sénatus-consulte, ce prince peu connu et mal représenté alors en France, était le seul qui eût tenté de faire valoir ce titre à la souveraineté de la France par deux tentatives qui avaient à la fois répandu et exilé son nom. Le gouvernement tout entier partageant la sollicitude de Lamartine pour la République, signa le décret. Lamartine porta le décret à l'Assemblée ; if se proposait de le lire à la fin de la séance. Une discussion sur l'intérieur l'amena inopinément à la tribune. Pendant qu'il y répondait à un discours d'opposition, on vint lui annoncer que les attroupements bonapartistes couvraient la place de la Concorde, et qu'un coup de feu tiré sur le commandant général Clément Thomas, venait de percer la main d'un de ses officiers. Lamartine indigné suspendit son discours, tira de sa poitrine le décret de proscription temporaire de Louis-Napoléon, le plaça sur la tribune, et reprenant la parole : Citoyens, dit-il, une circonstance fatale vient d'interrompre le discours que j'avais l'honneur d'adresser à cette Assemblée. Pendant que je parlais des conditions de reconstitution de l'ordre et des garanties que nous étions tous disposés à donner au raffermissement de l'autorité, un coup de feu, plusieurs coups de fusil, dit-on, étaient tirés, l'un sur le commandant de la garde nationale de Paris, l'autre sur un des braves officiers de l'armée, un troisième enfin, assure-t-on, sur la poitrine d'un officier de la garde nationale. Ces coups de fusil étaient tirés aux cris de : Vive l'Empereur ! Messieurs, c'est la première goutte de sang qui ait taché la révolution éternellement pure et glorieuse du 24 Février. Gloire à la population ! gloire aux différents partis de la République ! du moins ce sang n'a pas été versé par leurs mains. Il a coulé, non pas au nom de la liberté, mais au nom du fanatisme des souvenirs militaires, et d'une opinion naturellement, quoique involontairement peut-être, ennemie invétérée de toute république. Citoyens ! en déplorant avec vous le malheur qui vient d'arriver, le gouvernement n'a pas eu le tort de ne s'être pas armé, autant qu'il était en lui, contre ces éventualités. Ce matin même, une heure avant la séance, nous avons signé d'une main unanime une déclaration que nous nous proposions de vous lire à la fin de la séance, et que cette circonstance me force à vous lire à l'instant même. Lorsque l'audace des factions est prise en flagrant délit, et prise la main dans le sang français, la loi doit être appliquée d'acclamation. (On applaudit unanimement.) La déclaration que je vais avoir l'honneur de lire à l'Assemblée, continue Lamartine, ne porte autre chose que l'exécution de la loi existante. Il était nécessaire pour la vérification des pouvoirs qui peut avoir lieu demain, il était indispensable pour que les esprits fussent préparés à la délibération d'une autre proposition faite sur le même sujet, et qui devait être discutée demain ou après-demain, il était nécessaire, dis-je aussi, que l'Assemblée nationale connût les intentions de la commission exécutive à l'égard de Charles-Louis Bonaparte. Voici le texte du décret que nous vous proposons : La commission du pouvoir exécutif, vu l'art. 3 de la loi du 13 janvier : Considérant que Charles-Louis-Napoléon Bonaparte est compris dans la loi de 1832, qui exile du territoire français les membres de la famille Bonaparte ; Considérant que s'il a été dérogé de fait à cette loi par le vote de l'Assemblée nationale, qui a admis trois membres de cette famille à faire partie de l'Assemblée, ces dérogations tout individuelles ne s'étendent ni de droit ni de fait aux autres membres de la même famille ; Considérant que la France veut fonder en paix et en ordre le gouvernement républicain sans être troublée dans son œuvre par les prétentions ou les ambitions dynastiques de nature à former des partis et des factions dans l'État, et par suite à fomenter, même involontairement, des guerres civiles ; Considérant que Charles-Louis Bonaparte a, fait deux fois acte de prétendant en revendiquant une République dérisoire, au nom du sénatus-consulte de l'an XIII ; Considérant que des agitations attentatoires à la République populaire que nous voulons fonder, compromettantes pour la sûreté des institutions et pour la paix publique, se sont déjà révélées au nom de Charles-Louis-Napoléon Bonaparte ; Considérant que ces agitations, symptômes de manœuvres coupables, pourraient créer une difficulté à l'établissement pacifique de la République, si elles étaient autorisées par la négligence, ou par la faiblesse du gouvernement ; Considérant que le gouvernement ne peut accepter la responsabilité des dangers que courraient la forme républicaine des institutions et la paix publique, s'il manquait au premier de ses devoirs, en n'exécute tant pas une loi existante, justifiée plus que jamais pendant un temps indéterminé par la raison d'État et par le salut public ; Déclare : qu'il fera exécuter en ce qui concerne Louis Bonaparte la loi de 1832 jusqu'au jour où l'Assemblée nationale en aura autrement décidé. L'Assemblée entière se lève au cri de Vive, la République ! à l'exception de huit ou dix membres de la représentation. Vous sentez, citoyens, reprend l'orateur, que l'émotion bien légitime produite dans cette enceinte par l'événement qui vient d'avoir lieu, m'oblige d'interrompre et de supprimer la plus grande partie de la discussion que je désirais ouvrir avec l'Assemblée nationale. J'arrive tout de suite aux dernières considérations que cet événement suscite dans ce ma pensée. D'après la déclaration que vous venez d'entendre, d'après le décret précédent, d'après ceux qui arriveront avec autant de mesure et de modération que de fermeté pour faire rentrer toutes les factions, s'il y en a, dans la limite de la légalité, de l'ordre républicain, vous n'accuserez pas, je l'espère, le gouvernement intérimaire de faiblesse ou de négligence de ses devoirs. Quel que soit le nom glorieux dont se couvre une faction dans la République, nous saurons déchirer le voile, pour ne voir derrière le nom que la faction s'il en existe. La France a pris là République au sérieux, elle la défendra contre tous. Oui, nous l'avons prise au sérieux, nous la défendrons de tous les périls qui pourraient lui être suscités, je le répète, au nom même des souvenirs les plus glorieux et les plus légitimes. Nous ne laisserons jamais la France s'avilir ; elle ne s'avilira pas jusqu'à permettre, comme dans les temps malheureux du Bas-Empire, qu'on achète la République sous un nom quelconque des mains de quelques vociférateurs ! L'Assemblée se lève de nouveau à ces paroles et ratifie par ses acclamations générales la résolution énergique du gouvernement. XV. Quelques jours après, les attroupements pressant de nouveau l'Assemblée nationale, le gouvernement résolut de recevoir la bataille. Il réunit des forces et du canon autour de l'Assemblée, convaincu qu'il valait mieux résister de vive force à la capricieuse injonction du peuple, que de livrer la République au hasard d'une faction qui paraissait alors vouloir substituer un nom au peuple lui-même : mais celte fois l'Assemblée céda. Ce fut une de ses rares faiblesses pendant cette longue et orageuse session de quinze mois. Le gouvernement, abandonné par l'Assemblée dans ce défi énergique qu'il portait à deux factions à la fois, en gémit. La concession de l'Assemblée ne calma que pour un jour les exigences et les turbulences des ateliers nationaux. Ces turbulences changèrent seulement de drapeau. Lamartine, appuyé par M. Trouvé-Chauvel, esprit ferme, et par l'amiral Casy, brave et noble militaire, conjura le gouvernement de résigner son pouvoir et de remettre à l'Assemblée une autorité affaiblie désormais puisqu'elle était brisée par elle-même. Il insista plusieurs jours ; il ne consentit à rester que le temps nécessaire pour subir la bataille prochainement annoncée par les ateliers nationaux. Quelques mois après, l'éloignement temporaire que Lamartine demandait pour écarter Louis-Napoléon du berceau de la République, se changea en une élection par six millions de voix à la place de Président de la République. Les prévisions de Lamartine parurent, au début, heureusement démenties par ce premier magistrat. Lamartine se félicita d'avoir été trompé par ses craintes. Les tentatives et les scandales de l'anarchie se multipliaient dans Paris. Le gouvernement y résistait, avec les seules armes de la persuasion, de la vigilance, de la police et de la garde nationale. Les lois répressives anciennes étaient brisées, des lois d'ordre républicain n'étaient pas faites. Lamartine était convaincu que les scandales des clubs, du journalisme et de la place publique étaient les plus sûres armes à laisser aux ennemis de la République. La France est un pays de décence ; le scandale l'humilie, et ce qui l'humilie la désaffectionne. Il pensait que la République ne pouvait se légitimer que par l'ordre promptement rétabli, inflexiblement maintenu. Il fallait rassurer avant tout l'imagination de la France. Plein de ces idées, il vint proposer au conseil, ou sa démission, ou l'adoption d'une série de décrets temporaires nommés par lui lois républicaines de transition et destinés à pourvoir aux nécessités impérieuses de sécurité des esprits, de discipline, de, force armée, et d'ordre, pendant la fondation toujours agitée d'une institution nouvelle, surtout quand cette institution est populaire, La physionomie de la République depuis quelques jours m'afflige, dit-il à ses collègues. Je ne veux pas assumer sur mon nom la responsabilité d'une situation de faiblesse et de désarmement de la société, qui pourrait dégénérer en anarchie. Je demande deux choses ; des lois de sécurité publique sur les attroupements, sur les clubs, sur les abus du criage des journaux anarchiques, sur la faculté d'éloigner de Paris dans leurs communes les agitateurs convaincus de troubles publics, et enfin un camp de vingt mille hommes sous les murs de Paris, pour prêter main-forte à l'armée de Paris et à la garde nationale dans la campagne certaine, imminente, que nous aurons inévitablement à faire contre les ateliers nationaux et contre des factions plus coupables qui peuvent surgir et s'emparer de cette armée de toutes les séditions. A aucun autre prix je ne resterai au gouvernement. — Ni nous non plus, s'écrièrent unanimement ses collègues. M. Marie, assidu, infatigable, énergique, fut chargé de rédiger les projets de décrets. Le général Cavaignac reçut l'invitation de combiner les mouvements de ses troupes de manière à pouvoir faire refluer sur Paris au premier ordre les divisions auxiliaires de l'armée des Alpes. Ce général et Lamartine avaient de fréquents entretiens sur la nature des mesures militaires à prendre pour prévenir ou pour surmonter les périls croissants de la République. Peu de jours se passaient sans que Lamartine, à l'issue du conseil, ne s'informât du nombre précis et de la marche des troupes qui, d'après les ordres du gouvernement, occupaient les casernes ou les cantonnements autour de Paris, du nombre d'heures nécessaire pour que l'armée fût debout, et réunie aux postes convenus, enfin du système de défense que le général se proposait d'adopter en cas de lutte dans la capitale. Lamartine, instruit par la chute de tous les gouvernements précédents qui avaient péri pour avoir disséminé leurs bataillons sur tous les points de Paris, et pour avoir lutté avec des tronçons d'armée contre des masses, était convaincu qu'une lutte dans une capitale de quinze cent mille âmes devait être une bataille conforme à toute la théorie des batailles en rase campagne, seulement sur un terrain plus accidenté. Il pensait donc que l'armée devait avoir une base d'opération, un centre fixe, et des ailes ; que chacun des corps d'opération devait pouvoir rayonner de cette base, ou se replier sur ce centre sans être jamais coupé de sa réserve. Il avait interrogé avec précision sur leur pensée à cet égard depuis trois mois, tous les généraux qui avaient eu une force quelconque à manœuvrer éventuellement dans Paris, Négrier, Bedeau, Oudinot, Cavaignac ; il les avait heureusement trouvés tous dans la même pensée que lui. Il soutint donc le général Cavaignac dans l'adoption de ce système contré le système contraire, soutenu par ceux qui voulaient considérer une insurrection comme une émeute, et la saisir partout sous peine de ne l'étouffer nulle part. Ne vous y trompez pas, disait-il à ceux-là, nous ne marchons pas à une émeute, mais à une bataille, non-seulement à une bataille, mais à une campagne contre de grandes factions. Si la République veut se sauver et sauver la société, il faut qu'elle ait les armes à la main pendant les premières années de sa fondation, et qu'elle dispose ses troupes non-seulement ici, mais sur la surface de l'empire, dans la prévision de grandes guerres civiles, qui embrassent non des quartiers de Paris, mais des provinces, ce comme aux jours de César et de Pompée. Il interrogeait de plus fréquemment sur l'effectif de Paris, le sous-secrétaire d'État de la guerre Charras et le général de division Foucher. Leurs réponses lui paraissaient pleinement rassurantes. La calomnie a accusé de négligence le gouvernement à cette époque ; ces officiers et ces généraux auraient pu accuser, au contraire, l'excessive prévoyance de Lamartine. Il n'avait depuis l'ouverture de l'Assemblée qu'une pensée : dissoudre, s'il était possible, puis vaincre, s'il était nécessaire, l'insurrection des ateliers nationaux. Pour que la victoire fût prompte, décisive, écrasante, et par conséquent moins sanglante, il fallait imposer par la masse des baïonnettes à la masse des séditieux. XVI. Tous les symptômes présageaient un mouvement : il éclata le 22 juin à dix heures du soir. Le gouvernement, averti des attroupements et des clameurs que ses premières mesures pour faire déverser une partie des ouvriers sur les départements avaient suscités, se réunit au Luxembourg. Des bandes nombreuses et forcenées avaient déjà plusieurs fois dans la soirée assailli le palais, aux cris de : A bas Marie ! à bas Lamartine ! Ces deux membres du gouvernement passaient pour les plus décidés à dissoudre cette armée de la sédition. Le général Cavaignac reçut le commandement général des troupes et de la garde nationale des mains du gouvernement afin de concentrer le plan, la volonté et l'unité de l'exécution dans un seul chef. Clément Thomas, aussi désintéressé que brave, concourut lui-même à cette unité ; il ne se réserva que l'honneur de l'obéissance, de l'abnégation et du péril. La nuit fut calme ; elle s'écoula dans la préméditation de la défense et de l'attaque. Ni le parti socialiste ni le parti ultra-républicain ne participèrent par leurs chefs ou même par leurs principaux sectaires à l'insurrection. Ces hommes alors, ou faisaient partie du gouvernement, ou le servaient de conviction et d'espérance. Tout indique que ce mouvement indécis, faible, incohérent dans son principe, ne fut organisé, soldé et accompli que dans le sein des ateliers nationaux eux-mêmes : mouvement de plèbe, et non de peuple : conspiration de subalternes et non de chefs : explosion de guerre servile et non de guerre civile. Lamartine, en instituant la concorde des républicains dans le conseil, avait soutiré prudemment l'électricité politique de ce nuage anti-social': la masse y était, l'âme y manquait. Voilà pourquoi il avorta, mais il avorta dans trop de sang. XVII. A sept heures du matin, le 23 juin, le gouvernement fut informé que des rassemblements de huit à dix mille hommes se formaient sur la place du Panthéon pour attaquer le Luxembourg. Il fit aborder ces rassemblements par quelques bataillons de la 11e légion, dont le colonel était M. Quinet, et par de§ bataillons de ligne. M. Arago, connu du quartier, voulut se présenter de sa personne sur la place déjà barricadée. Il harangua les séditieux flottants entre leur respect pour lui et leur fureur contre le gouvernement. A dix heures les rassemblements se dissipèrent, entraînant avec eux des masses faméliques du 12e arrondissement ; ils se répandirent en criant aux armes dans les quartiers riverains de la Seine, dans le Faubourg-Saint Antoine et sur les boulevards. A leur aspect et à leurs cris, les faubourgs s'émeuvent, les rues se remplissent, les ateliers nationaux descendent des barrières, la populace excitée par quelques chefs armés élève des barricades. Ces chefs étaient en général des brigadiers des ateliers nationaux, suppôts de séditions et.de clubs, irrités du licenciement de leur corps, dont le salaire passant par leurs mains et détourné, dit-on, pour cet usage par quelques-uns, solda la révolte. Depuis les barrières de Charenton, de Bercy, de Fontainebleau, de Ménilmontant, jusqu'au cœur de Paris, la capitale presque entière était désarmée et au pouvoir de quelques milliers d'hommes. Le rappel appelait aux armes une garde nationale de deux cent mille hommes dix fois suffisante pour contenir ces pelotons de séditieux et pour effacer du sol leurs fortifications. Mais, il faut le dire, à l'humiliation de cette journée et à l'instruction de l'avenir, les gardes nationaux ne répondirent pas d'abord en masse assez décisive à l'appel du gouvernement. Leur lenteur, leur mollesse, leur inertie dans quelques quartiers laissèrent les rues à la sédition. Ils voyaient s'élever d'un œil impassible Ces milliers de barricades qu'ils auraient à reconquérir de leur propre sang. Le gouvernement avait quitté le Luxembourg pour se rapprocher de l'Assemblée nationale et pour la couvrir. Il s'était établi à la fois en conseil et en camp, avec le général Cavaignac dans le logement du président de l'Assemblée. XVIII. Le général fit, de concert avec le gouvernement, son plan d'opération. Il résolut de masser ses troupes comme il avait été convenu d'avance dans le jardin des Tuileries, aux Champs-Elysées, sur la place de la, Concorde, sur l'Esplanade des Invalides et autour du palais des représentants. Il fit occuper l'Hôtel-de-Ville par quinze ou seize bataillons, sous les ordres du général Duvivier, en maintenant ses communications libres par les quais. Il donna au brave général Damesme, que le gouvernement venait de nommer commandant de la garde mobile, le commandement du quartier immense et populeux qui s'étend du Panthéon à la Seine. Le général Lamoricière, avec un petit nombre de bataillons, fut chargé de couvrir toute la rive gauche de la Seine, depuis le Château-d'Eau jusqu'à la Madeleine : superficie immense qui eût demandé à elle seule une armée. XIX. Cependant le combat venait de s'engager de lui-même sur le boulevard. Deux détachements d'intrépides volontaires de l'ordre, de la 1re et de la 2e légions, abordèrent d'assaut deux barricades avancées jusque-là, et moururent héroïquement à ses pieds sous le premier feu des insurgés. Je ne raconterai pas les différents combats de ces journées, pendant lesquelles les généraux, les gardes nationaux d'élite, les soldats, les gardes mobiles surtout, les représentants et l'archevêque de Paris lui-même versèrent leur sang, couvrirent leur patrie de deuil et leur nom de gloire. Négrier, Duvivier, Lamoricière, Bedeau, Bréa, Bixio, Dornès, Lafontaine, Lebreton, Foucher, François et tant d'autres ont marqué d'une tache de leur généreux sang les pages où l'histoire retrouvera leur dévouement. Je ne dirai que ce que j'ai vu. Dès le milieu du jour, les troupes prévenues de si loin, et appelées depuis si longtemps, paraissaient manquer. A chaque minute des citoyens, des maires, des aides de camp, des représentants, accouraient au siège du gouvernement ; introduits auprès du général, ils imploraient des renforts pour défendre ou reconquérir les différents quartiers qu'ils représentaient. Le général ne pouvait donner ce qu'il n'avait pas. Lamartine et ses collègues, tout en approuvant la haute prudence du chef militaire qui se refusait à disséminer ses bataillons, ne pouvaient s'empêcher de s'apercevoir de l'insuffisance évidente des troupes. Où étaient les vingt mille hommes de ligne dans les casernes de Paris ? les quinze mille hommes des garnisons circonvoisines ? les vingt mille hommes de l'armée des Alpes, Sollicités comme réserve depuis treize jours par Lamartine ? Le général Cavaignac a parfaitement justifié depuis que le nombre des troupes de ligne dans Paris, était conforme au nombre fixé par le gouvernement ; mais dans ce premier moment de confusion, où les-exigences de la guerre sur une telle surface absorbaient et engloutissaient les bataillons, les régiments paraissaient fondre sous les mains. Le camp sous Paris n'était pas même en marché. Les garnisons voisines ne pouvaient pas être en si peu d'heures aux barrières, les nécessités prévues la veille n'avaient pas paru assez graves au commandant général pour qu'il eût appelé encore à lui les soldats du rayon de Paris. On avait compté sur la garde nationale que le rappel incessant ne parvenait pas à faire sortir en masse de ses maisons, ou que la sédition emprisonnait dans ses quartiers. En résumé, il faut l'avouer, soit fatalité, soit lenteur, l'armée était loin de paraître répondre par sa masse à l'imminence et à l'universalité du danger. Sa faiblesse numérique allait aggraver ce danger. Duvivier contint le cœur de Paris, à l'Hôtel-de-Ville. Damesme et Lamoricière se multiplièrent et firent des prodiges de résolution et de mouvement avec les poignées de soldats dont ils disposaient. A quatre heures du soir Damesme avait déblayé et reconquis toute la rive gauche de la Seine, et tenait en respect la population, insurgée en masse, du quartier du Panthéon, ses rapports arrivés d'heure en heure au gouvernement répondaient de la nuit et du lendemain. Lamoricière occupait, invincible quoique cerné par des masses croissantes d'heure en heure, toute la surface qui s'étend de la rue du Temple à la Madeleine, et de Clichy au Louvre. Sans cesse à cheval, volant de sa personne au premier coup de feu, deux chevaux déjà tués sous lui, le visage noirci de poudre, le front ruisselant de sueur, la voix rauque et brisée par le commandement, l'œil fier et serein du soldat qui respire au milieu de son élément natal, il rendait l'élan à ses soldats, la confiance aux gardes nationaux consternés : Ses rapports respiraient l'intrépidité de son âme, mais il ne dissimulait pas son insuffisance de troupes, l'immensité des assaillants, le prolongement des barricades entre la Bastille et le Château-d'Eau, entre les barrières et le boulevard. Il implorait des renforts que le gouvernement ne cessait d'appeler par le télégraphe et par les officiers d'ordonnance. Les gardes nationaux de la banlieue commençaient à arriver par détachements ; à la voix des généraux, ils se rangeaient autour de l'Assemblée et se mêlaient aux gardes nationaux de Paris auxquels ils donnaient l'exemple. Dès que le gouvernement vit arriver ces gardes nationaux de la campagne autour de Paris, il eut le sentiment de la victoire au milieu même des transes du combat. XX. Le général Cavaignac parut tranquillisé sur le résultat
définitif de l'événement en lisant les derniers rapports que ses aides de
camp apportaient. L'insurrection était de toutes parts refoulée ou contenue à
l'exception du faubourg du Temple, du faubourg Saint-Antoine et des immenses
quartiers adjacents, centre - d'une population touffue, jadis turbulente,
aujourd'hui convulsive. Les soldats, qui combattaient depuis le matin,
étaient fatigués ; la nuit devait amener les renforts appelés par le
gouvernement. C'est assez pour aujourd'hui,
dit-il au conseil. Il faut laisser reposer les
soldats, garder nos positions, recruter nos forces ; demain nous délivrerons la
partie de la rive gauche qui résiste encore. — Cet avis avait des
motifs plausibles ; les troupes étaient rares, décimées, exténuées ; mais si
la nuit devait, amener des défenseurs, elle devait aussi entraîner tous les
quartiers populeux dans la sédition, multiplier les barricades, les changer
en forteresses et nécessiter des flots de sang de la garde nationale et de
l'armée pour les reconquérir. Lamartine en fit l'observation au général et au
conseil : Nous avons encore quatre heures de jour,
dit-il, et toute une longue nuit ; ne les laissons
pas à l'insurrection. Prévenons-la, étouffons-la, resserrons-la du moins le
plus étroitement possible avant les ténèbres ; si les troupes nous manquent, enlevons
par notre exemple la garde nationale qui flotte et qui tarde ; formons avec
le peu de bataillons groupés autour de l'Assemblée une dernière colonne
d'attaque, et conduisons-la nous-mêmes à l'assaut des barricades du faubourg
du Temple, position la plus forte et la plus décisive des insurgés. Le général Cavaignac adopta avec vigueur ce sentiment : il donna des ordres, et se leva pour rassembler et conduire lui-même la masse de la colonne. Lamartine se fit amener ses chevaux sellés et bridés dès le matin pour les éventualités du jour. Il en monta un ; il donna l'autre à Pierre Bonaparte, intrépide jeune homme, fils de Lucien, héritier du républicanisme de son père. Le ministre des finances Duclerc, aussi calme au feu que bouillant au conseil, voulut se joindre à eux. Lamartine et ses amis, parmi lesquels un garde national.de la 10e légion, ancien militaire, nommé Blanc, qu'il retrouvait à ses côtés dans toutes les occasions de péril, ainsi que l'aventureux Château-Renaud, se placèrent dans les rangs des premiers pelotons de la garde mobile, et marchèrent par la place de la Concorde et la rue de la Paix en se grossissant en route. Le général Cavaignac, avec la masse de la colonne, les rejoignit à l'embouchure des boulevards. Le représentant breton, M. de Tréveneuc, à cheval et armé, demanda à Lamartine l'autorisation de se joindre à lui. Sa physionomie inconnue alors au membre du gouvernement respirait le patriotisme et le combat. Un orage d'été éclatait en ce moment sur Paris. Le général Cavaignac ; entouré de son état-major, Lamartine, Duclerc, Pierre Bonaparte ; suivis d'environ deux mille hommes, s'avancèrent à la lueur des éclairs, au fracas de la foudre et aux applaudissements des bons citoyens, jusqu'à la hauteur du Château-d'Eau. Pendant que le ministre de la guerre envoyait cher, cher du canon et formait sa colonne confiée au général Foucher, commandant de Paris, Lamartine alla passer en revue l'artillerie de la gardé nationale au Temple. Ces braves citoyens n'étaient qu'une poignée d'hommes noyés dans une population debout, convulsive, inflammable, indécise entre la sédition et la République. Le nom de Lamartine, sa présence, ses gestes la continrent à peine. Elle l'entoura et le suivit de ses cris et de sa foule jusqu'au boulevard. La colonne était formée et reçut l'ordre de charger. Lamartine et ses amis s'élancèrent avec les bataillons de garde mobile et de ligne aux cris de Vive la République ! Ces jeunes soldats semblaient soulevés du sol par l'esprit d'Austerlitz. Après trois quarts d'heure d'assauts répétés, et sous une grêle de boulets et de balles qui décimèrent les généraux, les officiers et les soldats, ces fortifications furent emportées. Lamartine désirait la mort, pour se décharger de l'odieuse responsabilité du sang qui allait peser si injustement, mais inévitablement sur lui. Trois fois il s'élança de son cheval pour aller au pied de la barricade chercher à tomber en victime au premier rang de ces généreux soldats, trois fois les gardes de l'Assemblée l'entourèrent de leurs bras et le retinrent par la violence. Son cheval, monté par Pierre Bonaparte, fut tué à côté de lui, le sien blessé ; le canon de plus gros calibré envoyé par le général Cavaignac, démolit la dernière fortification des insurgés sur ce point. Quatre cents braves tués ou mutilés jonchaient le faubourg. Lamartine revint au Château d'Eau rejoindre le général Cavaignac. Accompagné de Duclerc et d'un garde national nommé Lassant
qui s'attacha à lui ce jour-là, il franchit seul la ligne des avant-postes
pour aller reconnaître les dispositions du peuple sur le boulevard de la
Bastille. Une foule immense de peuple s'ouvrit encore à son nom, et
l'accueillit de ses acclamations, de ses enthousiasmés et de ses larmes. Il
s'entretint longtemps avec cette foule en la fendant au petit pas, du
poitrail de son cheval. Cette confiance au milieu des masses insurgées le
préservait seule de leur colère. Ces hommes dont la pâleur, l'accent fébrile,
les larmes mêmes, attestaient l'émotion, lui parlaient de leurs griefs contre
l'Assemblée, de leur douleur de voir la révolution se tacher de sang ; de
leurs dispositions à lui obéir, lui qu'ils connaissaient pour leur conseil,
pour leur ami et non pour leur flatteur ; de leur misère, de leur faim, du
dénuement de leurs enfants et de leurs femmes. Nous
ne sommes pas de mauvais citoyens, Lamartine ! lui disaient-ils, nous ne sommes pas des assassins, nous ne sommes pas des
factieux ! nous sommes des malheureux, nous sommes des ouvriers honnêtes qui
demandent seulement qu'on s'occupe de nous, de notre travail, de nos misères
! Gouvernez-nous vous-même ! sauvez-nous ! commandez-nous ! Nous vous aimons,
vous ! nous vous connaissons ! nous désarmerons nos frères ! En parlant ainsi, ces hommes amaigris par quatre mois de chômage et d'agitation touchaient les habits et les mains de Lamartine. Quelques-uns d'entre eux couraient dépouiller des étalages des bouquetières et lançaient des fleurs sur la crinière de son cheval. De temps en temps seulement un conjuré à figure sinistre passait sur les trottoirs et jetait le cri de guerre, étouffé sous les cris plus nombreux de Vive Lamartine ! Tel était l'aspect de ce peuple, que la nuit, faute de troupes pour occuper ces quartiers, allait jeter tout entier dans l'insurrection. XXI. Lamartine revint, sans avoir été ni attaqué, ni insulté, rejoindre le général sur le boulevard. Il lui exposa la situation d'esprit de ce peuple ; il s'entendit tout en marchant avec lui, sur les ordres pressants à donner aux troupes hors de Paris pour les appeler en masse et immédiatement par toutes les routes ; il laissa le général à la porte Saint-Martin disposer sa défense et revint communiquer ses ordres concertés au ministère de la guerre et au conseil. Il était nuit. Le feu avait cessé partout. Pendant l'absence de Lamartine, ses collègues, Arago, Garnier-Pagès, Marie, Pagnerre, étaient allés visiter les mairies, et animer les gardes nationaux de leur exemple et de leurs exhortations. Ledru-Rollin était resté à la présidence pour l'expédition des ordres d'urgence, et pour surveiller les dangers éventuels de l'Assemblée. A minuit, les régiments les plus rapprochés et les gardes nationaux des villes voisines entraient en masse par toutes les barrières. La victoire pouvait être lente encore, mais elle était désormais assurée. XXII. Cependant la confiance rentrée dans l'esprit du gouvernement n'était pas rentrée dans l'Assemblée nationale. Un parti ombrageux voulait profiter de cette crise pour renverser la commission exécutive, dont on continuait de se défier sans fondement. Le lendemain, à huit heures, un certain nombre de représentants força la porte du conseil et engagea officieusement les membres du gouvernement à donner leur démission. Les membres du gouvernement à l'unanimité ne demandaient depuis longtemps qu'à sortir d'une situation où le dévouement seul les retenait contre toutes leurs convenances et contre toutes leurs ambitions. Néanmoins, ils ne voulurent pas se retirer au milieu d'une tempête, ni quitter le champ de bataille en lâches qui désertent le pouvoir pendant le combat. Lamartine, Garnier-Pagès et Barthélémy Saint-Hilaire, se soulevèrent avec énergie contre cette insinuation : Que l'Assemblée nous destitue et nous remplace, dirent-ils, nous obéirons en bons citoyens, la destitution sera un ordre. Mais notre retraite volontaire en un pareil moment serait un déshonneur ! A dix heures, l'Assemblée en permanence donna tous les pouvoirs civils au général Cavaignac, à qui ils avaient confié eux-mêmes la veille tous les pouvoirs militaires. Lamartine écrivit au nom de ses collègues la lettre suivante à l'Assemblée : Citoyens représentants, La commission du, pouvoir exécutif aurait manque à la fois à ses devoirs et à son honneur en se retirant devant une sédition et devant un péril public. Elle se retire seulement devant un vote de l'Assemblée. En vous remettant le pouvoir dont vous l'aviez investie, elle rentre dans les rangs de l'Assemblée nationale pour se dévouer avec vous au danger commun et au salut de la République. —————————— Tel est le récif des principaux événements auxquels j'ai participé pendant les deux premières périodes de la révolution de 1848 et de la fondation des institutions républicaines en France. Les destinées de la République ont passé depuis dans d'autres mains. C'est à l'avenir de rétribuer selon les actes. De grands services ont été rendus, des fautes ont été commises. Je prie Dieu, mes contemporains et la postérité de me pardonner les miennes. Puisse la Providence suppléer aux erreurs et aux faiblesses des hommes ! Les républiques semblent plus directement gouvernées par la Providence parce qu'on n'y voit point de main intermédiaire entre le peuple et sa destinée. Que la main invisible protège la France ! qu'elle la soutienne à la fois contre les impatiences et contre les découragements, ce double écueil du caractère de notre race ! Qu'elle préserve la République de ces deux écueils : la guerre et la démagogie ! et qu'elle fasse éclore d'une République conservatrice et progressive, la seule durable, la seule possible, ce qui est en germe dans cette nature d'institution : la moralité du peuple et le règne de Dieu. FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME |