HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

LIVRE QUATORZIÈME.

 

 

Émeute des ouvriers à Rouen. — Plan de constitution immédiate. — Élections générales. — Calme et inspiration du suffrage universel. — Liste des neuf cents représentants du peuple. — Ouverture de l'Assemblée nationale. — Abdication du Gouvernement provisoire. — Son rapport des actes de la Révolution. — Rapport de Lamartine sur les affaires étrangères. — Problèmes du pouvoir exécutif intérimaire. — Lamartine repousse l'investiture du pouvoir unique. — Ses raisons d'honneur et de conscience politique. — Ressentiments de l'Assemblée. — Nomination de la commission exécutive. — MM. Arago, Garnier-Pagès, Marie, Lamartine, Ledru Rollin. — Nomination des ministres. — Complot des factieux. — Préparatifs d'une manifestation eu faveur de la Pologne. — Dispositions de la commission exécutive. — Indécision de Caussidière.

 

I.

Tout devint facile au gouvernement à dater du 16 avril. Les factieux et les ambitieux avaient été convaincus de leur impuissance ; le coup de main pour enlever la dictature par les clubs, et pour perpétuer et dépraver le gouvernement révolutionnaire avait été déjoué. Les partis ne se résignèrent pas, mais ils frémirent. Ils prirent en aigreur ce qu'ils avaient perdu en espérance. Les clubs devinrent conspirateurs, les journaux envenimèrent les discussions du gouvernement, rares, mais acerbes. Une émeute d'ouvriers soufflée par les factieux désespérés de Paris, tenta à Rouen ce qui avait échoué dans la capitale. Énergiquement réprimée par la garde nationale et par l'armée, cette émeute et les mesures prises pour sa répression devinrent le texte de violentes récriminations. M. Arago défendit avec indignation et courage les officiers-généraux inculpés par les pétitions démagogiques.

Mais l'heure de l'Assemblée nationale approchait : la majorité du gouvernement temporisa. Lamartine, les yeux exclusivement fixés sur le jour des élections, négligea dès ce moment toutes les dissensions de détail et même de principes qui pouvaient surgir entre la majorité et la minorité du gouvernement. Il redouta, plus que jamais, tout déchirement violent qui aurait pu compromettre le seul véritable objet de ses efforts et des efforts de la majorité : La convocation d'une Assemblée nationale sans guerre civile. J'ai tâché d'être la résistance de la véritable démocratie à l'odieuse démagogie dans le gouvernement, disait-il ; maintenant je voudrais être l'huile qui adoucit tous les froissements entre les opinions, et qui prévient toutes les ruptures.

Un jour, en son absence, le ministre de l'intérieur ayant fait scission avec ses collègues, et s'étant retiré avec la résolution de donner sa démission, Lamartine s'offrit pour négociateur. Il alla lui-même chez le ministre de l'intérieur ; il lui représenta dans l'intérêt commun du gouvernement et du pays le danger d'un déchirement qui ouvrirait passage à d'anarchie, et pacifia les esprits.

 

II.

On était à la veille des élections. Le gouvernement avait délibéré longtemps, s'il se présenterait devant l'Assemblée nationale avec un plan de constitution lotit préparé, ou s'il se contenterait d'abdiquer entre ses mains et s'abstiendrait de toute initiative qui pourrait ressembler à une dictature continuée ou à une usurpation de la souveraineté nationale. Dupont de l'Eure, homme prévoyant comme l'expérience, ne cessait de conjurer Lamartine de s'occuper de ce plan de constitution. L'idée de Lamartine était sur ce sujet conforme à celle de Dupont de l'Eure. Il pensait que les débats d'une constitution pour une assemblée seraient longs et tumultueux ; qu'ils useraient le temps mieux employé à pourvoir aux. dangers et aux Urgences multipliées de l'inauguration du gouvernement démocratique ; qu'une constitution, c'est-à-dire les deux ou trois principes d'un gouvernement, devait s'écrire en quelques lignes Comme le résumé lapidaire d'une révolution et d'une civilisation ; que les lois organiques de cette constitution devaient ensuite être flexibles, successives, modifiables, et s'écrire à loisir, selon l'urgence et le temps, sans avoir le caractère d'immutabilité de la constitution elle-même.

Il avait en conséquence rédigé, en cinq ou six axiomes, le texte d'une constitution ; il désirait que ce texte pût être voté d'acclamation en deux ou trois séances, et que le gouvernement émanât tout de suite de la constitution volée.

Lamartine était convaincu que l'unité du pouvoir exécutif constituée dans une présidence, dans un directeur ou dans un conseil, était la forme définitive que la République adopterait après sa période de création : mais pour la première période, destinée à habituer le pays à la forme républicaine et à relier ensemble dans un intérêt de concours et de concorde les principales forces de l'opinion, il penchait à admettre pour deux ou trois ans un pouvoir exécutif trinitaire, dans lequel trois hommes élus par l'Assemblée nationale représenteraient les trois éléments dont se compose toute opinion : l'impulsion, la résistance, la modération. Ces trois forces se combinant entre elles dans un consulat de trois ans et correspondant chacune à un des trois partis dans la nation : impulsif, retardataire, modérateur, lui paraissaient sans doute une cause possible de tiraillements et de langueur dans le pouvoir exécutif ; mais ce qu'il craignait pardessus tout pour la République à son origine, c'était la guerre civile. Cette dictature mixte, donnant sécurité et gages aux opinions diverses, était de nature à la prévenir. Il s'occupa de cette pensée, il s'en entretint avec quelques-uns de ses collègues, il se promit de sonder les dispositions à cet égard des membres de l'Assemblée nationale à leur arrivée à Paris, et de se résoudre au parti qui lui paraîtrait le plus universellement adopté dans la majorité des esprits. Une conférence intime eut lieu entre lui et des membres d'autres opinions sur ce sujet. On chercha à s'entendre, on ajourna tout, on ne résolut rien. Tout dépendait à cet égard d'éléments inconnus, l'esprit, les dispositions, les majorités, les minorités dans les membres de l'Assemblée nationale.

Quant à un plan de constitution à présenter, on y renonça entièrement dans les dernières séances qui précédèrent le 27 avril. Les trois partis qui se faisaient tour à tour opposition ou concours dans le sein du gouvernement étaient trop divisés, et quelquefois trop irrités pour s'entendre sur un projet commun d'institution. Le parti socialiste, le parti conventionnel et le parti républicain constitutionnel ne pouvaient enfanter une même pensée. On le sentit, on l'avoua, on s'en remit à l'Assemblée nationale qui devait départager ces partis. Les deux derniers partis pouvaient, avec quelques efforts, s'entendre ; le premier était incompatible avec l'Assemblée nationale, car l'Assemblée nationale allait procéder du sol, du temps, des traditions. Le parti socialiste procédait d'une théorie absolue : une théorie absolue c'est la violence : la violence ne peut constituer que la tyrannie.

 

III.

Enfin, l'aube du salut se leva sur la France avec le jour des élections générales. Ce fut le jour de Pâques, 27 avril, époque de solennité pieuse, choisi par le gouvernement provisoire pour que les travaux du peuple ne lui donnassent ni distraction, ni prétexte de se soustraire à l'accomplissement de son devoir de peuple, et pour que la pensée religieuse qui plane sur l'esprit humain dans ces jours consacrés à la commémoration d'un grand culte, pénétrât dans la pensée publique et donnât à la liberté la sainteté d'une religion.

C'était le plus hardi problème qu'on eût jamais posé devant une nation organisée dans les temps nouveaux ; cette épreuve le résolut au salut et à la gloire de la nation.

Au lever du soleil, les populations recueillies et émues de patriotisme se formèrent en colonnes à la sortie des temples, sous la conduite des maires, des curés, des instituteurs, des juges de paix, des citoyens influents, s'acheminèrent par villages et par hameaux aux chefs-lieux d'arrondissement, et déposèrent dans les urnes, sans autre impulsion que celle de leur conscience, sans violences, presque sans brigues, les noms des hommes dont la probité, les lumières, la vertu, le talent, et surtout la modération, leur inspiraient le plus de confiance pour le salut commun et pour l'avenir de la République.

Il en fut de même dans les villes- On voyait les citoyens riches et pauvres, soldats ou ouvriers, propriétaires ou prolétaires, sortir un à un du seuil de leurs maisons, le recueillement et la sérénité sur leurs visages, porter leurs suffrages écrits au scrutin, s'arrêter quelquefois pour le modifier sous une inspiration nouvelle, ou sous un repentir soudain de-leur conscience, le déposer dans l'urne, et revenir avec la satisfaction peinte sur les traits, comme d'une pieuse cérémonie. Jamais la conscience publique et la raison générale ne se révélèrent dans un peuple avec plus de scrupule, de religion et de dignité. C'est un de ces jours où une nation a les yeux sur le ciel, où le ciel a les yeux sur une nation. Le gouvernement se donna ce jour de repos en trois mois : il sentit que Dieu et le peuple travaillaient pour lui.

 

IV.

Les églises étaient pleines d'une foule agenouillée qui invoquait l'inspiration divine et l'esprit de paix sur la main des électeurs. On se sentait exaucé avant d'avoir prié. Le calme avec lequel s'accomplissaient les opérations électorales était un pressentiment du choix qui émanait du cœur de ce peuple. L'anarchie ne pouvait pas sortir d'une si unanime inspiration du bien.

A la chute du jour, Lamartine errait seul et le cœur chargé de reconnaissance dans un quartier populeux de Paris. Il villa foule descendre et monter les marches d'une église ; le parvis semblait déborder d'adorateurs, hommes, femmes, enfants, vieillards, jeunes gens, tous les yeux pleins de regards sur l'avenir, l'altitude concentrée, la physionomie au repos. Les sons de l'orgue se répandaient jusque dans la rue, quand les portes ouvraient passage aux sons de L'instrument et aux échos des psaumes.

Il entra ; il se glissa inconnu dans les ténèbres parmi cette foule qui remplissait l'église. Il s'agenouilla à l'ombre d'une colonne, et il rendit grâces à Dieu. Son œuvre était accomplie. De grands dangers personnels pouvaient encore le menacer avant le jour où l'Assemblée nationale entrerait à Paris et prendrait possession de sa souveraineté ; il y avait encore des résistances désespérées, des espérances coupables, des complots d'ajournement, des coups d'État de la démagogie des clubs, des menaces d'épuration et d'assassinat contre lui et contre ses collègues ; bien des hommes éminents, incrédules jusqu'à la dernière heure, lui écrivaient ou lui disaient que jamais la représentation nationale ne siégerait sans reconquérir Paris par des flots de sang ; il recevait chaque jour des départements des avertissements sinistres sur des trames réelles ou imaginaires ourdies contre sa vie ; on lui parlait de fanatiques partis de telle ou telle ville pour le frapper du poignard et pour faire proclamer le gouvernement révolutionnaire sur son cadavre. Je puis succomber, en effet encore, moi, se disait-il dans la foi intime de son cœur ; mais à l'heure qu'il est, la France ne peut plus succomber ; les choix sont dans l'urne ; ils en sortiront demain : sa souveraineté existe, ses représentants légaux sont nommés. Si le gouvernement est emporté par un complot, ces élus de la France se réuniront dans chaque département : ils arriveront aux portes de Paris escortés de deux millions de citoyens armés ; ils submergeront les dictateurs ou les comités de-salut public ; ils reprendront la France des mains des factieux ! Qu'importe que je meure ! la France est sauvée !

La France, en effet, pouvait désormais respirer ; l'Assemblée nationale était dans presque tous ses noms un acte de salut public. Le nom de Lamartine était sorti dix fois de l'urne électorale, sans qu'il connût même une seule de ses candidatures. S'il eût dit un mot, insinué un désir, fait un geste, il eût été nommé dans quatre-vingts départements. Sa popularité était sans bornes à Paris, en France, en Allemagne, en Italie, en Amérique. Pour l'Allemagne son nom était la paix ; pour la France c'était la garantie contre la terreur ; pour l'Italie c'était l'espérance ; pour l'Amérique c'était la République. Il avait réellement -dans ce moment la souveraineté de la conscience européenne. Il ne pouvait faire un pas dans la rue sans soulever les acclamations. Elles le suivaient jusque dans sa demeure et interrompaient son sommeil. Deux fois reconnu à l'Opéra dans le fond d'une loge, le parterre et les spectateurs se levèrent, suspendirent la représentation, et couvrirent son nom pendant cinq minutes d'applaudissements. La France personnifiait en lui sa joie d'avoir retrouvé son gouvernement.

 

V.

Le pays avait choisi avec réflexion, avec impartialité et sagesse tous les hommes de bien dont les opinions à la fois libérales, républicaines, probes, modérées, courageuses, pouvaient s'adapter sans impatience comme sans répugnance au nouvel ordre de choses nécessité par la révolution. La France avait eu le génie de la transition, le tact souverain de la circonstance. Elle avait éliminé- seulement les noms ; trop signalés dans la faveur ou dans les fautes du dernier gouvernement ; elle ne les avait point proscrits, mais ajournés ; elle avait craint les ressentiments et les récriminations. Cette assemblée de neuf cents membres était l'honnêteté et le patriotisme de la France résumés dans sa souveraineté. L'histoire doit sur une page lapidaire graver les noms de ces citoyens pour la postérité, à l'exception d'un petit nombre de démagogues plagiaires surannés de 1793, et de cinq ou six fanatiques de chimères. Les noms de tous ces citoyens, réunis ensemble signifiaient le salut de la France et la fondation de la République constitutionnelle. Les voici :

AIN. — Bodin (Alex.-Marcel-Nelchior). Bochard. Charassin. Francisque Bouvet (François-Joseph). Guigue de Champvans. Maissiat (Jacques). Quinet (Edgar). Regembal (Antoine). Tendret.

AISNE. — Barrot (Odilon). Bauchart (Quentin). Baudelot. De Bretonne. Desabes. Dufour (Théophile). Lemaire (Maxime). Leproux (Jules). Lherbette. Nachet. Plocq (Toussaint). Quinette. De Tillancourt (Edmond). Vivien.

ALLIER. — Bureaux de Puzy. De Courtais. Fargin-Fayolle. Laussedat (Louis). Madet (Charles). Mathé (Félix). Terrier (Barthélémy). Tourret (Charles-Gilbert).

BASSES-ALPES. — Chais (Auguste). Duchaffault. Fortoul. Laidet.

HAUTES-ALPES. — Allier. Bellegarde. Faure (Pascal-Joseph).

ARDÈCHE. — Champanhet. Chanzallon. Dautheville (François). Laurent. Mathieu. Rouveure. Royol (Jean). Sibour. Valladier.

ARDENNES. — Blanchard. Drappier. Payer. Robert (Léon). Talon. Ternaux-Mortimer. Toupet-Desvignes. Tranchart.

ARIÈGE. — Anglade (Clément). Arnaud. Casse. Darnaud. Galy-Cazalat. Vignes (Th.). Xavier-Durrieu.

AUBE. — Blavoyer. Delaporte. Gayot (Amédée). Gerdy (Pierre-Nicolas). Lignier. Millard (Jean Auguste). Stourm.

AUDE. — Anduze-Foris. Barbès (Armand). Joly fils (Edmond). Raynal (Théodore). Sarrans (Jean). Solier (Marc). Trinchant.

AVEYRON. — Abbal (Basile-Joseph). Affre (Louis-Henri). Dalbis du Saize. Dubruel (Edouard). Grandet. Médal. Pradié. Rodat. Vernhette. Vésin.

BOUCHES-DU-RHÔNE. — Astouin, Barthélémy. Berryer (Pierre-Antoine). Laboulie (Gustave). Ollivier (Démosthènes). Pascal (Félix). Poujoulat. Rey (Alexandre). Reybaud (Louis). Sauvaire-Barthélemy.

CALVADOS. — Bellencontre (Joseph-Pierre-François). Besnard (Jean-Charles). Demortreux (Pierre-Thomas-Frédéric). Desclais (Jacques-Alexandre). Deslongrais (Armand-Rocherullé). Douesnel-Dubosq (Robert-Alexandre). Hervieu (Pierre-Sosthène). Lebarillier (Louis-Constant). Lemonnier (Jean-Nicolas). Marie (Auguste-Alphonse). Person (Félix). Thomine-Desmasures.

CANTAL. — Daude. Delzons (Jean-François-Amédée). Durieu-Paulin. Murat-Sistrières. Parieu (Félix-Esquiron de), Richard. Teilhard-Latérisse.

CHARENTE. — Babaud-Laribière. Garnier-Laboissière. Girardin (Ernest de). Hennessy (Auguste). Lav.allée. Mathieu-Bodet. Pougeard. Rateau.

CHARENTE-INFÉRIEURE. — Audry de Puyraveau (Pierre-François). Baroche. Brard (Pierre-Lucien). Bethmont. Debain (Léon). Dufaure. Dupont de Bussac. Gaudin (Pierre-Théodore), Regnault de Saint-Jean d'Angély. Renou de Ballon. Target.

CHER. — Bidault, Bouzique (Étienne-Ursin). Duplan (Paul). Duvergier de Hauranne, Poisle-Desgranges (Jacques-Damien). Pyat (Félix). Vogué (Léonce de).

CORRÈZE. — Bourzat. Ceyras. Du Bousquet Laborderie. Favart. Latrade. Lebraly. Madesclaire. Penières.

CORSE. — Bonaparte (Napoléon). Bonaparte (Pierre-Napoléon). Casabianca (Xavier). Conti (Etienne). Pietri (Pierre-Marie).

CÔTE-D'OR. — Bouguéret (Edouard). Godard-Poussignol. James-Demontry. Joigneaux. Magnin-Philippon. Maire (Neveu). Maréchal. Mauguin. Monnet. Perrenet (Pierre).

CÔTES-DU-NORD. — Carré (Félix). Denis. Dépasse (Émile-Toussaint-Marcel). Glais-Bizoin. Houvenagle. Ledru. Legorrec. Loyer. Marie. Michel. Morhéry. Perret. Racinet. Simon (Jules). Tassel (Yves). Tréveneuc (Henri-Louis-Marie de).

CREUSE. — Desainethorent. Fayolle (Edmond). Guisard. Lassarre. Lecler (Félix). Leyraud. Sallandrouze-Lamornais.

DORDOGNE. — Auguste Mie. Barailler (Eugène). Chavoix (Jean-Baptiste). Delbetz. Dezeimeris. Ducluzeau. Dupont (Auguste). Dussolier. Goubie. Grolhier-Desbrousses. Lacrouzille (Amédée). Savy. Taillefer (Timoléon).

DOUBS. — Baraguay-d'Hilliers. Bixio. Convers. Demesmay. Mauvais. Montalembert. Tanchard.

DROME. — Bajard. Belin. Bonjean. Curnier. Mathieu (Philippe). Morin. Rey. Sautayra.

EURE. — Alcan (Michel). Canel. Davy. Demante (Antoine-Marie). Dumont. Dupont. Langlois. Legendre. Montreuil (de). Picard (Jean-Jacques-François). Sevaistre (Paul).

EURE-ET-LOIR. — Barthélémy. Isambert. Lebreton (Eugène-Casimir). Marescal. Raimbault-Courtin. Subervie. Trousseau (Armand).

FINISTÈRE. — Brunel (Alexis). Découvrant (André-Marie-Adolphe). Fauvean (Joseph). Fournas (Balthazar de). Graveran. Kéranflech (Yves-Michel-Gilart de). Kersauson (Joseph-Marc-Marie). Lacrosse. Le Breton (Charles-Louis). Mège (James). Riverieulx (Armand-Marie-Émile). Rossel (Victor). Soubigou (François-Louis). Tassel.

GARD. — Bechard (Ferdinand). Bousquet. Chapot. Demians (Auguste). Favend (Étienne-Édouard-Charles-Eugène). Labruguière-Carme. Larcy (de). Reboul (Jean). Roux-Carbonnel. Teulon.

HAUTE-GARONNE. — Azerm (Louis). Calés (Godefroi). Dabeaux. Espinasse (Ernest de l'). Gatien-Arnoult (Adolphe-Félix). Joly (Henri). Malbois (Jean-François), Marrast (Armand). Mulé (Bernard). Pages de l'Ariège (Jean-Baptiste). Pegot-Ogier (Jean-Baptiste). Rémusat (Charles de).

GERS. — Alem-Rousseau. Aylies. Boubée (Théodore). Carbonneau. David (Irénée). Gavarret. Gounon. Panat (de).

GIRONDE. — Billaudel (Jean-Baptiste-Basilide). Denjoy. Desèze (Aurélien). Ducos (Théodore). Feuillade-Chauvin. Hovyn-Tranchère. Hubert-Delisle. Lagarde. Larrieu. Mole. Richier. Servière. Simiot. Thomas (Clément).

HÉRAULT. — André (Jules). Bertrand (Jean-Pierre-Louis-Toussaint). Brives. Carion-Nisas (André). Cazelles (Brutus). Charamaule (Hippolyte). Laissac. Reboul-Coste (Aristide). Renouvier (Jules). Vidal.

ILLE-ET-VILAINE. — Andigné de la Chasse (d'). Berlin. Bidard. Fresneau (Armand). Garnier-Kéruault. Jouin (Pierre). Kerdrel (Vincent-Audren de). Legeard de La Diriays. Legraverend. Marion (Jean-Louis). Méaulle (Charles). Rabuan (Paul). Roux-Lavergne (Pierre-Célestin). Trédern (de).

INDRE. — Bertrand (Henri). Charlemagne (Edouard). Delavan (François-Charles). Fleury. Grillon (Eugène-Victor-Adrien). Rollinat.

INDRE-ET-LOIRE. — Crémieux (Isaac-Adolphe). Foucqueteau. Gouiri (Alexandre). Julien. Jullien (Amable). Luminais. Taschereau (Jules). Bacot.

ISÈRE. — Bertholon. Blanc (Alphonse). Brillier. Cholat. Clément (Auguste). Crépu. Durand-Savoyat. Farconnet. Froussard. Marion de Faverges (André). Renaud. Repellin. Ronjat. Saint-Romme. Tranchand.

JURA. — Chevassu. Cordier (Joseph). Gréa. Grévy (Jules). Huot (Césaire). Jobez (Alphonse). Tamisier. Valette.

LANDES. — Bastiat (Frédéric). Dampierre (Élie de). Duclerc (Eugène). Duprat (Pascal). Lefranc (Victor). Marrast (François). Turpin (Numa).

LOIR-ET-CHER. — Ducoux. Durand de Romorantin. Gérard. Normant (Antoine). Salvat. Sarrut (Germain).

LOIRE. — Alcock. Baune, Callet (Pierre-Auguste). Chavassieu. Devillaine. Favre (Jules). Fourneyron (Benoist). Levet (Henri). Martin-Bernard. Point. Verpilleux.

HAUTE-LOIRE. — Avond (Auguste). Badon. Breymand. Grellet (Félix). Lafayette (Edmond). Lagrevol (Alexandre). Laurent (Aimé). Rullière.

LOIRE-INFÉRIEURE. — Bedeau (Marie-Alphonse). Billaut. Braheix. Camus de la Guibourgère (Alexandre-Prosper). Desmars. Favre (Ferdinand). Favreau (Louis-Jacques). Fournier (Félix). Granville (Aristide de). Lanjuinais. Rochette (Ernest de la). Sesmaisons (Olivier de). Waldeck-Rousseau.

LOIRET. — Abbatucci. Arbey. Considérant (Victor). Martin (Alexandre). Michot. Péan (Emile). Roger. Rondeau.

LOT. — Ambert Carla. Cavaignac (le général Eugène). Labrousse (Émile). Murat (Lucien). Rolland. Saint-Priest (de).

LOT-ET-GARONNE. — Baze. Bérard. Boissié. Dubruel (Gaspard). Luppé (Irène de). Mispoulet. Radoult-Lafosse. Tartas (Emile). Vergnes (Paul).

LOZÈRE. — Comandré (Edouard). Desmolles. Renouard (Fortuné). M. l'abbé Fayet.

MAINE-ET-LOIRE. — Bineau. Cesbron-Lavau (Charles). David d'Angers. Dutier. Falloux (de). Farran. Freslon (Alexandre). Gullier de la Tousche. Jouneaulx. Lefrançois. Louvet (Ch.). Oudinot, Tessié de la Motte.

MANCHE. — Abraham-Dubois. Boulatignier. Delouche. Demésange. Diguet. Dudouyt. Essars (des). Gaslonde. Havin. Laumondais. Lempereur. Perrée (Louis). Tocqueville (Henry-Alexis de). Vieillard (Narcisse). M. Reibell.

MARNE. — Aubertin. Bailly ; Bertrand (Jean). Dérodé (L.-Émile). Faucher (Léon). Ferrand. Leblond. Pérignon. Soullié.

HAUTE-MARNE. — Chauchard. Couvreux. Delarbre. Milhoux. Montrol. Toupot-de-Besvaux. Walferdin.

MAYENNE. — Bigot. Boudet. Chambolle. Chenais. Dubois. Fresney (Joseph). Dutreil. Goyet-Dubignon. Jamet (Emile). Roussel (Jules).

MEURTHE. — Adelswaerd (d'). Charron fils. Deludre. Ferry. Laffize. Leclerc, Liouville. Marchal. Saint-Ouen. Viox. Vogin.

MEUSE. — Buvignier (Isidore). Chadenet. Etienne. Gillon (Paulin). Launois. Moreau. Salmon. M. Dessaux.

MORBIHAN. — Beslay. Crespel de la Tousche. Dahirel. Daniélo. Dubodan. Fournas (de). Harscouët de Saint-Georges. Leblanc. Parisis. Perriec (Arthur de). Pioger (de). Rochejacquelein (de La).

MOSELLE. — Antoine. Bardin. Deshayes. Espagne (d'). Jean-Reynaud. Labbé. Poncelet. Rolland (Gustave). Totain. Valette. Woirhaye.

NIÈVRE. — Archambault. Dupin. Gambon. Girerd. Grangier de la Marinière. Lafontaine. Manuel. Martin (Emile).

NORD. — Antony-Thouret. Aubry. Bonte-Pollet. Boulanger. Choque, Corne. Delespaul. Descat. Desmoutiers. Desurmoht. Dôllez. Dufont. Duquesne. Farez. Giraudon. Hannoye. Heddebault. Huré. Lemaire (André). Lenglet. Loiset. Malo. Mouton. Négrier. Pureur. Regnard. Serlooten. Vendois.

OISE. — Barillon. Désormes. Flye. Gérard. Lagache. Leroux (Emile). Marquis (Donatien). Mornay (Jules de). Sainte-Beuve. Tondu-du-Metz.

ORNE. — Charencey (de). Corcelles (de). Curial. Druet-Desvaux. Gigon-Labertrie. Guérin. Hamard. Piquet. Tracy (Destut de). Simphor-Vaudoré. Ballot.

PAS-DE-CALAIS. — Bellart-Dambricourt. Cary. Cornille. Degeorge. Denisel. Emmery. Fourmentin. Fhéchon. Hérembault (d'). Lantoine-Harduin. Lebleu. Olivier. Petit (de Bryas). Piéron. Pierret. Saint-Amour. Lenglet.

PUY-DE-DÔME. — Altaroche. Astaix, Baudet-Lafarge. Bravard (Toussaint). Bravard-Veyrières. Charras. Combarel de Leyval. Girot-Pouzol. Gouttai. Jouvet. Jusserand, Lasteyras. Lavigne. Rouher. Trélat.

BASSES-PYRÉNÉES. — Barthe (Marcel). Boutoey. Condou. Dariste. Etcheverry. Laussat (de). Leremboure. Lestapis. Nogué. Renaud. Saint-Gaudens.

HAUTES-PYRÉNÉES. — Cenac. Deville. Dubarry. Lacaze (Bernard). Recurt, Vignerte.

PYRÉNÉES-ORIENTALES. — Arago (Emmanuel). Arago (Etienne). Guiter. Lefranc. Picas.

BAS-RHIN. — Boussingault. Bruckner. Champy. Chauffour. Dorlan. Engelhardt. Foy. Gloxin. Kling. Lauth. Liechtemberger. Martin (de Strasbourg). Schlosser. Westercamp. Culmann.

HAUT-RHIN. — Hardy. Dollfus. De Heeckeren. Heuchel. Kestner. Kœnig. Prudhomme. Rudler. Stœklé. Struch. Yves. Chauffour.

RHÔNE. — Auberlhier. Benoit. Chanay. Doutre. Ferrouillat. Gourd. Greppo. Lacroix (J.). Laforest. De Mortemart. Mouraud. Paullian. Pelletier. Rivet.

HAUTE-SAÔNE. — Angar. Dufournel. Grammont (de). Guerrin. Lélut. Millotte. Minal. Noirot. Signard.

SAÔNE-ET-LOIRE. — Bourdon. Bruys. Dariot. Jeandeau. Lacroix (A.). Martin-Rey. Mathey. Mathieu. Menand. Petit-Jean. Pézerat. Reverchon. Rolland. Thiard (de).

SARTHE. — Beaumont (Gustave de). Chevé. Degousée. Gasselin (de Chantenay). Gasselin (de Fresnay). Hauréau. Lamoricière. Langlais. Lebreton. Lorette. Saint-Albin (Hortensius de). Trouvé-Chauvel.

SEINE. — Albert. Arago (François). Berger. Blanc (Louis). Boissel. Buchez. Carnot. Caussidière. Changarnier. Coquerel. Corbon. Cormenin (de). Flocon. Fould (Achille). Garnier-Pagès. Garnon. Goudchaux. Guinard. Hugo (Victor). Lagrange. Lamartine (Alphonse de). Lamennais (de). Lasteyrie (Ferdinand de). Ledru-Rollin. Leroux (Pierre). Marie. Moreau. Perdiguier (Agricol). Peupin. Proudhon. Raspail. Vavin. Wolowski.

SEINE-INFÉRIEURE. — Bautier. Cécille : Dargent. Démarest. Desjobert. Dupin (Charles). Germonière. Girard. Grandin (Victor). Lebreton (Th.). Lefort-Gonssolin. Levavasseur. Loyer. Morlot. Osmont. Randoing. Sénard, Thiers.

SEINE-ET-MARNE. — Auberge. Bastide (J.). Bavoux. Chappon, Drouyn de Lhuis. Lafayette (G.). Lafayette (Oscar). Lasteyrie (J. de). Portalis (A.).

SEINE-ET-OISE. — Albert de Luynes (d'). Barthélémy Saint-Hilaire. Berville. Bezanson. Durand. Flandin. Landrin. Lécuyer. Lefebure. Pagnerre. Pigeon. Rémilly.

DEUX-SÈVRES. — Baugier. Blot. Boussi. Charles (aîné). Chevallon. Demarçay. Maichain. Richard (J.).

SOMME. — Allart. Beaumont (de). Creton. Defourment. Delatre. Dubois (Am.). Gaultier de Rumilly. Labordère. Magniez. Morel-Cornet. Blin de Bourdon.

TARN. — Boyer. Garayon-Latour. Marliave (de). Mouton. Puységur (de). Rey. Saint-Victor (de). Voisins (de).

TARN-ET-GARONNE. — Cazalès (de). Delbrel, Détours. Faure-Dère. Maleville (de). Rous.

VAR. — Alleman, André (Marius). Arène. Arnaud (Ch.). Baune (Edm.). Cazy. Guigues (Luc). Maurel (Marc). Philibert.

VAUCLUSE. — Bourbousson. Gent. La Boissiëre (de). Pin (Elz.). Raspail (Eug.). Reynaud-Lagardette.

VENDÉE. — Bouhier de l'Écluse. Défontaine (Guy). Grelier-Dufougeroux. Lespinay (de). Luneau. Mareau. Parenteau. Rouillé. Tinguy (de).

VIENNE. — Barthélémy. Bérenger. Bonnin. Bourbeau. Junyen. Pleignard. Drault. Jeudy.

HAUTE-VIENNE. — Allègre. Bac (Théodore). Brunet. Coralli. Dumas. Frichon. Maurat-Ballange. Tixier.

VOSGES. — Braux. Buffet. Doublât. Falatieu. Forel. Hingray. Houel. Huot. Najean. Turck. Bonlay (de la Meurthe).

YONNE. — Carreau. Charton. Guichard. Larabit. Rampont. Rathier. Raudot. Robert (L.). Vaulabelle.

ALGÉRIE. —Barrot (Ferdinand). Didier. Prébois (de). Rancé (de).

MARTINIQUE. — Mazulime. Pory-Papy. Schœlcher.

GUADELOUPE. — Dain (Charles). Louisy-Mathieu. Perrinon.

SÉNÉGAL. — Durand-Valentin.

 

L'Assemblée nationale s'ouvrit le 4 mai. Jamais solennité plus majestueuse dans sa simplicité n'avait installé la souveraineté d'un grand peuple. La garde nationale, le peuple, quelques brillantes députations de l'armée appelées à Paris pour assister au retour de la souveraineté étaient debout dès le matin. Le gouvernement réuni au ministère de la justice s'avança à pied par les boulevards, au milieu d'une haie de cent mille hommes et précédé du général de la garde nationale et de son état-major qui ouvrait la foule devant les dictateurs allant abdiquer. Les fenêtres et les toits des quartiers traversés par le cortège retentissaient de cris, d'applaudissements. Jamais gouvernement faisant son entrée dans une capitale, précédé de l'espérance enthousiaste de tout un peuple, n'entendit se lever sous ses pas plus d'acclamations, que ce gouvernement qui allait expirer dans une heure n'en reçut à son dernier moment. On oubliait ses faiblesses, ses fautes, ses insuffisances, son illégitimité ; on lui tenait compte de ses efforts ; on lui savait gré de son désintéressement. Ses membres n'affichaient aucun éclat : c'étaient de simples citoyens humblement vêtus, ayant eu l'autorité mais non le luxe du pouvoir. On se montrait Dupont de l'Eure à droite, puis Lamartine à gauche, puis Louis Blanc, Arago entouré d'un noble respect par -la science et la politique, Gantier Pages, probité et simplicité antiques, Crémieux, Marie, Marrast, noms respectés pour leurs services, Flocon, Ledru-Rollin, Albert, noms plus chers aux républicains d'ancienne date, qui rattachaient à eux plus de souvenirs ou plus d'espérances, Carnot et Bethmont, qui avaient partagé quoique simples ministres les travaux, les dangers, les responsabilités du gouvernement. Chacun de ces noms recevait sa part de reconnaissance ou d'estime : ils 'allaient abdiquer, on ne les craignait plus, on les acclamait toujours.

 

VI.

Le gouvernement introduit dans la salle, les neuf cents représentants le reçurent debout. Un immense cri de Vive la République ! révéla à la France que ce gouvernement voté provisoirement le 25 février par le pressentiment de Paris était adopté et ratifié à l'unanimité et d'acclamation par la réflexion du pays.

Le président du gouvernement provisoire, Dupont de l'Eure, monté à la tribune ; il est accueilli avec le respect qui s'attache à de longs jours dévoués à la patrie. On voit en lui un de ces vieillards qui lèguent 'des institutions à une famille humaine et dont la Providence semble avoir prolongé la vie pour que cette vie serve de transition à deux époques.

Citoyens, dit-il, d'une voix où la gravité n'enlève rien à l'énergie, le gouvernement provisoire de la République vient s'incliner devant la nation et rendre hommage au pouvoir souverain dont vous êtes seuls investis. Enfin, le moment est arrivé pour le gouvernement de déposer entre vos mains le pouvoir illimité dont la révolution l'avait revêtu. Vous savez si pour nous cette dictature a été autre chose qu'une puissance morale exercée au milieu des circonstances difficiles que la nation vient de traverser. Vive la République !

 

Ce cri sorti des lèvres du vieillard retentit d'échos en échos par trois cent mille voix jusque sur la place de la Concorde ; le canon des Invalides le salue de ses salves. Dupont de l'Eure descend de la tribune ; il tombe dans les bras de Béranger, précurseur sage, et patient, comme son ami, de l'ère républicaine, Tyrtée de la gloire de nos armes dans sa jeunesse, représentant du peuple et modérateur de son pays sous ses cheveux blancs.

L'Assemblée procède trois jours à la vérification des pouvoirs et choisit pour président M. Bûchez en reconnaissance des services qu'il avait rendus et du courage qu'il avait déployé pendant trois mois dans l'administration de l'Hôtel-de-Ville.

Le 7, Lamartine monta à la tribune à la place et au nom du président du gouvernement provisoire : il rendit compte en ces termes des actes de la Révolution :

Citoyens représentants du peuple, au moment où vous entrez dans l'exercice de votre souveraineté ; au moment où nous remettons entre vos mains les pouvoirs d'urgence que la révolution nous avait provisoirement confiés, nous vous devons d'abord compte de la situation où nous avons trouvé et où vous trouvez vous-mêmes la patrie.

Une révolution a éclaté le 24 février, le peuple a renversé le trône, il a juré sur ses débris de régner désormais seul et tout entier par lui-même. Il nous a chargés de pourvoir provisoirement aux dangers et aux nécessités de l'interrègne qu'il avait à traverser pour arriver en ordre et sans anarchie a son régime unanime et définitif. Notre première pensée a été d'abréger cet interrègne, en convoquant aussitôt la représentation nationale en qui seule réside le droit et la force. Simples citoyens, sans autre appel que le péril public, sans autre titre que notre dévouement, tremblant d'accepter, pressés de restituer le dépôt des destinées de la patrie, nous n'avons eu qu'une ambition, celle d'abdiquer la dictature dans le sein de la souveraineté du peuple.

Le trône renversé, la dynastie s'écroulant d'elle-même, nous ne proclamâmes pas la République, elle s'était proclamée elle-même par la bouche de tout un peuple, nous ne finies qu'écrire le cri de la nation.

Notre première pensée, comme le premier besoin du pays après la proclamation de la République, fut le rétablissement de l'ordre et de la sécurité dans Paris. Dans cette œuvre, qui eût été plus difficile et plus méritoire dans un autre temps et dans un autre pays, nous fûmes aidés par le concours des citoyens. Pendant qu'il tenait encore d'une main le fusil dont il venait de foudroyer la royauté, ce peuple magnanime relevait de l'autre main les vaincus et les blessés du parti contraire. Il protégeait la vie et la propriété des habitants ; il préservait les monuments publics ; chaque citoyen de Paris était à la fois soldat de la liberté et magistrat volontaire de l'ordre. L'histoire a enregistré les innombrables actes d'héroïsme, de probité, de désintéressement, qui ont caractérisé ces premières journées de la République, Jusqu'ici, on avait quelquefois flatté le peuple en lui parlant de ses vertus, la postérité, qui ne flatte pas, trouvera toutes les expressions au-dessous de la dignité du peuple de Paris dans cette crise.

Ce fut lui qui nous inspira le premier décret destiné à donner sa vraie signification à la victoire, le décret d'abolition de la peine de mort en matière politique. Il l'inspira, il l'adopta, il le signa par une acclamation de deux cent mille voix sur la place et sur le quai de l'Hôtel-de-Ville ; pas un cri de colère ne protesta. La France et l'Europe comprirent que Dieu avait ses inspirations dans la foule, et qu'une révolution inaugurée par la grandeur d'âme serait pure comme une idée, magnanime comme un sentiment, sainte comme une vertu.

Le drapeau rouge, présenté un moment non comme un symbole de menaces ou de désordre, mais comme un drapeau momentané de victoire, fut écarté par les combattants eux-mêmes pour couvrir la République de ce drapeau tricolore qui avait ombragé son berceau et promené la gloire de nos armées sur tous les continents et sur toutes les mers.

Après avoir établi l'autorité du gouvernement dans Paris, il fallait faire reconnaître la République dans les départements, dans les colonies, dans l'Algérie, dans l'armée : des nouvelles télégraphiques et des courriers y suffirent. La France, les colonies, les armées, reconnurent leur propre pensée dans la pensée de la République. Il n'y eut résistance ni d'une main, ni d'une voix, ni d'un cœur libre en France à l'installation du gouvernement nouveau.

Notre seconde pensée fut pour le dehors, L'Europe indécise attendait le premier mot de la France : ce premier mot fut l'abolition de fait et de droit des traités réactionnaires de 1815, la liberté rendue à notre politique extérieure, la déclaration de paix aux territoires, de sympathie aux peuples, de justice, de loyauté et de modération aux gouvernements. La France, dans ce manifeste, se désarma de son ambition, mais ne se désarma pas de ses idées. Elle laissa briller son principe : ce fut toute la guerre. Le rapport particulier du ministre des affaires étrangères vous dira que ce système de la diplomatie au grand jour a produit et qu'il doit produire de légitime et de grand pour les influences de la France.

Cette politique commandait au ministre de la guerre des mesures en harmonie avec ce système de négociation armée : il rétablit avec énergie la discipline à peine ébranlée ; il rappela honorablement dans Paris, l'armée un moment éloignée de nos murs pour laisser le peuple s'armer lui-même ; le peuple désormais invincible ne tarda pas à redemander à grands cris ses frères de l'armée, non-seulement comme une sûreté, mais comme une décoration de la capitale. L'armée ne fut plus dans Paris qu'une garnison honoraire destinée à prouver à nos braves soldats que la capitale de la patrie appartient à tous ses enfants.

Nous décrétâmes, de plus, la formation de quatre armées d'observation : l'armée des Alpes, l'armée du Rhin, l'armée du Nord, l'armée des Pyrénées.

Notre marine, confiée aux mains du même ministre comme la seconde armée de la France, fut ralliée sous ses chefs dans une discipline commandée par le sentiment de sa vigilance. La flotte de Toulon alla montrer nos couleurs aux peuples amis de la France sur le littoral de la Méditerranée.

L'armée d'Alger n'eut ni une heure ni une pensée d'hésitation. La République et la patrie se confondirent à ses yeux dans le sentiment d'un même devoir. Un chef dont le nom républicain, les sentiments et les talents étaient des gages à la fois pour l'armée et pour la révolution, le général Cavaignac, reçut le commandement de l'Algérie.

La corruption qui avait pénétré les institutions les plus saintes obligeait le ministre de la justice à des épurations demandées par le public. Il fallait promptement séparer la justice de la politique : le ministre fit avec douleur mais avec inflexibilité la séparation.

En proclamant la République, le cri de la France n'avait pas proclamé seulement une forme de gouvernement, elle avait proclamé un principe. Ce principe c'était la démocratie pratique, l'égalité par les droits, la fraternité par les institutions ; la révolution accomplie par le peuple devait s'organiser, selon nous, au profit du peuple par une série d'institutions fraternelles et tutélaires propres à conférer régulièrement à tous les conditions de dignité individuelle, d'instruction, de lumière, de salaire, de moralité, d'éléments de travail, d'aisance, de secours, et d'avènement à la propriété, qui supprimassent le nom servile de prolétaire, et qui élevassent le travailleur à la hauteur de droit, de devoir et de bien-être des premiers-nés à la propriété. Élever et enrichir les uns sans abaisser et sans dégrader les autres, conserver la propriété, et la rendre plus féconde et plus sacrée en la multipliant et en la parcellant dans les mains d'un plus grand nombre, distribuer l'impôt de manière à faire tomber son poids le plus lourd sur les plus forts, en allégeant et en secourant les plus faibles, créer par l'État le travail qui manquerait accidentellement par le fait du capital intimidé, afin qu'il n'y eût pas un travailleur en France à qui le pain manquât avec le salaire ; enfin étudier avec les travailleurs eux-mêmes le phénomène pratique et vrai de l'association et les théories encore problématiques des systèmes pour y chercher consciencieusement les applications, pour en constater les erreurs, telle fut la pensée du gouvernement provisoire dans tous les décrets dont il confia l'exécution ou la recherche au ministre des finances, au ministre des travaux publics, enfin à la commission du Luxembourg, laboratoire d'idées, congrès préparatoire et statistique du travail et des industries, éclairé par des délégués studieux et intelligents de toutes les professions laborieuses, et présidé par deux membres du gouvernement lui-même.

La chute soudaine de la monarchie, le désordre des finances, le déclassement momentané d'une masse immense d'ouvriers manufacturiers, les secousses que ces masses de bras inoccupés pouvaient donner à la société, si leur raison, leur patience et leur résignation pratique n'avaient pas été le miracle de la raison du peuple et l'admiration du monde ; la dette exigible de près d'un milliard que le gouvernement déchu avait accumulée sur les deux premiers mois de la République ; la crise des industries et du commerce, universelle sur le continent et en Angleterre, coïncidant avec la crise politique de Paris ; l'énorme accumulation d'actions de chemins de fer ou d'autres valeurs fictives saisies à la fois dans les mains des porteurs et des banquiers par la panique des capitaux ; enfin, l'imagination du pays qui se frappe toujours au delà du vrai aux époques d'ébranlement politique et de terreur sociale ; avaient tari le capital travaillant ; fait disparaître le numéraire, suspendu le travail libre et volontaire, seul travail suffisant à trente-cinq millions d'hommes : il fallait y suppléer provisoirement ou mentir à tous les principes, à toutes les prudences, à toutes les nécessités secourables de la République. Le ministre des finances vous dira comment il fut pourvu à ces évanouissements du travail et du crédit, en attendant le moment enfin arrivé où la confiance rendue aux esprits rendra le capital à la main des manufacturiers, le salaire aux travailleurs, et où votre sagesse et votre puissance nationale seront à la hauteur de toutes les difficultés.

Le ministère de l'instruction publique et des cultes, remis dans la même main, fut pour le gouvernement une manifestation d'intention et pour le pays un pressentiment de la situation nouvelle que la République voulait et devait prendre dans la double nécessité d'un enseignement national et d'une indépendance plus réelle des cultes égaux et libres devant la conscience et devant la loi.

Le ministère de l'agriculture et du commerce, ministre étranger par sa nature à la politique, ne put que préparer avec zèle et ébaucher avec sagacité les institutions nouvelles appelées à féconder le premier des arts utiles. Il étendit la main de l'État sur les intérêts souffrants du commerce que vous seuls vous pouvez relever par la sécurité.

Telles furent nos différentes et incessantes sollicitudes. Grâce à la Providence, qui n'a jamais plus évidemment manifesté son intervention dans la cause des peuples et de l'esprit humain, grâce au peuple lui-même, qui n'a jamais mieux manifesté les trésors de raison, de civisme, de générosité, de patience, de moralité, de véritable civilisation que cinquante ans de liberté imparfaite ont élaborés dans son âme, nous avons pu accomplir, bien imparfaitement sans doute, mais non sans bonheur pourtant, une partie de la tâche immense et périlleuse dont les événements nous avaient chargés.

Nous avons fondé la République, ce gouvernement déclaré impossible en France à d'autres conditions que la guerre étrangère, la guerre civile, l'anarchie, les prisons et l'échafaud ; nous avons montré la République heureusement compatible avec la paix européenne, avec la sécurité intérieure, avec l'ordre volontaire, avec la liberté individuelle, avec la douceur et la sérénité des mœurs d'une nation pour qui la haine est un supplice et pour qui l'harmonie est un instinct national.

Nous avons promulgué les grands principes d'égalité, de fraternité, d'unité, qui doivent, en se développant de jour en jour, dans nos lois, faites par tous et pour tous, accomplir l'unité du peuple par l'unité de la représentation.

Nous avons universalisé le droit de citoyen en universalisant le droit d'élection, et le suffrage universel nous a répondu.

Nous avons armé le peuple tout entier dans la garde nationale, et le peuple tout entier nous a répondu en vouant l'arme que nous lui avons confiée à la défense unanime de la patrie, de l'ordre et des lois.

Nous avons passé l'interrègne sans autre force exécutive que l'autorité morale entièrement désarmée dont la nation voulait bien reconnaître le droit en nous, et ce peuple a consenti à se laisser gouverner par la parole, par nos conseils, par ses propres et généreuses inspirations.

Nous avons traversé plus de deux mois de crise de cessation de travail, de misère, d'éléments d'agitation politique, d'angoisses sociales, de passions, accumulées en masses innombrables dans une capitale d'un million et demi d'habitants, sans que les propriétés aient été violées, sans qu'une colère ait menacé une vie, sans qu'une répression, une proscription, un emprisonnement politique, une goutte de sang répandue en notre nom ait attristé le gouvernement dans Paris. Nous pouvons redescendre de cette longue dictature sur la place publique et nous mêler au peuple sans qu'un citoyen puisse nous dire : Qu'as-tu fait d'un citoyen ?

Avant d'appeler l'Assemblée nationale à Paris, nous avons assuré complètement sa sécurité et son indépendance en armant, en organisant la garde nationale, et en vous donnant pour garde tout un peuple armé. Il n'y a plus de faction possible dans une République où il n'y a plus de division entre les citoyens politiques et les citoyens non politiques, entre les citoyens armés et les citoyens désarmés. Tout le monde a son droit, tout le monde a son arme. Dans un pareil État l'insurrection n'est plus le droit extrême de résistance à l'oppression, elle serait un crime. Celui qui se sépare du peuple n'est plus du peuple ! Voilà l'unanimité que nous avons faite ; perpétuez-la, c'est le salut commun.

Citoyens représentants ! notre œuvre est accomplie, la vôtre commence. La présentation même d'un plan de gouvernement ou d'un projet de constitution eût été de notre part une prolongation téméraire de pouvoir ou un empiétement sur votre souveraineté. Nous disparaissons dès que vous êtes debout pour recevoir la République des mains du peuple ; nous ne nous permettrons qu'un seul conseil et un seul vœu, à titre de citoyens, et non à titre de membres du gouvernement provisoire. Ce vœu, citoyens, la France l'émet avec nous, c'est le cri de la circonstance ; ne perdez pas le temps, cet élément principal des crises humaines. Après avoir absorbé en vous la souveraineté, ne laissez pas un interrègne nouveau alanguir les ressorts du pays. Qu'une commission de gouvernement, sortie de votre sein, ne permette pas au pouvoir de flotter un seul instant de plus, précaire et provisoire sur un pays qui a besoin de pouvoir et de sécurité. Qu'un comité de constitution, émané de vos suffrages, apporte sans délai à vos délibérations et à votre vote, le mécanisme simple, bref et démocratique de la constitution, dont vous délibérerez ensuite à loisir les lois organiques et secondaires.

En attendant, comme membres du gouvernement nous vous remettons nos pouvoirs.

Nous remettons avec confiance aussi à votre jugement tous nos actes. Nous vous prions seulement de vous reporter au temps, et de nous tenir compte des difficultés. Notre conscience ne nous reproche rien comme intention. La Providence a favorisé nos efforts. Amnistiez notre dictature involontaire ! nous ne demandons qu'à rentrer dans les rangs des bons citoyens.

Puisse seulement l'histoire inscrire avec indulgence au-dessous, et bien loin des grandes choses faites par la France, le récif de ces trois mois passés sur le vide entre une monarchie écroulée et une république à asseoir, et puisse-t-elle, au lieu de noms obscurs et oubliés des hommes qui se sont dévoués au salut commun, inscrire dans ses pages deux noms seulement : le nom du peuple qui a tout sauvé, et le nom de Dieu qui a tout béni sur les fonce déments de la République.

 

VII.

Ces derniers mots furent couverts d'applaudissements presque unanimes par les représentants et par les tribunes.

Lamartine revenu à son banc fut obligé de se lever trois fois pour s'incliner devant l'Assemblée qui s'était levée elle-même sur son passage. Tout indiquait que la popularité qui s'était attachée à son nom dans Paris et caractérisée par deux millions trois cent mille suffrages dans les départements, l'envelopperait encore dans l'Assemblée nationale, s'il ne s'en dépouillait pas lui-même.

Chaque ministre apporta et lut successivement à la tribune le compte-rendu spécial.des actes de son département ; tous reçurent la sanction des applaudissements de l'Assemblée. Lamartine développa plus que ses collègues le tableau de la situation de la nouvelle République vis-à-vis de l'Europe. La France attendait impatiemment ce tableau comme elle avait attendu le manifeste à l'Europe. Elle savait que sa destinée au dedans dépendait de son attitude au dehors : elle brûlait de s'en rendre compte pour conjecturer son avenir. Voici le discours du ministre. C'était son manifeste en action vérifié par trois mois d'épreuves.

Citoyens ! dit-il, il y a deux natures de révolutions dans l'histoire : les révolutions de territoire et les révolutions d'idées. Lès unes se résument en conquêtes et en bouleversement de nationalités et d'empires ; les autres se résument en institutions. Aux premières la guerre est nécessaire ; aux secondes la paix mère des institutions du travail et de la liberté est précieuse et chère. Quelquefois cependant, les changements d'institutions qu'un peuple opère dans ses propres limites deviennent une occasion d'inquiétude et d'agression contre lui de la part des autres peuples et des autres gouvernements, ou deviennent une crise d'ébranlement et d'irritation chez les nations voisines. Une loi de la nature veut que les vérités soient contagieuses, et que les idées tendent à prendre leur niveau comme l'eau. Dans ce dernier cas, les révolutions participent pour ainsi dire des deux natures de mouvements que nous avons signalées : elles sont pacifiques comme les révolutions d'idées, elles peuvent être forcées de recourir aux armes comme les révolutions de territoire. Leur attitude extérieure doit correspondre à ces deux nécessités de leur situation. Elles sont inoffensives, mais elles sont debout : leur politique peut se caractériser en deux mots, une diplomatie armée.

Ces considérations, citoyens, ont déterminé dès la première heure de la République les actes et les paroles du gouvernement provisoire dans l'ensemble et dans les détails de la direction de nos affaires extérieures. Il a voulu et il a déclaré qu'il voulait trois choses : la République en France, le progrès naturel du principe libéral et démocratique avoué, reconnu, défendu dans son existence et dans son droit et à son heure, enfin la paix, si la paix était possible, honorable.et sûre à ces conditions.

Nous allons vous montrer quels ont été depuis le jour de la fondation de la République jusqu'à aujourd'hui, les résultats pratiques de cette altitude de dévouement désintéressé au principe démocratique en Europe, combiné avec ce respect pour l'inviolabilité matérielle des territoires, des nationalités et des gouvernements. C'est la première fois dans l'histoire qu'un principe désarmé et purement spiritualiste se présente à l'Europe organisée, armée, et alliée par un autre principe, et que le monde politique s'ébranle et se modifie de lui-même devant la puissance non d'une nation mais d'une idée. Pour mesurer la puissance de cette idée dans toute son étendue remontons à 1815.

1815 est une date qui coûte à rappeler à la France. Après l'assaut de la coalition contre la République, après les prodiges de la Convention et l'explosion de la France armée pour refouler la ligue des puissances ennemies de la révolution, après l'expiation des conquêtes de l'Empire, dont la France ne veut revendiquer que la gloire, la réaction des nationalités violées et des rois humiliés se fit contre nous. Le nom de la France n'avait plus de limites ; les limites territoriales de la France géographique furent encore rétrécies par les traités de 1814 et de 1815 : elles parurent disproportionnées au nom, à la sécurité, à la puissance morale d'une nation qui avait tant grandi en influence, en renommée, en liberté. La base du peuple français semblait d'autant plus restreinte que le peuple lui-même était devenu plus grand.

Le traité de 1814, qui liquida notre gloire et nos malheurs, nous avait enlevé en colonies Tabago, Sainte-Lucie, l'île de France et ses dépendances, les Séchelles, l'Inde française, réduite à des proportions purement nominales, Saint-Domingue enfin, dont nous étions expropriés de fait et qu'il fallait revendre on reconquérir.

En territoire annexe au sol. national, le traité de 1814 adjoignait comme compensation à la France, au nord, quelques enclaves de frontières ; consistant en une dizaine de cantons annexés aux départements de la Moselle et des Ardennes ; à l'est, une banlieue de quelques districts autour de Landau ; au midi, la partie principale de la Savoie, consistant dans les arrondissements de Chambéry et d'Annecy ; enfin le comté de Montbéliard, Mulhouse et les enclaves allemandes enfermées dans la ligne de nos ce frontières.

Les traités de 1815, représailles de cent jours de gloire et de revers, nous dépouillèrent presque aussitôt de ces faibles indemnités des guerres de la coalition. Ils restituèrent la Savoie française tout entière à la Sardaigne ; ils firent ainsi de Lyon, capitale commerciale de la France, une place de guerre exposée et fortifiée. Les Pays-Bas reprirent de notre ancien sol Philippeville, Marienbourg, le duché de Bouillon, où nous avions autrefois le droit d'occupation et de garnison ; la Prusse Sarrebourg, dont le cœur seul resta français ; la Bavière quelques districts, la Suisse cette langue du pays de Gex qui nous donnait un port sur le lac de Genève à Versoix ; la démolition des fortifications d'Huningue, l'entière interdiction de fortifier notre frontière à moins de trois lieues de Bâle ; enfin on nous fit renoncer, en faveur du roi de Sardaigne, au droit de protection et de garnison que nous, possédions avant la révolution sur la principauté de Monaco ; une occupation humiliante de nos places fortes et une indemnité de près d'un milliard, amende de nos triomphes, décimèrent en outre la puissance extérieure et la puissance reproductive de la nation. La Restauration accepta le trône à ces conditions. Ce fut sa faute et sa perte : la paix et la Charte même, cette première pierre de la liberté, n'y furent pas une compensation suffisante. Une dynastie ne peut grandir impunément de l'affaiblissement du pays. Cependant, à ne considérer que les intérêts intérieurs de la nation, la Sainte-Alliance était un système anti-populaire, mais n'était pas essentiellement un système anti-français.

La dynastie de la branche aînée des Bourbons en se liant comme dynastie à ce système, pouvait y trouver un point d'appui pour sa légitime influence ou pour des compléments de territoire autour d'elle. Si l'Italie, sur laquelle l'Autriche s'obstinait à dominer seule, défendait au cabinet français toute alliance solide et sympathique avec l'Autriche, l'alliance russe s'ouvrait à la France. Cette alliance, favorable à l'agrandissement oriental de la Russie dont la pente est vers l'Orient, pouvait donner à l'équilibre continental dont l'axe eût été l'Allemagne, deux poids égaux et prépondérants à Saint-Pétersbourg et à Paris. La Restauration eut quelquefois l'ébauche confuse de ces pensées, elle osa avouer des amis et des ennemis, elle se sentit soutenue contre les jalousies de la Grande-Bretagne par l'esprit continental. Avec cet appui secret, elle contesta persévéramment la suprématie de l'Autriche en Italie, elle fit la guerre impopulaire, mais non anti-française de l'Espagne, elle conquit Alger. Sa diplomatie fut moins anti-nationale que sa politique.

La révolution de Juillet, révolution avortée avant terme, constituait une monarchie révolutionnaire, une royauté républicaine. La France n'eut pas le courage tout entier de ses idées. Le caractère à la fois incomplet et contradictoire de cette révolution donnait au gouvernement sorti des trois jours les inconvénients de la royauté dynastique, sans aucun des avantages de la royauté légitime. C'était la Sainte-Alliance encore, moins le dogme, et moins le roi : monarchie entachée d'un principe électif et républicain aux yeux des rois, république suspecte de monarchie et de trahison du principe démocratique aux yeux des peuples.

La politique extérieure et intérieure de ce gouvernement mixte, devait être, dedans et dehors, une perpétuelle lutte entre les deux principes contraires qu'il représentait. L'intérêt dynastique lui commandait de rentrer à tout prix dans la famille des dynasties classées. Il fallait acheter cette tolérance des trônes, par des complaisances incessantes ; il fallait conquérir au dedans le droit d'être faible au dehors, delà le système du gouvernement de Juillet, une France abaissée au rang de puissance secondaire en Europe, une oligarchie achetée à force de faveurs et de séductions au dedans : l'un entraîne l'autre ; de plus l'esprit de famille, vertu domestique, peut devenir un vice politique dans le chef d'une nation. Le népotisme tue le patriotisme.

La monarchie de Juillet pesait sur notre politique étrangère du poids des trônes et des parentés qu'elle préparait à ses princes. Une seule de ses pensées était vraie, parce qu'elle correspondait à un grand besoin de l'humanité : là paix ! c'est de cette pensée juste qu'elle a vécu dix-sept ans. Mais la paix qui convient à la France n'est pas cette paix subalterne, qui achète les jours et les années en se faisant petite, en ajournant ses influences, en voilant ses principes, en rétrécissant le nom, en raccourcissant le bras de la France ; celle-là humilie un peuple en l'affaiblissant.

Pour que la paix soit digne d'elle, la République doit grandir par la paix. Or, pour grandir en Europe, il manquait à la monarchie de Juillet le drapeau d'une idée : son drapeau monarchique, il était taché d'usurpation : son drapeau démocratique, elle le cachait et le déteignait tous les jours.

Sa politique extérieure était forcée d'être incolore comme son principe : ce fut une politique de négation. Elle évitait les périls, elle ne pouvait affecter la grandeur.

Voici ce règne au dehors : le royaume des Pays-Bas se brisa de lui-même en deux, au contre-coup des journées de juillet. Une moitié forma cette puissance neutre et intermédiaire devenue utilement pour la France le royaume de Belgique. Aucune autre modification dans les circonscriptions territoriales de l'Europe au bénéfice de la France n'eut lieu pendant ces dix-huit ans.

La Russie lui témoigna une répulsion constante et personnelle qui ne s'adressait pas à la France elle-même, mais qui rejaillissait de la dynastie sur la nation. En vain les plus pressants intérêts de la Russie l'entraînaient-ils vers une alliance française, l'antipathie des rois s'interposait entre les sympathies des peuples. Cette cour employa à s'assimiler violemment la Pologne, et à chercher patiemment par le Caucase la route des Indes, les dix-huit ans de la monarchie de Juillet.

L'Autriche lui fit tour à tour des caresses et des injures. La France ainsi caressée et repoussée par la main habile, mais vieillie, du prince de Metternich, sacrifia l'Italie entière et l'indépendance des États confédérés de l'Allemagne, aux sourires de la cour de Vienne. En 1831, l'insurrection réprimée de concert en Italie, en 1846, Cracovie effacée de la carte, mesurèrent l'échelle toujours descendante de ces obséquiosités du cabinet des Tuileries à la politique de l'Autriche.

La Prusse, dont la sécurité et la grandeur sont dans l'alliance de la France, fit une alliance désespérée et contre nature avec la Russie. Elle se fit ainsi l'avant-garde de la puissance, russe contre l'Allemagne, dont elle est le poste avancé : elle y perdit cette popularité germanique que le grand Frédéric lui avait laissée.

Les États de la confédération du Rhin ainsi négligés par la Prusse, intimidés par l'Autriche, travaillés par la Russie, flottèrent de l'alliance prussienne à l'alliance autrichienne, selon l'heure et la circonstance, repoussés de l'alliance française par les souvenirs de 1813 et par la connivence du cabinet des Tuileries qui les abandonnait à l'omnipotence autrichienne. Mais pendant ces oscillations, des États secondaires de la confédération germanique, un tiers-état, ce germe de la démocratie, se formait en Allemagne, il n'attendait pour éclore qu'une occasion d'émancipation des États secondaires et qu'un retour de la pensée française aux vrais principes d'alliance et d'amitié avec les États allemands du Rhin.

Les Pays-Bas irrités du démembrement de la Belgique conservaient par ressentiment des préventions contre la France : ils s'unissaient sur le continent à la Russie, sur l'Océan à l'Angleterre. A ces deux titres la France était exclue de leur système d'alliance.

Quels étaient nos rapports avec l'Angleterre ? Sa politique, toute maritime avant la révolution française, était à la fois maritime et continentale depuis la guerre de 1808 en Espagne et de 1813 partout. Sans répugnance pour la dynastie de Juillet, l'Angleterre avait prêté à cette royauté un concours utile aux conférences de Londres en 1830 et 1831. Par cette espèce de médiation continentale qu'elle avait exercée entre la France, l'Allemagne et la Russie, l'Angleterre avait maintenu l'équilibre du continent ; cet équilibre, c'était la paix. M. de Talleyrand avait converti cette paix en une ébauche d'alliance du principe libéral constitutionnel : c'est ce qu'on a appelé la quadruple alliance entre la France, l'Angleterre, l'Espagne, le Portugal. Si ce germe n'eût point été étouffé dès l'origine, s'il se fût développé énergiquement en s'étendant à l'Italie, à la Suisse, aux puissances rhénanes germaniques, il pouvait se changer en un système de progrès libéral des peuples du midi et de l'est, et créer une famille de nations et de gouvernements démocratiques invulnérable aux puissances absolues. Mais, pour cela, il fallait à la France un gouvernement qui osât avouer son principe : la cour des Tuileries ne travaillait qu'à effacer ou qu'à faire oublier le sien. Des ambitions purement dynastiques couvées et révélées souvent par le gouvernement français relativement à l'Espagne, ne devaient pas tarder à ruiner au détriment de la France et des peuples libres cette alliance anglaise briguée par tant de complaisances, trahie par tant d'égoïsme.

La question d'Orient, sur laquelle la politique entière du monde pivota de 1838 à 1841, fut la première occasion de refroidissement et bientôt de conflit diplomatique et d'aigreur entre les deux gouvernements. Vous connaissez cette négociation qui ébranla la paix, qui arma l'Europe et qui finit par la honte et par la séquestration de la France.

L'empire ottoman se décomposait. Le pacha d'Egypte, profitant de sa faiblesse, envahissait la moitié de l'empire, substituant la tyrannie arabe à la tyrannie turque. Le vide creusé en Orient par la disparition de la Turquie, allait être inévitablement comblé ou par l'islamisme sous un autre nom, celui d'Ibrahim, ou par l'omnipotence russe, ou par l'omnipotence anglaise. La France avait trois manières d'envisager la question d'Orient et de la résoudre : ou soutenir franchement l'empire ottoman contre le pacha révolté et contre-tout le monde ; ou s'allier avec la Russie en la livrant à sa perte vers Constantinople, et obtenir à ce prix une alliance russe et des compensations territoriales sur le Rhin ; ou s'allier avec l'Angleterre en lui cédant le pas en Egypte, sa route obligée vers les Indes, et resserrer à ce prix l'alliance anglaise, en recevant en échange des avantages continentaux et de grands protectorats français en Syrie.

Le cabinet des Tuileries ne sut pas être franc, et n'osa pas être ambitieux. Il abandonna la Turquie à son agresseur, puis il abandonna cet agresseur lui-même à la Russie, à l'Angleterre, à l'Autriche ; il s'aliéna à la fois tout le monde : empire ottoman, Russie, Angleterre, Prusse, Autriche. Il reforma par sa propre folie la coalition morale du monde contre nous. Tout finit par la mise hors l'Europe du cabinet français, et par la note du 8 octobre, aveu de faiblesse après des actes de défi, acceptation d'isolement au milieu de l'Europe reliée en un seul ce faisceau de ressentiments contre nous.

Le traité de réconciliation du 30 juillet 1841, pallia en vain cette situation. Le mariage d'un prince de la dynastie française avec une héritière éventuelle de la couronne d'Espagne, était dès lors la pensée unique de la politique dynastique à laquelle la France était subordonnée. L'accomplissement de ce vœu devait déchirer bientôt ces derniers liens d'amitié entre l'Angleterre et la France. Trop peu ambitieux pour la nation, le cabinet des Tuileries affectait deux trônes à la fois pour une famille. La politique posthume de la maison de Bourbon se substituait témérairement à la politique de liberté et de paix sur le continent. La France ne recueillait de ce mariage que l'inimitié permanente du cabinet britannique, la jalousie des cours, les ombrages de l'Espagne, et la certitude d'une seconde guerre de succession. A ce premier vertige de la royauté, les hommes d'État purent conjecturer d'autres prochains vertiges, et prévoir sa chute.

De nouveaux symptômes ne tardèrent pas à confirmer celui-ci ; suspecte à l'Espagne, odieuse à la Russie, déshonorée en Turquie, indifférente à la Prusse, menaçante pour l'Angleterre, la politique dynastique du cabinet français se tourna contre nature vers l'Autriche. Ce contre-sens ne lui coûtait pas seulement sa grandeur et sa sécurité, il lui coûtait l'honneur. Pour obtenir de l'Autriche le pardon de la maison de Bourbon, en Espagne, il fallait abaisser partout devant l'Autriche le drapeau de la révolution, et lui sacrifier à la fois l'Italie, la Suisse, le Rhin, l'indépendance et le droit des peuples ; il fallait former avec l'Autriche la ligue de l'absolutisme en étouffant à son profit et à notre honte les germes d'indépendance, de libéralisme et de force nationale qui se manifestaient du détroit de la Sicile jusqu'au cœur des Alpes. Le cabinet français osa pratiquer cette politique servile et la défendre devant une Chambre française. L'âme révolutionnaire de la France se souleva d'indignation dans son sein. Le ministère dynastique acheta le vote d'une majorité, pour vendre impunément le principe national et le principe démocratique dans les négociations relatives à la Suisse et à l'Italie. Il entraîna quelques jours, après dans l'abîme la royauté qui l'avait entraîné lui-même dans sa personnalité.

Ainsi, après dix-huit ans de règne et d'une diplomatie qu'on croyait habile parce qu'elle était intéressée, la dynastie remettait la France à la République, plus cernée, plus garrottée de traités et de limites, plus incapable de mouvement, plus dénuée d'influences et de négociations extérieures, plus entourée de pièges et d'impossibilités qu'elle ne le fut à aucune époque de la monarchie, emprisonnée dans la lettre si souvent violée contre elle des traités de 1815, exclue de tout l'Orient, complice de l'Autriche en Italie et en Suisse, complaisante de l'Angleterre à Lisbonne, compromise sans avantage à Madrid, obséquieuse à Vienne, timide à Berlin, haïe à Saint-Pétersbourg, discréditée pour son peu de foi à Londres, désertée des peuples pour son abandon du principe démocratique en face d'une coalition morale, reliée partout contre la France, et qui ne lui laissait que le choix entre une guerre extrême d'un contre tous, ou l'acceptation du rôle subalterne de puissance secondaire en surveillance dans le monde européen ; condamnée à languir et à s'humilier un siècle sous le poids d'une dynastie à faire pardonner aux rois, et d'un principe révolutionnaire à faire amnistier ou à faire trahir aux peuples.

La République en trouvant la France dans ces conditions d'isolement et de subalternité avait deux partis à prendre : faire explosion contre tous les ce trônes et contre tous les territoires du continent, déchirer la carte de l'Europe, déclarer la guerre, et lancer le principe démocratique armé partout, sans savoir s'il tomberait sur un sol préparé pour y germer, ou sur un sol impropre pour y être étouffé dans le sang.

Ou bien, déclarer la paix républicaine et la fraternité française à tous les peuplés, afficher le respect des gouvernements, des lois, des caractères, des mœurs, des volontés, des territoires, des nations ; élever bien haut, mais d'une main amie, son principe d'indépendance et de démocratie sur le monde, et dire aux peuples sans contraindre et sans presser, les événements :

Nous n'armons pas l'idée nouvelle du fer ou du  feu comme les Barbares : nous ne l'armons que de sa propre lueur. Nous n'imposons à personne des formes ou des imitations prématurées ou incompatibles peut-être avec la nature ; mais si la liberté de telle ou telle partie de l'Europe s'allume à la nôtre, si des nationalités asservies, si des droits refoulés, si des indépendances légitimes et opprimées surgissent, se constituent d'elles-mêmes, entrent dans la famille démocratique des peuples et font appel en nous à la défense des droits, à la conformité des institutions, la France est là La France républicaine n'est pas seulement la patrie, elle est le soldat du principe. démocratique dans l'avenir.

C'est cette dernière politique, citoyens, que le gouvernement provisoire à cru devoir adopter unanimement, en attendant que la nation résumée en vous s'emparât de ses propres destinées.

Quels ont été en soixante-douze jours les résultats de cette politique de diplomatie armée sur le continent ? vous les connaissez ; et l'Europe les regarde avec un étonnement qui tient moins de la crainte que de l'admiration.

L'Italie, déjà remuée dans son patriotisme par l'âme italienne et démocratique de Pie IX, s'ébranle successivement, mais tout entière au contre-coup du triomphe du peuple à Paris. Rassurée sur toute ambition française hautement et franchement désavouée par nous, elle embrasse avec passion nos principes, et s'abandonne avec confiance à l'avenir d'indépendance et de liberté où le principe français sera son allié.

La Sicile s'insurge contre la domination de Naples ; elle réclame d'abord sa Constitution. Irritée du refus, elle reconquiert héroïquement son sol et ses citadelles ; les concessions tardives ne l'apaisent plus, elle se sépare complètement et convoque elle-même son parlement, elle se proclame seule maîtresse de ses destinées : elle se venge de son long assujettissement à la maison de Bourbon en déclarant que les princes de la maison de Naples seront à jamais exclus des éventualités du trône constitutionnel en Sicile.

A Naples même, la Constitution promulguée par le roi la veille de la République française paraît illusoire le lendemain ; la monarchie assiégée par les démonstrations du peuple, descend de concessions en concessions jusqu'au niveau d'une royauté démocratique de 1791.

Pie IX, acceptant le rôle de patriote italien, ne retient que la domination du pontife et fait de Rome le centre fédératif d'une véritable République dont et il se montre déjà moins le Chef couronné que le premier citoyen. Il se sert de la force du mouvement qui l'emporte au lieu de le combattre ; ce mouvement s'accélère.

La Toscane suit cet exemple. Palerme, Plaisance, Modène, tentent vainement de s'appuyer sur l'Autriche pour lutter avec l'esprit de vie de l'Italie, leurs princes cèdent, la nationalité triomphe ; la dynastie de Lucques est emportée, Venise proclame sa propre République, indécise encore si elle s'isolera dans ses lagunes ou si elle se ralliera au faisceau républicain ou constitutionnel de l'Italie septentrionale.

Le roi de Sardaigne, longtemps l'espérance de l'unité nationale en Italie, en même temps que son gouvernement était la terreur de l'esprit libéral à Turin, fait cesser au contact de la Révolution française cette contradiction fatale à sa grandeur. Il donne en gage une Constitution populaire au libéralisme italien.

La Lombardie comprend à ce signe que l'heure de l'indépendance a sonné. Milan désarmé triomphe dans une lutte inégale de l'armée d'occupation qui l'enchaîne. La Lombardie tout entière se lève contre la maison d'Autriche. Elle ne proclame encore que son affranchissement, pour ne pas mêler une question d'institution à une question de guerre. Le cri de l'Italie force le roi de Sardaigne à se dégager comme le pape et comme la Toscane des vieux traités anti-nationaux avec l'Autriche. Il marche en Lombardie ; les contingents affluent de toutes parts sur ce champ de bataille. La campagne de l'indépendance italique se poursuit lentement par l'Italie seule, mais devant la Suisse et devant la France armées, prêtes à agir si l'intérêt de leur principe ou la sûreté de leurs frontières leur semblent compromis.

Passez les Alpes ; les résultats de la politique du principe français désarmé ne s'y développent pas avec moins de logique dans les événements et de rapidité dans les conséquences. Ils éclatent au foyer même du principe contraire.

Dès le 14 mars, la Révolution éclate à Vienne : les troupes sont vaincues, le palais des empereurs est ouvert par le peuple pour en expulser le vieux système, dans la personne de son homme d'État le plus inflexible, le prince de Metternich. L'assemblée des notables de la Monarchie est convoquée, toutes les libertés, armes de la démocratie, sont accordées ; la Hongrie se nationalise et s'isole par une séparation presque complète de l'Empire, elle abolit les droits féodaux, elle vend les biens ecclésiastiques, elle se nomme un ministère à elle, elle se donne pour signe de sa complète séparation un ministère même des affaires étrangères.

La Bohême s'assure, de son côté, une Constitution fédérale à part.

Par ces trois affranchissements divers de la Hongrie, de la Bohême et de l'Italie, l'Autriche révolutionnée au dedans, restreinte au dehors, ne règne plus que sur douze millions d'hommes compactes.

Trois jours après les événements de Vienne, le 18 mars, le peuple combat et triomphe dans les rues de Berlin. Le roi de Prusse, dont l'esprit éclairé et le cœur populaire semblaient d'intelligence avec ceux-là même qui combattaient ses soldats, se hâte de tout concéder. Une loi complètement démocratique d'élection est promulguée, avant même que l'Assemblée constituante soit réunie. La Pologne prussienne réclame sa nationalité distincte à Posen. Le roi y consent et commence à ébaucher ainsi la première base d'une nationalité polonaise, que d'autres événements auront à grandir et affermir d'un autre côté.

Dans le royaume de Wurtemberg, le roi abolit, le 3 mars, la censure, concède la liberté de la presse et l'armement du peuple.

Le 4 mars, le grand-duc de Bade, trop voisin de la France pour ne pas laisser prendre leur niveau aux idées qui traversent le Rhin, accorde la liberté des journaux, l'armement du peuple, l'abolition des féodalités et enfin la promesse de concourir à l'établissement d'un parlement unitaire allemand, ce congrès de la démocratie germanique d'où peut sortir l'ordre nouveau.

Le 5 mars, le roi de Bavière abdique et remet le trône après des combats de rues, à un prince qui unit sa cause à la cause populaire à Munich.

Du 6 au 11 mars, même abdication du souverain de Hesse-Darmstadt, armement du peuple, droit d'association, presse, jury, Code français à Mayence, tout est accordé.

L'électeur de Hesse-Cassel, dont la résistance à l'introduction du principe démocratique était célèbre en Allemagne, accorde à son peuple en armes les mêmes gages ; il y ajoute la concession du principe d'un parlement allemand.

L'insurrection arrache au duc de Nassau la suppression des dîmes, l'organisation politique, l'armement du peuple, le parlement allemand.

Le 15 mars, Leipzig s'insurge et obtient du roi de Saxe, prince déjà constitutionnel, l'accession au principe du parlement allemand.

Le même jour, une démonstration populaire impérieuse oblige le prince d'Oldembourg à convoquer une représentation.

Le peuple de Mecklembourg s'arme quelques jours après et nomme une assemblée préparatoire pour élire le parlement germanique.

Hambourg réforme plus démocratiquement sa Constitution déjà républicaine.

Brème réforme son sénat et accède au parlement allemand.

Lubeck, après des troubles violents, conquiert le même principe.

Enfin le 18 mars le roi des Pays-Bas abolit les institutions restrictives de la liberté dans le grandie duché de Luxembourg, où le drapeau tricolore flotte de lui-même comme une démonstration spontanée du principe français.

Toutes ces décompositions de l'ancien système, tous ces éléments d'unité fédérale se résument momentanément à Francfort.

Jusqu'ici la diète de Francfort avait été l'instrument obéissant de l'omnipotence des deux grandes puissances germaniques, Vienne et Berlin, sur leurs faibles alliés de la Confédération. L'idée d'un parlement constituant, en permanence au cœur de l'Allemagne, surgit au contact de nos idées. Ce parlement des nations, représentant désormais des peuples au lieu de représenter des cours, devient le fondement d'une nouvelle fédération germanique qui émancipe les faibles, qui forme le noyau d'une démocratie, diverse mais unitaire. La liberté de plus en plus démocratique de l'Allemagne prendra nécessairement son appui sur une puissance démocratique, aussi sans autre ambition que l'alliance, des principes et la sûreté des territoires : c'est nommer la France.

Je ne poursuivrai pas dans les autres États de l'Europe la marche plus ou moins rapide du principe national et du principe libéral accélérés par la révolution de Février. Les idées envahissent leur lit partout, et ces idées portent votre nom. Partout vous n'aurez à choisir qu'entre une paix assurée et honorable ou une guerre partielle avec des nations pour alliées.

Ainsi, par le seul fait d'un double principe, le principe démocratique et le principe sympathique, la France extérieure appuyée d'une main sur le droit des peuples, de l'autre sur le faisceau inagressif mais imposant de quatre armées d'observation, assiste à l'ébranlement du continent sans ambition comme sans faiblesse, prête à négocier ou à combattre, à se contenir ou à grandir, selon son droit, selon son honneur, selon la sécurité de ses frontières....

Ses frontières ? je me sers d'un mot qui a perdu une partie de sa signification sous la République, c'est le principe qui devient la véritable frontière de la France, ce n'est pas son sol qui s'élargit, c'est son influence, c'est sa sphère de rayonnement et d'attraction sur le continent, c'est le nombre de ses alliés naturels, c'est le patronage désintéressé et intellectuel quelle exercera sur ces peuples, c'est le système français enfin substitué en trois jours et en trois mois au système de la Sainte-Alliance.

La République a compris du premier mot la politique nouvelle que la philosophie, l'humanité, la raison du siècle devaient inaugurer enfin par les mains de notre patrie entre les nations. Je ne voudrais pas d'autre preuve que la démocratie a été l'inspiration divine et qu'elle triomphera en Europe aussi rapidement et aussi glorieusement qu'elle a triomphé à Paris. La France aura changé de gloire, voilà tout.

Si quelques esprits encore arriérés dans l'intelligence de la véritable force et de la véritable grandeur, ou impatients de presser la fortune de la France, reprochaient à la République de n'avoir pas violenté les peuples pour leur offrir à la pointe des baïonnettes une liberté qui aurait ressemblé à la conquête, nous leur dirons : Regardez ce qu'une royauté de dix-huit ans avait fait de la France, regardez ce que la République a fait en moins de trois mois ! comparez la France du 23 juillet à la France du 6 mai ! et prenez patience même pour la gloire, et donnez du temps au principe qui travaille, qui combat, qui transforme et qui assimile le monde pour vous !

La France extérieure était emprisonnée, dans des limites qu'elle ne pouvait briser que par une guerre générale. L'Europe, peuples et gouvernements étaient un système d'une seule pièce contre nous ; nous avions cinq grandes puissances compactes et coalisées par un intérêt anti-révolutionnaire commun contre la France. L'Espagne était placée comme un enjeu de guerre entre ces puissances et nous ; la Suisse était trahie, l'Italie vendue, l'Allemagne menacée et hostile ; la France était obligée de voiler sa nature populaire et de se faire petite, de peur d'agiter un peuple ou d'inquiéter un roi ; elle s'affaissait sous une paix dynastique et disparaissait du rang des premières individualités nationales, rang que la géographie, la nature et surtout son génie lui commandent de garder.

Ce poids soulevé, voyez quelle autre destinée lui fait la paix républicaine. Les grandes puissances regardent avec inquiétude d'abord, et bientôt avec sécurité, le moindre de ses mouvements, aucune d'elles ne proteste contre la révision éventuelle et légitime des traités de 1815 qu'un mot de nous a aussi bien effacés que les pas de cent mille hommes. L'Angleterre n'a plus à nous soupçonner d'ambition en Espagne. La Russie a le temps de réfléchir sur la seule revendication désintéressée qui s'élève entre ce grand empire et nous : la reconstruction constitutionnelle d'une Pologne indépendante. Nous ne pouvons avoir de choc au Nord qu'en y défendant en auxiliaires dévoués, le droit et le salut des peuples slaves et germaniques. L'empire d'Autriche ne traite plus que de la rançon de l'Italie. La Prusse renonce à grandir autrement que par la liberté. L'Allemagne échappe tout entière au tiraillement de ces puissances et constitue son alliance naturelle avec nous. C'est la coalition prochaine des peuples adossée par nécessité à la France, au lieu d'être tournée contre nous comme elle l'était par la politique des cours. La Suisse se fortifie en se concentrant, l'Italie entière est debout et presque libre, un cri de détresse y appellerait la France, non pour conquérir mais pour protéger. La seule conquête que nous voulions au delà du Rhin et des Alpes, c'est l'amitié des populations affranchies.

En un mot, nous étions trente-six millions d'hommes isolés sur le continent ; aucune pensée européenne ne nous était permise, aucune action collective ne nous était possible, notre système était la compression, l'horizon était court, l'air manquait comme la dignité à notre politique : notre système d'aujourd'hui, c'est le système d'une vérité démocratique qui s'élargira aux proportions d'une foi sociale universelle ; nôtre horizon c'est l'avenir des peuples civilisés, notre air vital c'est le souffle de la liberté dans les poitrines libres de tout l'univers. Trois mois ne se sont pas écoulés, et si la démocratie doit avoir la guerre de trente ans comme le protestantisme, au lieu de marcher à la tête de trente-six millions d'hommes, la France en comptant dans son système d'alliés, la Suisse, l'Italie, et les peuples émancipés de l'Allemagne, marchera à la tête de quatre-vingt-huit millions de confédérés et d'amis. Quelle victoire aurait valu à la République une pareille confédération conquise sans avoir coûté une vie d'homme et cimentée par la conviction de notre désintéressement ! La France à la chute de la royauté s'est relevée de son abaissement comme un vaisseau chargé d'un poids étranger se relève aussitôt qu'on l'en a soulagé.

Tel est, citoyens, le tableau exact de notre situation extérieure actuelle. Le bonheur ou la gloire de cette situation sont tout entiers à la République. Nous en acceptons seulement la responsabilité, et nous nous féliciterons toujours d'avoir paru devant la représentation du pays en lui remettant la paix, en lui assurant la grandeur, les mains pleines d'alliances, et pures de sang humain.

 

De longues salves d'applaudissements suivirent ce discours. On demanda l'impression et l'envoi à tous les départements et aux puissances étrangères.

L'Assemblée vota que le gouvernement provisoire avait bien mérité de la patrie.

 

VIII.

Tandis que Paris s'enivrait de la sécurité et de la joie que lui inspiraient le retour de la souveraineté nationale et l'harmonie entre les représentants et les dictateurs, une grande question s'agitait dans l'esprit public et surtout dans l'âme de Lamartine.

Il y avait un intervalle à passer entre l'avènement de l'Assemblée nationale et le vote de la Constitution. Qui décréterait la forme du pouvoir exécutif nouveau ? Quelle serait la nature de ce pouvoir intérimaire ? Les dictateurs continueraient-ils à l'exercer en présence et sous la sanction-de l'Assemblée ? L'Assemblée l'exercerait-elle directement et par l'organe de comités sans cesse renouvelés du gouvernement ? enfin l'Assemblée le déléguerait-elle ? et en ce cas le déléguerait-elle à un seul ou à plusieurs ? telles étaient les trois hypothèses qui se partageaient les esprits.

Le premier parti ? c'était encore la dictature. Le second ? c'était l'anarchie et la confusion du pouvoir : le troisième seul était praticable. On était d'accord presque à l'unanimité sur la nécessité de faire déléguer les pouvoirs par l'Assemblée. Mais là on se divisait : les uns, et c'étaient les hommes récemment arrivés à Paris, les moins instruits de l'état des choses, les plus impatients d'un retour aux formes antiques, voulaient que l'Assemblée nommât un seul dictateur temporaire, premier ministre en même temps, qui nommerait les autres ministres et qui gouvernerait pour elle.

Le plus petit nombre voulait que l'Assemblée nommât elle-même au scrutin un conseil ou une commission exécutive du gouvernement, pouvoir intermédiaire et fixe entre l'Assemblée et l'administration. Cette commission nommerait et révoquerait les ministres ; elle serait, en attendant la Constitution, non plus la dictature, mais la présidence collective de la République.

Cette question intéressait surtout Lamartine, et c'était à lui seul qu'il appartenait en réalité de là résoudre. La France, Paris, l'Assemblée, l'Europe, avaient les yeux en Ce moment sur lui : on attendait sa résolution, les uns pour l'applaudir et l'encourager à la dictature ; les autres pour l'accuser et le maudire, s'il n'acceptait pas le rôle que l'immense majorité lui décernait.

Il ne pouvait se dissimuler que sa popularité à Paris, accrue jusqu'à la passion au lieu d'avoir été usée par trois mois de gouvernement heureux pendant, tant de tempêtes, que les dix élections qui venaient de lui imprimer une sorte de titre représentatif universel, que les sept ou huit millions de voix qu'on lui offrait au besoin sur toute la surface de la République, et enfin la faveur de six ou sept cents représentants sur neuf cents, le désignaient et l'imposaient, pour ainsi dire, au choix de l'Assemblée, comme l'homme de la circonstance et comme le chef unique et prédestiné du pouvoir.

Il comprenait mieux qu'un autre, après l'épreuve d'un gouvernement divisé et orageux, les avantages de l'unité du pouvoir intérimaire dans une seule main. Il se sentait la force et se. croyait la prudence nécessaire pour manier doucement et fermement ce pouvoir à la satisfaction de l'Assemblée. Il tenait seul les fils de l'Europe : il se flattait, de donner à la République un ascendant immense sans allumer la guerre, et par-un seul geste énergique préparé et accompli à propos au delà des Alpes. La popularité de tous les bons sentiments publics qui s'attachait à lui, l'attendrissait plus qu'elle ne l'enorgueillissait. Il rougissait d'avoir l'apparence de l'ingratitude envers sa patrie en se refusant froidement à son appel. La gloire d'asseoir l'Assemblée nationale après l'avoir évoquée, et d'être le premier pouvoir légal après avoir été le premier pouvoir révolutionnaire de son pays, le tentait, le renom de fondateur et de protecteur de la Constitution naissante lui apparaissait séduisant et lumineux dans le lointain de l'histoire.

Il n'avait donc en ce qui le concernait que de l'entrainement vers ce rôle. Mais l'ambition et la gloire n'étouffaient pas chez lui le bon sens et l'honnêteté. Il pensait avant tout à la République et à son pays. Or voici ce qu'il se disait à lui-même, et ce qu'il répondait à ses conseillers, pendant les trois ou quatre nuits d'insomnie où il délibéra avec lui-même en présence de sa conscience et de l'avenir :

Le sentiment républicain est faible en France. Ce sentiment est mal représenté à Paris et dans les départements par des hommes qui éloignent de la République, et qui en font horreur ou peur aux populations. La République est une surprise dont nous avons fait un miracle, par la sagesse du peuple de Paris et par le caractère de mansuétude, d'unanimité et de concorde que nous lui avons imprimé. Mais les impressions sont mobiles et courtes dans les peuples, surtout en France. A peine la majorité de la population qui s'est jetée par l'enthousiasme. de la peur dans le sein de la République modérée, aura-t-elle repris ses esprits, qu'elle accusera ce qui l'a sauvé et qu'elle se retournera contre les républicains. S'il n'y a point de républicains d'ancienne date alors dans le go internement, ou si ces républicains déjà en petit nombre sont divisés devant leurs ennemis communs, que deviendra la République ? et si la République, seul asile actuel de la société, succombe devant quelques retours précaires et factices des monarchies usées, que deviendra la France ? Il ne faut donc à aucun prix diviser les républicains à l'origine même de l'institution républicaine : il faut continuer à les contenir, à les modérer, à les rallier le plus longtemps possible, jusqu'à ce que la République ait pris assez déracines dans les faits et dans les idées pour employer indifféremment des républicains de toutes les dates avec les républicains de la première heure.

Or, si je prends seul le pouvoir des mains d'une assemblée non républicaine ou peu républicaine, que va-t-il se passer ? une de ces deux choses : ou j'expulserai mes principaux collègues du pouvoir, et alors ce pouvoir épuré sera suspect et odieux à tous les républicains d'hier : ou bien j'appellerai ces collègues au pouvoir, et alors je serai suspect et odieux à l'Assemblée nationale. Car je ne puis pas me dissimuler que l'Assemblée ne me nomme qu'à la condition tacite de les exclure. Ainsi, d'un côté, je ruine la République en la scindant trop tôt ; ou je déclare la guerre à la représentation nationale en lui imposant des hommes dont elle a défiance et peur. C'est là une alternative qu'un homme politique ne peut accepter, à moins de vouloir perdre la République ou opprimer la représentation nationale de son pays.

D'ailleurs cette alternative même n'est pas admissible : car quels sont ceux de mes collègues du gouvernement provisoire, mes égaux d'hier, qui consentiront à être mes subordonnés demain, et à engager leur nom, leur honneur, leur responsabilité dans mes actes ? aucun. Je serai déserté par eux immédiatement, et forcé de prendre mes ministres, soit parmi des hommes inconnus, soit parmi des adversaires avérés de la République.

Mais je suppose, ajoutait Lamartine, que j'accepte cette alternative fatale, et que je prenne le pouvoir unitaire qu'on me décerne par les mains de l'Assemblée, que va-t-il se passer demain ? le voici :

Tous mes rivaux dans la minorité du gouvernement provisoire, tous mes amis même dans la majorité, tous les républicains, socialistes, terroristes ou modérés, tous les représentants au nombre de trois ou quatre cents qui ont été élus sous les auspices de ces opinions plus démocratiques, vont se constituer en opposition puissante dans l'Assemblée, dans la presse, dans le Luxembourg, dans les clubs, dans l'opinion, dans les ateliers nationaux. L'Assemblée divisée devient à l'instant une Assemblée orageuse. Les discours et les votes n'y ébranlent pas seulement l'enceinte, ils ébranlent la capitale et le pays. Les partis atterrés et muets devant la représentation unanime ou presque unanime aujourd'hui, deviennent audacieux et insurrectionnels devant une représentation séparée en deux camps. Avant huit jours d'un tel spectacle donné à Paris, les opinions seront armées dans Paris même. La représentation sera menacée.

Où est ma force avant un certain temps pour la couvrir ? dans l'armée ? je n'ai que six mille hommes dans Paris, et avant que j'y puisse rassembler trente ou quarante mille soldats, le signal que l'Assemblée donnera pour les appeler- sera le signal de l'insurrection contre elle et de sa dispersion.

Dans la garde nationale ? mais plus de la moitié de la nouvelle milice est dans les mains des républicains socialistes ou conventionnels : cette moitié de la garde nationale s'armera pour eux contre l'Assemblée et contré l'ancienne milice qui voudra ce protéger la représentation : c'est la guerre civile autour du berceau de la constitution.

Je sais bien, poursuivait Lamartine, que je pourrai sauver l'Assemblée en la conduisant hors de Paris, la replier sur l'armée du Nord, l'envelopper en quinze jours d'autres corps venus du Rhin, de gardes nationaux des départements, submerger Paris d'un million d'hommes et y rétablir le règne de la représentation un moment violée ; mais à quel prix ? au prix de flots de sang que j'aurai à répandre pour reconquérir la capitale, et au prix des proscriptions que j'aurai à exercer contre les républicains. Ce prix peut être indifférent à un ambitieux, il ne l'est pas à un honnête homme. Le sang n'est innocent que quand il est nécessaire à la loi qui se défend. Ici ce serait du sang gratuit, c'est-à-dire criant à jamais devant Dieu et devant les hommes contre mon ambition.

Mais ce n'est pas tout : après être rentrée à Paris dans le sang des républicains, l'Assemblée aura la colère et la réaction naturelle contre le mouvement qui l'aura expulsée. Cette réaction conservera-t-elle la République pour frapper des républicains ? évidemment non. Elle m'engloutira moi-même si je me refuse à servir ses vengeances, ou elle me décernera la dictature pour la délivrer de la République. Dans le premier cas, je suis un Cromwell, dans le second, je suis un Monck : un tyran ou un traître, voilà l'option que je me prépare en montant témérairement au pouvoir et en expulsant mes collègues et les républicains de la République à la voix d'une passagère popularité ! Pour l'Assemblée un péril, pour le pays une guerre civile, pour moi un nom flétri, pour l'avenir la République proclamée et perdue en trois mois par le même homme ! Voilà mes augures ! Il faudrait être criminel, inepte ou fou pour les accepter. Le devoir d'un vrai républicain et d'un vrai patriote est de tout sacrifier pour que la République ne se divise pas à son origine, et pour que l'Assemblée nationale obtenue avec tant d'efforts, à peine introduite par nous dans un milieu qui la repousse, soit acceptée, assise, sauvée, et s'empare insensiblement de l'autorité et de la force qui lui appartiennent. Cette force lui manque totalement encore ; il faut la lui donner par toutes les mains et par les mains mêmes de ceux qui auraient voulu l'écarter sans moi. Ces hommes disposent de cent vingt mille hommes des ateliers nationaux, armée aujourd'hui docile et patiente, demain insurgée à leur voix ; ils disposent des délégués du Luxembourg et des cinquante mille ouvriers fanatisés par leur prédication ; ils disposent de la partie prolétaire de la garde nationale nouvelle qui compte au moins soixante mille baïonnettes, ; ils disposent des clubs ameutés en une nuit par eux ; ils disposent en outre, par la préfecture de police et par l'Hôtel-de-Ville, du corps des Montagnards, des Lyonnais, de la garde républicaine, des gardiens de Paris, des guides et de tous ces rassemblements révolutionnaires armés qui ne reçoivent le mot d'ordre que des républicains les plus ombrageux. Le lendemain du jour où j'aurai exclu ces républicains jaloux de leur part légitime dans le gouvernement, l'Assemblée nationale sera assiégée, vaincue, violée, contrainte de devenir l'instrument avili des vainqueurs ou d'ensanglanter l'enceinte où je ne l'aurai appelée que pour la livrer à ses bourreaux !

 

Cette évidence, frappait tellement l'esprit de Lamartine, qu'il ne comprenait pas qu'elle ne frappât pas également tous les hommes d'État qui lui donnaient des conseils plus ambitieux. Mais ces hommes imprégnés de l'esprit des départements ne connaissaient pas l'état vrai de Paris et les forces respectives de l'Assemblée et des factions.

Les départements accourront, disaient-ils.

Lamartine ne l'ignorait pas. Mais entre l'arrivée des départements à Paris et le salut de l'Assemblée nationale, il y avait huit jours, et ces huit jours étaient le piège de l'Assemblée et la perte de la République.

Enfin, il y avait un parti fortement conseillé à Lamartine par des hommes plus préoccupés de lui et de sa popularité que de la patrie.

Retirez-vous, lui disait-on, déclarez que vous avez besoin de repos, que vous ne voulez pas faire partie du gouvernement, que votre œuvre est accomplie, et que c'est à la France maintenant debout et réunie à faire la sienne.

Ce parti serait le plus doux et le plus sage pour moi, répondait Lamartine, je m'envelopperais d'une popularité facile qui en se désintéressant des difficultés, des fautes et des catastrophes inévitables pendant ces premiers mois, me réserverait des regrets et de puissants retours de fortune. Je le sais, je connais le branle du temps : mais si je m'efface, l'Assemblée qui a surtout confiance en moi, épurera à l'instant tous mes collègues de février. Elle donnera le pouvoir à un homme nouveau ou ancien suspect aux républicains. Cette réaction soudaine exaspérera à l'instant la République. Paris s'insurgera au nom des républicains proscrits du gouvernement. Les mêmes malheurs se réaliseront : ils ne porteront pas mon nom, voilà tout. Mais dans ma conscience, ma lâcheté et mon égoïsme en seront également la cause. Je me serai sauvé et grandi en perdant l'Assemblée, la République et mon pays ; c'est le contraire qu'il faut faire. Il faut me perdre et sauver l'Assemblée nationale.

Et il prit sa résolution sans se faire aucune illusion sur les conséquences de son sacrifice. Il savait, comme s'il l'avait lu d'avance, qu'on traduirait son courage en lâcheté, son abnégation en soif du pouvoir, son esprit de concorde en complicité, sa prudence en aveuglement. Il n'ignorait pas qu'un gouvernement collectif pressé entre les impatiences naturelles de l'Assemblée et les résistances séditieuses du peuple, n'était qu'un expédient temporaire, bientôt usé et répudié par tous les partis. Mais cet expédient était le seul qui pût amortir les chocs entre la représentation et le peuple de Paris et donner du temps à la reconstitution des forces et des moyens de salut. Le prix qu'il donna pour acheter ce temps, ce fut lui-même. Il ne s'en repentit jamais, malgré le jugement universellement contraire qu'on porta de sa conduite. En se rendant à l'Assemblée pour accomplir sa résolution, il rencontra un groupe de représentants républicains sur la place de la Concorde, ils le conjurèrent de céder à leurs instances et de se laisser investir dû pouvoir unique : Non, leur dit-il, j'ai bien réfléchi. Il y a un abîme que vous ne voyez pas entre l'Assemblée nationale et le jour où la République sera armée. Il faut un Decius pour le combler. Je m'engloutis, mais ce je vous sauve. Et il entra, dans le palais de l'Assemblée nationale.

 

IX.

L'Assemblée, longtemps rebelle, finit par adopter à sa voix, de lassitude plutôt que de conviction, ce parti, mauvais, mais nécessaire, d'une commission exécutive composée de cinq membres nommés au scrutin, pour exercer le pouvoir intérimaire jusqu'à la constitution définitive du pouvoir constitutionnel.

Ce scrutin témoigna immédiatement à Lamartine qu'il avait perdu la confiance d'une grande partie de l'Assemblée nationale par le sacrifice même qu'il faisait de sa popularité et de son ambition. Son nom, sorti dix fois de l'urne des départements avec plus de deux millions de suffrages, ne sortit que le quatrième de l'urne de l'Assemblée constituante. On le punissait de son dévouement, on se vengeait de ce qu'il ne voulait pas servir l'impatience et l'aveuglement de sa patrie. Il courba la tête et accepta le signe de son impopularité qui commençait.

L'Assemblée avait nommé MM. Arago, Garnier-Pagès, Marie, Lamartine, Ledru Rollin, membres de la commission exécutive.

Les membres du gouvernement se réunirent chez leur président, M. Arago. Ils nommèrent les ministres ; les choix furent inspirés par le même esprit de transition, de prudence et de fusion qui avait animé la résolution de Lamartine. M. Crémieux eut la justice, M. Bastide les affaires étrangères, M. Jules Favre, talent supérieur de parole, intelligence pénétrante et multiple, fut adjoint à ce ministre comme sous-secrétaire d'État pour soutenir les discussions si difficiles et si fréquentes sur les intérêts extérieurs du pays. M. Charras, en attendant l'arrivée du général Cavaignac, administra la guerre, M. l'amiral Casy la marine, M. Recurt l'intérieur, avec M. Carteret, esprit d'élite, pour sous-secrétaire d'État, M. Trélat les travaux publics, ministère dont lès ateliers nationaux faisaient en ce moment un ministère politique, M. Flocon l'agriculture et le commerce, M. Bethmont les cultes, M. Carnot l'instruction publique, où il était secondé par un esprit philosophique, aventureux, mais de haute portée, M. Reynaud ; M. Duclerc les finances.

M. Pagnerre, qui s'était signalé depuis le 24 février par d'infatigables services rendus au gouvernement dans le rôle modeste, mais principal, de secrétaire général du gouvernement, conserva cet emploi avec voix délibérative. M. Marrast garda la mairie de Paris, jusqu'à ce que le gouvernement eût modifié cette institution révolutionnaire. M. Caussidière conserva la préfecture de police. Il y avait à la fois témérité et prudence dans ce dernier choix, nul ne pouvait plus nuire ou mieux servir l'Assemblée nationale que Caussidière. Lamartine le croyait capable des deux rôles ; mais il pensait qu'il préférerait loyalement le second. Il y à une telle différence entre servir des factions et servir la représentation de son pays, qu'une telle grandeur devait, selon Lamartine, tenter un caractère comme celui de Caussidière. L'exclure c'était le rejeter dans la conspiration, son élément natal ; l'admettre c'était le conquérir à l'ordre par une honorable ambition satisfaite. Caussidière fut maintenu.

 

X.

A peine le gouvernement ainsi constitué avait-il eu le temps de saisir les rênes de l'administration brisées et confuses, que les prévisions de Lamartine se réalisèrent et prouvèrent trop à l'Assemblée combien sa sécurité était trompeuse et combien le sol révolutionnaire de Paris pouvait aisément engloutir une souveraineté qui lui répugnait.

Le gouvernement provisoire avait décrété une fête militaire et nationale pour le jour où la représentation serait installée dans Paris. Il voulait que Paris debout et armé accueillît la France dans ses représentants par un salut solennel : il voulait que la représentation souveraine passât la revue des innombrables baïonnettes civiques qui devaient se courber devant elle et la protéger ensuite contre les factions : il voulait qu'une acclamation mémorable s'élevât d'un million de Voix pour reconnaître la souveraineté de la France dans ses représentants. Des dispositions mal calculées par les exécuteurs des préparatifs de cette cérémonie au Champ-de-Mars l'avaient fait proroger au 14 mai. Le sol du Champ de la fédération mal nivelé aurait fait courir des dangers à la masse immense de population que cette fête devait rassembler.

Le 12 mai, le ministre de l'intérieur, M. Recurt, annonça de nouveau que la fête serait ajournée par nécessité au 21 mai. Les députations de gardes nationaux des départements déjà arrivées à Paris, s'irritèrent, murmurèrent, portèrent leurs plaintes dans les lieux publics, agitèrent légèrement la surface de Paris. Les chefs du parti de l'agitation épièrent de l'œil ces symptômes, y virent quelques éléments auxiliaires de perturbation. Les meneurs des clubs, les démagogues partisans de la guerre, jusque-là déçus dans leurs plans d'incendie générale de l'Europe, cherchaient un mot d'ordre pour soulever le peuple ; ils le trouvèrent dans le nom de la Pologne.

Le peuple, depuis quinze ans, était accoutumé à répondre à ce nom. Ce mot signifiait pour le peuple oppression d'une race humaine et vengeance de la tyrannie. Des hommes importants de l'Assemblée nationale, tels que MM. Vavin, Volowski, de Montalembert, étaient les patrons de cette cause. Ces patronages au dedans encourageaient les réclamations du dehors. Cette cause, en ce qu'elle avait de juste et de généreux, comptait sur des intelligences généreuses dans l'Assemblée. Les factieux s'emparèrent de ces dispositions du peuple pour lui conseiller une manifestation en faveur de la Pologne. Ils donnèrent rendez-vous pour le 15 mai à tous les clubs et à tous les amis de la Pologne sur la place de la Bastille. De là après avoir signé une pétition à l'Assemblée pour demander la déclaration de guerre à la Russie, c'est-à-dire la conflagration du continent et la coalition de toutes les puissances contre la République, ils se mettraient en marche par les boulevards, rallieraient en passant les masses encore tumultueuses de Paris, et viendraient apporter à la barre de l'Assemblée la pétition du peuple.

Les Polonais eux-mêmes, quoique ayant obtenu déjà d'immenses réparations par l'influence de la République dans le duché de Posen et dans la Gallicie, n'étaient pas étrangers à ce mouvement. Lamartine était informé par des lettres de ses agents confidentiels en Pologne, que des émissaires des clubs polonais de Cracovie partaient avec la mission de susciter une pression sur l'Assemblée nationale à Paris, pour la contraindre à déclarer la guerre en leur faveur. Après avoir formé ce rassemblement tumultueux, les meneurs de clubs et les démagogues se proposaient de demander à défiler dans l'Assemblée à l'imitation des défilés insurrectionnels dans la Convention les jours de crime.

Le gouvernement était résolu à s'y opposer. Une pétition apportée par cent mille hommes est une oppression et non un vote. Les partis politiques, les républicains exaltés ou modérés, voyaient avec la même horreur ce projet d'émeute déguisée. Ce complot n'avait aucune intelligence dans la garde nationale ni dans la garde mobile. C'était une tentative des partis désespérés, une saturnale de la plus basse démagogie. Elle affligeait plus qu'elle alarmait le gouvernement.

Informé la veille, mais sans précision par le ministre de l'intérieur, M. Recurt, le gouvernement manda le préfet de police. Caussidière fit répondre qu'il était malade et qu'il ne connaissait rien qui fût de nature à donner des craintes sérieuses pour le lendemain. Son absence, son silence, et son inaction, avant et pendant le mouvement du 15 mai, éveillèrent des soupçons de connivence ou de tolérance que rien n'a justifiés, ni vérifiés depuis. Caussidière était en effet retenu par les suites d'un accident de cheval. Il était de plus en lutte d'attribution et de rivalité avec la mairie de Paris et avec le ministre de l'intérieur. Louis Blanc, Albert et tout le parti socialiste, exclus du gouvernement par Lamartine et par ses collègues, devaient chercher à aigrir Caussidière contre une Assemblée qui se séparait d'eux. Les montagnards au nombre de deux ou trois mille hommes qui occupaient la Préfecture de police, et qui s'y étaient fortifiés, tenaient par leurs opinions et par leurs relations aux clubs les plus agitateurs. C'était la démagogie armée, frémissante de se subordonner à la représentation régulière du pays.

Le milieu dans lequel vivait ainsi Caussidière était un milieu d'opposition aigrie par les socialistes détrônés, de faction occulte affiliée aux démagogues. Caussidière fut-il lui-même instigateur et complice ? je ne le crois pas. Fut-il aussi vigilant et aussi actif qu'il l'eût été dans une autre disposition d'esprit ? je n'oserai pas l'affirmer non plus. Il ne crut sans doute qu'à une légère émotion qui inquiéterait l'Assemblée, et qui ferait sentir son importance aux nouveaux venus des départements. Il fut étonné le lendemain de la gravité du résultat ; il se désintéressa trop ; il renferma ses forces à la Préfecture de police pour attendre : non complice, non coupable, mais non suffisamment indigné peut-être d'une humiliation de la représentation nationale.

Le gouvernement employa une partie de la-nuit à donner les ordres les plus circonstanciés au général Courtais, commandant de la garde nationale, et aux généraux Tempoure et Foucher, le premier commandant la garde mobile, le second commandant des troupes de Paris.