Contre-coups européens du manifeste. — Révolutions de Vienne. — Insurrection de Berlin. — Soulèvement de la Lombardie, de Venise et de la Sicile. — Charles-Albert proclame la guerre de l'indépendance italienne. — Neutralité de la diplomatie française en Piémont et en Allemagne. — Rôle éventuel des armées des Alpes et du Rhin. — Tentatives de désordre à Paris. — Irritation des factions et des clubs à l'approche de l'Assemblée nationale. — Ajournement des élections au 27 avril. — Projets d'organisation militaire de Lamartine. — Décret de création de trois cents bataillons de garde mobile départementale. — Lamartine offre au général Cavaignac le ministère de la guerre. — Conspiration des clubs et des partis contre la réunion de l'Assemblée nationale. — Popularité de Lamartine. — Ses pressentiments. — Journée du 16 avril. — Dispositions de Lamartine. — Rassemblement de la manifestation au Champ-de-Mars. — Le général Changarnier à l'Hôtel-de-Ville. — Le rappel. — Intervention Unanime de la garde nationale. — Déroute de la manifestation. — Revue de la fraternité.I. Cependant le manifeste de la France aux peuples et aux gouvernements étrangers obtenait ses résultats sur le continent. Les peuples tranquillisés sur l'ambition de la République, s'abandonnaient à la pente naturelle de leur inclination vers la liberté. Le contre-coup de la révolution de Paris ainsi interprétée, ébranlait le monde plus que les canons de Marengo ou d'Austerlitz. Ce premier contre-coup et le plus inattendu se fit sentir à Vienne le 14 mars. Le prince de Metternich, dont le gouvernement n'était plus depuis longtemps qu'une adulation complaisante aux volontés de la noblesse et aux superstitions de trois femmes entourant un empereur éternellement enfant, fut surpris par l'événement. L'émeute imprévue et irrésistible emporta le sacerdoce, la cour, l'aristocratie, le gouvernement. La famille impériale abandonna Vienne à la révolution ; le prince abandonna la monarchie elle-même et se réfugia dans le Tyrol. Berlin répondit à Vienne le 18 mars. Le roi, à la tête des troupes, résista et triompha le premier jour. Étonné de sa victoire, moins embarrassé de vaincre que de gouverner, il rendit l'épée au peuple vaincu. Les Polonais, sortis des prisons de Berlin, se trouvèrent, le 20 mars, maîtres de la monarchie. Ils poussaient le peuple à l'a république. Le roi, conseillé par le seul ministre qui eût conservé son sang-froid, prévint ce mouvement par une adulation machiavélique au génie allemand. Ambitieux par force, ce ministre fit tout à coup adopter au roi les couleurs de l'unité allemande, passion des peuples secondaires de la Germanie. Frédéric-Guillaume reconquit ainsi la popularité révolutionnaire de l'Allemagne, au moment même où il risquait de perdre sa propre couronne. II. Un second mouvement plus démocratique encore que le premier, agita Vienne quelques jours après. Ce furent encore lès Polonais mêlés aux étudiants qui l'accomplirent. Le Cri de cette troisième révolution était la république ; Elle déchira la constitution octroyée par l'Empereur, le 16 mars, et fit appel à une Assemblée constituante par le suffrage universel. La Hongrie, nation de vingt millions d'hommes, à qui pesait le joug autrichien ; profita de. la révolution à Vienne pour tenter son émancipation et pour se constituer en gouvernement indépendant ; Cette ëmanci5pation, compliquée d'une guerre civile de race entre les Croates et les Hongrois, souleva des populations armées. Tantôt refoulée, tantôt menaçante contre l'Autriche, cette guerre tint plus d'Une année en suspens le sort de l'indépendance hongroise et de la révolution autrichienne. Au delà des Alpes, la Lombardie sentit que l'heure de son émancipation sonnée à Paris, répétée à Vienne le 14 mars ; était venue. Milan, sa capitale, se souleva le 20 mars et chassa les Autrichiens loin de ses murs. Venise l'imita, et, retrempé dans la servitude, ce peuple retrouva son héroïsme assoupi dans son antique prospérité. Au commencement d'avril, les duchés de Parme et de Modène chassèrent leur gouvernement, vice-royauté de l'Autriche. Ces duchés se proclamèrent provisoirement république, en attendant ce que le sort des armes déciderait de l'unité de l'Italie septentrionale. La Toscane, prévenue dans ses désirs par un prince populaire et libéral, se donna une constitution. Rome, initiée à la liberté et poussée à l'indépendance par un pape plus téméraire que politique, se souleva jusqu'à l'impatience, tour à tour agitée et retenue par lui. Naples avait arraché à son roi une constitution ; l'armée restait au roi ; elle combattit sous lui les tentatives républicaines. La Sicile proclama son indépendance et versa son sang pour la sceller. Enfin le roi de Sardaigne Charles-Albert, imitant le roi de Prusse, leva à la tête de cent mille hommes le drapeau de l'indépendance de l'Italie. Allié solidaire, presque vassal de la politique autrichienne, il profita des revers de l'Autriche pour marcher sur la Lombardie. Entraîné par sa vieille ambition, poussé par son peuple, retenu par ses principes anti-libéraux, blâmé, par sa cour et par son clergé, applaudi et menacé par les républicains, il se jeta sans prévoyance et sans logique dans un abîme d'inconséquences, de fautes et de difficultés. Il crut échapper à la république par la conquête ; il ne trouva que la ruine de son pays et l'exil. Bon soldat, mauvais chef, homme inconsistant, prince tour à tour révolutionnaire et persécuteur, il était ne pour être l'instrument passif et malheureux des partis dominants. Il racheta par son héroïsme personnel les imperfections de son intelligence et de son caractère. L'histoire le plaindra et l'honorera. III. Chacun de ces événements ainsi groupés arrivant coup sur coup à Paris avait pour écho une immense acclamation de joie. Le plus grand danger de la République était la crainte d'une coalition contre elle. La peur est cruelle ; elle fait crier à la trahison ; elle dresse les échafauds ; elle motive les dictatures ; elle donne le gouvernement aux partis extrêmes. Lamartine redoutait avant tout ces paniques de coalition qui pouvaient saisir la France et la pousser aux convulsions et au sang. Les déchirements successifs de l'Europe, les détrônements, les émancipations des peuples qu'il avait prédits à ses collègues et à l'opinion, venaient-de semaine en semaine fortifier son système pacifique. L'horizon s'ouvrait de toutes parts. La démocratie fraternisait du Danube au Tibre. L'air entrait avec la sérénité et la sécurité dans l'esprit public à Paris ; la peur s'évaporait des âmes les plus ombrageuses. Le prétexte manquait aux partisans les plus effrénés de l'agression autour du gouvernement. Les clubs même vociféraient les bénéfices de la paix. Les agents confidentiels que le ministre des affaires étrangères avait envoyés dans toutes les capitales de l'Europe lui annonçaient par tous les courriers le succès populaire de sa diplomatie inoffensive pour les nations, irréprochable envers les gouvernements, toute-puissante par les résultats. Toute discussion sur les affaires étrangères avait cessé dans le sein même du gouvernement. Le ministre dirigeait seul et sans contestation les destinées de notre politique. La fortune lui donnait raison. Il n'entrait au conseil des ministres que pour apporter de nouveaux augures ou de nouveaux triomphes à la République. Ses collègues s'en félicitaient avec lui. Les tristes préoccupations de l'intérieur étaient dissipées quelques moments dans leurs cœurs par les perspectives rassurantes du dehors : Chaque fois qu'un courrier m'arrive, disait-il au gouvernement, et que j'entre ici pour vous entretenir de nos affaires extérieures je vous apporte un pan de l'Europe ! L'Europe en effet s'écroulait au contre-coup de la République à Paris parce que la République avait eu la sagesse de ne pas violenter l'Europe. Le ministre ne se dissimulait pas qu'après ce mouvement de décomposition, l'Europe aurait un mouvement de reconstitution violente de l'ancien ordre monarchique. Il ne croyait pas, il ne désirait pas que les peuples mal préparés passassent du premier bond à la République. Il suffisait à la France que l'esprit des peuples dont elle était immédiatement entourée s'introduisît par des institutions constitutionnelles dans leur propre gouvernement, comme élément de fraternité, de solidarité et de paix avec la France. Telle était sa vraie pensée. IV. Aussi ses agents au dehors avaient-ils tous sans exception pour instruction formelle de n'entrer dans aucune trame contre les gouvernements, de ne s'immiscer dans aucune manœuvre républicaine, de ne pousser aucun peuple à l'insurrection, aucun prince à la guerre, Il ne voulait pas engager la République par une complicité morale quelconque dans des causes ou dans des fortunes qu'elle pourrait avoir à désavouer plus tard. Il poussait le scrupule à cet égard jusqu'à refuser de s'expliquer par aucun signe de blâme ou d'encouragement ; lorsque le roi Charles-Albert lui fit notifier sa déclaration de guerre à l'Autriche, il fut impossible au marquis de Brignole, ambassadeur de ce souverain, que Lamartine voyait tous les jours, de savoir si le gouvernement français approuvait ou désapprouvait cette déclaration de guerre. L'approuver ? c'était prendre l'engagement tacite d'en suivre les éventualités et faire une guerre indirecte à l'Autriche. La blâmer ? c'était décourager la tentative de l'indépendance italienne par l'Italie elle-même. 11 se tut, et se borna à presser la formation de l'armée des Alpes ; car soit qu'elle réussît, soit qu'elle échouât, la guerre du Piémont à l'Autriche devait faire passer les Alpes à l'armée française, ou pour agir, ou pour négocier les armes à la main. Ce plan qui résumait toute la politique de Lamartine en Italie a été brisé après les événements de juin par le gouvernement qui lui a succédé. Il ne connaît ni les nécessités ni les motifs de ce second gouvernement de la République. Il ne-juge pas, il raconte. V. Quant à l'Allemagne, le gouvernement provisoire n'avait qu'un plan : une respectueuse et bienveillante neutralité envers toutes les puissances germaniques, L'amitié de l'Allemagne reconquise à tout prix par l'abnégation de toute conquête et de toute immixtion dans ses affaires ; une armée de deux cent mille hommes pour couvrir le Rhin en six semaines et le franchir comme auxiliaire désintéressé à l'appel du peuple allemand ; si l'Allemagne l'appelait contre une oppression étrangère. Toute politique française, allemande, hongroise et polonaise était là Rien n'a changé de ce côté ; mais nous avons perdu l'occasion d'une ligue italienne. La médiation ne pouvait avoir d'effet que sur l'autre revers des Alpes. La démocratie française du reste ne peut accuser qu'elle-même de ces avortements des pensées du gouvernement provisoire sur l'Italie. Ce sont les soulèvements démagogiques et socialistes de juin qui ont entravé sans doute l'armée des Alpes sous le gouvernement du général Cavaignac, et amené comme une conséquence fatale l'odieuse guerre de la France contre Rome. Mais la France et l'Italie ne se laisseront pas désunir par des malentendus de gouvernements. Elles ont pour traité la nature. VI. Telle était la situation de la France au dehors au commencement d'avril. L'Angleterre, ramenée par la sage modération du gouvernement aux sentiments, au respect et à l'admiration pour une démocratie qui contenait à la fois l'anarchie et la guerre, n'avait aucun prétexte d'aigreur ou d'hostilité. La nouvelle République française était populaire à Londres. Un seul homme la calomniait dans ses paroles et dans ses écrits dans toute la Grande-Bretagne. C'était lord Brougham, esprit éminent, mais capricieux et discors. Écrivain universel, mais superficiel, orateur de verve, mais non de génie ; parvenu lui-même de la démocratie, lord Brougham affectait le rôle posthume de Burke contre une République qui n'avait ni le sang d'une reine ni même le sang d'un seul citoyen sur les mains. Ses diatribes mouraient d'inanition et d'impuissance ; ses sarcasmes retombaient sur lui ; car lord Brougham, à l'imitation d'Anacharsis Clootz, avait sollicité du gouvernement provisoire le litre de citoyen de la République. Le parlement et lord Palmerston se montraient pénétrés du sentiment de l'inviolabilité des peuples dans leur transformation intérieure. Ils montrèrent, ainsi que lord Normanby, ambassadeur d'Angleterre à Paris, moins de susceptibilité politique sur certains actes et sur certaines paroles de la République qu'ils n'en auraient montré peut-être envers un gouvernement monarchique bien assis. On voyait qu'ils tenaient compte des circonstances difficiles contre lesquelles le gouvernement provisoire luttait pour conserver la paix. Ils donnaient des égards et du temps à la fondation et à la caractérisation de la politique française. En cela, le gouvernement de lord Palmerston mérita bien de l'humanité. Les démocraties sont ombrageuses ; Lamartine avait assez de peine à faire évaporer les restes des vieux préjugés anti-britanniques : une impatience de lord Palmerston aurait tout compromis. C'est la période de sa vie politique où il fut le plus homme d'État, parce qu'il fut le plus longanime et le plus philosophe. VII. Le soulèvement de la Lombardie et les premiers avantages de Charles-Albert, les agitations de la Bohème, l'indépendance de la Hongrie, la convocation de la diète de Francfort pour constituer en fédération germanique le principe métaphysique de l'unité allemande, avaient tellement démembré et déconcerté l'Autriche, qu'elle faisait faire officieusement à l'Angleterre et à la France des premières ouvertures de concession en Italie de nature à satisfaire à la fois la Sardaigne, la France, l'Angleterre et l'indépendance du nord de l'Italie. Un homme d'État mal informé, M. Thiers, en dénaturant plus tard à la tribune la politique étrangère du gouvernement provisoire, a dit que le gouvernement avait écarté ces propositions. C'est le contraire qui est vrai. Lamartine était trop ami de la paix et trop ami de l'Italie pour écarter des propositions qui assuraient dans une large proportion la paix et l'indépendance. Les envoyés de l'Autriche le faisaient officieusement juge des offres que le cabinet de l'Empereur était disposé à faire à la Sardaigne. Il s'agissait de l'abandon de la Lombardie et des duchés de Parme, d'une constitution donnée à Venise, sous une vice-royauté indépendante d'un prince de la maison d'Autriche. Lamartine n'hésita pas à reconnaître que ces propositions satisfaisaient largement aux légitimes ambitions d'affranchissement de l'Italie et à encourager le cabinet autrichien à des négociations sur ces bases. Deux fois ces ouvertures lui furent faites semi-officiellement et deux fois il tint le même langage. Il n'eût été ni homme d'État, ni patriote s'il les eût repoussées, car la conclusion d'un arrangement pareil permettait à la République de rectifier une de ses frontières ébréchées après les Cent-jours par le second traité de 1815, et il y pensait de loin. VIII. Au dedans i la France calmée méditait sur les prochaines élections générales. Elle débattait sans préventions et sans exclusions ses candidatures. Les rues de Paris seules étaient agitées. Un peuple serein, mais oisif, de deux ou trois cent mille âmes, attendait son sort de l'Assemblée nationale. On ne croyait la République définitive qu'après que la représentation du pays l'aurait adoptée. La confiance et le crédit, mobiles du travail, - ne renaîtraient que sous un gouvernement constitué. Jusque-là on flotterait dans l'inconnu. Les tendances du gouvernement dictatorial étaient équivoques aux yeux de la population. On apercevait des symptômes contradictoires ; on croyait à des déchirements violents entre ses membres. L'immense majorité de la nation s'attachait aux hommes modérés personnifiés dans quelques noms. La minorité redoutée et turbulente de Paris et des clubs de départements, s'attachait à d'autres noms. L'hôtel du ministère des affaires étrangères et l'hôtel du ministère de l'intérieur étaient, disait-on, les quartiers généraux de deux opinions qui ne tarderaient pas à se combattre les armes à la main. Cette pensée était tellement répandue parmi le peuple, que plusieurs centaines de citoyens armés des faubourgs ou de l'intérieur de Paris venaient quelquefois d'eux-mêmes, et sans que Lamartine en eût connaissance, passer la nuit sous les portes cochères et sur les trottoirs des rues adjacentes à sa demeure, pour le préserver d'une surprise et d'un enlèvement ; Le ministère de l'intérieur avait, disait-on, de son côté ses adhérents et ses forces ; les membres du club de Barbès, les disciples de Louis Blanc et d'Albert, et les chefs d'une espèce de réunion appelée le Club des Clubs, qui centralisait l'agitation démocratique, s'y réunissaient. Ces hommes instruisaient le ministre de l'intérieur des mouvements qui se préparaient dans les régions souterraines de Paris ; ils négociaient entre tous les partis pour acquérir sur tous et même sur le gouvernement une influence prépondérante. Ils employaient généralement cette influence à la pacification du peuple, mais ils parlaient au nom des masses, ils affichaient des exigences, ils faisaient valoir leur autorité morale au delà du vrai. Ces membres du Club des Clubs vinrent deux ou trois fois en députation au ministère des affaires étrangères ; Lamartine leur parla avec franchise, les encouragea à se confier à l'Assemblée nationale. Il leur dit nettement qu'il n'entendrait aucune proposition de prolongation de dictature, qu'il s'était dévoué, le 24 février, pour sauver son pays de l'anarchie et pour rendre par la République un gouvernement régulier à la France, mais qu'une fois la souveraineté du peuple retrouvée dans l'Assemblée nationale, aucune séduction ou aucune violence ne ferait de lui un gouvernement insurrectionnel. Ces hommes paraissaient ardents, mais bien intentionnés. Quelques désordres sans gravité, mais qui pouvaient dégénérer en scandales et en collisions, affligeaient au commencement du printemps les citoyens, paisibles de Paris. Ces désordres n'avaient pour cause que l'oisiveté des ouvriers de Paris, et pour prétexte que des réjouissances civiques. C'étaient des plantations d'arbres de liberté dans toutes les places et devant tons les monuments de Paris : des bandes de vagabonds et d'enfants allaient acheter de jeunes peupliers dans les villages voisins, lès apportaient sur leurs épaules, les plantaient arbitrairement dans telle ou telle place, lançaient des fusées, poussaient des clameurs, quelquefois importunaient le clergé pour l'appeler à bénir leur arbre, et levaient sur les maisons voisines de légers subsides, volontaires, mais odieux, pour arroser de vin les racines. Le ministre de la guerre, M. Arago, fit défendre à ces groupes à main armée la cour du ministère de la marine. Caussidière n'osait sévir, de peur d'accroître les tumultes en les refoulant. Ces démonstrations dégénérèrent jusqu'au 16 avril en une espèce de mendicité bruyante qui ne pouvait plus être tolérée : mais la force répressive n'était pas encore assez nombreuse pour l'engager imprudemment contre ces séditions de l'indigence et de la gaieté d'un peuple sans pain. IX. Quelques autres symptômes de séditions plus inquiétants attristèrent deux ou trois fois le gouvernement. Une colonne de peuple excitée par les réfugiés allemands se rassembla à l'occasion d'une défaite de l'Autriche, pour aller insulter l'ambassadeur de celte puissance. Lamartine informé, n'ayant aucune force répressive sous la main, se confia à la seule force de la raison sur le peuple. Il sortit seul et attendit deux heures le rassemblement séditieux en sentinelle devant la porte de l'ambassadeur : pendant ce temps quelques agents habiles et persuasifs envoyés par lui décidèrent les chefs de l'attroupement à renoncer à cet attentat honteux contre le droit des gens. Ils prirent une autre route, se rendirent au Champ-de-Mars et de là au ministère de l'intérieur. Le ministre les harangua avec éloquence et fermeté. Il s'attacha surtout dans ce discours à réhabiliter l'armée dans le cœur du peuple de Paris et à préparer le retour des troupes dans la capitale. Ce retour, patiemment et prudemment ménagé, était la principale pensée de M. Arago et de la majorité du gouvernement. Mais on ne pouvait le motiver que ; sur le désir de la garde nationale elle-même. L'armée rentrant prématurément-avant que les susceptibilités du peuple fussent éteintes aurait été le signal inévitable d'un choc d'où serait sortie une seconde guerre civile. On commençait à désirer vivement l'armée. Le parti socialiste et démagogue seul semait l'alarme et préparait la sédition à chaque annonce du retour de nos soldats. X. Plus les élections fixées d'abord au commencement d'avril approchaient, plus les partis qui redoutaient d'être dépossédés de la dictature frémissaient et menaçaient dans Paris. Les clubs, quoique influencés par les intelligences que Lamartine avait avec leurs principaux inspirateurs, se soulevaient contre leurs chefs eux-mêmes au seul nom de l'Assemblée souveraine venant fermer la bouche de tous ces volcans. Des motions violentes, des séditions anticipées, des protestations de rester en armes pour surveiller la représentation et pour la contraindre, des serments exigés des candidats aux grades d'officier de la garde nationale, de marcher contre la représentation elle-même si elle désavouait ou si elle trahissait la République, attestaient la répugnance de la révolution à reconnaître une autre souveraineté que celle de Paris. Il paraissait évident que Paris ne céderait pas sans choc le pouvoir absolu et dictatorial dont la Révolution l'avait investi. Dans le sein même du gouvernement, les avis étaient partagés, non sur le droit d'évoquer la souveraineté définitive de la nation, mais sur le terme à fixer pour cette réunion.de l'Assemblée à Paris. La majorité voulait rapprocher autant que possible le jour des élections, la minorité semblait hésiter à le fixer. Les pétitions des ouvriers et des délégués du Luxembourg ne cessaient sous divers prétextes de demander l'ajournement des élections. Tantôt ils n'étaient pas suffisamment préparés à cet exercice, nouveau pour eux, des droits de citoyen ; tantôt ils n'avaient pas le temps matériel nécessaire pour débattre leurs candidats ; tantôt leur inexpérience du droit électoral exigeait un 'enseignement dans ses réunions préparatoires ; ces prétextes aussi vains que diversifiés accusaient les véritables motifs de cette résistance cachée sous des sophismes d'ajournement. D'un autre côté, le ministre de l'intérieur attendait des rapports complets de ses commissaires dans les départements, pour délibérer une résolution définitive en conseil de gouvernement. Ces rapports n'arrivaient qu'un à un. — Quelques-uns de ces commissaires semaient l'alarme dans leurs rapports. Ils appelaient réaction contre la République la moindre liberté d'opinion manifestée dans leurs provinces et les signes d'indépendance ou de mécontentement souvent très-légitime contre l'omnipotence de leur administration. Les hommes qui dans Paris aspiraient à prolonger indéfiniment la dictature s'armaient de ces rapports pour crier à la trahison contre ceux qui voulaient restituer à la nation un pouvoir heureux et doux jusque-là mais qui pouvait se changer en tyrannie et en anarchie en se perpétuant. Les soupçons s'éveillaient des deux côtés. Les partisans d'une élection différée suspectaient leurs adversaires de conspirer avec des restaurations futures et de préparer les voies les plus courtes au rétablissement des choses et des hommes des vieilles monarchies ; les partisans de l'élection immédiate voyaient dans les hommes du parti contraire des ambitieux et des parvenus de la liberté frémissants de se déposséder d'un pouvoir inespéré que la fortune avait mis dans leurs mains, et prêts à se déclarer les seuls tuteurs de la République, afin de dominer et peut-être de déchirer la patrie en son nom. Enfin, les chefs de sectes socialistes et les tribuns de la classe industrielle tremblaient de voir leurs tribunes renversées et leur empire détruit par l'avènement des provinces à Paris. Cette répulsion commune contre l'installation du pouvoir national semblait rapprocher les socialistes et les conventionnels, deux partis qui devaient s'unir plus tard, mais qui se haïssaient jusqu'à ce moment. Les délibérations du gouvernement lui-même se ressentaient de l'influence de ces partis extérieurs dont les deux esprits s'efforçaient d'y pénétrer. Ces délibérations devenaient rares, ombrageuses et courtes, souvent irritées. La majorité était décidée à faire de cette question le texte de l'union ou du déchirement du gouvernement. Un jour final fut fixé pour prendre, une résolution suprême à cet égard. La séance fut longue mais sans convulsion. M. Ledru Rollin lut l'extrait des rapports de ses commissaires ; il démontra avec évidence par les dates et par la nature des opérations préparatoires à accomplir que le temps matériel pour l'accomplissement de ces opérations exigeait sept ou huit jours au delà du terme fixé par le premier décret. On reconnut à l'unanimité que dans l'intérêt de la sûreté de l'Assemblée nationale, il fallait attendre que la garde nationale de Paris fût organisée, habillée et armée, pour que cette force civique pût entourer la représentation de la France de sécurité et de respect. Il fallait un certain nombre de jours pour que cette garde nationale renouvelée fût sous les armes ; on fixa les élections générales au 23 avril, jour de Pâques, et l'ouverture de l'Assemblée nationale au 4 mai. Cette, résolution prise loyalement d'un commun accord dissipa bien des doutes dans les esprits prévenus les uns contre les autres, et calma bien des irritations sourdes qui couvaient dans les cœurs. La majorité du gouvernement vit que la minorité se confondait avec elle et se livrait avec moins de confiance peut-être, mais avec la même sincérité, au pays. De ce jour, les hommes éloignés se rapprochèrent. La majorité avait obtenu ce qu'elle voulait, puisque la dictature était abjurée loyalement par tous les partis. Quelques tiraillements se firent cependant encore sentir dans les paroles et dans les actes relatifs aux élections : on discuta une circulaire du ministre de l'intérieur. D'accord sur l'esprit, on finit par transiger sur les termes. Une mesure plus révolutionnaire était persévéramment demandée non par M. Ledru Rollin, mais par les délégués du Luxembourg et des clubs des ouvriers industriels de Paris. Cette mesure consistait à accorder à ces réunions l'envoi dans chaque département de deux ou trois émissaires choisis dans les différentes catégories des ouvriers de la capitale, et dont la mission serait payée à titre de secours de la République sur les fonds du ministère de l'intérieur. Ce secours devait se monter à une somme de cent ou cent vingt mille francs, M. Ledru Rollin se refusait à prendre sous sa seule responsabilité l'emploi d'une somme si forte, à moins d'être couvert par le consentement formel du conseil. Le conseil autorisa la mesure et la dépense : il recommanda au ministre de surveiller le - choix de ses émissaires, de ne désigner que des hommes probes, modérés, et non des agitateurs, et de limiter leur mission à la propagation des saines doctrines républicaines et des informations techniques sur l'exercice de leurs droits électoraux. Toute immixtion même confidentielle de ces agents au nom du gouvernement dans les candidatures leur fut interdite. A ces conditions Ja mesure fut autorisée ; elle était justifiée dans l'esprit même de ceux qui y répugnaient et qui en prévoyaient les inconvénients par la nécessité de ramener les deux cent mille ouvriers de Paris à l'acceptation volontaire du terme assigné aux élections. C'était une concession à l'urgence, un sacrifice à la concorde ; une insurrection de deux cent mille ouvriers de Paris contre le terme rapproché des élections aurait coûté plus d'or et plus de sang. Tel fui l'esprit de cette concession : elle !fut une faute. Le ministre des affaires étrangères le sentait en y consentant. Quelques-uns de ces hommes scandalisèrent l'opinion et la morale par des actes et par des correspondances qui salirent leur mission. Mais leur mission demandée par les uns, tolérée par les autres, reconnue nécessaire par tous, n'eut pas d'autre motif, ni un autre objet. Quoique malheureuse dans les choix cette mesure contribua puissamment à faire accepter et rapprocher les élections. XI. A cette époque, Lamartine prévoyant après la réunion de l'Assemblée nationale des agitations inévitables et des nécessités militaires, se préoccupa secrètement et vivement d'une organisation de l'armée plus active, de son rapprochement de Paris, et de son commandement donné à un chef ferme, populaire et républicain. Pour repopulariser l'armée, il fallait que le chef définitif qu'on lui donnerait fût à la fois un militaire agréable au soldat et un homme politique au-dessus du soupçon de trahison contre la République. M. Arago, à la fois ministre de la guerre et ministre de la marine, suffisait à ces deux grandes administrations par l'activité et par l'étendue de son esprit. Son nom, jusque-là avait servi à éteindre les rivalités qui auraient pu s'élever entre les officiers-généraux, facilement jaloux de la préférence que le gouvernement aurait donnée à l'un sur les autres. Un nom civil neutralisait Je commandement de l'armée. M. Arago avait été respecté des militaires, comme la loi plus encore que comme un ministre. Son énergie impartiale avait rétabli et maintenu la discipline. L'armée se recrutait et obéissait aussi bien qu'à aucune autre époque de notre histoire. Mais l'Assemblée approchait ; M. Arago rentrerait peut-être dans les rangs de la représentation ; l'Assemblée aurait besoin de force à Paris et autour de Paris ; il faudrait un ministre qui pût à la fois organiser et combattre. Lamartine ne se faisait aucune illusion sur l'avenir : il savait par l'histoire qu'un gouvernement naissant a des assauts de plusieurs années à soutenir, et que le berceau de ce gouvernement, république ou monarchie, a besoin d'être ombragé de baïonnettes. La démocratie surtout veut être forte, et d'autant plus forte qu'elle est plus voisine de la démagogie. Tous les crimes de l'anarchie viennent de la faiblesse. Le socialisme et le paupérisme, dangers propres à une civilisation trop industrielle, rendaient plus évidente pour tous les yeux la nécessité d'armer vigoureusement la République. Lamartine couvait pour cela depuis longtemps trois pensées : la première était une armée puissamment organisée et disposée sur le territoire en trois grands corps se servant d'appui les uns aux autres, et pouvant dans leurs évolutions larges et rapides, non pas seulement réprimer ici, ou là telle ou telle émeute, mais manœuvrer en grand dans toute l'étendue du territoire français, sur des pivots assis d'avance comme dans les grandes guerres civiles romaines. Trois généraux devaient commander ces trois corps : l'un à Paris et dans le rayon immédiat de Paris, l'autre à Bourges et dans les provinces voisines, le troisième, de Lyon à Marseille. La seconde pensée était la formation d'une réserve de trois cents bataillons, départementaux de gardé mobile, armés, disciplinés, équipés, exercés, encadrés, mais restant dans leurs foyers et n'en sortant qu'à l'appel du conseil départemental, du préfet ou du gouvernement pour les cas soudains de troubles ou de guerre intestine. C'était la fédération anti-socialiste et anti-anarchique instituée et mobilisée d'avance, entre les mains des départements. En cas de défaite à Paris, -l'ordre social retrouvait, indépendamment de l'armée, trois cent mille défenseurs et pouvait étouffer en huit jours la sédition sous les murs de Paris. Au lieu de l'armée révolutionnaire de 1793, c'était l'armée républicaine de 1848, protégeant partout l'ordre, la propriété, la vie des citoyens contre la terreur, et la dislocation de l'empire. En cas de guerre étrangère, ces trois cents bataillons entraient en seconde ligne sur nos frontières et dans nos places fortes, et rendaient libre tout le reste de l'armée. Enfin, sa troisième pensée était de donner à la République et à l'Assemblée nationale un ministre de la guerre soldat et républicain, qui fît aimer la République par l'armée et qui fit accepter sans défiance l'armée par la République. La première de ces pensées était accomplie déjà à moitié par M. Arago et par le gouvernement : l'armée était en voie d'être bientôt portée a cinq cent mille hommes. La création des trois cents, bataillons de garde mobile départementale avait été déjà plusieurs fois mentionnée par Lamartine au conseil, en prévision des éventualités de guerre étrangère. Lamartine n'ignorait pas que cette pensée révélée sous son vrai jour aurait porté ombrage au parti radical, qui tendait, évidemment à supprimer l'armée, surtout dans Paris, et à lui substituer l'omnipotence de l'organisation socialiste des clubs et des ouvriers, organisation gouvernée par les chefs de secte contre les commerçants, la propriété, la bourgeoisie. Il ajourna donc plusieurs fois sa proposition formelle. Il en entretint séparément quelques-uns de ses collègues ; il les pénétra de cette idée, et les prépara à la présenter eux-mêmes au gouvernement. M. Flocon, qui venait de rentrer dans la vie active à la suite d'une longue maladie, et qui concevait vite tout ce qui se rattachait à la puissance de la patrie, se chargea de produire, sous la forme d'une proposition urgente et formelle, cette pensée qu'il partageait avec le ministre des affaires étrangères. Le patriotisme bien avéré de ce jeune membre du gouvernement et l'ascendant de son énergie sur le parti radical déconcertèrent les objections. Lamartine le soutint, comme si cette idée eût été pour lui une révélation soudaine du patriotisme en péril : le décret fut porté à l'unanimité. Lamartine en rentrant chez lui dit à ses amis : Si l'Assemblée nationale exécute activement mon décret des trois cent mille hommes, la guerre civile est désormais impossible et la société ne peut pas avoir d'éclipsé de plus de dix jours. Mais pour exécuter ce décret il fallait un ministre : il crut l'avoir trouvé dans le général Eugène Cavaignac. XII. Le général Cavaignac, fils d'un homme de renommée révolutionnaire et conventionnelle, était frère d'un des jeunes précurseurs de la République dont le caractère, le talent et la mémoire étaient passés à l'état de religion dans le parti de la démocratie active. Ce nom était si populaire parmi ceux qui lui survivaient qu'il reflétait jusque sur son frère une partie de cette consécration. Le second Cavaignac servait en Afrique ; le gouvernement provisoire, dès sa première séance à l'Hôtel-de-Ville, l'avait nommé gouverneur général. Plus tard, le gouvernement l'avait appelé à Paris en lui offrant le ministère de la guerre : le général avait répondu au gouvernement en termes un peu fiers ; il avait fait des conditions si hautes que le gouvernement avait été blessé de cette résistance à son premier signe et avait renoncé aux services de ce général à Paris. Les choses en étaient là lorsque Lamartine, pensant toujours à fortifier l'Assemblée nationale par un chef militaire donné à l'armée, ouvrit par hasard un journal et y lut une profession de foi claire, brève et républicaine signée Cavaignac. C'était une lettre du jeune général aux électeurs de son département qui lui avaient offert la candidature à la représentation nationale. Cette lettre exprimait avec précision et avec une remarquable audace d'honnêteté tout le républicanisme d'ordre, de liberté et de moralité selon le cœur de Lamartine. Elle frappa vivement son esprit. Il résolut de tout tenter pour conquérir ce caractère, cette opinion et cette épée à l'Assemblée et au gouvernement. Il ne connaissait ni le général, ni sa famille. Il apprit que M. Flocon avait des relations avec la mère du général ; il pria son jeune collègue de l'introduire auprès de cette femme très-éminente, disait-on, de cœur, d'esprit et de patriotisme. Il ne cacha pas à M. Flocon, l'objet de l'entrevue qu'il sollicitait de madame Cavaignac. M. Flocon partageait le désir du ministre des affaires étrangères, de donner un chef militaire et républicain à l'armée ; mais il craignait que la mère des deux Cavaignac, déjà en deuil du premier de ses fils, ne voulût pas contribuer à compromettre la vie du second en le rappelant dans un temps d'orages et pour des missions périlleuses, d'une colonie paisible et d'un climat nécessaire au rétablissement de sa santé. Madame Cavaignac consentit néanmoins à recevoir le ministre des affaires étrangères. Lamartine trouva dans un quartier écarté et dans un appartement modeste meublé de tous les signes du veuvage, du recueillement et de la piété, une femme en deuil, d'une physionomie profonde et expressive où la sensibilité et la force luttaient sur des traits graves et résignés. Il comprit du premier coup d'œil pourquoi les républicains avaient appelé cette femme la mère des Gracques. Elle avait en effet dans son élévation, dans sa simplicité et dans son accent quelque chose d'antique et cependant de chrétien. Des hommes libres pouvaient être éclos sous ce regard. La conversation ne démentait pas cet extérieur. Lamartine en avait rarement rencontré d'analogue, si ce n'est dans quelques femmes célèbres des souches héroïques de Rome ou de Florence. Une tendresse de mère, une énergie de citoyenne y résonnaient dans un accent viril. Il aborda le sujet de l'entretien. Il parla à madame Cavaignac des dangers de la République si elle venait ou à faiblir ou à s'exagérer à son début ; de la nécessité de l'entourer de forces honnêtes et modératrices pour lui sauver les convulsions des gouvernements faibles et spasmodiques ; du sacrifice que la fondation de l'ordre libre et démocratique demandait à tout le monde et même aux mères ; du désir extrême qu'il avait de voir l'armée se rapprocher de Paris sous la garantie républicaine du nom de son 'fils. Madame Cavaignac résista, elle s'attendrit, non sur elle, mais sur la liberté, elle finit par se laisser vaincre.. Vous me demandez le plus grand des sacrifices, dit-elle à Lamartine, mais vous me le demandez au nom du plus absolu des devoirs. Je vous l'accorde. Je consens à être l'intermédiaire de vos désirs auprès de mon fils. Je vais lui écrire notre conversation ; j'irai vous porter sa réponse. Quelques jours après, le général lui-même répondit à Lamartine. Sa réponse était digne du fils d'une telle mère, sans empressement comme sans faiblesse. Il fut convenu que le général demanderait un congé au gouvernement et qu'il viendrait en France. De ce jour les trois principales pensées de prévoyance de Lamartine contre la guerre étrangère, contre la guerre civile et contre l'anarchie à Paris au moment de la réunion à l'Assemblée nationale lui- parurent accomplies. Il s'avança avec plus de confiance vers l'inconnu. XIII. Mais cet inconnu de quelques semaines était encore plein de problèmes et de complots. Plus le terme de la dictature approchait, plus les partis extrêmes qui sentaient s'évanouir leur règne s'acharnaient à le disputer à la nation. Ils frémissaient au seul nom de l'Assemblée nationale ; ils déclaraient hautement dans leurs conciliabules et dans leurs clubs, tantôt qu'ils renverseraient la majorité du gouvernement avant le jour des élections ; tantôt qu'ils ne laisseraient entrer l'Assemblée nationale dans Paris que comme une représentation suspecte et captive au milieu d'une haie de deux cent mille prolétaires dont elle n'aurait qu'à promulguer les plébiscites ou à subir les violences. Des mots sinistres et atroces échappaient comme des explosions involontaires du sentiment de révolte qui grondait dans les cœurs de certains hommes. Les discours des clubs et des délégués du Luxembourg devenaient plus amers et plus significatifs ; des rapports secrets révélaient au gouvernement des réunions nocturnes où les chefs des principales factions opposées à la réunion de l'Assemblée cherchaient, soit à prévenir de concert ce jour par un mouvement, soit à rester tellement armés dans Paris de forces révolutionnaires que l'Assemblée nationale n'y fût que leur jouet. Les membres de la majorité du gouvernement étaient désignés à la suspicion et à la colère d'une partie du peuple. Des journaux accusateurs étaient colportés contre eux ; des affiches dans lesquelles on les dénonçait à l'indignation publique, rédigées par des démagogues allemands, sortaient la nuit de presses suspectes, et enflammaient l'esprit public contre les hommes décidés à remettre la République au pays. Quelques-unes de ces affiches spécialement rédigées contre Lamartine étaient placardées à l'insu de ses collègues par des émissaires qui abusaient de leurs noms et de leur protection. Des témoins et des confidents indignés de ces hasards, où ils croyaient voir des complots, venaient la nuit les révéler à Lamartine. Lamartine n'y croyait pas. Il était convaincu de la loyauté de ses adversaires. On pouvait se combattre, non se trahir. Mais deux camps étaient distincts dans le gouvernement. Autour de ces deux camps se groupaient des tendances diverses, des systèmes de république opposés, des hommes antipathiques, ombrageux, violents. Ces hommes pouvaient tirailler la volonté des chefs, les aigrir les uns contre les autres, semer les défiances contre eux, puis enfin les pièges, et se servir de leur drapeau et de leur nom pour recruter des factions et pour entraîner ensuite ces factions à des extrémités. La majorité du gouvernement était constamment obsédée d'avis alarmants sur les trames qui s'ourdissaient, disait-on, contre sa sûreté. On changeait fréquemment le lieu de réunion du conseil ; on se prémunissait contre les coups de main ; on réunissait quelquefois secrètement jusqu'à deux ou trois cents hommes armés dans les environs du ministère des finances ou du Luxembourg pour prévenir une surprise. Tous les partis se suspectaient et se surveillaient. Lamartine était informé par des confidences spontanées d'hommes bien placés pour tout savoir et par sa police secrète sur les étrangers, que des desseins irrésolus se combattaient dans l'esprit des chefs principaux des factions et des clubs contre lui. Des fanatiques de démagogie parlaient hautement de se défaire de lui ; il recevait tous les jours de Paris et des départements des menaces écrites d'assassinat ; la police même de Caussidière lui transmettait ces avertissements ; il se fiait à sa destinée. Il s'était dévoué le 24 février à tout, même à la mort, pour donner son vrai sens à la Révolution, pour la conserver pure de crime, de sang, et pour lui faire traverser sans catastrophe intérieure et sans guerre extérieure l'interrègne qui pouvait engloutir son pays ; il voyait le bord. Il était sûr que sa mort serait le signal du soulèvement de l'immense majorité du peuple de Paris et de l'unanimité des départements, et qu'elle assurerait le triomphe de l'Assemblée nationale sur les dictateurs. Cette certitude le rendait heureux et serein. Il ne prenait aucune précaution quoiqu'il sût que de mauvais desseins veillaient jusqu'à sa porte. Il sortait à toute heure de la nuit et du jour, seul, à pied, sans autres armes qu'une paire de pistolets sous son habit. Sa popularité veillait sur lui à son insu. Elle grandissait tellement alors dans toute la France et dans toute l'Europe qu'il recevait jusqu'à trois cents lettres par jour et que tous les départements lui faisaient demander s'il voulait les représenter. Les peuples, qui ont toujours besoin de personnifier un instinct dans un homme, avaient personnifié alors en lui l'instinct de la société menacée et sauvée. Il était l'homme du salut commun. Beaucoup de ses collègues le méritaient autant que lui, mais la popularité a ses favoris. Il était le favori de la multitude. II avait trop l'expérience de l'histoire pour croire à la durée de ce fanatisme pour son nom ; il cherchait à le modérer plus qu'à l'enflammer ; il s'effaçait avec intention devant le peuple et devant ses collègues. Il entrevoyait le jour prochain où cette popularité lui demanderait des choses qu'il croyait contraires à l'intérêt vrai de la République ; il ne voulait pas qu'un homme fût plus populaire que la représentation nationale. Résolu d'avance à abdiquer la faveur publique, il n'était pas prudent de la porter jusqu'au délire : il étonnait quelquefois ses amis par les retours d'opinion qu'il leur prédisait à son égard. Souvent en rentrant chez lui, après des journées ou des nuits de lutte, précédé ou suivi d'acclamations, qui s'élevaient sur ses pas et qui retentissaient des boulevards jusque dans l'intérieur de ses appartements, il disait à sa femme et à ses secrétaires : Vous voyez ce que me coûte d'efforts l'Assemblée nationale et la restitution du pouvoir régulier à la nation ? Eh bien, quand la nation aura retrouvé son propre empire et que l'Assemblée nationale sera ici, ce peuple sauvé se retirera de moi et me mettra peut-être en accusation comme ayant conspiré contre l'Assemblée, mon unique pensée ! On souriait avec incrédulité à ces paroles, mais Lamartine connaissait les injustices et les ignorances des peuples. S'ils étaient justes et intelligents il n'y aurait aucune vertu à les servir. Tout indiquait alors une tentative finale et désespérée des partis opposés à là réunion de l'Assemblée. XIV. On touchait au 14 avril ; l'élection devait avoir lieu le 23. La garde nationale de Paris organisée, mais non encore réunie, était, dans l'esprit qui l'animerait, un problème. D'un jour à l'autre, le gouvernement encore complètement désarmé pouvait avoir à lui faire appel. Se lèverait-elle à sa voix ? se fondrait-elle en un seul et même esprit ? se diviserait-elle en deux armées comme le peuple en deux classes ? serait-elle un élément de guerre intestine ou un élément unanime de force et de pacification ? Nul ne pouvait le savoir encore que par conjecture. Tout dépendrait de la direction plus ou moins politique, plus ou moins unanime, que le gouvernement saurait lui imprimer. Les partis extrêmes devaient tout tenter pour prévenir l'évocation de la garde nationale et pour s'emparer du gouvernement avant que Paris fût debout pour défendre l'Assemblée : ces partis le sentaient et ils le laissaient hautement pressentir au gouvernement. Depuis quelques jours les discussions intérieures étaient âpres et vives ; d'énergiques dissentiments se trahissaient entre la majorité et la minorité. Le ministre de l'intérieur occupé des préparatifs des élections venait plus rarement au conseil et n'y faisait que de courtes apparitions. Louis Blanc et Albert, patrons avoués des délégués du Luxembourg et des trente ou quarante mille ouvriers qui composaient leur armée, parlaient de mécontentements menaçants et promulguaient des exigences impérieuses au nom de cette partie du peuple. Ils ne les justifiaient pas, mais ils les articulaient sous formé d'avertissements au gouvernement. Ils paraissaient informés par ces hommes, et par leurs rapports personnels avec les clubs et avec d'autres centres d'action, de quelque grand mouvement populaire de nature à imposer à la majorité les volontés extrêmes et le dernier mot de la multitude. A la séance du 14 avril, qui se prolongea fort avant dans la nuit, les indices parurent plus significatifs, et les deux chefs du Luxembourg avouèrent avec une douleur mêlée de reproches, qu'une manifestation immense, semblable à celle du 17 mars, mais plus décidée à obtenir l'ajournement des élections et la satisfaction d'autres griefs, aurait lieu le surlendemain dimanche 16 avril. Le gouvernement fut indigné plus qu'étonné : assez de rumeurs recueillies par les différents membres de la majorité, de tous les côtés de l'horizon, annonçaient depuis quelques jours une tentative des partis extrêmes pour épurer le gouvernement provisoire des principaux membres de la majorité, et pour changer la minorité en majorité, par l'adjonction d'un certain nombre de chefs de clubs et de factions. On parlait d'un comité de salut public qui retremperait la dictature dans la souveraineté ochlocratique d'une seule partie du peuple, qui déchirerait le décret des élections, qui concentrerait le gouvernement dans la capitale, qui l'exercerait un certain temps avant de s'en dessaisir et qui convoquerait une Convention après avoir épuré les électeurs. Lamartine feignait d'apprendre ce projet de manifestation pour la première fois de la bouche de ses deux collègues ; il ne les soupçonnait pas d'y tremper ; il en soupçonnait moins encore le ministre de l'intérieur ; mais il pensait qu'Albert, Louis Blanc et les hommes de la minorité du gouvernement pourraient avoir sur les organisateurs de ce mouvement une influence et une autorité qu'il n'avait pas lui-même sur cette partie de la révolution. En conséquence, il les adjura avec une douleur vraie, mais avec une énergie de paroles qu'il exagérait à dessein, d'employer toute leur action morale sur la partie du peuple dont ils disposaient, pour prévenir une manifestation si intempestive, si odieuse aux départements, si alarmante pour la paix de Paris, si mortelle à l'acceptation de la République. Il leur traça en traits rapides mais saisissants les conséquences d'une rupture violente de l'unité du gouvernement conservée jusque-là au prix de tant de sacrifices. Il leur montra les nouveaux dictateurs par droit d'épuration populaire épurés eux-mêmes huit jours après, et victimes inévitables du peuple après en avoir été les instruments et les complices. Il affecta plus de terreur et de découragement qu'il n'en éprouvait, afin de leur en inspirer à eux-mêmes et de reporter par eux la terreur et le repentir dans l'âme des conspirateurs de ce mouvement. XV. Ces collègues parurent émus et décidés à s'interposer, s ?il en était temps, entre les meneurs de la manifestation projetée et le gouvernement. Flocon qui pensait comme Lamartine, bien qu'il fût plus lié que lui avec les partis extrêmes, jura avec loyauté qu'il détestait de pareils projets, et qu'il ne trahirait jamais en s'y associant la foi que les membres d'un même gouvernement, quoique séparés quelquefois de vues, se devaient entre eux. La séance finit par ces adjurations de Lamartine adressées au dehors plus qu'au dedans, et par cette franche déclaration de Flocon. Le lendemain, Lamartine, apprit par Louis Blanc et par Albert que leurs instances pour prévenir la manifestation avaient été vaines, mais les meneurs subalternes leur avaient promis de faire des efforts pour modérer le mouvement, pour le désarmer, et pour lui enlever tout caractère de violence. Lamartine répondit à ses collègues avec désespoir, que la violence était dans le rassemblement lui-même ; que le poids de la masse et du nombre était une arme trop suffisante contre un gouvernement désarmé ; que le peuple allait violer lui-même et perdre bientôt ce qu'il avait conquis, s'il affligeait, contraignait et scandalisait la République par des journées semblables et pires peut-être que celle du 17 mars. Mais le mot d'ordre était donné, le sort était jeté ; il était trop tard pour que les chefs, quels qu'ils fussent, eussent le pouvoir de contremander et de dissoudre le mouvement. Louis Blanc et Albert en paraissaient profondément attristés eux-mêmes. Lamartine et ses collègues les plus intimes se résignèrent à recevoir l'assaut qu'on leur annonçait et livrèrent à Dieu et au peuple la destinée du lendemain. XVI. Cependant, quoique désarmés, les membres du gouvernement avertis, ne négligèrent rien individuellement par leurs intelligences dans les différents groupes des factions, dans les ateliers nationaux et dans les grands faubourgs de Paris, pour décourager le peuple de l'attentat auquel les menées souterraines des clubs et des conciliabules socialistes et terroristes s'efforçaient-de l'entraîner. Garnier-Pagès, Duclerc,'Pagnerre, au ministère des finances ; Marie aux ateliers nationaux ; Marrast à l'Hôtel-de-Ville tinrent sur pied les-moyens d'observation, d'influence, et de force volontaire dont ils pouvaient disposer. Lamartine passa une partie de.la nuit à répandre des émissaires dans le faubourg Saint-Antoine, dans le quartier du Panthéon, et dans les banlieues, pour donner l'éveil et le mot d'ordre aux bons citoyens, aux chefs d'ateliers, aux entrepreneurs, aux logeurs, aux chefs honnêtes et influents de ces différents quartiers. Tl fit appeler aussi les officiers de garde nationale nommés et non encore reconnus par leurs compagnies dont il était sûr ; les jeunes gens des écoles dévoués à l'ordre et influents sur leurs camarades ; quelques élèves de l'École Polytechnique remarquables par leur intelligence, leur activité et leur bravoure, qui lui servaient d'aides de camp dans les circonstances critiques, tels que MM. Jumel, Baude, Maréchal, etc. ; il les informa des projets du lendemain et les employa toute la nuit dans Paris, à prévenir, rallier et armer les citoyens et les tenir prêts à accourir au premier coup de canon ou au premier coup de tocsin à l'Hôtel-de-Ville. L'Hôtel-de-Ville était la position à conquérir ou à défendre dans toutes les révolutions, le berceau on le tombeau des gouvernements, le signe de la victoire ou de la défaite. Lamartine était résolu de s'y enfermer, et d'y soutenir le siège de la grande insurrection, préparé à y périr ou à y triompher, selon que le peuple averti se lèverait ou ne se lèverait pas au bruit du combat. MM. Marrast, Buchez, Recurt, Barthélemy-Saint-Hilaire, homme aussi réfléchi qu'intrépide, Flottard, le colonel Rey et les principaux chefs d'administration de la ville de Paris étaient avertis ; ils se prémunissaient secrètement contre la sédition du lendemain. Leurs amis nombreux dans ces quartiers et dans les faubourgs étaient convoqués porte à porte par leurs soins. Chacun d'eux devait amener une escouade de citoyens résolus à la défense commune. La non-existence de la garde nationale et les ombrages qui existaient entre les différents partis n'avaient pas permis des mesures plus générales. On se défiait à tort les uns des autres ; on ne s'en rapportait qu'à soi-même et à ses amis. XVII. Ces mesures prises, Lamartine brûla tous les papiers qui contenaient des noms propres ou des secrets de gouvernement au dedans et au dehors, de nature à servir de prétexte aux vengeances des factions, si la journée, comme cela était trop à craindre, donnait la victoire aux hommes de proscription ou de sang. Il se jeta ensuite sur son lit pour prendre un moment de repos. A peine était-il endormi, que des hommes dévoués qu'il avait dans les clubs s'échappèrent de ces réunions nocturnes, forcèrent sa porte, et le réveillèrent pour lui apporter les derniers renseignements. Les clubs directeurs s'étaient constitués à onze heures du soir en permanence : ils s'étaient armés, ils avaient des munitions de guerre ; ils avaient résolu de rassembler le peuple le lendemain matin au Champ-de-Mars au nombre de cent mille hommes, de s'y transporter à midi, d'en prendre la direction, de marcher par les quais, en soulevant sur leur passage la population flottante de Paris, sur l'Hôtel-de-Ville, de S'en emparer à main armée, d'expulser le gouvernement provisoire, de le décimer des membres de la majorité qui leur répugnaient le plus, tels que Lamartine, Marie, Garnier-Pagès, Marrast, Dupont de l'Eure. Ils avaient déjà nommé, à la place de ces hommes, un comité de salut public composé de Ledru Rollin, Louis Blanc, Albert, Arago, qu'ils supposaient à tort incliner vers le parti extrême. Us y avaient adjoint les noms des principaux chefs de factions ou de sectes terroristes ou socialistes qui représentaient les violences de gouvernement Ou les bouleversements de la société. Après s'être défaits ainsi de la majorité du gouvernement qui les contenait, ils devaient (chose étrange !) marcher sur le club de Blanqui et se débarrasser également de ce tribun rival qui les intimidait. Cette dernière circonstance n'étonna point Lamar- ; tine ; il savait que Blanqui était la terreur des terroristes moins populaires et moins audacieux que lui : il était logique à eux de profiter d'une seule insurrection pour s'affranchir à la fois de leurs adversaires dans le parti modéré du gouvernement, et de leur ennemi dans le parti désespéré de la démagogie. Blanqui, selon toute apparence, savait ce qui l'attendait ; mais il n'en feignit pas moins de s'associer au mouvement qui se préparait pour le lendemain contre Lamartine et ses amis. Il est présumable que Blanqui ne voulut pas avoir l'apparence de rester, lui et son parti, en arrière de ceux qui voulait le devancer dans la révolution. Il pensa peut-être que, le mouvement une fois lancé, il reprendrait le pas sur ses rivaux, et que son nom les écraserait sous une popularité ramassée plus bas dans le peuple. Il rassembla donc aussi son club et se mit en permanence armée comme les autres conspirateurs. XVIII. Au point du jour, Lamartine vit les groupes successifs de la manifestation s'avancer par petits détachements de quinze à vingt hommes précédés de tambours et de drapeaux par les boulevards, Ils se rendaient, conduits par quelques meneurs mieux vêtus, délégués des clubs, au rendez-vous du Champ-de-Mars. La plupart ignoraient complètement le véritable objet, du rassemblement. Le prétexte était je ne sais quel scrutin préparatoire pour la désignation de candidatures d'ouvriers. D'heure en heure, des émissaires apostés apportaient à Lamartine des informations sur l'état du Champ-de-Mars et sur la marche et la physionomie du rassemblement : il s'élevait, vers onze heures, à environ trente mille hommes. On commençait à y parler de marcher à deux heures sur l'Hôtel-de-Ville ; mais les clubs n'y étaient pas encore, et les masses paraissaient flottantes et peu animées. Les ouvriers des ateliers nationaux, inspirés par Marie, et les émissaires nombreux de Lamartine décomposaient les groupes à mesure qu'ils se formaient et les décourageaient de la sédition, Sobrier lui-même employait ses amis à déconseiller tout excès. Les choses en étaient là et Lamartine attendait pour agir des informations plus précises et un commencement d'exécution, quand on lui annonça la visite du ministre de l'intérieur. Lamartine, savait, comme on vient de le voir, que le nom de M. Ledru Robin était de ceux dont l'insurrection projetée composait son comité de salut public. Il savait de plus que les chefs politiques des sectes socialistes, les hommes.de coup d'Étal populaire du club Barbès et du Club des Clubs s'agitaient autour du ministre de l'intérieur, cherchaient à accaparer son influence et son talent, et s'efforçaient de l'entraîner dans des résolutions contraires à l'unité du gouvernement et à la paix de la République. Lamartine, sans liaison préexistante avec son collègue, n'aurait trouvé ni loyal de le soupçonner, ni convenable de l'informer des rumeurs injustes semées autour de lui sur ses liaisons avec les conjurés ; il l'attendait : il ne se trompait pas. M. Ledru Rollin l'informa des renseignements qu'il avait reçus lui-même pendant la nuit : le projet de manifestation armée, le gouvernement provisoire épuré, le comité de salut public institué, son propre nom usurpé malgré lui par les factieux, son indignation de ce qu'on le crût capable de prêter ce nom à des complots contre ses collègues, sa ferme résolution de mourir plutôt que de s'associer à aucune trahison. Dans quelques heures, ajouta-t-il, nous allons être attaqués par plus de cent mille hommes. Quel parti prendre ? Je viens me concerter avec vous parce que je sais que vous conservez le sang-froid dans la rue, et que les extrémités ne vous troublent pas le cœur. — Il n'y a pas deux partis,
répondit Lamartine en se levant et en tendant la main à son collègue, il n'y en a qu'un : il faut combattre ou livrer le pays à
l'anarchie, la République aux aventuriers, le gouvernement à l'opprobre. Vous
êtes ministre de l'intérieur, vous êtes loyal et résolu, vos attributions
vous donnent le droit de faire battre la générale dans Paris et d'appeler la
garde nationale aux armes. Ne perdons pas une minute. Allez de ce pas donner
ordre de faire lever les légions. Moi, je vais faire lever les bataillons de
garde mobile qui peuvent être en état de combattre. Je m'enfermerai dans
l'Hôtel-de-Ville avec ces deux ou trois bataillons ; j'y soutiendrai l'assaut
de l'insurrection. De deux choses l'une : ou la garde nationale, encore
invisible, ne répondra pas à ce rappel, et alors l'Hôtel-de-Ville sera
emporté et je périrai à mon poste ; ou bien le rappel et la fusillade feront
voler la garde nationale au secours du gouvernement attaqué dans ma personne
à l'Hôtel-de-Ville, et alors l'insurrection prise entre deux feux, sera
étouffée dans son sang ; le gouvernement sera délivré, et une force organisée
invincible sera enfin retrouvée pour la République ! Je suis prêt pour les
deux éventualités. Ce qui fut dit fut fait. Le ministre de 'l'intérieur, aussi résolu que Lamartine à tenter là résistance et le combat, alla donner les ordres pour faire battre le rappel. Lamartine ne revit plus son collègue de la journée. Il confia sa femme à des amis qui devaient la mettre en sûreté dans le cas où il aurait succombé. Il sortit accompagné d'un jeune élève de Saint-Cyr, fils du brave général de Verdière, et du colonel d'état-major Caïlier, homme d'une intelligence froide et d'une bravoure impassible, qu'il avait connu en Orient, et qu'il avait attaché au ministère des affaires étrangères. Il se rendit d'abord chez le général Duvivier, à l'état-major de la garde mobile. Il monta seul ; le général était absent. Son chef d'état-major et son secrétaire, informés par Lamartine du mouvement qui se préparait, suppléèrent le général et choisirent avec lui les quatre bataillons les plus exercés et les plus rapprochés de l'Hôtel-de-Ville. Us leur envoyèrent l'ordre de se porter à l'instant sur la place de Grève. Au moment où Lamartine descendait l'escalier pour s'y porter lui-même, il rencontra le général Duvivier qui rentrait ; il remonta avec lui. Le général Duvivier était un de ces hommes qu'aucune extrémité ne surprend, qu'aucun danger ne trouble, parce qu'ils croient religieusement à la loi du devoir et que leur foi se repose sur Dieu pendant que leur courage agit sur la terre ; sorte de fatalistes pieux dont le destin est la Providence. Le général rectifia avec sang-froid quelques-uns des ordres donnés en son absence. Il ordonna de seller son cheval, et promit de se trouver à la tête de ses jeunes soldats, qu'il aimait comme ses enfants et qu'il entraînait comme des héros. Mais il n'y avait point de cartouches ; Lamartine courut en chercher à l'état-major de la garde nationale dans la cour des Tuileries. XIX. Le général Courtais était absent. Une légère altercation s'éleva au sujet du rappel entre Lamartine et le chef d'état-major, qui refusait de croire au mouvement et qui s'alarmait de l'effet produit dans Paris par le rappel battu et par le conflit qui pourrait en être la conséquence. Lamartine s'irritait du retard ; le général Courtais en rentrant mit fin à cette hésitation, en déclarant que le ministre de l'intérieur lui avait donné l'ordre débattre le rappel et que l'ordre serait exécuté. Lamartine partit suivi d'un convoi de cartouches et se rendit à l'Hôtel-de-Ville. Le rassemblement grandissait au Champ-de-Mars et commençait à se former en colonnes pour s'ébranler. Pendant ces délais forcés, le général Changarnier, que Lamartine avait nommé ambassadeur à Berlin, était venu demander le ministre à l'hôtel des affaires étrangères pour l'entretenir de quelques détails relatifs à ses instructions. Madame de Lamartine avait reçu le général ; elle l'avait informé de ce qui se passait ; elle lui avait dit que la présence et le concours d'un officier brave et renommé serait vraisemblablement d'une grande utilité en ce moment à son mari à l'Hôtel-de-Ville, et d'un puissant effet sur le moral des jeunes soldats. Le général avide de péril et d'occasion de signaler son ardeur venait d'arriver à l'Hôtel-de-Ville au moment où Lamartine y entrait lui-même accompagné du colonel Callier et de son chef de cabinet Payer, depuis représentant du peuple, toujours attiré par le danger. M. Marrast attendait ferme et impassible l'insurrection annoncée. Lamartine l'instruisit des détails qu'on vient de lire, de l'ordre d'appeler la garde nationale aux armes, donné par le ministre de l'intérieur, de l'arrivée prochaine des quatre bataillons. Le général Changarnier, Marrast et Lamartine se concertèrent pour la meilleure disposition possible de cette faible troupe. Il fut convenu qu'au lieu délaisser ces bataillons, qui ne comptaient pas quatre cents baïonnettes chacun, sur la place, où ils seraient noyés dans des milliers d'assaillants, on les ferait entrer dans les cours et dans les jardins intérieurs de l'hôtel protégés par les grilles. Le général, prenant la direction supérieure des forces renfermées dans les murs, fut admirable de présence d'esprit, d'élan, d'activité, de confiance. Si vous me répondez que nous tiendrons trois heures, je vous réponds du réveil des bons citoyens et du succès définitif de la journée, lui dit Lamartine. — Je réponds de sept heures, répliqua le général Changarnier. Marrast avait le courage calme et patient des hommes qui ont beaucoup lu et pratiqué l'histoire des révolutions. Ses amis, Buchez, Flottard, Recurt, le colonel Rey, avaient groupé dans l'hôtel ou aux alentours un bataillon de volontaires de la révolution appelé les Lyonnais, et un certain nombre de volontaires des quartiers voisins. Lamartine les faisait entrer successivement, les haranguait, les enflammait du feu de la passion qui l'animait lui-même pour l'intégrité de la République. Le général Changarnier les distribuait ensuite à tous les postes. Lamartine l'avait engagé à se ménager la possibilité d'une sortie faite par le derrière du palais, afin de prendre l'insurrection en queue par le quai au moment où la garde nationale l'attaquerait par le pont Saint-Michel. Les bataillons de garde mobile arrivèrent un à un ; ils saluèrent d'acclamations Lamartine : il les avait formés : ces enfants l'aimaient comme une figure vue et entendue les premiers jours de la révolution, comme leur créateur et leur patron depuis, dans le gouvernement. XX. Cependant des messages nombreux envoyés par Lamartine aux écoles, aux banlieues, aux ouvriers des carrières de Belleville, au Panthéon, allaient presser l'arrivée des bons citoyens. D'autres messages venant du Champ-de-Mars rapportaient que l'armée des insurgés défilait déjà en colonne immense sur le quai de Chaillot. On n'entendait nulle part battre le rappel. Lamartine, inquiet de l'hésitation dont il avait été témoin à l'état-major, communiqua ses inquiétudes au général Changarnier et à M. Marrast. Tous les trois convinrent de faire donner de nouveaux ordres par le maire de Paris. Ces ordres écrits par M. Marrast partirent et furent surabondamment exécutés partout. On a dit que des contre-ordres avaient été donnés après le départ de Lamartine des Tuileries, et que de là dérivait la lenteur avec laquelle ce rappel avait été battu dans différents quartiers et la nécessité des nouveaux ordres envoyés par M. Marrast de l'Hôtel-de-Ville. Quoi qu'il en soit, les citoyens volaient de toutes parts aux armes. Lamartine, certain désormais que le ministre de l'intérieur lui-même avait donné cet ordre et engagé sa "responsabilité dans la cause de l'unité et de l'intégrité du gouvernement, adopta politiquement pour mot d'ordre de la journée et de toutes ses harangues aux troupes, aux députations, au peuple armé qui accourait sur la place, l'unité du gouvernement. Le gouvernement déchiré en deux à onze jours des élections lui paraissait déchirer l'unité de l'élection et l'unité de la République elle-même. Il étouffa ses ressentiments et ses ombrages dans son cœur, pour ne faire entendre que le cri de la concorde apparente ou réelle entre toutes les parties de l'opinion républicaine. Le brave Château-Renaud étant entré à l'Hôtel-de-Ville à la tête d'une colonne de volontaires armés, qui appelaient à grands cris Lamartine dans la cour pour les passer en revue, il descendit suivi de Payer et leur parla : Citoyens, leur dit-il, on avait annoncé aujourd'hui au gouvernement provisoire un jour de danger pour la République ; nous étions sûrs d'avance que ce jour de danger serait un jour de triomphe pour la patrie et pour l'ordre. Je sais, par une expérience récente, et je puis le reconnaître au visage de plusieurs d'entre vous, à l'énergie à la fois intrépide et modérée qui forme le fond du cœur des citoyens armés de la capitale, que nous pouvions compter sur eux. La France qui se résume momentanément dans le gouvernement, n'a pas besoin d'une autre garde, d'une autre armée que celte armée volontaire, spontanée qui se forme d'elle-même, non pas au premier coup de tambour, car vous étiez armés avant le rappel, mais qui se forme d'elle-même à la première rumeur du danger pour la patrie et pour l'ordre public. Citoyens, le gouvernement provisoire tout entier doit être aujourd'hui le mot d'ordre de la population armée et désarmée de Paris : car c'est contre l'intégrité, contre l'indivisibilité du gouvernement provisoire que le mouvement contre lequel, vous êtes venus nous former un rempart de vos poitrines avait, dit-on, été conçu. On espérait, au moyen de ces, divisions suscitées entre nous, diviser la patrie comme le gouvernement : aucune division possible n'existe entre ses membres. Si quelques différences d'opinions, comme il s'en trouve naturellement dans les grands conseils d'un pays, peuvent s'y rencontrer en administration, l'unité existe dans le même amour de la République, dans le même dévouement qui les anime envers Paris et la France ! Cette union est le symbole de celle de tous les citoyens ! Permettez-moi de vous offrir, non pas en mon nom, mais au nom de l'unanimité de mes collègues, les remerciements profondément sentis, non pas du gouvernement provisoire, mais de la France tout entière pour qui ce jour eût été un jour de calamité et de guerre civile, si le gouvernement s'était divisé, et qui, grâce à votre énergie, sera pour elle le jour du triomphe définitif et pacifique de ces nouvelles institutions, que nous voulons remettre inviolables et entières à l'Assemblée nationale qui sera, elle, l'unité suprême de la patrie. — Vive la République ! Citoyens, encore un mot ! A l'époque de la première République, il y eut un mot fatal qui perdit tout, et qui conduisit les meilleurs citoyens à s'entre-déchirer en se méconnaissant les uns les autres. Ce mot, c'était la défiance, et cependant cette défiance était expliquée alors par la situation de la patrie menacée par une coalition au dehors, et par les ennemis qu'elle avait au dedans. Aujourd'hui que la seule proclamation de nos principes de démocratie fraternelle et de respect aux nationalités a ouvert dans toute l'Europe l'horizon de la France et a fait tomber les peuples dans notre amitié au lieu de tomber dans notre sang ; aujourd'hui que la République est acceptée partout sans opposition à l'intérieur, et promet à tous propriété, sécurité, liberté, il n'y a qu'un seul mot qui corresponde à cette situation, et ce mot, c'est confiance ! Inscrivez ce mot sur vos drapeaux et dans vos cœurs ! que ce soit le mot d'ordre entre tous les citoyens.et entre toutes les parties de l'empire, et la République est sauvée. Le gouvernement provisoire vous en donne l'exemple dans la confiance méritée que chacun de nous porte à ses collègues et qu'il en reçoit à son tour ! Il en donne aujourd'hui la preuve en refusant à tout prix de se désunir, de se séparer d'aucun des membres qui font sa force dans son unité. L'indivisibilité du gouvernement provisoire doit être ainsi la conquête civique de cette journée. Paris et les départements, rassurés sur la force du gouvernement et sur l'attachement que vous lui portez, s'uniront comme vous et comme nous pour le salut de la République et remettront intact à l'Assemblée nationale le dépôt de la patrie que le peuple du 24 Février a remis entre vos mains. Cette confiance que je vous recommande, citoyens, c'est le cri, c'est le sentiment que j'ai entendu sortir tous les jours du combat, ici même, sur cet escalier, dans ces cours, de la bouche des blessés pendant la lutte du peuple et du trône d'où pouvait sortir l'anarchie du peuple. Oui, je l'ai entendu sortir de la bouche de ceux qui expiraient ici pour la République, et qui semblaient vouloir nous léguer ainsi dans cette recommandation suprême le mot sauveur de la République nouvelle et de la patrie ! XXI. Ces paroles firent jaillir un cri unanime de dévouement de toutes les marches d'escaliers, de toutes les cours, de toutes les galeries de l'Hôtel-de-Ville. La victoire était dans ce cri ; Lamartine le retrouva pendant deux heures sur les lèvres de tous les groupes de citoyens volontaires, d'ouvriers, de gardes mobiles, d'élèves des écoles qu'il harangua successivement trente ou quarante fois dans ce moment suprême. Il affecta toujours de comprendre le gouvernement provisoire tout entier dans ses allocutions et de détruire ainsi d'avance tous les germes de division qui pouvaient naître de cette journée. Il le fit pour enlever tout prétexte à la guerre civile et aux récriminations qui pouvaient l'amener. L'enthousiasme pour lui était. si brûlant et si unanime ce jour-là dans les bataillons, dans le peuple et dans les corps de volontaires.qui accouraient au palais et sur la place, que s'il eût dénoncé un complot et demandé lui-même vengeance, épuration ou dictature, on l'aurait, suivi où il aurait marché. Mais en avouant des divisions et en livrant alors ses collègues aux soupçons du peuple, il ne se dissimulait pas qu'il aurait trahi la République et déchiré sa patrie. Cependant, d'une fenêtre de l'Hôtel-de-Ville il regardait la place sans savoir encore lesquels arriveraient les premiers et en plus grande masse, des bataillons de la garde nationale Ou des rassemblements du Champ-de-Mars. Une colonne d'environ vingt-cinq ou trente mille têtes Conduite parles clubistes les plus forcenés et par quelques chefs socialistes venait de déboucher par le pont Royal et de se heurter contre une colonne nombreuse de gardes nationaux que le général Courtais avait placée en bataille sous les murs du Louvre. On n'en était pas venu aux mains, mais la mêlée avait été tumultueuse ; des regards, des cris, des gestes hostiles avaient été échangés. La garde nationale avait laissé passer les insurgés, et s'était contentée de les couper et de les suivre dans leur procession vers l'Hôtel-de-Ville. C'étaient deux armées marchant sur la même ligne en silence et comme pour s'observer mutuellement. Déjà les premiers groupes de cette colonne du Champ-de-Mars, précédés de drapeaux et de quelques hommes en bonnets rouges, commençaient à déboucher lentement du quai sur la place de Grève. A ce moment, une forêt de baïonnettes étincela de l'autre côté de la Seine à l'extrémité du pont Notre-Dame. C'étaient trente ou quarante mille gardes nationaux de la rive gauche du fleuve accourant au pas de charge à l'appel de Lamartine et de Marrast. La largeur du pont ne pouvait suffire à les dégorger. Ils se précipitèrent en colonne serrée sur la place au cri de vive la République ! vive le gouvernement ! Us barrèrent le quai aux vingt ou trente mille insurgés ; ceux-ci restèrent immobiles, indécis et consternés à l'angle de la place de Grève, ne pouvant ni avancer, ni reculer, ni recevoir par derrière leurs renforts du Champ-de-Mars, interceptés par les légions sous les armes depuis les Champs-Elysées jusqu'à l'extrémité du quai Lepelletier. Les légions de la rive gauche se rangèrent en bataille sur la place ; les légions de la banlieue, de Belleville, de Bercy, du faubourg du Temple, du faubourg Saint-Antoine, et de toutes les rues de la rive droite arrivèrent, au même moment par tous les quais et par toutes les embouchures des grandes artères de Paris, au pas de course, aux cris d'enthousiasme. Ces légions inondèrent de torrents de baïonnettes toutes les rues et toutes les places depuis l'Arsenal jusqu'au Louvre. En trois heures, Paris armé était debout. Non-seulement, la victoire des conspirateurs n'était plus possible, mais l'attaque même était insensée. Lamartine remercia le général Changarnier, désormais inutile. Il le pria d'aller informer sa femme du triomphe des bons citoyens et de la résurrection de la force publique ; problème jusque-là certitude maintenant. Le général Duvivier était à cheval sur la place, au milieu de tous ses bataillons de garde mobile qu'il avait amenés. Deux heures se passèrent ainsi dans un imposant silence, comme s'il eût suffi à la garde nationale de montrer au soleil ses deux cent mille baïonnettes pour confondre toute pensée de conspiration et d'anarchie. Lamartine, seul membre du gouvernement présent avec Marrast jusqu'à quatre heures, reçut les députations de tous ces corps et les harangua tantôt des fenêtres, tantôt dans les cours, et sur les perrons des escaliers ? Les vingt mille insurgés du Champ-de-Mars engagés à l'extrémité des quais défilèrent tristement au milieu des huées du peuple, entre les rangs de la garde nationale pour aller se perdre dans leurs clubs déconcertés. Deux Gent mille baïonnettes défilèrent ensuite devant l'Hôtel-de-Ville au cri de vive Lamartine ! à bas les communistes ! Une députation d'ouvriers du Champ-de-Mars fut introduite après le défilé dans l'intérieur, sous prétexte de faire hommage d'une contribution patriotique. M. Buchez et ses collègues leur adressèrent des paroles sévères. Lamartine ne leur parla pas : il était occupé en ce moment dans la salle du conseil à écrire quelques ordres aux gardes nationaux de la banlieue pour la sûreté de la nuit. Il vit entrer ses deux collègues Louis Blanc et Albert ; il continua à écrire sans les saluer : il les entendit murmurer contre l'omnipotence de ceux qui avaient, sans délibération concertée, et de leur seule autorité, fait battre le rappel, repoussé une manifestation du peuple, évoqué la garde nationale, adressé des paroles dures et sévères à une députation. Lamartine irrité ne pouvait se dissimuler contre qui étaient dirigés ces murmures. II se retourna, jeta la plume, se leva, et s'approchant de ses deux collègues, il leur répondit pour la première fois avec fierté et avec une colère mal contenue. Les deux membres de la minorité se retirèrent et allèrent porter leurs plaintes à MM. Buchez et Recurt dans une autre salle. Lamartine, après avoir pourvu à la sûreté de la nuit par ses ordres aux légions, sortit par une porte dérobée de l'Hôtel-de-Ville pour échapper à une ovation de la garde nationale et du peuple. Le visage caché par son manteau, il s'enfonça dans les petites rues tortueuses et désertes qui serpentent derrière le Palais. On lui amena une voiture de place ; il y monta sans se faire connaître, et ordonna au cocher de le conduire rue de la Chaussée-d'Antin, où sa femme attendait l'issue de la journée. Cinq fois dans ce trajet, la voiture dans laquelle il était caché fut arrêtée aux débouchés de la rue Saint-Antoine, de la rue du Temple, de la rue Saint-Denis, de la rue Saint-Martin, de la rue Montmartre, par des colonnes de dix à vingt mille hommes de garde nationale, les uns en uniforme, les autres en costume d'ouvriers, tous armés, qui ébranlaient sous leurs pas cadencés le pavé des rues. Ces colonnes passaient en alternant un majestueux silence, avec des cris poussés à intervalles égaux de vive la République ! vive Lamartine ! à bas les communistes ! Ces corps d'armée sortis de chaque seuil, rassuraient les regards des citoyens, des femmes et des enfants pressés sur les portes et aux fenêtres. Ils étaient loin de se douter que l'homme dont ils élevaient ainsi le nom jusqu'aux nues comme un cri national, entendait ces cris du fond de cette voiture fermée dont ils interceptaient le passage. Lamartine ne put rejoindre sa femme qu'à la fin du jour. Ce fut le plus beau jour de sa vie politique. Les factions étaient plus que vaincues, elles étaient découragées : le peuple avait dit son mot : ce mot était le présage de celui que la nation allait redire aux élections. Paris s'était levé sous les armes, sans distinction de classe ou de fortune, et ces armes s'étaient unies en faisceaux unanimes pour protéger la République, le gouvernement modéré, l'ordre, la propriété, la civilisation. Le monde social était retrouvé. XXII. Les membres de la majorité du gouvernement avaient passé cette grande journée en permanence à l'hôtel des finances, afin de pourvoir aux éventualités et de ne pas être enlevés du même coup de parti. Us se réunirent pour prendre leur repas ensemble le soir à dix heures chez le ministre de la justice, M. Crémieux. Ils s'embrassèrent comme des naufragés qui ont retrouvé le bord. Pendant le repas, des députations de gardes nationaux des légions à qui le jour n'avait pas suffi pour défiler devant l'Hôtel-de-Ville vinrent leur demander de défiler aux flambeaux sur la place de Grève ; ils y consentirent et s'y rendirent. Lamartine seul, accablé de lassitude et épuisé de voix, ne s'y rendit pas. Les légions dont quelques-unes ne comptaient pas moins de vingt-cinq et trente mille hommes sous les armes, parcoururent Paris une partie de la nuit, aux cris de vive Lamartine ! à bas les communistes ! Aucun désordre n'attrista ce réveil du vrai peuple. La sécurité rentrait avec ce cri dans la demeure et dans l'esprit des citoyens. Les clubs communistes et démagogiques furent consternés, déserts, muets. Quelques groupes d'enfants, écho toujours dépravé des voix populaires, allèrent vociférer des cris de vive Lamartine ! à bas Cabet ! sous les fenêtres de ce chef de secte. Lamartine informé aussitôt envoya dissiper ces groupes injurieux. Il écrivit à Cabet pour lui offrir asile à lui et à sa famille dans sa propre maison. Telle fut la journée du 16 avril, le premier grand coup d'État du peuple lui-même contre les conspirateurs, les démagogues, les dictateurs, et les barbares de la civilisation. Paris respira, et îa France eut la conscience de son salut. Mais le 16 avril n'était qu'un symptôme accidentel. La majorité du gouvernement voulait savoir si ce symptôme se renouvellerait en ordre à sa voix, et si la fusion spontanée de tous les éléments de la garde nationale présenterait un point solide et fixe d'opinion et de force à la République. Les bons citoyens avaient besoin d'être rassurés, les factions d'être impressionnées, l'Europe d'être intimidée par un grand acte de vie de la nouvelle République. Un cri public demandait une revue générale de toutes les baïonnettes volontaires dévouées à couvrir la patrie et la société. Le peuple de Paris commençait à désirer le retour des troupes dans ses murs ; l'immense majorité du gouvernement souffrait de l'éloignement de l'armée ; on désirait la faire rentrer "insensiblement dans le cadre national dont la fatalité et la prudence l'avaient momentanément écartée. On voulait qu'elle y fût rappelée par l'enthousiasme et non imposée par la contrainte ; on cherchait une occasion de réhabituer l'œil du peuple à la présence, à l'éclat, à l'amour des troupes. Le gouvernement unanime dans cette pensée ce jour-là indiqua une revue générale de toutes les gardes nationales de Paris, de la banlieue, des villes même les plus rapprochées, de la garde -mobile, et des régiments d'artillerie, d'infanterie et de cavalerie dans le rayon de Paris. Cette revue eut lieu le 21 avril sous le nom de Revue de la Fraternité. XXIII. Les membres du, gouvernement provisoire et les ministres se placèrent au lever du jour sur les premiers gradins d'une estrade adossée à l'Arc de Triomphe de l'Étoile. Le soleil du printemps illuminait l'immense avenue qui s'étend de cet Arc de Napoléon au palais des Tuileries. Il se réfléchissait sur les canons, les casques, les cuirasses et les baïonnettes des gardes nationales et des troupes rangées par batteries, escadrons, et bataillons, sur toute la chaussée des Champs-Elysées, et sur la place de la Concorde. Là les deux colonnes de peuple armé bifurquaient se continuaient sans interruption, l'une par les quais jusqu'à Bercy, l'autre par les boulevards jusqu'à la Bastille. C'était une capitale entière et ses provinces circonvoisines descendues de leurs foyers dans un camp. Un murmure immense et joyeux mêlé au cliquetis des armes et aux hennissements des chevaux s'élevait de cette multitude. Toutes les physionomies respiraient l'enthousiasme et le bonheur d'un ordre social reconquis. Le peuple était devenu armée ; l'armée était devenue peuple. Aucun signe d'impatience ou de lassitude ne se manifestait dans ce rassemblement sans exemple depuis les grandes migrations des peuples. A la voix du gouvernement, ces masses se mirent en mouvement à huit heures du matin. Elles défilèrent par bataillon, aux sons des tambours et des orchestres militaires, devant l'estrade où les membres du gouvernement debout saluaient tour à tour les légions, les régiments, et leur distribuaient les nouveaux drapeaux de la République. Ces légions, dont quelques-unes ne comptaient pas moins de trente mille hommes sous les armes, étaient suivies comme dans les marches des caravanes, d'une immense quantité de peuple désarmé, vieillards, femmes, enfants, complément de la famille humaine, attachés au pas des pères et des fils armés. On avait dépouillé les arbres et les jardins des environs de Paris de rameaux et de lilas pour en décorer les fusils et les canons. Les baïonnettes étaient enlacées de fleurs ; la nature voilait les armes. Un fleuve immense, intarissable, de fer et de feuillage flottant au bout des fusils, serpentait sur tout l'horizon des Champs-Elysées. En s'approchant de l'estrade devant laquelle ce fleuve d'hommes se divisait en deux branches pour s'écouler plus vite, les femmes, les enfants, les soldats, arrachaient ces décorations de leurs canons de fusils, et les lançaient comme une pluie de fleurs sur la tête des membres du gouvernement. Un cri immense de vive la République ! vive le gouvernement provisoire ! vive l'armée ! s'élevait sans interruption du sein des bataillons et du peuple. Les cris de vive Lamartine ! dominaient perpétuellement ces voix, et se confondaient avec les cris d'à bas les communistes. La popularité de ce nom, au lieu de s'user dans le peuple par tant d'angoisses et de misère du temps, semblait s'être fortifiée et universalisée dans le. sentiment public. Le peuple des campagnes et des départements se montrait du geste Lamartine et le saluait des plus fanatiques acclamations. Le 16 avril en avait fait à leurs yeux une sorte de personnification de la société défendue et retrouvée. Derrière ces bataillons réunis, marchaient des légions de pauvres vieillards, de femmes portant leurs petits enfants sur leurs bras : des charrettes rustiques contenaient jusqu'aux infirmes et aux indigents des villages. C'était du sein de ces groupes en haillons que s'élevaient les cris les plus passionnés de guerre au désordre, de haine aux communistes, de vive Lamartine ! — vive la République ! Le sentiment de la société est tellement divin, tellement instinctif chez l'homme, qu'il intéresse au rétablissement de l'ordre social, de la propriété et de la famille, ceux-là même qui semblent le plus désintéressés dans sa cause, et le plus déshérités de ses bienfaits. Les larmes coulaient des yeux de ce peuple et mouillaient ceux des spectateurs. Les cris redoublaient à l'apparition de ces beaux régiments de ligne qui inclinaient leurs sabres devant le gouvernement et qui semblaient reconquérir leur placé dans la famille réconciliée. Le jour tomba avant que ce peuple armé, quoique marchant au pas de charge sur trente ou quarante de front, eût pu s'écouler devant l'Are de Triomphe, Le défilé se continua aux flambeaux jusqu'à onze heures de la nuit. Quatorze heures n'avaient pas suffi pour tarir ce fleuve d'hommes, de fer, de fleurs et de torches affluant à travers les arbres des Champs-Elysées.- Deux légions, formant ensemble cinquante mille baïonnettes, furent obligées d'ajourner à un autre jour leur revue. Les militaires les plus exercés calculèrent que trois cent cinquante mille baïonnettes ou sabres avaient défilé entre ces deux soleils, sous les yeux -du gouvernement. Paris rentra dans ses demeures avec le sentiment de la résurrection de la patrie et de la société. XXIV. Le surlendemain, deux légions du centre de Paris qui n'avaient pas été passées en revue faute d'heures, murmurèrent et demandèrent à faire leur acte d'adhésion au gouvernement provisoire, en défilant devant lui sur la place Vendôme. Les membres du gouvernement réunis au ministère de la justice parurent sur le balcon, leur présence fut saluée par une clameur unanime de Vive le gouvernement ! où dominait surtout ce jour-là le cri de Vive Lamartine. Ses collègues eux-mêmes le montraient de la main aux légions qui défilaient à ce cri. Il descendit et passa avec eux dans les rangs de cette armée qui couvrait la place. Quoiqu'il affectât de marcher au dernier rang des membres du gouvernement et des ministres, sa présence fut un triomphe à tous les pas. Son nom fut le cri presque unique de ce centre de Paris armé : les huitième et neuvième légions. Un frémissement agitait les légions à son approche, on le poursuivait d'enthousiasme quand il avait passé ; des mains fébriles d'amour touchaient ses mains et ses habits ; il entendait murmurer à ses oreilles à voix sourde des mots qui le sollicitaient à la dictature et qui le tentaient d'une véritable royauté populaire. Rentré au ministère de la justice et placé au balcon pour voir défiler ce peuple armé, les mêmes cris montèrent sans interruption jusqu'à lui. Il se retira confus d'un fanatisme qu'il ne devait qu'au caprice de la multitude ; humilié d'une prédilection qui était due à ses collègues autant qu'à lui. Mais l'instinct populaire ne choisit pas, il se précipite et souvent il s'égare. Lamartine commença ce jour-là à s'affliger d'un excès de faveur publique qu'il était résolu à ne pas accaparer sur un homme, pour la renvoyer tout entière à la représentation du pays et à la République. Il sentait que dans quelques jours il lui serait plus difficile d'abdiquer cette puissance mobile que de l'usurper. |