Les clubs. — Leur influence neutralisée par leur antagonisme. — Barbès. — Blanqui. — Raspail. — Cabet. — Les réfugiés étrangers. — Acceptation du manifeste par l'Europe. — Négociations verbales de Lamartine avec le corps diplomatique. — Nomination des ambassadeurs. — Leurs rôles et leurs missions diverses. — MM. d'Harcourt, Aupick, de Tallenay, Bellocq, de Thiard, Bixio, Champy, de Lesseps, de Circourt.I. Le parti modéré du gouvernement, et alors il était presque unanime, envisageait de loin avec espérance le moment où la nation évoquant de son sein tous ses droits et toutes ses forces viendrait elle-même au secours d'elle-même et s'emparerait seule de sa révolution. Le parti anarchique et terroriste, au dehors, envisageait en frémissant cette heure qui devait lui enlever toute chance de prolongation de règne et de subversion. Ce parti étouffé les premiers jours sous la défaite qu'il avait subie à l'Hôtel-de-Ville et sous l'enthousiasme d'ordre et de modération qui soufflait de l'âme unanime du peuple, commençait à tenter de pervertir la République dans les clubs. Les clubs, institution ou plutôt résultat révolutionnaire, ne sont autre chose que l'attroupement tumultueux régularisé et périodique, la place publique concentrée dans une enceinte plus étroite, mais animée des mêmes passions, bouleversée des mêmes orages. Ils ont même un danger de plus que la place publique : ils ont l'esprit de secte et la discipline combinée des partis. Aussitôt que l'ordre fut rétabli dans la rue, par le bon esprit spontané du peuple et par les inspirations et les vigilances du pouvoir naissant, les clubs se formèrent dans tous les quartiers de Paris. Le gouvernement n'aurait pu s'y opposer sans mentir à sa nature et sans méconnaître la situation. Les clubs, dans un pareil moment, n'étaient que les voix dominantes de l'opinion, les corps délibérants de la révolution. Quelques hommes, trop effrayés des analogies avec la réunion des Jacobins, crurent que la République était perdue et le gouvernement asservi du jour où ils virent se former les premiers clubs ; d'autres comprirent la différence qui existait entre un seul club révolutionnaire s'affiliant tout l'esprit d'une révolution. comme les Jacobins et dominant la Convention même, et entre une multitude de clubs animés d'esprits divers, divergeant de but et de théories, se faisant opposition et contre-poids les uns aux autres, dépopularisés d'avance dans l'esprit des citoyens par les sinistres souvenirs de 1793, et offrant, au contraire, à un gouvernement habile et ferme des points d'appui et des points de résistance contre l'unité dangereuse d'une seule faction. Aussi les membres du gouvernement provisoire n'en conçurent-ils pas la terreur qu'on cherchait à leur en inspirer. Je tremblerais, dit Lamartine aux alarmistes, s'il n'y avait qu'un club des Jacobins, et je n'essaierais pas même de lutter contre une réunion pareille autrement que par l'insurrection des départements ; je lui remettrais la victoire et l'empire : mais avec les clubs nombreux, libres, sans privilèges comme sans contrainte, je ne crains rien que des tentatives confuses ou isolées, contre lesquelles l'esprit public et les clubs eux-mêmes nous serviront contre les clubs. Qu'ils m'appellent ! Je suis prêt à m'y présenter moi-même, comme Dumouriez en 1792, et à y accepter les dialogues et les accusations avec leurs orateurs. II. Lamartine, en effet, aida lui-même de bons citoyens à louer des salles, à former des bureaux, à fonder des clubs bien intentionnés dans différents quartiers de Paris pour occuper le soir l'oisiveté dangereuse du peuple et pour en diriger l'esprit dans le sens de sa politique. Il entra aussi en relation indirecte avec les clubs les plus véhéments et les plus mal inspirés, pour en surveiller les explosions et pour y faire réfuter les motions incendiaires par des orateurs qui neutralisaient les séditions. A l'exception de quelques forcenés qui demandaient de temps en temps, au club du Palais-National, la mise en accusation de Lamartine et sa tête, et qui étaient hués et chassés de la tribune par les assistants, l'esprit des clubs avait été excellent et leur action généralement utile jusque-là. La pression du bon sens public : pesait sur les mauvais-citoyens ; le sentiment de leur unanimité fortifiait les bons. Le maire de Paris avait mis provisoirement à leur disposition, pour faciliter ces réunions, plusieurs monuments publics et des salles d'asile ou de spectacle. Le plus grand nombre des clubs étaient ainsi en harmonie, avec le gouvernement lui-même et propageaient ses idées d'ordre, de patriotisme, d'examen et de conciliation dans la multitude. Un fait vint leur donner une physionomie nouvelle et plus caractérisée. Le gouvernement avait ouvert les cachots où languissaient depuis plusieurs années les précurseurs de la République convaincus de complots ou d'attentats contre la monarchie. Deux de ces premiers combattants de la cause démocratique venaient de sortir de prison : c'étaient Blanqui et Barbès. Lamartine ne connaissait pas Blanqui. Voici comment il connut Barbès : Barbès avait été condamné à mort par la Cour des pairs sous le dernier gouvernement. A quatre heures du matin du jour où le condamné devait être exécuté, une jeune femme se présente à la porte de Lamartine et demande à le voir. Lamartine se lève et va la recevoir. La jeune femme en larmes se précipite à ses genoux, lui dit qu'elle est la sœur de Barbès, et le conjure de sauver son frère. Lamartine n'avait aucun rapport avec la cour ; il se souvient qu'il en a eu avec M. de Montalivet, ministre et ami du roi ; il y court. M. de Montalivet, cœur généreux où les inspirations ne délibèrent pas plus que le courage, était très-malade. Il ne calcule ni sa santé, ni ses forces ; il se lève et se fait conduire chez le roi à Neuilly. Le roi, dont la pensée devançait en cela celle de son ministre, fait grâce de la vie au condamné. Barbès est sauvé. La sœur du condamné attendait son arrêt dans un des bureaux de la Chambre des députés. Lamartine lui rend la vie en lui portant celle de son frère. Elle s'évanouit en baisant ses mains. Il y avait sept ans que cette scène s'était passée, lorsque Lamartine, quelques mois avant la révolution de Février, reçoit de Barbès deux lettres que ce condamné avait trouvé le secret de dérober aux geôliers de son cachot à Nîmes. Ces lettres disaient à Lamartine : Je vous dois l'existence ; après Dieu, vous êtes mon sauveur. Si je sors jamais de ces murs renversés par le triomphe certain de la République, ma première visite sera pour celui envers qui ma reconnaissance a besoin de se soulager, et j'espère qu'après m'avoir sauvé, il sauvera aussi ma patrie. Barbès avait tenu parole. Le lendemain de son arrivée à
Paris, il était venu se jeter dans les bras de Lamartine. Je suis doublement heureux de votre délivrance, lui
dit le ministre des affaires étrangères ; vous êtes
libre, et c'est la République, ce gouvernement de vos prédilections, qui vous
reçoit dans la liberté. Vous pouvez lui être
très-utile en ce moment. Le peuple, sans autre frein que nos paroles, a
besoin qu'on le dirige et qu'on le modère. Il vous écoutera : vous êtes un de
ses martyrs, vos paroles seront ses oracles. Conseillez-le, non avec la
colère d'un combattant, mais avec la générosité d'un vainqueur et avec le
sang-froid d'un homme d'État. La République n'a plus de dangers à courir que
de ses excès. Montrez autant d'héroïsme pour la retenir que vous avez montré
d'impatience et de courage pour la devancer. Les idées ne deviennent gouvernement
qu'à la condition de se régulariser en ordre et en force. Oubliez les
traditions de la première République et aidez-nous à en fonder une qui ne se
souille ni d'anarchie, ni d'échafauds, et qui réconcilie peu à peu tous les
griefs dans tous les droits. Telles furent les paroles de Lamartine. Barbès les écouta avec tous les signes d'un acquiescement de cœur et d'esprit. Ces idées sont aussi celles que
j'ai mûries en moi dans ma captivité et dans ma religion politique,
dit-il. Je ne veux employer l'influence que ma
renommée de victime me donnera sur le peuple que pour le diriger dans ce
sens. Mais je suis étranger depuis des années au monde politique. J'étais
jeune quand je fus jeté dans les fers. Je ne connais ni les choses, ni les
hommes. Me permettrez-vous de vous consulter de temps en temps pour retrouver
la vraie voie, si mon ignorance des affaires m'en faisait involontairement
dévier ? Lamartine lui promit de lui ouvrir son cœur toutes les fois qu'il le désirerait ; il lui recommanda de ne pas se lier avec ceux qui confondent la démocratie et la démagogie, ou qui chercheraient l'amélioration des conditions sociales des prolétaires dans la subversion de la propriété, base commune qui portait tout, et sans laquelle propriétaires et prolétaires s'écrouleraient ensemble dans la même ruine. Il trouva dans Barbès les instincts d'une âme exaltée, mais honnête, et les dispositions à la modération et à la conciliation entre les classes qu'il pouvait désirer. Ces dispositions durèrent quelque temps. Elles auraient duré toujours si Barbès n'eût été bientôt attiré par un autre foyer d'opinions. Il se retrempa dans ses idées de nivellement radical des conditions et des fortunes, mirage éternel des zélateurs de l'égalité absolue des biens, depuis les premiers chrétiens et les Gracques jusqu'à Babeuf et à Marat : vertu en principe, fraternité en institutions, démence et crime en réalisation révolutionnaire. Barbès fut bientôt après nommé colonel de la légion du 12e arrondissement de Paris. Il fonda un club qui prit son nom. Les doctrines du socialisme s'y mêlèrent à l'énergie du républicanisme. Le nom de Barbès sonnait aux oreilles du peuple comme un tocsin contre la monarchie et contre la bourgeoisie. Barbès parlait peu et sans éclat ; mais il avait l'accent du soldat et la foi du martyr. C'était un Spartacus sorti des cachots. Il ressemblait à la statue de l'esclave vengeur, beau, mais flétri par les fers, et dévoré du feu inextinguible des révolutions. Barbès parla plusieurs fois avec amertume à Lamartine d'un autre homme, son émule en conjuration et en captivité, qu'une fatale coïncidence de hasards venait de délivrer comme lui et de rendre suspect à ses complices. Cet homme était Blanqui. III. Pendant que Lamartine était encore en permanence à l'Hôtel-de-Ville, je ne sais quelle main, partiale pour certains hommes compromis, avait dérobé quelques pièces secrètes déposées dans les portefeuilles du ministère. Parmi ces pièces, il y avait une révélation saris signature faite au gouvernement du roi sur les trames des sociétés secrètes. Elle portait pour suscription : Déclaration faite par Blanqui devant le Chancelier. Cette révélation était évidemment l'œuvre d'un chef supérieur et intelligent de ces sociétés. On avait livré imprudemment cette pièce à la curiosité d'un collecteur de documents qui l'avait laissée circuler. Une clameur d'indignation sourde avait à l'instant accusé Blanqui. Blanqui venait d'ouvrir un club. Il y parlait avec une violence contagieuse : il le dirigeait avec l'infatigable génie des conspirations, il y amassait la renommée et la popularité pour s'y recruter une armée d'opinions extrêmes. Ces rumeurs montèrent, jusqu'à lui, l'enveloppèrent de doute et d'ombrages, détachèrent de son nom le prestige, et de son club la foule qui l'écoutait. Ses anciens complices et surtout Barbès le sommèrent de se disculper, le jugèrent, le condamnèrent au tribunal de l'opinion républicaine. Blanqui disparut quelques jours de son club comme un homme contaminé de soupçons, prépara sa défense écrite et la répandit dans Paris. Cette défense, sans le disculper complètement de quelques révélations vagues sur les choses et non sur les personnes, le couvrait néanmoins assez pour lui permettre de reprendre son rôle et son influence devant un club composé de ses partisans. Il y revint. On fit un triomphe de son retour. L'ombre dont il avait été un moment terni lui faisait une loi d'exagérer son républicanisme et de faire éclater de plus de feu sa passion de tribun. Son club devint le foyer de toutes les exagérations et de toutes les colères démagogiques. Néanmoins, comme ces exagérations et ces colères n'étaient que des jeux de paroles et des réminiscences sans rapport vrai avec la nature du peuple, de la révolution, et du temps, on allait à ce club comme on va à un théâtre historique voir représenter sur la scène par des acteurs en costume suranné les drames ou les parodies d'une autre époque. Les hommes de la noblesse et de la bourgeoisie insultés et menacés par les orateurs de ce club y assistaient par curiosité comme pour entendre de loin sans s'en effrayer les rugissements de Babeuf ou de Marat. Blanqui lui-même jouissait de la peur que faisait son nom et jouait la fureur plus qu'il ne la ressentait ou ne voulait la répandre dans la masse. Il flattait même adroitement du geste et du regard ceux qu'il menaçait de la voix. C'était un tribun, mais un tribun qui paraissait avoir plus de politique que de foi. Homme supérieur par le tact, par l'esprit, par la diplomatie populaire, à tous les meneurs du moment, il les déconcertait en les dépassant ; il leur jetait sans cesse le défi de le dépasser lui-même. En sortant de son club, il disparaissait dans l'ombre, ne se mêlait en rien au mouvement du gouvernement ou de la multitude, vivait caché dans une mansarde, ne révélait sa demeure qu'à une petite secte d'amis et de séides tels que Lacambre et Flotte, et ne se montrait que la nuit, vêtu misérablement pour intéresser le peuple en figurant sur sa personne les souillures et les misères du prolétariat. Sa parole n'était pas éloquente, mais elle était pénétrante, habile, réfléchie ; on y sentait un plan, une ligne, des moyens, un but. Son club n'était pas un vain écho de passions tumultueuses comme les autres clubs antisociaux : c'était un instrument de révolutions dont il maniait sous sa main le clavier pour soulever et pour diriger les passions des masses. Néanmoins la pression du bon esprit et de la raison générale était si prépondérante alors, que le club de Blanqui ne donnait ni inquiétude ni terreur aux membres réfléchis du gouvernement. Les discours qui s'y tenaient faisaient un scandale utile plutôt que nuisible à la cause de la République régulière. Les figurants de cette tribune étaient l'ilote ivre que l'on montrait aux Spartiates pour les dégoûter de l'ivresse. IV. Raspail, moins politique, mais plus sectaire que Blanqui, exerçait par son nom, par son journal et par son club un ascendant plus modéré, mais plus intime sur les faubourgs. Quinze ou vingt mille hommes de ces quartiers, véritables monts Aventin de Paris, fréquentaient ses séances, aimaient sa personne, se réglaient sur sa voix. Raspail tendait au communisme par ses doctrines et par ses prédications ; mais son communisme de sentiment plus que de subversion était empreint d'une philosophie inoffensive et d'une charité pratique qui aspirait à l'égalité par le nivellement volontaire et non par les expropriations violentes. Il fanatisait le peuple d'espérances sans le fanatiser de haine contre les riches et les heureux. Sa philosophie sociale n'avait pas d'imprécation contre la société, encore moins contre le gouvernement. Il prêchait la patience, l'ordre et la paix. Il promettait seulement plus que la République ne pouvait tenir. Ses théories vagues et dorées étaient de la nature des nuages qui présentent mille perspectives à l'imagination, mais que l'on ne peut atteindre que du regard. V. Cabet, autre fondateur de secte, avait ouvert, au centre de Paris, dans la rue Saint-Honoré, un club où il gouvernait sept ou huit mille âmes. C'était le poète du communisme. Il avait rêvé une Salente chimérique qu'il appelait l'Icarie. Là, toutes les inégalités, toutes les indigences, toutes les aspérités même du travail devaient disparaître dans une organisation fantastique dont les éléments n'étaient que des hypothèses incohérentes fournies par une imagination peu riche, même en idéalités. Fils d'un artisan de Dijon, élevé pour la magistrature, député de sa ville natale en 1830, retombé de la politique par son expulsion de la Chambre en 1834, exilé en Belgique, rentré à Paris après sa peine, Cabet s'était rejeté dans le sein du prolétariat d'où il sortait, pour y chercher un point d'appui à ses idées et à son action. La partie la plus souffrante et la plus ignorante des ouvriers de Paris s'était attachée à ses doctrines. Les délires sont le produit et la consolation des extrêmes souffrances. Cabet était le philosophe et le grand prêtre de cette religion du bien-être ; mais cette religion était sans Dieu. La sanctification des purs instincts matériels, combinés mécaniquement dans un ordre inverse de tout ordre social connu, était tout ce système. C'était le culte non sanglant, mais le culte grossier de la vie alimentaire. L'idée manquait à ce monde, comme la divinité. Cabet, avant la révolution de Février, était venu souvent entretenir Lamartine de son utopie. Lamartine ne l'avait pas caressé ; il lui-avait rudement prédit que le sol de la France se soulèverait de lui-même contre l'expérience de ces chimères, et que le communisme s'engloutirait dans le premier sillon qu'il tenterait d'usurper. Il lui avait conseillé de ne pas attendre ce jour d'insurrection contre l'impossible, et de résumer sa pensée dans une colonisation régulière et légale de "défrichement dans les forêts du Nouveau-Monde. Vous commenceriez ainsi par une association de planteurs, à l'abri d'une civilisation propriétaire qui vous protégera contre vos propres anarchies, comme elle protège les quakers, et puis la propriété s'introduira d'elle-même dans votre colonie agricole ; et si la chimère vous trompe, la terre au moins nourrira vos malheureux sectateurs ! Cabet avait saisi cette idée ; il allait transplanter ses systèmes en Amérique où il sollicitait une concession. La République l'avait surpris encore à Paris. Sa secte croyait y voir la réalisation de son association sur le sol de sa patrie. Cabet la soutenait dans ses espérances et la contenait dans l'ordre et dans le respect des personnes et des propriétés. Loin de prêcher l'insurrection à ses adeptes, il leur prêchait la patience et l'horreur de l'anarchie. Il se flattait, disait-on, de conquérir, par son ascendant sur cette partie du peuple, cette part de dictature populaire qu'une révolution rapproche de toutes les mains. VI. D'autres clubs, gouvernés par des hommes moins connus jusque-là, rassemblaient, occupaient, agitaient tous les soirs les quartiers populeux de Paris. Le club des Quinze-Vingts et le club de la Sorbonne préoccupaient davantage les hommes d'Etat du gouvernement. Ils remuaient les masses les plus oisives, les plus nombreuses et les plus irresponsables des quartiers du travail. Le ministre de l'intérieur y avait des agents qui rendaient compte tous les jours au ministre de l'esprit de ces réunions populaires. Lamartine les faisait surveiller de son côté. Il neutralisait leurs mauvaises tendances par des tendances contraires hautement favorisées, et par des inspirations communiquées à leurs orateurs contre les suggestions des anarchistes, des communistes et des agitateurs étrangers. ;. Ces agitateurs étrangers inspiraient les plus graves inquiétudes au gouvernement. Paris se remplissait de réfugiés polonais, de conspirateurs belges, de démagogues allemands, de patriotes italiens, réveillés ou accourus à l'explosion d'une révolution dont ils espéraient faire un foyer européen d'incendie pour le continent tout entier. Huit jours après la révolution, il y en avait plus de quinze mille à Paris. Les Italiens, peuples plus intelligents et plus naturellement politiques, ne causaient aucun embarras au gouvernement : Ils ne tentaient pas de jeter l'anarchie contraire à leur nature dans une république naissante dont ils embrassaient avec espérance le berceau. Cette république devait tôt ou tard, si elle était bien dirigée, grandir à leur profit, et étendre sur eux une influence salutaire et une protection légitime du haut des Alpes. Mais les Belges fermentaient. Leurs émissaires étaient liés par des complots antécédents avec quelques-uns des hommes secondaires qui entouraient le gouvernement. Ils formaient sourdement avec eux des plans d'insurrection républicaine en Belgique ; ils se promettaient d'entraîner la France malgré elle dans des invasions qui après avoir indirectement allumé le feu à Bruxelles, retendraient aux provinces rhénanes, et en fomentant ainsi la guerre universelle assureraient en France même le triomphe de la guerre de la démagogie. Les Irlandais unis aux chartistes anglais se précipitaient sur le continent et cherchaient des complicités insurrectionnelles en France, à la fois parmi les démagogues au nom de la liberté et parmi les chefs du parti catholique au nom du catholicisme. Les Allemands réfugiés des provinces rhénanes, du Wurtemberg, de la Bavière, du grand-duché de Bade, appelaient en masse ceux de leurs compatriotes qui avaient conspiré avec eux dans ces différents pays pour recruter et organiser à Paris et à Strasbourg un noyau d'émigration républicaine prêt à passer le Rhin sous l'autorité apparente du nom français, et à engager ainsi la République dans une guerre de propagande contre l'Allemagne constitutionnelle. Le Polonais, enfin, peuple expatrié qui prend pour patrie l'univers et qui porte dans toutes ses patries d'adoption les vertus et les vices de ce grand et malheureux peuple, l'héroïsme, la turbulence et l'anarchie, remuaient jusqu'au délire la population de Paris. La France devait sans doute beaucoup à cette brave nation en ruine, mais elle ne lui devait pas sa politique et la rupture de la paix du monde. Les Polonais n'exigeaient pas moins du gouvernement. Ne pouvant l'obtenir du gouvernement, ils prétendaient l'arracher au peuple. Pendant les dix-huit années qui venaient de s'écouler, les Chambres françaises, plutôt contraintes que convaincues, avaient formulé à l'ouverture de chaque session un vœu stérile pour la Pologne. Les vœux d'un grand peuple sont des dérisions, quand ils ne sont qu'une voix sans geste. La France ne pouvait atteindre à la Pologne que par la main de l'Allemagne, et dans un remaniement général du continent. Des comités polonais s'étaient formés, les uns émus d'une noble pitié pour ces exilés de la liberté, les autres pressés d'exploiter au profit de leur nom personnel la popularité attachée au nom de la Pologne. VII. Forts de cet appui, les réfugiés polonais soufflaient le feu de la guerre dans les clubs et formaient eux-mêmes des clubs plus incendiaires que les clubs français. Quelques-uns abusaient de l'hospitalité pour mettre le feu à l'asile que la France leur prêtait. Ils se servaient des subsides de la France pour l'agiter et l'entraîner à des émeutes et à des anarchies. La société polonaise secrète, dont la police du gouvernement perçait les conciliabules, reprenait à Paris la langue et les traditions de 1793. Le nom de Lamartine surtout y était voué toutes les nuits à l'exécration et à la justice des sicaires, comme celui de l'homme qui résistait le plus inflexiblement aux trames des démagogues étrangers contre la nouvelle République. On voyait poindre, dès ces premières semaines le plan et le crime du 15 mai suivant. Les autres Polonais réfugiés suivaient les inspirations patriotiques du prince Czartoriski et des autres chefs et généraux réfugiés. Leur conduite était digne du respect qu'ils portaient à leur cause et à la France. Ils se contentaient de tourner leur regard vers leur pays et de demander la liberté de retourner y mourir pour leur indépendance, aussitôt qu'une porte leur serait ouverte pour y rentrer. Cependant, l'Europe paraissait suspendue entre la terreur que lui inspirait la révolution de Paris et l'espérance de possibilité de paix que lui permettait de conserver le manifeste du gouvernement provisoire. Le ministre des États-Unis avait reconnu le premier la République française en devançant les ordres de son gouvernement et au seul titre de conformité d'institution. La Suisse, que la révolution française fortifiait d'un poids immense contre la pression presque violente de l'Autriche, montrait des dispositions moins favorables. Le ministre des affaires étrangères s'étonnait de voir la république française moins saluée à Berne qu'à Berlin. Il ne pouvait se dissimuler que cette froideur de la Suisse pour laquelle la France venait de montrer tant de chaleur dans les dernières discussions parlementaires, tenait peut-être à cet égoïsme des démocraties mercantiles qui calculent plus qu'elles ne sentent. Il était évident que la Suisse, placée par la géographie entre l'Allemagne et l'Italie, craignait d'être agitée par ce contact et d'être forcée de dépenser son repos, son or et son sang pour la cause d'autres indépendances que la sienne. Lamartine, qui méditait une prochaine triple alliance de la France républicaine, de l'Italie constitutionnelle et de la Suisse fédérale pour soutenir au besoin le poids du Nord, fut amèrement déçu et profondément humilié pour la liberté de l'attitude de la Suisse. Elle ne fit néanmoins aucun acte de désaffection à la France, et reconnut officiellement la République. VIII. Les courriers qui arrivaient successivement de toutes les parties de l'Europe annonçaient partout l'acceptation du manifeste comme base d'une politique incontestée et comme type du caractère que la nouvelle République française voulait affecter dans le monde. Les ambassadeurs et les ministres de toutes les puissances reçurent ordre de leur gouvernement de continuer à résider à Paris et d'entretenir des rapports officieux et cordiaux avec le ministre des affaires étrangères de la République. Ces rapports que les circonstances multipliaient, donnaient lieu à des communications fréquentes entre les ambassadeurs et le ministre des affaires étrangères. Ces entretiens, dans lesquels le ministre manifesta sans voile et sans arrière-pensée les intentions hautement républicaines, mais loyalement inoffensives du gouvernement, contribuèrent puissamment au maintien de la paix, en l'absence de notes diplomatiques que la cessation de rapports officiels rendait impraticables. Le cabinet des affaires étrangères était un congrès permanent et préparatoire, une négociation directe avec toutes les cours à qui les ambassadeurs transmettaient les paroles et les vues échangées entre eux et le ministre de la République. Ces négociations verbales entre hommes qui s'interrogent et s'ouvrent leur cœur, sur le théâtre même des événements, avancent plus de choses que des notes échangées à distance pendant des années de négociations. Le papier n'a pas de cœur, la parole en a ; le cœur est pour quelque chose même dans la négociation des grands intérêts des empires. IX. Dès que le ministre des affaires étrangères eut la certitude des dispositions favorables de ces gouvernements, il nomma les ambassadeurs et les ministres de la République. M. d'Harcourt, ancien pair de France, homme d'une dignité personnelle égale à son nom, fut nommé ambassadeur à Rome. Ce choix quoique très-libéral n'avait rien de révolutionnaire ; il annonçait à la vieille aristocratie française, aux hommes religieux en France et au souverain pontife que la République voulait traiter Je chef spirituel du catholicisme avec le respect qui appartient au représentant d'une grande partie des consciences. Le pape de son côté assurait par l'organe de son ministre à Paris qu'il ne faisait pas acception de gouvernement. Ses paroles étaient des bénédictions et non des anathèmes contre la République. Le gouvernement français répondait avec franchise à ces ouvertures, lui avouait que la tendance de la République était la séparation plus ou moins rapprochée dû temporel et du spirituel, la suppression de l'intervention de l'État dans l'administration et dans le salaire des cultes, mais il lui garantissait en même temps que la République éminemment religieuse d'inspiration, ne ferait cette grande et nécessaire transformation qu'après, avoir pourvu à l'existence des ministres des cultes, au service des églises et des consciences en organisant l'association libre des fidèles pour leurs besoins religieux. Cette transformation du salaire de l'État en salaire libre des associés pour leur culte ne s'opérerait que par voie d'extinction des ministres des différentes communions. La foi devait y gagner en pureté, les croyances individuelles en liberté, le budget des consciences en grandeur et en respect. C'était là la clef de voûte de la révolution, car l'émancipation régulière des cultes, c'est la liberté de Dieu dans les âmes. Rome et les hommes supérieurs du clergé ne paraissaient nullement effrayés de ces aveux et de la tendance philosophique de la nouvelle République. Ils y voyaient le salut, la dignité et un accroissement de force, mais de force propre dans l'empire du sentiment religieux sur les cœurs. Le ministre des affaires étrangères parla dans le même sens à l'archevêque de Paris, homme vraiment pieux, et capable de comprendre de plus hautes destinées pour son église qu'une solidarité tantôt tyrannique, tantôt servile avec les gouvernements. X. Le général Aupick fut nommé à l'ambassade de Constantinople. Il avait été attaché longtemps aux princes, mais les membres du gouvernement et le ministre de l'intérieur lui-même le signalèrent avec confiance pour représenter la République sur un des points les plus importants au dehors. Sa première fidélité était à la patrie. Une haute capacité militaire et un esprit réfléchi et sûr indiquaient le général Aupick pour un poste où les diplomaties du monde pouvaient s'entrechoquer. On n'interrogea que ses aptitudes, on était certain de sa conscience. Le poste de Londres reçut d'abord un simple chargé d'affaires, afin d'éviter par l'absence de tout agent d'un ordre trop élevé toute occasion de froissement entre deux grands gouvernements qui avaient la volonté intime de se concilier pour la paix du monde et que les chicanes auraient pu aigrir et diviser. Plus tard, Lamartine y envoya M. de Tallenay, ministre à Hambourg, homme de l'ancienne diplomatie, connaissant l'Angleterre, caractère ouvert, conciliant, facile, propre aux entretiens confidentiels avec des hommes d'État de l'école monarchique et à préparer modestement les voies à des négociations officielles, quand la reconnaissance de la République lui permettrait de déployer ses pouvoirs. Mais les conversations quotidiennes de l'ambassadeur d'Angleterre, lord Normanby, avec le ministre des affaires étrangères, et la cordialité sans réticence de leurs rapports faisaient de l'ambassadeur français à Londres une superfluité. Lord Palmerston et le cabinet anglais paraissaient avoir compris avec une haute sagacité le caractère pacifique, modéré et civilisateur de la République dirigée au dehors dans un esprit de respect et d'inviolabilité aux institutions diverses des peuples. Une attitude contraire du gouvernement anglais aurait ravivé le préjugé antibritannique que Lamartine comme Mirabeau, Lafayette et Talleyrand, voulait amortir et user en France. L'Angleterre en acceptant la fraternité offerte avec dignité par la République., méritait bien de l'humanité ; le ministère de lord Palmerston en recueillera le fruit dans l'histoire. Le ministre de la République savait qu'aucune coalition sérieuse n'était possible contre la France sur le continent, sans le concours et sans la solde de l'Angleterre. Il ne voulait à aucun prix donner à l'aristocratie anglaise le prétexte de forcer le cabinet anglais à une croisade contre la République. Gagner du temps c'était pour lui gagner du sang et des forces pour la France. Si plus tard des causes de dissentiments et de guerres devaient naître, il voulait que ces dissentiments et ces guerres trouvassent la France dans son droit et la République armée contre toute surprise et toute coalition. C'est là un des motifs pour lesquels le ministre de la République résista avec une inflexible énergie à l'idée de bouleverser la Belgique par les témérités déloyales qu'on ne cessait de lui reprocher de prévenir sur cette frontière. Il avait repoussé tout contact avec les républicains belges venus à Paris pour s'y concerter avec les républicains français de la vieille école ; il avait envoyé à Bruxelles plusieurs agents confidentiels avec ordre d'observer l'état vrai de l'opinion et de refroidir au lieu de fomenter le foyer démagogique dans Cette capitale. Le principal de ces agents, homme d'ardeur, mais neuf dans la connaissance de l'Europe, lui parut donner des ombrages à Bruxelles ; le ministre le rappela sans hésiter. Il envoya à sa place un homme d'expérience et de mesure, M. Bellocq, ancien diplomate exercé au maniement des choses délicates. L'inconvénient pour la République française d'avoir à Bruxelles un roi uni par les liens du sang à la dynastie déchue en France n'était qu'une susceptibilité indigne de la République. Un soulèvement de la Belgique et son adjonction à la France en ce moment était une déclaration prématurée et impolitique de guerre à l'Angleterre. Un pareil grief donné à l'Angleterre faisait tomber à l'instant le ministère libéral à Londres et il jetait l'Angleterre dans la coalition, La France n'en eût été ni plus ni moins forte, avec la Belgique de plus dans sa cause. Le respect de cette nationalité valait à la République l'immobilité de l'Angleterre, le silence de l'Allemagne, le respect du monde. Le ministre surveillait d'un œil attentif les trames qui s'ourdissaient à Paris pour unir prématurément ces deux causes. Ses entretiens avec le prince de Ligne, dans lesquels il manifesta ses sentiments de prudence et de loyauté, et la confiance que cet ambassadeur du roi des Belges lui témoignait, contribuèrent puissamment à prévenir des desseins de propagande nuisibles aux deux peuples, à.la paix européenne et à la République elle-même. Il nomma en Hollande M. de Lurde, qui connaissait la diplomatie du Nord et les doubles influences qui, de Pétersbourg et de Londres, se disputaient la cour de La Haye. A Berne, il envoya M. de Thiard, homme de nom aristocratique, d'esprit étendu, de coup d'œil exercé, dévoué depuis la fin de l'émigration et depuis la chute de l'Empire à l'opposition libérale. Les vétérans de ce parti dans le. National, considéraient une ambassade offerte à M. de Thiard comme un gage donné à leur opinion. Le ministre des affaires étrangères le croyait très-propre à pratiquer la diplomatie républicaine, mais anti-démagogique qu'il voulait faire prévaloir. Il lui recommanda les plus grands ménagements envers.la Suisse, dont il voulait conquérir la cordialité, ce préliminaire des alliances ; il ne réussit pas autant qu'il l'aurait désiré, soit que l'ambassadeur ne fit pas suffisamment sentir cette inclination de la France vers la Suisse, soit que la Suisse craignît de se compromettre avec une République qui n'avait que des jours d'existence. Ce fut un malheur pour les deux peuples et pour l'Italie surtout : un système de ligue pacifique reposait sur cette pensée ; ce système a été ajourné par cette froideur de la Suisse, compromis par les batailles de Goito et de Novare : il renaîtra de la nature des choses sous des gouvernements plus intelligents et mieux compris. La Suisse se repentira de ses hésitations et de ses lenteurs. M. Bixio fut envoyé comme chargé d'affaires à Turin. L'incertitude des rapports entre cette cour, jusque-là sacerdotale et absolutiste, et la République française ne permettait pas d'y envoyer un ambassadeur ou un ministre. M. Bixio éleva ses fonctions à la hauteur de son intelligence et de son patriotisme. Neuf dans les affaires, il montra qu'on naît diplomate. Sa mission était délicate précisément parce qu'elle était loyale. Il devait inspirer à la cour de Turin des dispositions favorables à la France, sans la pousser même d'un geste à une guerre contre l'Autriche, guerre vers laquelle son ambition impatiente ne l'entraînait que trop,-témérairement. Il devait donner confiance et autorité au parti constitutionnel et libéral en Italie, sans caresser et sans susciter le parti républicain, parti prématuré et ruineux pour l'émancipation de l'Italie. Les chances imprévues et les fortunes contradictoires du Piémont et de la Lombardie mirent à des épreuves difficiles le tact de ce jeune diplomate. Il ne fit pas une faute dans une situation où les négociateurs les plus consommés en auraient fait. La France n'eut pas une goutte du sang de l'Italie sur les mains de sa diplomatie en Piémont ni en Lombardie ; l'Italie ne reçut pas un conseil qu'elle pût légitimement reprocher à la France. M. Bixio, Italien d'origine, Français de cœur, porta dans son attitude le sentiment de ses deux patries. Le ministre allait l'élever à des fonctions plus hautes, quand l'Assemblée nationale s'ouvrit. M. Bixio voulait y entrer ; il se dévoua dans les journées de Juin comme un soldat d'avant-garde ; il versa à grands flots son sang pour la République. Devenu ministre après l'élection du président, il se retira après quelques jours, avec M. de Maleville, par une susceptibilité d'honneur exagérée. Ses aptitudes s'étaient révélées pour les négociations : il y doit être rappelé. M. de Boissy avait été nommé ministre à Florence. Ancien diplomate, il connaissait la Toscane. Sa femme, née à Ravenne, était célèbre par la beauté, l'enthousiasme et le patriotisme. Son nom seul négociait avec le haut libéralisme de l'Italie centrale. Elle était liée d'amitié littéraire avec tous les patriotes illustres des États romains, de Pise, de Venise, de Florence. M. de Boissy, homme d'audace et d'extrémité, avait résolument adopté la République. Il se montrait à Paris aussi courageux de sa personne pour la défendre contre la démagogie qu'il était propre par son existence splendide et par l'aristocratie de son nom à la servir au dehors. Il ne partit pas pour son poste, plus jaloux d'entrer à l'Assemblée nationale et de retrouver une tribune que de figurer dans une cour ; il fut remplacé auprès du grand-duc de Toscane par M. Benoît Champy, allié de M. de Lamennais et patronné par ce nom illustre et populaire. Ce choix fut heureux. L'homme se trouva digne du prince et éclairé et libéral qui faisait de la Toscane une. république ou plutôt une famille par l'es traditions libres et douces de ce gouvernement. M. Benoît Champy fit aimer la République française du prince même que son contre-coup devait jeter quelques jours après hors de ses États. Ses conseils, plus énergiquement suivis, auraient préservé la Toscane de ce deuil et de cette réaction contre le centre de l'Italie. XI. Madrid était une des cours où il était le plus difficile d'approprier un envoyé de la France à la situation de l'Espagne. Le général Narvaez, homme très-supérieur à la renommée soldatesque qu'on lui a faite au dehors, était pour l'Espagne une sorte de Richelieu militaire tout-puissant au second rang. Sous une cour divisée et plongée dans les plaisirs, Narvaez avait étudié, avec une sombre et muette anxiété au premier, moment, le caractère et la révolution française. Jugeant la France par l'Espagne il avait dû croire que la guerre civile s'y choisirait des chefs parmi les princes et parmi les généraux de la maison d'Orléans. Dans la prévision de ces événements où l'Espagne aurait eu un rôle à jouer par suite de ses liaisons de famille avec la dynastie de Juillet, il s'était expliqué avec une ambiguïté inquiétante et il avait concentré des troupes vers les Pyrénées. Le manifeste du gouvernement provisoire et les explications de son ministre avec le chargé d'affaires d'Espagne à Paris avaient changé les dispositions de Narvaez. Les intrigues de la France et de l'Angleterre à Madrid agitaient l'Espagne et inquiétaient sans cesse le général sur la durée de son autorité. Lamartine, en retirant la main de la France de ces intrigues et en laissant l'Espagne à son indépendance intérieure, tranquillisait le gouvernement espagnol ; il ne laissait à Narvaez d'autre tiraillement qu'avec l'Angleterre. Le résultat d'une pareille politique fut ce qu'il devait être : la France ne porta plus ombrage et fut d'autant plus recherchée qu'elle s'imposait moins. Cependant, pour persister dans ce système, il ne fallait pas à Madrid un républicain trop ardent qui eût porté ombrage à la Constitution et agité les fermentations de républicanisme impuissant en Catalogne ; ni un nom militaire, il eût l'avivé les souvenirs de la guerre de l'indépendance ; ni un diplomate de Juillet trop tiède pour la République, il eût pu se -laisser amollir par un attachement trop frais à la maison d'Orléans et fermer les yeux sur des tentatives de restauration dynastique en France tramées peut-être dans ce palais de Madrid ou de Séville que le duc de Montpensier allait habiter. Le ministre des affaires étrangères avait rencontré dans M. de Lesseps, consul de France à Barcelone, un homme exercé au caractère espagnol, agréable à Narvaez, dévoué à ses instructions : il le nomma à Madrid. Les défiances mutuelles se dissipèrent, les répugnances tombèrent devant l'intérêt bien entendu des deux peuples. Jamais la France et l'Espagne ne rentrèrent plus complètement dans leur nature, qui les rapproche quand une fausse politique ne les sépare pas. Le général Narvaez comprit bien la pensée de la France ; l'attrait des deux peuples l'un pour l'autre put se développer librement. Le gouvernement provisoire épargna au pays le rassemblement de l'armée des Pyrénées, mieux gardé par la sûreté des rapports et par la loyauté réciproque que par la force. XII. L'état de l'Italie ne se révélait pas encore. Le ministre de la République le pressentait. La situation qui allait en résulter pour la France ne permettait pas d'établir des négociations intimes avec l'Autriche. M. de Metternich régnait encore à Vienne, sans se douter du volcan qu'il avait sous les pieds. Ce grand ministre n'avait point vieilli par l'esprit, mais il avait laissé amollir son caractère par la longue prospérité de l'Empire. Il croyait à l'éternité de l'aristocratie germanique et se fiait à son génie. Grand, serein, heureux, facile, il laissait tout faire depuis quelques années à la fortune ; cette longue fortune était un piège. Lamartine en avait l'instinct. Je ne sais quel vent de décadence soufflait depuis quelques années du cabinet de Vienne. Hongrie, Gallicie, Pologne, Bohème, Lombardie, Vénitie, toutes ces parties de l'Empire mal cimentées avec l'Empire lui-même semblaient tendre à une dissolution. La France, qui ne voulait rien contraindre de ce côté, voulait tout accepter de la fortune. Les premiers froissements de la République française avec le continent commenceraient par l'Italie ou par la Suisse. La guerre de principe existait ainsi, quoique non déclarée, entre Vienne et Paris, ou plutôt ce n'était ni la guerre ni la paix, mais une attitude mixte qui participait de ces deux ordres de choses. Le gouvernement ne chercha pas à masquer par de faux semblants cette situation. Il ne voulait ni tromper M. de Metternich par des subterfuges sans bonne foi, ni se tromper lui-même. Il avoua franchement cette disposition de la République à M. d'Appony, ambassadeur d'Autriche-à Paris, loyal et chevaleresque comme un homme du Nord. Il se contenta de laisser pour la France à Vienne un chargé d'affaires aimé de la vieille Allemagne et de la cour pour écouter et pour observer sans agir, car agir c'eût été tromper. La diplomatie de la République ne voulait tromper personne, pas même son ennemi naturel, l'Autriche. Le ministre fit un choix moins heureux à Naples, sur la foi du parti du National dont il désirait employer les capacités et satisfaire les ambitions. Le secrétaire de légation qu'il nomma près de cette cour et auquel il donna des instructions conformes à sa pensée sur une fédération de l'Italie, pensée qui n'excluait point les trônes, s'écarta entièrement de la ligne que le ministre de la République lui avait tracée ; prenant apparemment ses directions soit dans le parti de propagande radicale à Paris, soit dans les partis extrêmes à Naples, il eut le langage et l'attitude de ces envoyés de la Convention, dont la mission était de violenter les rois et de fanatiser les peuples. L'amiral Baudin, qui commandait la flotte à Naples, comprit mieux la dignité de la République. Il réprima autant qu'il était en lui ces excès de zèle. Le chargé d'affaires fut rappelé ; on envoya à sa place un homme de mesure et de sagacité, M. de Bois-le-Comte. Il avait été collaborateur de M. Bûchez dans l'immense travail historique sur notre première révolution ; il avait porté le poids des détails et pratiqué le sens vrai de la nouvelle diplomatie républicaine dans le cabinet du ministre depuis le 24 février ; il fut envoyé ensuite à Turin. Lamartine désirait que la République conversât avec le cabinet de Pétersbourg. Il était convaincu qu'il n'y avait entre les deux puissances d'autre incompatibilité que l'état de la Pologne. C'est par ee seul point que les deux peuples pouvaient se froisser, non par un intérêt territorial, mais par une antipathie morale. En Europe, l'exécution première des traités de Vienne et des institutions propres et libérales, restituées par l'empereur de Russie au royaume de Pologne, pouvait permettre aux deux politiques de se réconcilier avec honneur et sûreté pour tous. Il fallait du temps et de la réflexion. Lamartine ne devait pas aventurer ses pensées et la dignité de la République par des envoyés peut-être froidement accueillis à Pétersbourg. Il y laissa un simple secrétaire d'ambassade nommé par le ministre de la monarchie, sans aucune mission politique. Il y avait dans le ministre de l'empereur à Paris un interprète officieux, habile, bienveillant, des pensées de l'empereur et de celle de la France. Les rapports, froids et rares, n'eurent jamais un accent d'aigreur. On ne se heurte pas de si loin, à moins de vouloir se heurter par antipathie et par système. L'empereur était trop juste, la République était trop sage pour ne pas se regarder avec sang-froid. Mais le poste auquel le ministre attachait en ce moment le plus d'importance était Berlin. La tige de l'équilibre du continent était encore, comme en 1791, dans ce cabinet. La Russie, l'Angleterre, l'Allemagne du nord s'y rencontraient et s'y disputaient la faveur décisive d'une monarchie militaire puissante, et d'un esprit public prépondérant dans le cabinet d'un roi philosophe, aventureux, mobile, travaillé d'initiative, intrépide aux nouveautés, capable de tout comprendre, de tout risquer, de tout oser. Le nœud de la paix et de la guerre européenne, de l'émancipation et de la reconstruction de l'Allemagne, de la régénération pacifique et partielle de la Pologne, était à Berlin. Le premier mot que dirait le roi de Prusse de la République française, serait forcément le mot du continent tout entier : nul n'oserait dire guerre où il aurait dit paix. On conçoit quel intérêt avait Lamartine, qui voulait la paix, à ce que ce mot fût mis sur les lèvres du roi de Prusse par le génie de l'humanité et par des prédispositions favorables à la révolution de Paris. XIII. Il chercha et il trouva du premier geste sous sa main l'homme propre à personnifier d'abord confidentiellement, puis officiellement à Berlin, la tendance philosophique, la science germanique, et les perspectives diplomatiques de la nouvelle révolution française présentées à cette cour par un esprit presque universel. Cet homme, peu connu jusque-là hors du monde aristocratique, littéraire et savant, se nommait M. de Circourt. Il avait servi sous la Restauration dans la diplomatie. La révolution de Juillet l'avait rejeté dans l'isolement et dans l'opposition, plus près du légitimisme que de la démocratie. Il avait profité de ces années pour se livrer à des études qui auraient absorbé plusieurs vies d'hommes et qui n'étaient que des distractions de la sienne. Langues, races, géographie, histoire, philosophie, voyages, constitutions, religions des peuples, depuis l'enfance du monde jusqu'à nos jours, depuis le Thibet jusqu'aux Alpes, il avait tout incorporé en lui, tout réfléchi, tout retenu ; on pouvait l'interroger sur l'universalité des faits ou des idées dont se compose le monde, sans qu'il eût besoin pour répondre d'interroger d'autres livres que sa mémoire, étendue, surface et profondeur immense de notions, dont jamais on ne rencontrait ni le fond, ni les limites ; mappemonde vivante des connaissances, humaines ; homme où tout était tête et dont la tête était à la hauteur de toutes les vérités : impartial du reste, indifférent entre les systèmes, comme un être qui ne serait qu'intelligence et qui ne tiendrait à la nature humaine que par le regard et par la curiosité. M. de Circourt avait épousé une jeune femme russe, de race aristocratique et d'un esprit européen. Il tenait par elle à tout ce qu'il y avait d'éminent dans les lettres et dans les cours de l'Allemagne et du Nord. Lui-même avait résidé à Berlin, il s'y était lié avec les hommes d'État ; le roi de Prusse, souverain lettré et libéral, l'avait honoré de quelque intimité à sa cour. M. de Circourt, sans être républicain de cœur, était assez frappé des grands horizons qu'une République française, éclose du génie progressif et pacifique de la France nouvelle, pouvait ouvrir à l'esprit humain, pour la saluer et la servir. Il comprenait, comme Lamartine, que la liberté avait besoin de la paix, et que la paix était à Berlin et à Londres. Lamartine lui donna par écrit ses instructions confidentielles pour l'oreille du roi de Prusse et de ses ministres. Ces instructions n'étaient au fond que cette philosophie de la paix commune à toutes les âmes éclairées d'un rayon divin, philosophie devenue politique par l'accord d'idées entre le cœur d'un roi et l'esprit d'un ministre d'une grande démocratie naissante. M. de Circourt était capable de commenter les instructions et de les plier au génie d'une cour et aux éventualités de l'Allemagne ; l'alliance tacite au moins entre l'Allemagne et la France, l'inviolabilité du territoire, la tendance à une unité morale de l'Allemagne qui décentraliserait les petits États de l'influence exclusive de l'Autriche, l'arbitrage puissant de la Prusse entre l'indépendance germanique et la pression de la Russie, la restitution d'une part morale de nationalité constitutionnelle aux démembrements encore vivants de la Pologne, formaient les textes à peiné indiqués de ces instructions. M. de Circourt partit. Il entretint avec le ministre des affaires étrangères une correspondance intime qui formerait un volume sur l'état du Nord. Il ne s'égara sur aucune de ses prévisions, il inclina le cœur et l'esprit du roi de Prusse à toutes les idées de conciliation et d'équilibre qui étaient dans l'intérêt vrai des deux États. Quand la révolution de Berlin éclata, la République française n'avait plus besoin d'une révolution à Berlin pour y voir triompher la cause de paix et d'humanité que M. de Circourt était allé y défendre. Lamartine et sou envoyé en Prusse s'affligèrent plus qu'ils ne se réjouirent d'une révolution qui en poussant le roi au delà de ses pensées le ferait- peut-être plus tard reculer jusque dans les bras de la Russie. |