HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

LIVRE NEUVIÈME.

 

 

Unanimité d'acceptation de la République. — Lamartine au ministère des affaires étrangères. — Situation diplomatique de l'Europe. — Éloignement de Lamartine pour la guerre. — Son danger pour la République. — Rappel des ambassadeurs de la monarchie. — Envoi d'agents secrets. — Instructions diplomatiques de Lamartine. — Bienveillance des ambassadeurs étrangers pour la République. — Manifeste à l'Europe. — Le gouvernement décrète la formation de l'armée des Pyrénées, de l'armée des Alpes et de l'armée du Rhin. — Création d'un comité de défense. — État de l'armée. — La garde mobile et son commandant le général Duvivier. — La marine et les finances. — Crise. — Démission de M. Goudchaux. — Garnier-Pagès accepte le portefeuille des finances.

 

I.

L'enthousiasme avait saisi le peuple tout entier depuis que le gouvernement avait arrêté le sang, protégé les personnes, sauvé les propriétés, proclamé la république et repoussé les symboles de la terreur et de l'anarchie. La concorde était rentrée à sa voix dans le cœur des citoyens ; la joie jaillissait des physionomies ; la fraternité des paroles se traduisait en actes ; la révolution ressemblait à une fête plutôt qu'à une catastrophe.

Le gouvernement était secondé dans ses mesures par les trois plus puissantes passions du cœur de l'homme, la peur, l'espérance et l'enthousiasme. Les classes riches, aisées, bourgeoises, propriétaires, industrielles, commerçantes, avaient justement tremblé que l'écroulement du trône et le nom de république ne fussent le signal des spoliations, des massacres, des échafauds, dont le souvenir s'était confondu depuis cinquante ans avec l'image des institutions républicaines : ces classes s'étonnaient jusqu'à l'attendrissement, de voir et d'entendre des programmes et des décrets qui répudiaient hautement cette analogie et cette parenté entre les deux républiques. Elles oubliaient pour un moment les avantages, les monopoles, les emplois publics, les émoluments, les faveurs qu'elles perdaient à la chute, de la royauté de Juillet ; elles ne pensaient qu'à la sécurité que le gouvernement leur assurait pour leurs titres et pour leurs fortunes. Elles se ralliaient, elles se pressaient autour du gouvernement nouveau, comme les naufragés sur un débris. Elles affluaient à l'Hôtel de Ville ; elles offraient leurs bourses, leurs bras, leurs cœurs aux hommes qui s'étaient jetés au timon pour sauver la société de l'abîme ; elles se résignaient à la république, pourvu que la république fût le salut de tous.

Le peuple propriétaire ou industriel qui vit d'ordre, de crédit, d'échange, de travail, avait eu les mêmes craintes et partageait les mêmes sentiments. Les prolétaires, les ouvriers, les travailleurs, qui n'ont pour capital que leurs bras, pour revenus que leur salaire, pour patrimoine social que leur moralité et leur économie, étaient fanatisés de reconnaissance et d'espérance pour une révolution qui les élevait au rang de citoyens, qui leur restituait leur juste part de droit social et de souveraineté politique. Ils sentaient que leur sort était désormais dans leurs mains. La République, en faisant asseoir dans ses conseils des représentants choisis par eux, et quelquefois choisis parmi eux, leur promettait une ère d'égalité, de justice et de providence pour une classe immense et déshéritée longtemps de toute participation aux lois. Ils n'exagéraient néanmoins alors ni leurs griefs, ni leurs parts, ni leurs exigences. Ils proclamaient hautement le respect des propriétés, l'inviolabilité des capitaux, la libre appréciation des salaires entre le travailleur et le fabricant qui les proportionne à son bénéfice. On peut dire que la société avait l'intelligence d'elle-même. Une masse incalculable de raison, de lumière, de modération dans les désirs, et de moralité religieuse était entrée depuis un demi-siècle par tous les pores dans ce fond de la population. Non-seulement elle se calmait, se résignait, se reclassait à la voix d'un gouvernement sans armes ; mais elle prenait les armes pour lui, elle lui donnait du temps, elle lui attestait sa patience, elle se contentait d'un demi-salaire dans ses ateliers libres ou d'un  faible secours alimentaire dans les ateliers nationaux ouverts par les mairies de Paris. Quelques-uns même refusaient avec désintéressement ce salaire de détresse pour ne pas aggraver les charges de la république. D'autres allaient plus loin ; ils se réunissaient par corps de métiers, sous la seule impulsion du patriotisme ; ils se cotisaient eux-mêmes, et apportaient d'heure en heure au gouvernement l'impôt volontaire retranché sur leur, pain, la dîme de leurs sueurs. Ils le faisaient sans ostentation, avec vertu, avec larmes. Quiconque les a vus alors, ne désespérera jamais d'un pareil peuple. C'est le cœur du pays ; il suffit de le toucher pour qu'il en sorte des trésors de désintéressement, de résignation et de courage. L'espérance les gouvernait.

 

II.

Enfin l'audace avec laquelle quelques hommes désintéressés d'ambition avaient joué leur vie en se précipitant à la tête du peuple à l'Hôtel de Ville pour prévenir l'anarchie et pour sauver à la fois la révolution et la société ; la résistance désespérée et victorieuse de ces hommes au drapeau rouge, à la terreur, aux excès, aux démences qu'on était venu leur commander ; tout cela avait inspiré une véritable déférence pour eux à toutes les parties saines de la population. Les scènes dramatiques de l'Hôtel de Ville, dont cent mille témoins avaient répandu et exagéré les répits dans Paris et dans les départements, avaient montré à la nation qu'elle n'avait pas à sa tête de faibles jouets, des séditions, mais des hommes capables de les affronter et de les vaincre. Ces journées où quelques hommes luttaient contre des masses armées sans fléchir, avaient inspiré confiance et donné une immense autorité au gouvernement provisoire. Il avait consolidé sa popularité en la jouant ; elle n'était qu'un souffle, elle était devenue à l'Hôtel de Ville un pouvoir. Le nom de Lamartine même s'était profondément imprimé dans l'imagination publique par ses actes et par ses paroles. Sa popularité gagnait, au lieu de s'user à la résistance ; elle devenait pour le peuple qui le voyait et qui l'entendait sans cesse une sorte d'inviolabilité. La faveur publique qui aplanit tout soutenait le gouvernement sur tant d'abîmes. Tout semblait rentrer de soi-même dans la légalité, dans la raison, dans la mesure, dans l'ordre, par cette force occulte qui porte les nations à se relever aussitôt qu'elles sont tombées. L'instinct organisateur des agrégations humaines que les matérialistes appellent l'habitude de la société, que l'histoire appelle civilisation, et que le philosophe appelle de son vrai nom.- Loi divine de notre nature, doigt de Dieu, ne fut jamais plus visible à l'esprit et presque à l'œil de l'homme religieux que dans cette crise où un peuple sans gouvernement fut à lui-même son propre maître, sa propre force et sa propre loi.

 

III.

Mais pendant que l'ancien gouvernement se retirait du sol et que le gouvernement nouveau s'installait à l'intérieur, l'Europe entière pesait par là pensée sur le gouvernement provisoire, il était temps de s'en occuper. Jusque-là la révolution, la république, les mesures contre la guerre civile, l'acceptation dû régime nouveau par les départements, par la flotte, par l'armée, par l'Algérie ; le rétablissement laborieux de l'ordre dans Paris, l'alimentation de cette capitale, la création d'ateliers, l'organisation de secours pour Un million de bouches sans pain, la réorganisation du ministère, les mesures préparatoires pour la formation de la nouvelle garde nationale devant encadrer tout le peuple domicilié, enfin le réseau tout entier de l'administration a renouer et à étendre sur un pays de tant de millions d'âmes ; le Trésor à vider et à remplir tous les jours, l'armée à compléter, les frontières à couvrir, les ports à surveiller, les harangues, les conseils, les députations tumultueuses, les assauts séditieux à recevoir, à repousser, au foyer sans cesse encombré, sans cesse dévorant de l'Hôtel de Ville, avaient absorbé le gouvernement le jour et la nuit.

 

IV.

Ce ne fut que le sixième jour dans la soirée que Lamartine put quitter l'Hôtel de Ville pour aller prendre possession du ministère des affaires étrangères. Le ministre de l'intérieur et les autres ministres qui étaient à la fois membres du gouvernement, chargés des immenses détails de l'administration et de leurs diverses attributions plus urgentes, avaient pris dès le 24 au soir la direction de leurs départements. Les affaires étrangères pouvaient attendre sans inconvénient que la France fût rassise. La présence du ministre en contact plus perpétuel avec le peuple avait été plus nécessaire au foyer de la révolution que dans le cabinet de son hôtel.

Le 27 il avait nommé M. Bastide sous-secrétaire d'État de son ministère. Il l'avait prié d'aller en son nom faire évacuer l'hôtel occupé par les combattants et préservé par un détachement de gardes nationaux de la 1re légion. Le zèle volontaire de ces citoyens, et le respect spontané du peuple pour les ressorts principaux de son organisation nationale avaient prévalu sur la colère contre l'habitation du ministre fugitif. L'hôtel avait été. envahi, mais l'intérieur respecté ; le personnel, le cabinet, les archives, étaient intacts, M. Bastide était un homme de sang-froid et de résolution ; son nom était popularisé par une longue opposition républicaine dans le National ; il avait une réputation de probité ; il la méritait. Le peuple connaissait M. Bastide ; Lamartine ne le connaissait pas avant le 24 février. Pendant les premiers tumultes de la première nuit, et les assauts du second jour, il avait été frappé du bon sens, de l'impassibilité d'un homme à la haute stature, au visage sévère, à l'attitude du soldat qui se donne à lui-même une consigne. Il avait pensé que cet homme serait un auxiliaire précieux dans une révolution qui allait être un combat de tous les jours et de plusieurs mois contre la démagogie et dont les chefs voulaient rester purs ou mourir. Il avait calculé de plus que le nom de Bastide républicain d'ancienne date par sa notoriété dans son parti couvrirait le nom de Lamartine dont le républicanisme purement philosophique jusque-là serait promptement suspect à la multitude. Sous les yeux de Bastide, aucune trahison de la République n'était à craindre. Le ministre pourrait modérer la révolution dans ses rapports avec l'Europe, retenir la guerre, sauver le sang de la France et de l'humanité sans être accusé de livrer la révolution. Bastide avait accepté avec modestie un poste qui lui paraissait au-dessus de ses forces. Quant à son ambition il n'en avait d'autre que celle de servir sa cause et de lui sacrifier sa paix et son sang. Ses paroles, son caractère touchèrent Lamartine comme s'il eût retrouvé la statue un peu fruste de l'incorruptibilité dans un temps d'intrigue, de mollesse et de corruption.

 

V.

Lamartine prit sur le champ de bataille le chef de son cabinet particulier. C'était Payer, qui n'avait pas quitté l'Hôtel de Ville, la table du conseil, ou les pas de Lamartine aux moments les plus critiques depuis le 24 au soir. Jeune, actif, honnête, intrépide, dévoué, Lamartine le choisit sans le connaître autrement que de vue. Il ne s'en repentit pas. Dans une pareille mêlée, les heures comptent pour des années ; un éclair vous révèle une aptitude ; quand on met la main sur un homme, on se trompe rarement parce qu'on prend le caractère en action.

En entrant au ministère des affaires étrangères, il trouva l'hôtel occupé par des détachements de gardes nationaux et de combattants. Bastide avait établi un ordre militaire dans le service. C'était une place de guerre plus qu'un hôtel de ministre. On bivouaquait dans les cours, dans les antichambres, dans les salles, sur les escaliers.

On ouvrit au nouveau ministre le cabinet et la chambre de M. Guizot ; son ombre y était encore. La chambre, le lit, les tables, les meubles, les papiers épars, dans l'état où l'homme de la monarchie les avait laissés dans la nuit du 23, attestaient le départ précipité d'un ministre qui croit être sorti pour un instant et qui est sorti pour jamais. Une femme amie de l'ancien ministre accompagnait Lamartine dans cette première inspection de l'appartement. Elle réclama, au nom de la mère et des enfants du proscrit, les papiers intimés, les reliques chères à l'époux ou au père, les objets qui appartenaient personnellement au ministre et le peu d'or qu'il avait laissé. Lamartine fit remettre avec une respectueuse inviolabilité ces propriétés du cœur à la personne qui représentait la famille de M. Guizot ; il se hâta de quitter cette chambre où deux gouvernements se rencontraient et se surprenaient, pour ainsi dire, en si peu d'heures. Sans haine contre la famille détrônée, sans animosité contre un homme éminent dont la chute même aurait attendri l'inimitié, s'il en avait, eu, Lamartine ne voyait dans cet inventaire qu'un jeu triste des vicissitudes politiques ; la versatilité d'un peuple, l'éclipsé d'aune haute fortune et d'un grand talent, le deuil d'une famille, le vide d'une maison pleine et heureuse la veille. Il répugna à prendre pour lui-même un appartement qui venait de porter malheur à ses hôtes. Il n'était pas superstitieux, mais il était sensible ; il ne craignait pas les présages, mais les souvenirs que ces murs lui retraceraient. Il fit étendre des matelas dans les chambres sombres et nues du rez-de-chaussée, et résolut de camper lui-même, plutôt que de s'installer dans un palais qui dévorait ses possesseurs.

 

VI.

En examinant les papiers politiques oubliés par le ministre de la monarchie sur la table du cabinet de travail, il aperçut son propre nom. La curiosité attira ses yeux : c'était une note prise par M. Guizot. pour son dernier discours à la Chambre des députés ! Elle contenait ces mots : Plus j'écoute M. de Lamartine, plus je sens que nous ne pourrons jamais nous entendre. Là révolution avait interrompu la discussion et submergé la tribune avant la réplique. Étrange jeu du hasard qui avait fait jeter cette note par M. Guizot sur la table, et qui la faisait retrouver par son successeur. Lamartine n'en triompha pas ; il ne voyait pas, dans ce ministère où il entrait jeté par le flot d'une révolution, une dépouille, il y voyait une vicissitude, un labeur et un dévouement. Il passa une partie de la nuit à réfléchir à l'attitude qu'il ferait prendre à ia République au dehors.

 

VII.

La république, telle que l'entendait Lamartine, n'était point un bouleversement à tout hasard delà France et du -monde ; c'était un avènement révolutionnaire, accidentel, soudain dans la forme, mais régulier dans son développement de la démocratie ; un progrès dans les voies de la philosophie et de l'humanité'; une seconde et plus heureuse tentative d'un grand peuple pour se tirer de la tutelle des dynasties et pour apprendre à se gouverner lui-même.

La guerre, bien loin d'être un progrès dans l'humanité, est un meurtre en masse,- qui l'a retarde, l'afflige, la décime, la déshonore. Les peuples qui jouent avec le sang sont des instruments de ruine, et non des instruments de vie dans le monde. Ils grandissent, mais ils grandissent contre les desseins de Dieu et finissent par perdre en un jour de justice tout ce qu'ils ont conquis par des années de violence. Le meurtre illégitime n'est pas moins crime dans une nation que dans un individu. La conquête et la gloire le décorent, mais ne l'innocentent pas. Or, tout crime-national est un fondement faux qui ne porte pas, mais qui engloutit la civilisation. Sous ce point de vue philosophique, moral et religieux, et le point de vue le plus haut est toujours le plus juste en politique, Lamartine ne voulait donc pas donner la guerre pour tendance, ni même pour diversion à la nouvelle république. Une diversion de sang.ne convient qu'aux ambitieux ou aux tyrans. Sous le point de vue républicain, Lamartine ne répugnait pas moins à la guerre. Il prévoyait trop l'instabilité du peuple dont il avait écrit l'histoire pour ne pas comprendre que la république, avant que le temps et les mœurs l'eussent enracinée, périrait sous la première victoire éclatante qu'elle remporterait. Un général victorieux, revenant à Paris escorté de la popularité de son nom et appuyé de l'attachement d'une armée nombreuse, devait y trouver ou l'ostracisme ou la dictature. L'ostracisme serait la honte ; la dictature serait la fin de la liberté. Enfin, au point de vue politique et national, Lamartine considérait la guerre offensive comme funeste à l'institution de la république elle-même et comme fatale à la nation.

 

VIII.

La situation de l'Europe était celle-ci : Les traités de 1815, base du droit public européen, avaient refoulé la France dans des limites territoriales trop étroites pour son orgueil et peut-être pour son activité. Ces traités l'avaient séquestrée aussi dans un isolement diplomatique et dans un dénuement d'alliances qui la rendaient perpétuellement ombrageuse et inquiète. La Restauration, gouvernement imposé autant qu'accepté, aurait pu renouer ces alliances et créer sur le continent et sur les mers un système français, soit en s'alliant avec l'Allemagne contre, la Russie.et l'Angleterre, soit en se coalisant avec la Russie contre l'Angleterre et l'Autriche. Dans le premier cas, la France aurait obtenu des développements en Savoie, en Suisse et dans les provinces prussiennes rhénanes par des concessions accordées à l'Autriche en Italie et dans le bas Danube, et sur le littoral de l'Adriatique. Dans le second cas, la France aurait étouffé l'Autriche entre elle et la Russie. Elle aurait débordé librement en Italie, repris la Belgique et les frontières du Rhin, influé en Espagne. Constantinople, la mer Noire, les Dardanelles, l'Adriatique, concédés à l'ambition russe, lui auraient assuré ces accroissements. L'alliance russe, c'est le cri de la nature, c'est la révélation des géographies, c'est l'alliance de guerre pour les éventualités de l'avenir de deux grandes races, c'est l'équilibre de paix par deux grands poids aux extrémités du continent contenant le milieu et reléguant l'Angleterre comme une puissance satellite sur l'Océan et en Asie. La Restauration, par sa nature monarchique et anti-révolutionnaire, donnait des gages à l'une ou à l'autre de ces alliances. Elle était de la famille légitime des rois ; elle avait la parenté des trônes, elle ne pouvait pas les menacer sans renverser sa propre nature.

 

IX.

La dynastie d'Orléans aurait bien voulu porter en elle ces conditions de sécurité morale pour les maisons régnantes et se naturaliser vite dans les familles souveraines ; mais elle avait deux taches qui la faisaient reconnaître et qui la faisaient craindre : une apparence d'usurpation dans son avènement au trône et une nature semi-révolutionnaire dans son élection populaire de 1830. La Russie repoussait ses avances ; l'Autriche faisait payer cher sa tolérance ; la Prusse l'observait ; l'Angleterre seule l'acceptait ; mais à des conditions de subalternité et quelquefois de complicité humiliante avec la politique britannique. Odieuse à la révolution qu'elle avait dérobée, suspecte aux peuples qui n'espéraient rien d'elle, inquiétante poulies rois qui lui reprochaient un trône usurpé, elle ne pouvait avoir qu'une politique isolée, personnelle, temporaire, des trêves avec tout le monde, des alliances avec personne. Sa chute, même en alarmant les rois, leur causait une sorte de satisfaction secrète en contradiction avec leur intérêt, maison concordance avec leur nature. Il y avait de la vengeance dans cette joie des maisons régnantes. La révolution de Février était à leurs yeux comme une expiation. Leur poli-, tique souffrait, leur cœur se dilatait.

La Russie, qui n'avait aucun contact avec la France, ne se troublait pas beaucoup d'une révolution à Paris. Elle était trop convaincue de l'impossibilité matérielle d'une intervention de la France en Pologne, tant que l'Allemagne n'ouvrirait pas la route et ne serait pas l'auxiliaire de l'indépendance des Polonais.

L'Autriche devait s'alarmer ; mais l'homme d'État éminent qui gouvernait depuis trente-trois ans la monarchie autrichienne, le prince de Metternich, avait depuis longtemps une politique sénile qui assoupissait tout autour de lui et qui laissait la fatalité monarchique gouverner à sa place. Homme expérimenté, mais lassé, il avait vu si souvent fuir et revenir la fortune de l'Autriche qu'il ne s'occupait plus de ses mouvements. Aussi la Hongrie, la Croatie, la Gallicie, la Bohême et l'Italie se décomposaient-elles rapidement sous sa main, et l'influence de la maison d'Autriche touchait-elle à sa décadence. La République agitait sans la dissiper cette somnolence.

La Prusse était le point sensible, vivant et actif de ce côté. C'est sur le cabinet prussien que l'Angleterre appuyait le levier de sa diplomatie continentale ; c'est aussi par cette cour que la Russie agissait sur l'Allemagne ; mais les populations prussiennes inquiètes de l'ascendant britannique chez elles, humiliées de l'omnipotence russe, travaillées de l'ambition de gouverner l'Allemagne, et pénétrées par leur province rhénane de la contagion des idées libérales et constitutionnelles, penchaient vers la France : elles entraînaient de ce côté leurs hommes d'État. La République leur paraissait l'avènement d'une double destinée pour la Prusse : le système constitutionnel au lieu de la monarchie militaire, l'ascendant sur l'Autriche au lieu d'un rôle secondaire peu en rapport avec leur armée et leur civilisation. L'inquiétude que la Prusse pouvait concevoir sur les provinces du Rhin ne l'emportait pas sur ces joies de l'ambition nationale. Dût-elle perdre ses provinces rattachées au centre français, elle entrevoyait des compensations en Allemagne, dans le Hanovre, dans le Holstein et ailleurs.

 

X.

Quant à l'Angleterre, elle avait été favorable d'abord à la dynastie d'Orléans, parce que cette dynastie mal assise devait faire longtemps osciller la France, et tenir l'Europe dans un système d'indécision et d'ombrage dont le cabinet britannique aurait à profiter pour sa puissance ; mais le ministère de M. Thiers en 1840, en menaçant vainement l'Angleterre de lui disputer sa route naturelle aux Indes, et son ascendant nécessaire en Egypte, avait aliéné l'Angleterre, irrité l'esprit national des deux peuples, fait revivre d'anciens préjugés, et jaillir d'anciennes colères mal éteintes. Ce ministère, il est vrai, avait sagement reculé devant la guerre au dernier moment, et fini la querelle par la note humiliée du 8 octobre. Mais la défiance était restée dans la réconciliation.

L'Angleterre avait vu le roi élever ses fortifications de Paris et encourager de la voix et du geste le chant de la Marseillaise, ce tocsin des guerres extrêmes ; elle s'était rejetée davantage vers la Russie. Le ministère de M. Guizot lui avait fait d'abord toutes les concessions pour regagner sa confiance. Ce ministre, cher d'abord à l'Angleterre parce qu'il semblait avoir été formé sur le modèle des hommes d'État de la Grande-Bretagne, et parce qu'il prenait avec une hauteur d'attitude et de talent le rôle d'un tory de la révolution, avait perdu aussi dans l'esprit des Anglais.

Ambassadeur à Londres pendant le ministère guerroyant de M. Thiers, M. Guizot avait été dans la situation éminemment fausse d'un homme qui veut la paix et qui menace de la guerre ses amis pour une mauvaise cause. Rappelé en France par le roi et par les conservateurs, pour réparer les fautes dont il avait été lui-même le complice comme membre de la coalition parlementaire à Paris et comme ambassadeur de M. Thiers à Londres, sa situation était fausse en France et plus fausse encore à Londres. Il lui fallait à la fois maintenir et répudier jusqu'à un certain point ce qu'il avait dit à la tribune dans l'opposition, et ce qu'il avait fait à Londres comme agent du ministère de 1840 et il lui fallait en même temps rassurer, caresser, pacifier le parti conservateur dont il était redevenu le chef. Il n'y a pas de génie humain qui soit à la hauteur d'une fausse situation. M. Guizot donnant pleine, raison à l'Angleterre maintenant sur la question d'Egypte, était poussé par le besoin de reconquérir une certaine popularité contre l'Angleterre ailleurs, à l'inquiéter par une lutte d'influence en Espagne. II servait ou il flattait par là aussi l'ambition de famille du roi ; il lui laissait entrevoir une couronne de plus à Madrid pour sa maison.

Le mariage impolitique du duc de Montpensier avec la sœur de la reine d'Espagne, préparé comme une intrigue, découvert tout à coup comme un piège,-proclamé ensuite comme une victoire, avait vivement offensé l'Angleterre. Ce refroidissement de l'Angleterre avait poussé le cabinet des Tuileries à se rapprocher de l'Autriche en lui-faisant, dans les affaires de la Suisse, des concessions contraires à la sécurité de la France, à l'indépendance des peuples, et encore plus à l'esprit de la révolution. Le mariage du duc.de Montpensier avec la princesse espagnole devait inévitablement aboutir à une rupture avec l'Angleterre et à une guerre de succession, où la France aurait à prodiguer ses trésors et son sang pour un intérêt purement dynastique. Ce mariage portait en soi de tels germes de destruction pour la politique et pour le trône même de Louis-Philippe, qu'ils frappaient tous les diplomates. Le jour où l'on apprit ce prétendu triomphe de la dynastie d'Orléans, Lamartine s'écria devant plusieurs hommes politiques : La maison d'Orléans aura cessé de régner en France pour avoir voulu régner aussi en Espagne. Avant deux ans la révolution sera faite à Paris.

 

XI.

L'Angleterre devait donc voir sans peine s'écrouler une dynastie qui, après l'avoir flattée longtemps, l'avait menacée une fois en Egypte et trompée une autre fois en Espagne. La République fut reçue sans répugnance à Londres. Les hommes d'État de l'Angleterre étaient assez impartiaux, assez sensés et assez versés dans l'histoire pour comprendre que cinquante ans de révolution, d'expérience, de liberté et de progrès dans la raison publique mettraient entre la nouvelle République et la République de.1793 la différence qu'il y a entre la raison et la colère, entre une explosion et une institution. Une nation comme la, France ne porte dans sa révolution que ce qu'elle a dans sa nature. La République du 24 février ne pouvait être que la France de la veille passée dans ses institutions du lendemain.

Or, toute la question-de paix ou de guerre pour la République se trouvait contenue dans les dispositions de l'Angleterre. Aucune coalition n'est possible, si l'Angleterre ne la fomente pas. Elle tient à sa solde le continent dès qu'il est armé. Sans l'Angleterre, toute guerre continentale n'est que partielle. Aucune guerre partielle ne peut inquiéter la France : la paix était donc possible. Mais pour qu'elle fût certaine, il fallait deux choses : respecter la Belgique dont l'indépendance était à la fois un intérêt anglais et un intérêt prussien, et respecter l'Allemagne dont la violation par nous aurait armé l'Autriche alliée à l'Angleterre et adossée à la Russie.

Quant à l'Espagne, la chute de la dynastie d'Orléans désintéressait à la fois la France et l'Angleterre de leurs prétentions rivales au delà des Pyrénées.

L'Italie ne remuait pas encore. Elle commençait seulement à demander à ses princes le premier degré de la liberté dans des institutions constitutionnelles, et le premier degré, de l'indépendance italique dans une fédération de ces tronçons de nationalités entre eux.

Mais s'il était facile à des hommes d'État de comprendre cette situation de l'Europe et cette heureuse coïncidence de la République avec des circonstances européennes qui permettaient de conserver la paix au continent, il était plus difficile de faire comprendre à une révolution jeune et bouillante de quelques jours qu'il fallait se contenir, se renfermer dans son foyer intérieur et briller de là sur l'horizon des peuples sans déborder et sans incendier à l'instant les autres États. Les traités de 1815.pesaient sur les souvenirs de la France. Les désastres de l'invasion étaient accumulés comme des remords de gloire dans le cœur des populations. La, France, si essentiellement militaire, était non-seulement lasse, mais humiliée de paix. La révolution semblait rouvrir d'elle-même les portes de la guerre ; l'armée l'aspirait, le peuple la chantait, la surabondance de population oisive et-active la motivait, la fraternité même pour la délivrance des nations opprimées semblait la sanctifier ; la haine des républicains irréfléchis contre les trônes la passionnait ; les hommes d'État violents la lançaient de leurs lèvres et de leurs gestes à la multitude ; enfin les hommes d'État empiriques voyaient dans la guerre un expédient précieux à saisir pour élaguer la population alliée, révolutionnaire des villes, pour faire une heureuse diversion aux agitations intérieures, et pour rejeter sur les frontières les brandons de ce foyer qui se dévoreraient eux-mêmes à l'intérieur, si on ne les déversait pas sur le continent. Les révolutions n'ont qu'une heure, disaient-ils, il faut les saisir pendant qu'elles brûlent ; quand elles sont éteintes on les étouffe du pied. Les révolutions folles n'ont qu'une heure en effet, leur répondaient les hommes sensés du parti de la paix : mais les révolutions humaines, modérées et réfléchies, ont des années et des siècles devant elles. Elles ne jouent pas le sort de la liberté et des progrès des peuples sur une carte, dans un accès d'énergie souvent immorale, elles ne jouent qu'à coup sûr, et elles mettent de leur côté le droit, la raison, la justice de la cause, les peuples et Dieu.

 

XII.

Lamartine était convaincu de ces vérités. Il était convaincu de plus que si la France attaquait la première, cette agression serait le prétexte et le signal inévitable d'une coalition des armées et d'une ligue de rois contre la République. Il ne doutait pas que l'énergie accumulée de la France ne triomphât longtemps de cette coalition ; mais l'histoire et le bon sens lui disaient que la guerre offensive d'un peuple contre tous les autres finissait tôt ou tard par une invasion, même quand ce peuple avait les soldats de Napoléon pour armée, et la tête de Napoléon pour les conduire. La République amenant l'invasion de la France reculait de cinquante ans la liberté. De plus — et c'était là surtout sa pensée —, Lamartine savait par l'histoire et par la nature que toute guerre d'un seul peuple contre tous les autres est une guerre extrême et désespérée ; que toute guerre extrême et désespérée exige dans la nation qui la supporte des efforts et des moyens de convulsion aussi extrêmes et aussi désespérés que cette guerre elle-même ; que des efforts et des moyens de cette nature ne peuvent être employés que par un gouvernement extrême et désespéré aussi ; et que ces moyens sont les impôts excessifs d'or et de sang, les emprunts forcés, les papiers-monnaies, les proscriptions, les tribunaux révolutionnaires et les échafauds. Inaugurer la République par un tel gouvernement, c'était inaugurer la tyrannie au lieu de la liberté, le crime au lieu de la vertu publique, la ruine du peuple au lieu de son salut. Lamartine et ses collègues auraient plutôt donné leur tête à la révolution que de lui donner une goutte de sang.

Lamartine avait de plus une foi absolue dans la puissance de l'honnêteté et du droit en politique. Il savait que presque toutes les guerres n'étaient que des expiations des injustices des peuples entré eux. Il avait la persuasion que la justice et le respect de la République envers ses voisins seraient pour la France deux armées qui couvriraient mieux les frontières que deux millions d'hommes, et qui propageraient plus l'idée démocratique que la flamme du canon. La France est aimée des peuples. L'attrait qu'elle inspire par son intelligence, son caractère et son génie est une de ses grandes forces dans le monde. La France désarmée est encore l'amour de l'univers. Changer ce prestige national d'amour et d'attraction en crainte et en horreur de ses armes, c'est défigurer la nation. La peur qu'elle inspire un moment ne vaut pas pour elle la puissance de sympathie dont Dieu l'a armée.

Il en est de même de la démocratie, qui allait faire une nouvelle épreuve de la puissance de contagion morale sur l'esprit des peuples. Lamartine avait le juste pressentiment que si la démocratie française était agressive, et que si elle se laissait dès le premier jour - dénaturer par l'esprit de conquête ou confondre avec l'ambition nationale, elle repousserait au lieu d'attirer. Le principe de nationalité domine chez les hommes le principe de liberté intérieure. Plutôt que de perdre leur nom et leur sol, les peuplés perdraient leurs institutions libérales. Les trônes les rallieraient contre la France à l'instant où les souverains pourraient leur montrer une baïonnette française envahissant sans droit leur territoire. D'ailleurs quelle était la nature de la révolution de Février ? Était-ce une révolution territoriale ou une révolution d'idées ? C'était évidemment une révolution d'idées, une question de-régime intérieur. La changer en révolution territoriale, militaire et conquérante, c'était l'affaiblir dans son principe, la dénaturer et la trahir. Cent lieues de sol ne l'auraient pas élargie d'une idée. Il fallait donc la déclarer fraternelle et non offensive aux nations, quel que fût le gouvernement, despotique, monarchique, mixte ou républicain, de ces nations.

Mais ces pensées étaient trop philosophiques pour pénétrer d'elles-mêmes les masses soulevées et impatientes de débordement sur l'Europe, si ces pensées n'eussent été présentées que par la voix d'un ministre des affaires étrangères et d'un gouvernement. Elles furent heureusement secondées par les hommes influents de tous les partis philosophiques et même socialistes auxquels l'histoire doit cette justice, qu'ils servirent loyalement et puissamment alors les idées de fraternité et de paix. Les ouvriers eux-mêmes, prédisposés à la guerre par leur ardeur et leur-courage, furent ramenés par leurs doctrines.et.leurs théories à l'intelligence et à la moralité de la paix. L'idée de l'organisation du travail amortit l'idée de guerre dans les masses ; le socialisme étouffa la conquête ; le peuple comprit la raison.

 

XIII.

Avant de soumettre ces pensées au gouvernement provisoire, Lamartine écrivit à tous les agents diplomatiques une lettre courte et vague pour leur ordonner de notifier l'avènement de la République française aux différentes cours auprès desquelles ils résidaient.

La République, disait-il à ses agents, n'a pas changé la place de la France en Europe. Elle est prête à renouer les rapports avec les autres nations.

Ce mot était jeté, dans cette première communication, comme un symptôme propre à rassurer les gouvernements et les peuples sur le caractère civilisé que la nouvelle République voulait donner à la politique étrangère. Lamartine-réunit tous les employés du ministère, Rassurez-vous, leur dit-il, je suis une révolution, mais je suis une révolution paternelle. Ceux d'entre vous qui voudront servir loyalement la République seront conservés dans leurs fonctions. La patrie n'a pas disparu avec la royauté. Les diplomates sont comme les soldats ; ils ont pour ralliement le drapeau, et pour devoir permanent la défense et la grandeur de la nation au dehors.

Cependant, une révolution, au moment où elle s'accomplit, ne peut pas confier ses secrets et son salut à ceux qui devaient la redouter et la combattre la veille. Elle se trahirait elle-même. Lamartine ne voulait pas briser le mécanisme et le personnel de cette administration centrale des affaires étrangères que le temps avait organisée et qui compte dans son sein des hommes sûrs, spéciaux, expérimentés, éminents. Il les laissa à leurs postes, inactifs, ou employés seulement à des travaux de simple formalité. Il retira à son cabinet particulier ou à lui seul tout l'esprit, tout le secret et toute la conduite de la diplomatie de la République.

Mais ces hommes, d'autant plus patriotes de cœur qu'ils ont l'esprit plus exclusivement appliqué aux intérêts permanents du pays, ne tardèrent pas à adhérer de tout leur patriotisme à la République comme représentation-de l'ordre et de la France. Ceux-là même qui s'étaient retirés par. un scrupule volontaire d'honneur, tels que le directeur de la partie politique, M. Desages, homme consommé, donnèrent au gouvernement les traditions et les lumières qu'ils portaient en eux. MM. de Viel Castel, Brennier, Cintra, Lesseps, restèrent à la tête des différentes parties du travail. Ils. rendirent à la République d'infatigables services pendant ce long tumulte d'événements et d'assauts où l'hôtel du ministre était à la fois un conseil et un camp.

 

XIV.

A l'étranger, au contraire, Lamartine rappela successivement tous les ambassadeurs et presque tous les ministres plénipotentiaires. Leur présence dans les différentes cours avait un double inconvénient. La République n'était pas reconnue ; il y avait danger à ce que leur résidence auprès des gouvernements indécis ou hostiles fût l'occasion de froissements nuisibles à l'établissement des nouveaux rapports. De plus, ces ambassadeurs étaient en général des hommes politiques, d'anciens ministres personnellement attachés par leur sentiment et par leurs regrets à la royauté déchue. Leur confier les négociations de la République, au moment même où elle luttait contre la royauté, c'était l'exposer à être desservie. Le ministre envoya à la place de ces agents officiels des agents secrets ou confidentiels choisis parmi les hommes d'opinions républicaines ou sans liens avec la dynastie fugitive. Il leur donna verbalement à chacun les instructions propres an pays où ils les envoyait. Ces instructions se résumaient en ces mots :- observez, informez et donnez dans vos conversations avec les souverains, les ministres et les peuples, son véritable sens à la nouvelle République ; pacifique si on la corn-, prend, terrible si on la provoque.

Il confia de plus à chacun de ces agents à l'extérieur le plan de diplomatie qu'il se proposait de suivre, afin que chacun de ces envoyés, dans le vague obligé de ses instructions et dans les éventualités incertaines et soudaines de sa mission, fût d'avance initié à la pensée extérieure de la République et fit concorder chacune de ses paroles et chacun de ses actes au plan général.

Attendre avec dignité l'Angleterre, rechercher la Prusse, observer la Russie, calmer la Pologne, caresser l'Allemagne, éviter l'Autriche, sourire à l'Italie sans l'exciter, rassurer la Turquie, abandonner l'Espagne à elle-même, ne tromper personne ni par de vaines craintes ni par de vaines espérances, ne pas lancer un mot qu'on eût à retirer un jour ; faire de la probité républicaine l'âme d'une diplomatie sans ambition comme sans faiblesse : telles étaient ces instructions confidentielles. Quels que fussent les événements à survenir, Lamartine voulait que la République eût raison partout.

Il tint le même langage aux ambassadeurs, ministres, et chargés d'affaires qui représentaient à Paris les différentes cours. La rapidité de la révolution, l'enthousiasme avec lequel elle était unanimement acceptée dans toute la France sans qu'un geste protestât contre une telle démocratie ; la magnanimité dépeuple, intrépide dans l'action, modéré, clément, cordial après sa victoire ; le spectacle de cette capitale où quelques hommes gouvernaient trente-six millions de citoyens avec le seul frein de la parole ; l'abolition de la peine de mort ; la répudiation de l'esprit de guerre ; l'ordre volontaire rétabli en si peu de jours dans les rues ; l'inviolabilité des religions, le respect pour les étrangers, les adhésions, les députations de tous les départements, de toutes les communes et de tous les, peuples, qui affluaient à l'Hôtel de Ville comme des explosions continues de la raison nationale, le ton ferme, mais respectueux pour les peuples et pour les gouvernements, des discours que Lamartine et ses collègues répondaient à ces déclarations des peuples ; tous ces prodiges avaient fait une puissante et heureuse impression sur les yeux et sur l'esprit des ambassadeurs. L'enthousiasme pour la France avait gagné jusqu'aux ennemis de la République.

Ces diplomates, sans reconnaître encore le nouveau gouvernement, avaient des entretiens officieux avec le ministre des affaires étrangères. Les ombrages que leurs cours avaient pu concevoir tombaient dans ces entretiens cœur à cœur entre des hommes qui désiraient également éviter des malheurs au monde et sauver du sang à l'humanité. Ce fut un bonheur pour, la civilisation que ce concert préexistant de bonnes intentions, de lumières et de sagesse entre le gouvernement provisoire et les représentants de l'Europe à Paris. Lord Normanby, ambassadeur d'Angleterre, le baron d'Arnim, ministre de Prusse, M. de Kisselef, ministre de Russie, M. d'Appony, ministre d'Autriche, M. de Brignole, ministre de Sardaigne, le prince de Ligne, ministre de Belgique, le nonce du pape et tous les principaux membres du corps diplomatique à Paris à cette époque étaient heureusement des hommes de large intelligence, de prévoyance et de paix. Lé caractère des hommes d'État peut autant sur les événements que leurs idées. Leur caractère est le commentaire de leurs instructions ; ils prédisposent leurs cours à la justice et a là paix.

Des relations sourdes mais bienveillantes ne tardèrent pas à s'établir ainsi entre le cabinet de Paris et les cabinets étrangers.

Le premier symptôme du désir d'établir des rapports pacifiques avec le nouveau gouvernement français fut un mot du duc de Wellington à Lamartine, en réponse à une ouverture indirecte et verbale que Lamartine lui avait fait faire par un neveu de cet homme d'État. Lamartine répliqua par écrit à ce mot comme il convenait, en glorifiant la pensée de paix dans la bouche de l'homme de guerre. La première impression de l'Angleterre exprimée par son premier citoyen était un augure qui faisait bien espérer le monde. Quand la France et l'Angleterre s'entendent pour donner la paix à l'Europe, aucune puissance ne peut impunément la troubler.

 

XV.

C'était la France qui venait d'agir, c'était sur la France qu'on avait les yeux, c'était à la France de parler la première. L'Europe et la France elle-même attendaient avec anxiété ce premier mot de la République au monde. Il était prudent et digne de le faire attendre quelques jours. La République ne devait pas se précipiter vers la paix comme une puissance timide qui craint la guerre ; elle devait la déclarer possible et non l'implorer comme nécessaire. Elle devait de plus s'assurer secrètement, avant de proférer les dogmes de la paix, que ces dogmes ne seraient pas désavoués avec insulte par les autres puissances. Elle se serait exposée à voir ses avances au principe pacifique dénaturées ; elle aurait eu à recueillir, au lieu des sympathies qu'elle méritait, des défis qu'elle aurait été dans la nécessité de relever ou de venger. Lamartine ne se pressa donc pas. Il rédigea dans les courts intervalles de nuit que lui laissaient les tumultes de la place publique le manifeste de la République : il le soumit le 4 mars à la délibération de ses collègues, des ministres et de quelques hommes politiques éminents de l'opinion républicaine qui assistèrent ce jour-là à la délibération.

La séance était solennelle. Des hommes sortis, quelques jours auparavant, d'une tempête tenaient dans leurs mains la paix ou la guerre. D'un mot ils allaient armer et faire s'entrechoquer les principes et les hommes sur toute la terre, ou rasséréner l'horizon du globe. Lamartine était décidé à faire de la déclaration de la paix la condition, absolue de sa présence au gouvernement. La généralité de ses collègues ainsi que les ministres n'y étaient pas moins décidés que lui. Le manifeste, ne subit aucune discussion de fond. On était d'accord sans s'être entendu. Tout se borna à quelques expressions contestées et modifiées, mais d'un accord presque unanime sur la manière dont la République déclarait entendre les traités de 1815. Louis Blanc lui-même applaudit à l'ère fraternelle ouverte par ce manifeste à l'humanité. Les partis arriérés ou impatients que mécontentait en secret la résolution pacifique du gouvernement, se croyaient tellement sûrs que ces paroles étaient des mots jetés au vent, et que le peuple déborderait bientôt de lui-même sur l'Europe, qu'ils ne prenaient pas la peine de contester le manifeste. Les conciliabules belges, allemands, polonais, s'agitaient déjà autour de quelques meneurs occultes. Ce parti de la propagande armée se préparait à déchirer cette page de philosophie nationale et à en bourrer le fusil de l'invasion.

Le lendemain ce manifeste parut.

 

MANIFESTE À L'EUROPE.

 

Vous connaissez les événements de Paris, la victoire du peuple, son héroïsme, sa modération, son apaisement, l'ordre rétabli par le concours de tous les citoyens, comme si, dans cet interrègne des pouvoirs visibles, la raison générale était à elle seule le Gouvernement de la France.

La révolution française vient d'entrer ainsi dans sa période définitive. La France est République : la République française n'a pas besoin d'être reconnue pour exister. Elle est de droit naturel, elle est de droit national. Elle est la volonté d'un grand peuple qui ne demande son titre qu'à lui-même. Cependant, la République française désirant entrer dans la famille des gouvernements institués comme une puissance régulière, et non comme un phénomène perturbateur de l'ordre européen, il est convenable que vous fassiez promptement connaître au gouvernement près duquel vous êtes accrédité les principes et les tendances qui dirigeront désormais la politique extérieure du Gouvernement français.

La proclamation de la République française n'est un acte d'agression contre aucune forme de gouvernement dans le monde. Les formes de gouvernement ont des diversités aussi légitimes que les diversités de caractère, de situation géographique et de développement intellectuel, moral et matériel chez les peuples. Les nations ont, comme les individus, des âges différents. Les principes qui les régissent ont des phases successives. Les gouvernements monarchiques, aristocratiques, constitutionnels, républicains, sont l'expression de ces différents degrés de maturité du génie des peuples. Ils demandent plus de liberté à mesure qu'ils se sentent capables d'en supporter davantage ; ils demandent plus d'égalité et de démocratie à mesure qu'ils sont inspirés par plus de justice et d'amour pour le peuple. Question de temps. Un peuple se perd en devançant l'heure de cette maturité, comme il se déshonore en la laissant échapper sans la saisir. La monarchie et la république ne sont pas, aux yeux des véritables hommes d'État, des principes absolus qui se combattent à mort ; ce sont des faits qui se contrastent et qui peuvent vivre face à face, en se comprenant et en se respectant.

La guerre n'est donc pas le principe de là République française, comme elle en devint la fatale et glorieuse nécessité en 1792. Entre 1792 et 1848, il y a un demi-siècle. Revenir, après un demi-siècle, au principe de 1792 ou au principe de conquête de l'Empire, ce ne serait pas avancer, ce serait rétrograder dans le temps. La révolution d'hier est un pas en avant, non en arrière. Le monde et nous, nous voulons marcher à la fraternité et à la paix.

Si la situation delà République française, en 1792, expliquait la guerre, les différences qui existent entre cette époque de notre histoire et l'époque où nous sommes expliquent la paix. Ces différences, appliquez-vous à les comprendre et à les faire comprendre autour de vous.

En 1792, la nation n'était pas une : deux peuples existaient sur un même sol. Une lutte terrible se prolongeait encore entre les classes dépossédées de leurs privilèges et les classes qui venaient de conquérir l'égalité et la liberté, Les classes dépossédées s'unissaient avec la royauté captive et avec l'étranger jaloux pour nier, sa révolution à la France, et pour lui réimposer la monarchie, l'aristocratie et la théocratie par l'invasion. Il n'y a plus de classes distinctes et inégales aujourd'hui. La liberté a tout affranchi. L'égalité devant la loi a tout nivelé, La fraternité, dont nous proclamons l'application et dont l'Assemblée nationale doit organiser les bienfaits, va tout unir. Il n'y a pas un seul citoyen en France, à quelque opinion qu'il appartienne, qui ne se rallie au principe de la patrie avant tout, et qui ne la rende, par cette union même, inexpugnable aux tentatives et aux inquiétudes d'invasion.

En 1792, ce n'était pas le peuple tout entier qui était entré en possession de son gouvernement ; c'était la classe moyenne seulement qui voulait exercer la liberté et en jouir ; Le triomphe de la classe moyenne alors était égoïste, comme le triomphe de toute oligarchie. Elle voulait retenir pour elle seule les droits conquis par tous. Il lui fallait pour cela opérer une diversion forte à l'avènement du peuple, en le précipitant sur les champs de bataille, pour l'empêcher d'entrer dans son propre gouvernement. Cette diversion, c'était la guerre. La guerre.fut la pensée des monarchiens et des Girondins ; ce ne fut pas la pensée des démocrates plus avancés, qui voulaient, comme nous, le règne sincère, complet et régulier du peuple lui-même, en comprenant dans, ce nom toutes les classes, sans exclusion et sans préférence, dont se compose la nation.

En 1792, le peuple n'était que l'instrument de la révolution, il n'en était pas l'objet. Aujourd'hui la révolution s'est faite par lui et pour lui. Il est la révolution elle-même. En y entrant, il y apporte ses besoins, nouveaux de travail, d'industrie, d'instruction, d'agriculture, de commerce, de moralité, de bien-être, de propriété, de vie à bon marché, de navigation, de civilisation enfin, qui sont tous des besoins de paix ! Le peuple et la paix, c'est un même mot.

En 1792, les idées de la France et de l'Europe n'étaient pas préparées a comprendre et à accepter la grande harmonie des nations entre elles, au bénéfice du genre humain. La pensée du siècle qui finissait n'était que dans la tête de quelques philosophes. La philosophie est populaire aujourd'hui. Cinquante années de liberté de penser, de parler et d'écrire, ont produit leur résultat. Les livres, les journaux, les tribunes ont opéré l'apostolat de l'intelligence européenne. La raison rayonnant de partout, par-dessus les frontières des peuples, a créé entre les esprits cette grande nationalité intellectuelle qui sera l'achèvement de la révolution française et la constitution de la fraternité internationale sur le globe.

Enfin, en 1792, la liberté était une nouveauté, l'égalité était on scandale, la République était un problème. Le titre des peuples, à peine découvert par Fénelon, Montesquieu, Rousseau, était tellement oublié, enfoui, profané par les vieilles traditions féodales, dynastiques, sacerdotales, que l'intervention la plus légitime du peuple dans ses affaires paraissait une monstruosité aux hommes d'État de l'ancienne école. La démocratie faisait trembler à la fois les trônes et les fondements des sociétés. Aujourd'hui les trônes et les peuples se sont habitués au mot, aux formes, aux agitations régulières de la liberté exercée dans des proportions diverses presque dans tous les États, même monarchiques. Ils s'habitueront à la République, qui est sa forme complète chez les nations les plus mûres. Ils reconnaîtront qu'il y a une liberté conservatrice ; ils reconnaîtront qu'il peut y avoir dans la République, non-seulement un ordre meilleur, mais qu'il peut y avoir plus d'ordre véritable dans ce gouvernement de tous pour tous, que dans le gouvernement de quelques-uns pour quelques-uns.

Mais en dehors de ces considérations désintéressées, l'intérêt seul de la consolidation et de la durée de la République inspirerait aux hommes d'État de la France des pensées de paix. Ce n'est pas la patrie qui court les plus grands dangers dans la guerre, c'est la liberté. La guerre est presque toujours une dictature. Les soldats oublient les institutions pour les hommes. Les trônes tentent les ambitieux. La gloire éblouit le patriotisme. Le prestige d'un nom victorieux voile l'attentat contre la souveraineté nationale. La République veut de la gloire, sans doute, mais elle la veut pour elle-même, et non pour des César ou des Napoléon !

Ne vous y trompez pas, néanmoins ; ces idées que le Gouvernement provisoire vous charge de présenter aux puissances comme gage de sécurité européenne, n'ont pas pour objet de faire pardonner à la République l'audace qu'elle a eue de naître ; encore moins de demander humblement la place d'un grand droit et d'un grand peuple en Europe ; elles ont un plus noble objet : faire réfléchir les souverains et. les peuples, ne pas leur permettre de se tromper involontairement sur le caractère de notre révolution ; donner son vrai jour et sa physionomie juste à l'événement, donner des gages à l'humanité enfin, avant d'en donner à nos droits et à notre honneur, s'ils étaient méconnus ou menacés.

La République française n'intentera donc la guerre à personne. Elle n'a pas besoin de dire qu'elle l'acceptera, si on pose des conditions de guerre au peuple français. La pensée des hommes qui gouvernent en ce moment la France est celle-ci : Heureuse la France si on lui déclare la guerre, et si on la contraint ainsi à grandir en force et en gloire, malgré sa modération ! Responsabilité terrible à la France si la République déclare elle-même la guerre sans y être provoquée ! Dans le premier cas, son génie martial, son impatience d'action, sa force accumulée pendant tant d'années de paix, la rendraient invincible chez elle, redoutable peut-être au delà de ses frontières. Dans le second cas, elle tournerait contre elle les souvenirs de ses conquêtes, qui désaffectionnent les nationalités, et elle compromettrait sa première et sa plus universelle alliance : l'esprit des peuples et le génie de la civilisation.

D'après ces principes, monsieur, qui sont les principes de la France de sang-froid, principes qu'elle peut présenter sans crainte comme sans défi à ses amis et à ses ennemis, vous voudrez bien vous pénétrer des déclarations suivantes :

Les traités de 1815 n'existent plus en droit aux yeux de la République française ; toutefois, les circonscriptions territoriales de ces traités sont un fait qu'elle admet comme base et comme point de départ dans ses rapports avec les autres nations.

Mais, sites traités de 1815 n'existent plus que comme faits à modifier d'un accord commun, et si la République déclare hautement qu'elle a pour droit et pour mission d'arriver régulièrement et pacifiquement à ces modifications, le bon sens, la modération, la conscience, la prudence de la République existent, et sont pour l'Europe une meilleure et plus honorable garantie que les lettres de ces traités si souvent violés ou modifiés par elle.

Attachez-vous, monsieur, à faire comprendre et admettre de bonne foi cette émancipation de la République des traités de 1815, et à montrer que cette franchise n'a rien d'inconciliable avec le repos de l'Europe.

Ainsi, nous le disons hautement : si l'heure de la reconstruction de quelques nationalités opprimées en Europe, ou ailleurs, nous paraissait avoir sonné dans les décrets de la Providence ; si la Suisse, notre fidèle alliée depuis François Ior, était, contrainte ou menacée dans le mouvement de croissance qu'elle opère chez elle pour prêter une force de plus au faisceau des gouvernements démocratiques ; si les Étals indépendants de l'Italie étaient envahis ; si l'on imposait des limites ou des obstacles à leurs transformations intérieures ; si on leur contestait à main armée le droit de s'allier entre eux pour consolider une patrie italienne, la République française se croirait en droit d'armer elle-même pour protéger ces mouvements légitimes de croissance et de nationalité des peuples.

La République, vous le voyez, a traversé du premier pas l'ère des proscriptions et des dictatures. Elle est décidée à ne jamais voiler la liberté en dedans. Elle est décidée également à ne jamais voiler son principe démocratique au dehors. Elle ne laissera mettre la main de personne entre le rayonnement pacifique de sa liberté et le regard des peuples. Elle se proclame l'alliée intellectuelle et cordiale de tous les droits, de tous les progrès, de tous développements légitimes d'institutions des nations qui veulent vivre du même principe que le sien. Elle ne fera point de propagande sourde ou incendiaire chez ses voisins. Elle sait qu'il n'y a de libertés durables que celles qui naissent d'elles-mêmes sur leur propre sol. Mais elle exercera, par la lueur de ces idées, par le spectacle d'ordre et de paix qu'elle espère donner au monde, le seul et honnête prosélytisme, le prosélytisme de l'estime et de la sympathie. Ce n'est point là la guerre, c'est la nature. Ce n'est point là l'agitation de l'Europe, c'est la vie. Ce n'est point là incendier le monde, c'est briller de sa place sur l'horizon des peuples pour les devancer et les guider à la fois.

Nous désirons, pour l'humanité, que la paix soit conservée. Nous l'espérons même. Une seule question de guerre avait été posée, il y a un an, entre la France et l'Angleterre. Cette question de guerre, ce n'était pas la France républicaine qui l'avait posée, c'était la dynastie. La dynastie emporte avec elle ce danger de guerre qu'elle avait suscité pour l'Europe par l'ambition toute personnelle de ses alliances de famille en Espagne. Ainsi cette politique domestique de la dynastie déchue, qui pesait depuis dix-sept ans sur notre dignité nationale, pesait en même temps, par ses prétentions à une couronne de plus à Madrid, sur nos alliances libérales et sur la paix. La République n'a point d'ambition ; la République n'a point de népotisme. Elle n'hérite pas des prétentions d'une famille. Que l'Espagne se régisse elle-même ; que l'Espagne soit indépendante et libre. La France, pour la solidité de cette alliance naturelle, compte plus sur la conformité de principes que sur les successions de la maison de Bourbon !

Tel est, monsieur, l'esprit des conseils de la République ; tel sera invariablement le caractère de la politique franche, forte et modérée que vous aurez à représenter.

La République a prononcé en naissant, et au milieu de la chaleur d'une lutte non provoquée par le peuple, trois mots qui ont révélé son âme et qui appelleront sur son berceau les bénédictions de Dieu et des hommes : Liberté, égalité, fraternité. Elle a donné le lendemain, par l'abolition de la peine de mort en matière politique, le véritable commentaire de ces trois mots au dedans ; donnez-leur aussi leur véritable commentaire au dehors. Le sens de ces trois mots appliqués à nos relations extérieures est celui-ci : affranchissement de la France des chaînes qui pesaient sur son principe et sur sa dignité ; récupération du rang qu'elle doit occuper au niveau des grandes puissances européennes ; enfin, déclaration d'alliance et d'amitié à tous les peuples. Si la France a la conscience de sa part de mission libérale et civilisatrice dans le siècle, il n'y a pas un de ces mots qui signifie guerre. Si l'Europe est prudente et juste, il n'y a pas un de ces mots qui ne signifie paix.

LAMARTINE.

 

XVI.

Ce manifeste fut reçu de la France entière avec applaudissement, de l'Europe avec respect. Il donnait à la république son attitude, à la démocratie son verbe, à la guerre sa signification, si elle devait naître, à la paix sa dignité, si elle devait subsister. Il faisait de la démocratie une partie diverse, mais intégrante, du système européen qui, sans menacer violemment les gouvernements fondés sur un autre principe, rallierait successivement au principe français les peuples parvenus à différents degrés de liberté. C'était la raison de la Révolution se posant et s'exprimant en face du monde, au lieu de sa colère secouant l'Europe en 1793. Le manifeste ne créait pas un seul cas de guerre en dehors du droit des gens ; il en abolissait plusieurs. Il abolissait surtout l'ambition et les conquêtes.

L'effet que Lamartine attendait de cette attitude et les résultats qu'il avait promis au gouvernement ne tardèrent pas à se produire partout en Europe. Nous les parcourrons bientôt.

 

XVII.

Mais cette attitude diplomatique du gouvernement nécessitait une attitude armée correspondant aux éventualités qui pouvaient survenir. Le ministre des affaires étrangères demanda les armements de sûreté mesurés sur les dangers possibles ou sur les prudences commandées, par la situation.

L'Espagne ne s'expliquait point encore. Les informations secrètes révélaient des dispositions peu bienveillantes à Madrid. Des rassemblements de troupes de l'autre côté des Pyrénées, à proximité de la frontière française, étaient signalés. Le mariage récent du duc de Montpensier avec la sœur de la reine d'Espagne avait dû établir entre la dynastie proscrite de France et le gouvernement espagnol une solidarité et une intimité qui pouvaient se traduire en hostilités. On annonçait que les princes de la maison d'Orléans allaient chercher un asile en Espagne. Leur présence annonçait quelques idées confuses de restauration armée de ce côté. Le ministre réclama la formation immédiate d'une armée d'observation des Pyrénées de quinze à vingt mille hommes. Cette armée fut décrétée.

L'Italie, déjà agitée à son extrémité par la révolution de Sicile, qui avait précédé la révolution de Paris, allait probablement ressentir le contre-coup de la République. Le pape avait, par ses paroles et par ses actes, réveillé l'esprit d'indépendance et de haine contre l'Autriche. Ce pontife bien intentionné, mais à la fois téméraire et timide, contenait déjà avec peine le mouvement qu'il avait imprimé. Il n'avait voulu que ranimer la chaleur dans le corps engourdi de l'Italie centrale ; il y avait jeté l'étincelle. Le souffle que les événements de Paris déchaînaient sur le monde allait donner de l'air au foyer que le pape avait allumé.

La Toscane en ressentirait inévitablement l'influence. Quoique libre et heureuse de fait sous le gouvernement municipal et paternel du descendant de Léopold, elle voudrait changer ce fait en droit et ces habitudes de libertés en institutions.

Venise et Gênes frémissaient au nom de république, qui leur rappelait leur antique gloire.

Enfin, le Piémont, seule puissance militaire de l'Italie, était préparé depuis longtemps à la guerre.- L'ambition de son roi rêvait pour lui deux titres : celui de libérateur et celui de protecteur de l'Italie. Flottant depuis des années entre l'alliance autrichienne, qui faisait de lui un satellite de la servitude, et l'alliance française, qui pouvait faire de lui un dominateur de la Péninsule ; tiraillé en sens contraire par l'influence sacerdotale, qui avait fait de lui le prescripteur et le geôlier du libéralisme, et par l'esprit libéral de ses peuples, qui voulait faire de lui un novateur et un prince constitutionnel, de quel côté pencherait-il ? S'il se déclarait hostile à la République et qu'il voulût faire de son armée de cent mille hommes une avant-garde de l'Autriche contre nous, il fallait l'attendre aux débouchés de la Savoie et du littoral des Alpes. S'il voulait lever de lui-même l'étendard de l'indépendance italienne, il fallait prévoir également le cas de sa défaite et le cas de sa victoire ; l'un et l'autre pouvaient également nous entraîner involontairement en Italie. Une armée d'observation appelée armée des Alpes, prête à toute éventualité, soit à couvrir les Alpes depuis le Var jusqu'à Grenoble, soit à les franchir, était commandée par la prudence autant que par l'énergie de la République. Le ministre demanda la formation immédiate de cette armée de soixante-deux mille hommes. Le gouvernement n'hésita pas.

La présence de cette armée au pied des Alpes et dans la vallée du Rhône avait aussi son motif à l'intérieur. La République pouvait être menacée soit par des tentatives de restauration monarchique au profit de la branche aînée des Bourbons dans le Midi ; soit par des détachements de l'armée d'Alger entraînés par leur affection pour les princes et débarquant avec eux sur les côtes méridionales ; soit par les agitations anarchiques dont Toulon, Marseille, Avignon et Arles, villes du Midi, avaient contristé la première République ; soit enfin et surtout par des mouvements socialistes semblables à ceux qui avaient éclaté dans la capitale de l'industrie, à Lyon, en 1830 et 1832. One force armée mobile, disciplinée, imposante, faisait face ainsi au dehors et au dedans tout à la fois.

Enfin, il demanda une armée de cent mille hommes distribuée sur le Rhin et destinée à observer l'Allemagne et à se relier à l'armée du Nord de trente mille hommes, pour couvrir nos frontières ou pouf les franchir, selon que les mouvements de la Belgique, de la Prusse ou de l'Autriche nous indiqueraient des précautions ou des actes.

 

XVIII.

Le gouvernement provisoire adopta toutes ces mesures. Il créa un comité de défense composé des généraux les plus éminents, sans acception d'opinion. L'armée française était au-dessus du soupçon. Le sentiment de reconnaissance que quelques-uns de ses chefs pouvaient garder envers les princes s'effaçait devant le sentiment de la patrie. Le gouvernement ne leur demanda pas s'ils étaient républicains ; il savait qu'ils étaient Français.

Le maréchal Bugeaud avait écrit dès les premiers jours à Lamartine en termes dignes de son caractère et de son rang pour adhérer à la République. Lamartine lui avait répondu que la République était la France ; qu'elle était fière et forte de tous ses enfants ; qu'elle espérait n'avoir pas à tirer l'épée, mais que si on la tirait contre elle, elle confierait le point le plus important, c'est-à-dire le Rhin, à un général dont le nom, la bravoure et les talents étaient chers à l'armée et imposant pour l'Europe. Le maréchal comprenait de lui-même que son rôle dans le gouvernement actuel ne pouvait être justifié que par la guerre. L'attachement récent qu'il avait montré à la royauté bannie, les services qu'il lui avait rendus, la franchise militaire de ses regrets, enfin la susceptibilité du peuple et la réserve obligée du gouvernement lui-même, commandaient au maréchal Bugeaud un éloigneraient temporaire jusqu'au jour où la République, ratifiée par l'Assemblée nationale, ne tenterait plus un général du rôle décrédité de Monck. Mais le général Lamoricière, le, général Oudinot, le général Bedeau furent appelés à ce comité du gouvernement. Ces trois généraux n'avaient pas hésité un instant à se rallier à la République, après avoir satisfait à leur devoir d'honneur envers la royauté.

Le gouvernement assista plusieurs fois aux délibérations de ce comité de la guerre pour lui imprimer ses pensées, ses inspirations, son énergie. L'opinion de Lamartine était de rappeler instantanément quarante ou cinquante mille hommes de l'armée d'Afrique, forte alors de cent mille hommes. Il pensait que cent mille hommes en Afrique, pour couvrir une colonie encore peu habitée contre quelques tribus sans chef, sans gouvernement, sans armée, étaient au moins, en temps de crise, en Europe, un luxe inutile et onéreux ; que cinquante mille hommes suffiraient pour contenir cette région : que si nous avions la guerre avec l'Angleterre, ces cent mille hommes, coupés de la mère-patrie, finiraient comme finit l'armée d'Egypte après Bonaparte ; que si nous avions la paix, cette paix, encore armée sur le continent, pèserait sur le Trésor du poids des cinquante mille soldats qu'il faudrait lever, armer, équiper pour tenir lieu des cinquante mille hommes dont il demandait le retour ; enfin, que les troupes d'Afrique déjà disciplinées et aguerries équivaudraient, sur les Alpes ou sur le Rhin, à une force double de jeunes soldats de nouvelles recrues.

Les généraux d'Afrique opposaient à cette réduction de nos forces actives en Algérie une invincible résistance. Lamartine s'irritait d'une prédilection qui lui paraissait une paralysie systématique d'une partie des forces que la prudence et la politique devaient concentrer sur le sol même de la République. Une bataille en Belgique, sur le Rhin ou en Piémont, perdue par l'absence de cinquante mille hommes, perdait la République ; quelques escarmouches plus ou moins heureuses en Algérie ne perdaient qu'un désert facilement reconquis après la paix. Des discussions obstinées se renouvelèrent et se prolongèrent ; des paroles vives, des objections furent échangées entre le général Lamoricière et Lamartine. Lamartine se défiait alors de ce jeune général. Il suspectait non sa franchise, mais ses relations. Il lui croyait des intimités avec le parti implacable dans son ressentiment contre la Révolution Il reconnut depuis qu'il se trompait, et que ce général, aussi brave à l'action que capable au conseil, n'épargnai pas plus son sang que sa parole et.sa popularité pour le salut du gouvernement.

Le général Bedeau et le général Oudinot tous deux dignes des commandements les plus élevés, s'efforcèrent vainement alors de justifier leur frère d'armes et de détruire dans l'esprit de Lamartine d'injustes préventions. Le gouvernement, donnant à demi raison au ministre des affaires étrangères, décréta que vingt mille hommes d'abord, puis dix mille ensuite, seraient rappelés d'Alger et remplacés sur le sol d'Afrique par des soldats de. nouvelles levées.

Le ministre de la guerre, le général Subervie, était président de ce comité de défense nationale. Un jeune colonel d'état-major, M. Charras, en était le secrétaire. Les mesures de ce comité furent non-seulement acceptées, mais provoquées et pressées avec une ardeur qui ressemblait à l'impatience par l'unanimité, du gouvernement. La réorganisation de nos forces était urgente. L'Algérie avait tout absorbé ; le gouvernement précédent était construit pour la paix : nous ne l'en accusions pas. La République, à sa naissance, devait reconstruire la France militaire dans Ja double prévision de la paix ou de la guerre. Pour qu'elle fût à la fois debout comme la France de 1792 et laborieuse comme la France de 1847, il fallait que sa force active et soldée ne fût que l'avant-garde de sa population armée. Lamartine provoquait déjà, dans ce sens, la création de trois cents bataillons de gardes mobiles des départements, encadrés, disciplinés, armés dans leurs foyers et prêts à servir de réservé sur nos frontières ou de force modératrice de la République au dedans. Il finit par réaliser cette idée plus tard. Votée par l'Assemblée nationale et abandonnée momentanément par les gouvernements qui succédèrent au gouvernement provisoire, cette idée eût donné à la République une force d'Ordre partout présente au dedans, une force défensive promptement active au dehors. C'était, dans la pensée de Lamartine, la fédération perpétuelle des départements, de la propriété et de la société contre les factions antisociales et contre 'les coalitions antifrançaises.

 

XIX.

L'armée, au 1er mars, se composait en effectif immatriculé de trois cent soixante-dix mille hommes, dont quatre-vingt-dix mille étaient en Algérie, sans compter les forces indigènes. Le nombre des combattants n'était que de trois cent trente-six mille hommes, dont quatre-vingt-deux mille en Algérie. Ce nombre paraissait suffisant pour les nécessités purement éventuelles d'un gouvernement qui était résolu à ne pas attaquer. Mais quand le gouvernement demandait aux généraux sur quelles forces immédiatement actives il pouvait compter soit pour une campagne sur le Rhin, soit pour une expédition au delà des Alpes, le chiffre était tellement réduit par les garnisons, la défense des côtes, les colonies, les non-valeurs, que le ministre des affaires étrangères et ses collègues frémissaient de l'impuissance du pays, s'ils avaient été devancés par les événements. Gagner-du temps, quoi qu'en disent les partisans de la guerre agressive, c'était donc gagner des forces ; c'était sauver à la fois le sang de la France et les destinées de la République.

Le gouvernement, tout en gagnant du temps contre l'Europe, n'en perdit pas pour lui-même. Il résolut de porter l'armée à cinq cent quatre-vingt mille hommes. Tous ses ordres, tous ses appels, tous ses achats de chevaux, tous les travaux des comités de défense, toutes les veilles des deux ministres de la guerre qui se succédèrent, le général Subervie et M. Arago, tendirent à ce chiffre. Chaque semaine, chaque mois nous en rapprochèrent. Le 1er avril, nous comptions trois cent trente-huit mille combattants ; le 1er mai, trois cent quarante-huit mille ; le 1er juin, quatre cent mille. L'exécution aussi rapide que possible des mesures décrétées par le gouvernement provisoire, exécutées successivement par M. Arago, par M. Charras, par le général Cavaignac, par le général Lamoricière, portèrent ce chiffre, avant la fin de l'année, au delà de cinq cent mille hommes ;Te nombre des chevaux, qui était de quarante-six mille le 1er mars, était de soixante mille en juillet et de soixante-quinze mille en novembre. La garde mobile et la garde républicaine, corps de circonstance, mais improvisés armés disciplinés, intrépides avant le temps, montés, équipés, composaient en outre à Paris environ vingt mille hommes, sortis excellents soldats des pavés et des émotions populaires.

Le général Duvivier, militaire philosophe et républicain, avait été chargé par le gouvernement d'organiser et de commander cette garde mobile. Jamais général n'eut à former l'armée de l'ordre dans une capitale en révolution avec des éléments plus confus, plus insaisissables et plus turbulents ; jamais, en si peu de temps et si peu de semaines, il n'accomplit plus merveilleusement une tâche plus difficile. Ses bataillons, composés en majorité d'enfants du peuple de Paris, sortaient heure par heure, de ses mains, encore en haillons, déjà soldats. Le général Duvivier les prenait par le cœur, le gouvernement par la confiance. Ils sauvaient Paris tous les jours de lui-même. Paris les admirait et les adorait. C'étaient les pupilles héroïques de la République ; ils furent plus tard les héros et les sauveurs de l'ordre social. Leurs généraux Duvivier et Damesme moururent à leur tête. Ils portèrent seuls le poids des trois premiers mois de la sédition réprimée ou contenue partout ; ils firent un rempart de leurs bataillons au gouvernement le 16 avril ; ils entourèrent l'Assemblée à son arrivée ; ils la reconquirent le 15 mai avec la gardé nationale ; ils prodiguèrent leur sang pour elle le 23 juin ; ils rouvrirent à l'armée les portes de Paris et se glorifièrent de se subordonner à leurs aînés dans la famille des camps. Ils méritaient d'être adoptés par l'Assemblée nationale an lieu de subir le licenciement et l'oubli. Mais si le moment oublié, l'histoire se souvient. La page de la garde mobile sera écrite dans ses services et avec les gouttes de son sang.

 

XX.

Pendant que le général Subervie, le général Duvivier, et les généraux des comités de défense, secondaient ainsi les efforts du gouvernement pour réorganiser nos forces de terre, M. Arago, dont le nom flattait l'orgueil de la marine, maintenait d'une main ferme la discipline sur nos flottes, fortifiait nos escadres, armait nos ports, donnait la confiance sans réserve du gouvernement à tous les officiers de cette armée d'élite chez qui l'honneur garantissait la fidélité. à la République. Il faisait dans des vues à la fois patriotiques et pacifiques flotter la flamme de nos vaisseaux sur les côtes de la Méditerranée.

 

XXI.

Mais de si grands développements donnés à nos forces nationales pour prévenir toute surprise sur terre et sur mer, tout hasard d'invasion et tout affront à la République, exigeaient du Trésor des efforts correspondants.

Le gouvernement avait trouvé les finances dans une situation qui eût été lourde déjà en temps ordinaire et qui aurait exigé, avant peu de mois un emprunt six cents millions. L'emprunt exige le crédit. Les révolutions sont les éclipses du crédit parce qu'elles ébranlent, non-seulement les intérêts, mais les imaginations. Les imaginations ébranlées font resserrer les mains qui tiennent l'or dans une nation industrielle. Les hommes sages du gouvernement se préoccupaient avant tout de la question financière. Us savaient que toute la révolution allait se caractériser en violence ou en modération par les premières mesures financières que le gouvernement prendrait en débutant.

Ils disaient hautement qu'il n'y avait que deux moyens de faire franchir à la République cet abîme d'une révolution imprévue sans y précipiter la fortune publique : la dictature armée de l'instrument des supplices ou le crédit.

La dictature armée de l'instrument des supplices pouvait faire la banqueroute, les assignats, les maximum, et soutenir ces mesures désespérées contre les fortunes par un appel aux pauvres contre les riches. Les forces d'exécution ne manquaient pas. Le seul fait de la révolution soudaine et complète accomplie sans résistance par le bras des prolétaires ; deux cent mille ouvriers dans Paris qu'on pouvait fanatiser quelque temps contre les fortunes comme on les enthousiasmait pour la vertu ; deux millions de travailleurs déclassés sur la surface de la République demandant du pain dans nos villes manufacturières où les ateliers allaient se rétrécir et se fermer ; c'étaient là des éléments de terreur pour les classes possédantes et de compression irrésistible pour un gouvernement désespéré. Il n'y a rien qu'un pareil gouvernement-ne se sentît la force de faire pendant ces deux premiers mois de la République : il avait derrière lui l'impulsion et le poids d'une révolution qui l'aurait poussé vers des abîmes, mais qui le poussait sans que rien pût lui résister. S'il ne prit pas la tyrannie, c'est qu'il fut assez sage pour la mépriser, assez politique pour la craindre. Il eut tous les jours plus de peine à la refuser qu'à la prendre. Un mot de lui faisait courber en ce moment la France entière. Nous avons assez de force pour faire tout le mal qu'on peut rêver, disait Lamartine à Dupont de l'Eure : quant au bien, c'est différent, il se fait lentement, avec règle et mesure. Ce n'étaient donc pas les moyens d'exécution sur les fortunes qui inquiétaient le gouvernement provisoire : ces moyens surabondaient.

Mais tous ces moyens, banqueroute, assignats, emprunts forcés, taxe sur les riches, décimation des capitaux, séquestres, confiscations, prolétaires imposés comme garnisaires aux propriétaires, exigeaient la violence contre les choses. Les membres sages et modérés du gouvernement savaient que de la violence contre les choses à la violence contre les personnes il n'y avait que l'espace de la veille au lendemain. Chacune de ces mesures aurait fait enfouir l'or, tari l'impôt, tué le crédit, anéanti le travail. Pour retrouver l'or, l'impôt, le crédit, le travail, il fallait sévir. Les sévices de la loi auraient amené les résistances des contribuables ; les résistances auraient nécessité les délations, les condamnations, les amendes, les incarcérations. Delà aux échafauds il n'y avait qu'un pas. Ce pas franchi, le sang coulait. La première goutte versée par la Révolution au nom de la République rouvrait les écluses de sang. L'humanité était sacrifiée, la Révolution pervertie, la liberté déshonorée, la France livrée au crime, le riche à la terreur, le pauvre aux guerres civiles, la République à l'exécration de l'avenir.

Ces idées sans cesse présentes à l'esprit des membres du gouvernement, et fortement reproduites dans le conseil par les hommes politiques et par les hommes de finances ne laissaient pas d'hésitation possible à la majorité du conseil. A la première mesure de cette nature qui aurait été décrétée, les hommes sages se seraient retirés pour en décliner le crime et la honte. Se retirer c'était livrer la République au hasard, Paris aux déchirements instantanés, la France aux licteurs. Nul n'y pensait sans frémir.

Cependant le trésor était sinistre à sonder. Il ne pouvait se remplir à mesure qu'il se vidait que par des sources quotidiennes aussi abondantes et aussi intarissables que les pressantes nécessités qui le vidaient. Il y avait en caisse le 25 février 190 millions. C'était une somme très-inférieure à celle que le Trésor contient ordinairement dans ce mois qui précède le mois de mars, où l'on paie la rente et sur lequel on accumule ordinairement les recettes. Si le Trésor eût montré la moindre hésitation à accomplir ses engagements, le mot de banqueroute, synonyme de celui de ruine dans le peuple, aurait à l'instant couru sur toutes les bouches, glacé toutes les imaginations, resserré tous les capitaux, fait fermer toutes les caisses, décimé tous les impôts. Nous touchions l'écueil dans peu de jours. Il fallait montrer de la confiance pour en inspirer. Le nom du ministre des finances en donnait aux capitalistes et aux banquiers de Paris. M. Goudchaux avait la probité, l'obstination de scrupules, la droiture d'intention, l'expérience de crédit et l'intrépidité de résistance à toutes les aventures de système et d'idée, propres à rassurer tout ce qui pouvait et devait être rassuré dans la région des affaires. Il était ce, qu'il fallait être eh un pareil moment, la régularité financière au milieu de la révolution politique. Mais il avait le défaut de ses qualités, le crédit timoré comme l'âme. Il s'alarmait trop vivement des doctrines lancées témérairement par ceux qui, autour du gouvernement, voyaient dans la tyrannie imposée aux capitaux ce qu'ils appelaient l'organisation du travail. Les discours du socialisme industriel au Luxembourg, discours qui s'évaporaient dans l'atmosphère du bon sens de la France et des ouvriers eux-mêmes, lui causaient, comme surveillant du Trésor, d'incessantes insomnies.

Ces discours, en effet, avaient un fatal retentissement sur les affaires. Les ouvriers s'y enivraient les premiers jours des paroles sonores qui paraissaient contenir des tempêtes aux capitalistes. Les fabricants inquiétés par ces théories des salaires fixés souverainement par l'État, leur croyaient au commencement plus de danger qu'elles n'en avaient. La panique fermait les manufactures ; la production et la consommation se ralentissaient, et cependant, ainsi que les membres éclairés du gouvernement l'avaient prévu, les ouvriers en masse commençaient déjà à sentir l'inanité des théories du Luxembourg. L'égalité des salaires distribués entre des ouvriers inégaux de forces, d'habileté, de conduite, de travail, scandalisait leur équité. L'assujettissement du capital forcé, à se dépenser en travail sans y trouver son intérêt et sans écouler ses produits, inquiétait leur bon sens. L'éloquence de leur jeune tribun Louis Blanc les attirait, mais en sortant de son cours, ils s'interrogeaient entre eux sur ce qu'il y avait d'applicable à leur condition dans cet Évangile des salariés. Ils pressaient les mots, ils n'y trouvaient que du son. Ils allaient aux conséquences, elles ne les menaient qu'à l'impossible. Ils hochaient la tête et se disaient :

Ce Luxembourg est un passe-temps que la révolution a donné aux oisifs. On nous endort avec de belles paroles pour que nous ne sentions pas la faim. Revenons au simple bon sens. Il n'y a ni capital, ni salaire, ni travail sans liberté ; si nous enlevons la liberté au fabricant et le capital au riche, nous serons tous également misérables. Ce qu'on nous prône, c'est l'égalité de la faim.

Les problèmes de Louis Blanc, des socialistes et des économistes se heurtaient au Luxembourg comme les langues dans Babel. Le cœur de Louis Blanc éclatait en sentiments fraternels, sa parole en images, niais son système en ténèbres. C'était l'orateur des travailleurs, faisant luire les problèmes, promettant l'impossible et ajournant les résultats à ceux qui ne pouvaient pas ajourner leurs besoins.

Quelques membres de la majorité du gouvernement se réunirent chez M. Crémieux, ministre de la justice, pour sonder entre eux la situation et pour entendre les tristesses de M. Goudchaux. Là, devant MM. Marie, Bethmont, Crémieux, Garnier - Pages, Duclerc, Pagnerre, Carnot, Lamartine, M. Goudchaux annonça l'irrévocable résolution de se retirer. Les membres présents du gouvernement et les ministres furent consternés. Us sentaient quelle atteinte profonde allait porter au peu de crédit qui restait encore, la retraite d'un ministre estimé, et qui avait la confiance des capitalistes/C'était une déclaration de détresse aux yeux de l'opinion. Dupont de l'Eure, Garnier-Pagès, Lamartine, tous les membres de la conférence supplièrent M. Goudchaux de renoncer à sa résolution. Us lui représentèrent pathétiquement les déplorables conséquences qui allaient en découler : les calomnies des hommes d'argent, l'effroi des contribuables, la panique des écus, la fermeture, d'un plus grand nombre d'ateliers, l'inondation de Paris par des masses d'ouvriers sans travail.

Mi Goudchaux ne céda pas. Un morne silence s'établit. Chacun sentait que dans un moment aussi critique où les finances étaient tout, où une banqueroute pouvait résulter d'une disparition du numéraire, et où le numéraire allait peut-être disparaître avec M. Goudchaux, la démission du ministre des finances était le coup le plus terrible qui pût frapper le gouvernement.

Ce furent des minutes d'angoisses dont l'impression dut rester poignante dans l'âme de ceux qui comprenaient la portée de cette catastrophe des affaires, à si peu de distance de la proclamation de la République.

Lamartine surtout en frémissait. Il était convaincu que la banqueroute, la terreur et la guerre étaient un même mot, Mais il était convaincu aussi, que le gouvernement ne devait s'avouer vaincu parles difficultés financières qu'en succombant tout entier.

Nous avouer vaincus ou impuissants devant les périls du trésor, faire dire aux ennemis de la France que la République a commencé sa carrière par la banqueroute ! plutôt mourir tous à la peine, s'écria-t-il en se levant avec désespoir. Le départ du ministre des finances nous consterne, mais il ne nous découragera pas. A présent que nous avons tout fait pour prévenir ce malheur, faisons tout pour le réparer.

Le même élan souleva tous les hommes qui assistaient à la conférence. Garnier-Pagès, quoique expirant de faiblesse, de lassitude et de maladie, retrouva dans son cœur ce courage de l'honnête homme qui ne faiblit jamais. Il accepta le fardeau dont mieux qu'un autre il mesurait le poids, mais auquel son patriotisme religieux égalait en ce moment son dévouement. Son acceptation sauva le, trésor, et en sauvant les finances des mesures extrêmes et acerbes que l'imprudence conseillait au désespoir, il sauva réellement la République.