DE LA MILICE ROMAINE

 

QUATRIÈME PARTIE. — ADMINISTRATION DE L'ARMÉE

CHAPITRE VIII. — CONDITION DU SOLDAT ; CONGÉ ET RETRAITE.

 

 

Le soldat pouvait-il se marier ? — Connubium et contubernium. — Des vétérans colonies où on leur distribuait des terres. — Pension de retraite établie par Auguste ; autres avantages.

 

Pour montrer l'organisation de l'armée romaine, nous avons pris les soldats dès le commencement de leur vie militaire, et, par tout ce qui précède, nous les avons montrés instruits, habillés, nourris, payés, soignés par l'État. Il nous reste à dire quelle était leur condition civile sous les drapeaux, et comment l'État, après avoir pris soin d'eux pendant tout le temps qu'ils étaient à son service, savait ensuite les récompenser en leur procurant, par une retraite avantageuse, des moyens d'existence pour leur vieillesse.

Lorsque, dans les premiers temps, tout citoyen était soldat et que l'état militaire ne constituait pas une profession séparée, la condition du soldat était nécessairement la même que celle du citoyen. L'homme marié que la République appelait à son service se séparait de sa femme et de ses enfants, qui, en son absence, faisaient valoir son patrimoine, et, lorsque la guerre était terminée, il revenait cultiver ses champs, qu'il n'avait abandonnés que momentanément. Aussi voyons-nous, dans les harangues que les généraux adressaient à leurs troupes avant les combats, qu'ils n'oubliaient pas de leur représenter, avec l'honneur du nom romain et l'amour de la patrie, les motifs domestiques capables d'animer leur courage. Unusquisque, leur dit Scipion avant de combattre Annibal, se non corpus suum, sed conjugem ac liberos parvos armis protegere putet[1]. Rome, à cette époque, n'aurait pu interdire le mariage à ses soldats sans se condamner elle-même à une mort certaine : tout ce qu'elle pouvait leur défendre, et ce qu'elle leur défendait en effet, c'était d'emmener leurs femmes à la suite de l'armée.

Mais lorsque la milice fut devenue perpétuelle, le soldat légionnaire devint esclave du drapeau pour une longue suite d'années, ne pouvant jamais s'en éloigner sans une permission expresse, sans un congé temporaire appelé commeatus[2]. Dès lors, la défense faite aux soldats d'emmener une femme avec eux dans les camps entraîna nécessairement l'interdiction absolue du mariage, et le milicien, sans cesser d'être citoyen, ne put avoir d'autre famille que sa légion, sa cohorte, sa centurie, la réunion de ses camarades. La milice devint même une juste cause de séparation, et si un soldat se mariait malgré la défense, comme il n'y avait plus de connubium, ce n'était plus un mariage légitime (justæ nuptiæ) qu'il contractait, c'était un concubinatus, sorte de concubinage toléré par la loi, mais ne produisant pas d'enfants légitimes, capables de succéder. Telle fut la condition des légionnaires depuis Auguste jusqu'à Septime Sévère : ce prince fut le premier qui, pour plaire aux troupes, leur permit le mariage légitime, et comme les légions étaient alors campées dans de lointaines provinces et restaient presque toujours éloignées de Rome, il devint presque impossible d'empêcher les femmes de suivre les armées, ce qui dut, en plusieurs manières, altérer la discipline[3].

Au temps où, pour maintenir cette discipline dans toute sa force, Rome avait cru devoir imposer quelques dures privations aux citoyens chargés de la défendre, elle leur avait accordé, en compensation, certains avantages qui, en leur assurant les moyens de vivre après les années de service, devaient leur faire supporter plus patiemment le temps passé sous les drapeaux.

Quelquefois, pour les récompenser, elle leur faisait des distributions extraordinaires d'argent. Plutarque, par exemple, rapporte que, par un plébiscite de Tiberius Gracchus, il fut ordonné que tous les trésors du roi Attale seraient apportés à Rome et distribués aux vétérans pour leur acheter de quoi faire valoir leurs terres. Mais nous ne nous souvenons pas d'avoir lu beaucoup d'exemples d'une telle libéralité, et, sans nous y arrêter, nous aimons mieux ne parler ici que des avantages réguliers dont jouissaient les vétérans.

Le plus grand de ces avantages, sous la République, était la possession des terres qu'on leur distribuait. Les Romains avaient toujours été dans l'usage de priver d'une partie de leur territoire les peuples qu'ils avaient réduits sous leur obéissance : ils conduisaient des colonies dans les pays conquis, et faisaient entre les colons le partage de ce qui était cultivé. Consuetudo erat, dit Servius[4], ut victores imperatores agros militibus suis darent, ut in historiis legimus. Aussi voyons-nous que, lorsque César est sur le point de livrer la bataille de Pharsale, Lucain lui fait haranguer ses troupes en ces termes[5] :

Quæ sedes erit emeritis ? Quæ rura dabuntur ?

Quæ noster veteranus aret ? Quæ mœnia fessis ?

et ailleurs[6] :

Hæc eadem est hodie, quæ pignora quæque penates

Reddat, et emerito faciat vos marte colonos.

Rome partageait même d'autant plus volontiers les territoires conquis à ses soldats, qu'elle avait trouvé dans cette manière de les récompenser un moyen de conserver ses conquêtes. Car, comme il arrive rarement, ou plutôt comme il n'arrive jamais que les vaincus se réunissent de bonne foi aux vainqueurs, elle avait cru que rien ne contribuerait davantage à étendre et à défendre sa domination que l'envoi de semblables colonies qui, comme autant de citadelles[7], retiendraient sous le joug les provinces conquises, et feraient l'office de sentinelles pour observer les mouvements d'un ennemi voisin. Auguste, qui avait reconnu l'avantage d'une telle politique, ne manqua pas, pour établir plus solidement son autorité sur tout l'empire, d'envoyer, en Italie et dans les provinces, beaucoup de colonies formées de ses partisans : on les appela Augustæ ou Juliæ[8]. Les soldats, devenus ainsi colons, sortant de la condition militaire, reprenaient tous les droits de citoyen romain : le mariage, jus connubii, ne leur était plus interdit, leurs concubines devenaient leurs femmes légitimes, duntaxat singulis singulas, et le droit de cité romaine était accordé aux enfants nés des femmes qui avaient vécu avec eux dans le commerce toléré par la coutume : Quos susceperint ex mulieribus quæ secum concessa consuetudine vixisse probatæ sint[9].

Mais, pour obtenir le titre de vétéran, il fallait avoir rempli le temps régulier du service, avoir reçu le congé absolu et honorable, missio justa et honesta, ainsi appelé par opposition au congé infamant dont nous avons parlé précédemment, missio turpis et ignominiosa. Ceux qui n'avaient pu remplir toutes leurs années de service par suite de blessures, de maladies et d'infirmités, obtenaient également un congé absolu qu'on appelait missio causaria : Causaria missio, dit Ulpien, est quæ propter valetudinem a laboribus militiæ solvit, et ce congé, qui n'était pas moins honorable que le premier, donnait droit aux mêmes récompenses. Mais il y en avait un autre, qui était de pure faveur, et qui ne faisait, pour parler comme Ulpien, que de faux vétérans : gratiosa missio. Les généraux le donnaient à ceux qu'ils voulaient ménager, et, pour peu que la République en souffrit ou que les censeurs fussent d'une humeur difficile, il était bientôt révoqué : ceux qui l'avaient obtenu ne pouvaient donc jouir des mêmes avantages que les vétérans véritables.

Telles étaient, sous la république, les différentes sortes de congés et la récompense la plus ordinaire des anciens légionnaires. Auguste, qui devait tant aux soldats, ne ménagea rien pour améliorer encore leur condition et leur assurer une vieillesse plus heureuse. L'an sept cent quarante et un, après avoir fixé à douze ans le service des prétoriens et à seize celui des légionnaires, il assigna, au lieu de terres, une pension en argent à tous ceux qui avaient régulièrement terminé leur service ; il la proportionna aux différents grades, et créa la caisse militaire dont nous avons déjà parlé. Puis, dix-sept ans plus tard, voyant que les soldats n'étaient pas satisfaits de la somme qu'il leur avait accordée pour leur retraite, il craignit que la misère ne les poussât à quelque sédition, lorsqu'ils rentreraient dans la vie civile ; il augmenta leur pension et la fixa à vingt mille sesterces pour les prétoriens[10], à douze mille pour les légionnaires[11]. Quidquid ubique militum esset, dit Suétone[12], ad certam stipendiorum præmiorumque formulam adstrinxit, definitis pro gradu cujusque, et temporibus militiæ, et commodis missionum, ne aut ætate, aut inopia sollicitari ad res novas possent. Mais il ne fit cette augmentation à la pension de retraite qu'en établissant deux degrés de congé légitime. Dès lors il ne suffit plus aux légionnaires d'avoir rempli leurs seize années de service, ils durent rester quatre ans de plus à l'armée, sous un étendard particulier, vexillum veteranorum, exemptés des gardes, des veilles, des fardeaux, en un mot de toute charge militaire, hormis de combattre l'ennemi. Ce demi-congé s'appela exauctoratio, et le congé définitif qui dut être accordé quatre ans plus tard, plena missio.

Le règlement d'Auguste resta en vigueur sous ses successeurs. Quelques-uns, il est vrai, entraînés par leur cupidité ou n'étant pas toujours en état de payer, cherchèrent à l'éluder. Caligula, par exemple, trouvant trop belle la pension de retraite, en voulut réduire la somme à la moitié. Tibère, au récit de Suétone[13], retenait le plus longtemps possible les vétérans sous le vexillum, dans l'espérance que leur mort viendrait avec le temps l'acquitter de sa dette : Missiones veteranorum rarissimas fecit, ex senio mortem, ex morte compendium captans. Dès le commencement de son règne, cela donna lieu à la révolte des légions de Pannonie et des légions du Rhin que durent calmer Drusus et Germanicus. Mais, en général, les empereurs prirent soin de s'attacher les vétérans et les traitèrent avec distinction. Outre leur pension, on leur accorda des privilèges[14]. Ils purent porter le cep de vigne comme les centurions, ils furent dispensés du droit de halle dans les achats et les ventes, de toute capitation, de tout tribut, de toute charge personnelle : s'il arrivait qu'ils fussent arrêtés sur le soupçon d'un crime, la considération qu'on avait pour leur qualité de vétérans les suivait jusque dans les prisons : ils y avaient un lieu séparé des autres criminels ; on ne pouvait les condamner aux verges ni aux punitions humiliantes, et leurs enfants jouissaient des mêmes privilèges. Enfin, quand ils mouraient, la légion à laquelle ils avaient appartenu leur faisait ordinairement des funérailles honorables, et l'on avait soin d'étaler sur leurs monuments funéraires le titre glorieux que leur avaient mérité leurs services.

D. M.

Et memoriæ æternæ Attoni Constantis

Veterani, legionis XXII. Remissus

Honesta missione, castris inter

Cœteros conveteranos suos revocatus

Bello interfectus obiit.

. . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . .

(Gruter, p. 524)

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Tite-Live, XXI, 41.

[2] Digeste, XLIX, tit. 16, leg. 3, § 7 ; leg. 12, § 1.

[3] Le mariage romain, contracté selon le droit civil, s'appelait justæ nuptiæ, justum matrimonium. Outre la puberté et le consentement des conjoints et des chefs de famille, il fallait qu'il y eût connubium : pas de mélange du sang patricien avec le sang plébéien, jusqu'à la loi Canuleia (309 de Rome, 445 av. J. C.) ; du sang ingénu avec le sang affranchi, jusqu'à la loi Papia Poppæe (762 de Rome, 9 de J.-C.) ; du sang sénatorial avec le sang affranchi, jusqu'à Justinien (Cod., 5, 4, 23 ; Novel., 89, c. 13 ; 117, c. 6). — L'union de l'homme et de la femme, lorsqu'elle ne constituait pas le matrimonium, s'appelait concubinatus ; c'était un commerce licite, mais peu honorable pour la femme : aussi les concubines étaient-elles souvent des affranchies. Les enfants s'appelaient naturales. — Quant à l'union des personnes libres avec des esclaves, ou des esclaves entre eux, elle était abandonnée au pur droit naturel, et s'appelait contubernium.

Les soldats, depuis Auguste jusqu'à Septime Sévère, ne purent pas se marier légitimement ; mais, comme c'était à cause du service de la République qu'ils ne se mariaient pas, Claude leur accorda tous les privilèges des citoyens mariés (Dion, LIX). Il avait été raisonnable, dit Montesquieu, d'accorder le droit d'enfants aux vestales que la religion retenait dans une virginité nécessaire : on donna, de même, le privilège de maris aux soldats, parce qu'ils ne pouvaient pas se marier (Esprit des lois, XXIII, 21).

Il y eut aussi des règles particulières pour le testament militaire. Dans l'origine, les citoyens au service de la République pouvaient faire un testament quod procinctum dicebatur : l'armée équipée et réunie remplaçait l'assemblée des enraies (Just., Inst., II, tit. x). Velléius Paterculus (II, 5) nous montre, à l'attaque de Contrebia, en Espagne, cinq cohortes de légionnaires faisant leur testament in procinctu, avant de monter à l'assaut pour reprendre une position difficile, velut ad certam mortem eundum foret.

Jules César fit aux soldats, en ce qui concernait leur testament, des concessions temporaires que ses successeurs confirmèrent et généralisèrent, en les augmentant. Le testament du soldat devint valable par l'effet seul de sa volonté, de quelque manière qu'elle fût attestée (Just., Inst., II, tit. XI) ; il ne fut plus tenu d'exhéréder ses fils formellement ; il ne fut plus incapable de tester dans les cas où le droit civil le déclarait tel ; il put donner à toutes personnes, mêmes à celles qui étaient incapables de recevoir par testament ; il put ne pas instituer un héritier pour tous ses biens ; il n'eut pas à craindre que son testament devint inutile, irritum, par suite de la perte de certains droits, capitis diminutio (Dig., 29, 1).

Ces privilèges furent accordés à tous ceux qui vivaient à l'armée, aux soldats de la flotte, aux chefs d'équipage, et même aux rameurs (Dig., 37, 13, 1).

Mais, dès que le congé avait été donné, le testament militaire ne conservait sa validité que pendant un an.

[4] Æn., XII, 359.

[5] Lucain, I, 343.

[6] Lucain, VII, 257.

[7] Sedes servitutis (Tacite).

[8] Suétone, Auguste, 46.

[9] Le ministre de la guerre, le maréchal Randon, de concert avec le maréchal Pélissier, gouverneur de l'Algérie, vient de créer une institution qui a beaucoup de rapport avec les colonies agricoles militaires des Romains. C'est la formation des smalas de spahis. Les spahis n'ont plus seulement un rôle militaire ; ils ont en noème temps une mission politique et agricole, et doivent devenir, dans la pensée du gouvernement, les initiateurs, les propagateurs de la civilisation française en Algérie. Ils seront disséminés au milieu des tribus, et recevront des terres où ils doivent appliquer les méthodes nouvelles de culture et organiser des fermes-modèles. On peut espérer que cette institution rendra de grands services à la colonisation de l'Algérie.

[10] 5.378 francs.

[11] 4.300 francs.

[12] Suétone, 49.

[13] Suétone, 63.

[14] Voir sur les Vétérans, Mém. à l'Acad.