Distributions de vivres faites régulièrement à l'armée ; rations des légionnaires, des soldats auxiliaires, repas militaires. — Habillement du fantassin ; équipement du cavalier ; habits fournis par l'État. — Officiers chargés des fournitures d'habits et de la manutention des vivres. Après avoir vu comment la République, par de nombreuses punitions et de nombreuses récompenses, faisait observer à ses soldats les lois de la discipline et savait les encourager dans l'accomplissement de tous leurs devoirs, nous devons nous demander comment elle les entretenait, quelle nourriture, quel habillement elle leur fournissait en retour des services qu'elle exigeait d'eux. Mensa militaris a toujours signifié une table frugale, et la nourriture du soldat s'est fait dans tous les temps remarquer par sa simplicité. Chez les Romains surtout, cette simplicité était tout à fait remarquable, et l'on ne fournissait aux troupes que les aliments de première nécessité. Le blé était la principale nourriture des légionnaires : on le leur donnait en nature, et, après l'avoir broyé sur une pierre et l'avoir fait rôtir sur les charbons, ils en faisaient une espèce de bouillie. Virgile parle de cette préparation, quand il dit : . . . . . . . . . . . . . . . . Frugesque receptas Et torrere parant flammis et frangere saxo. Lorsque les soldats faisaient du pain au lieu de bouillie, ils devaient moudre leur blé eux-mêmes et faire cuire la pâle sous la cendre. Chaque chambrée avait à cet usage une meule à bras, et de cette manière, la distribution, se faisant toujours en grains, épargnait à l'État une grande partie de la dépense. Ce ne fut qu'assez tard, sous les empereurs, qu'on distribua une sorte de biscuit nommé buccellatum, dont parle Procope dans la guerre des Vandales : C'est la coutume, dit-il[1], de mettre deux fois au four le pain qu'on porte à l'armée, afin qu'il puisse se garder plus longtemps sans se corrompre. Il devient par ce moyen plus léger, et, dans la distribution, on retranche au soldat le quart du poids marqué pour sa ration. Outre le blé, on distribuait du sel qui, chez les Latins, suppléait avec le pain au défaut de tout autre aliment : . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cum sale panis Latrantem stomachum bene leniet[2] ..... de la chair de porc, lardum, dont l'usage était très-fréquent, et qu'on comprenait, avec le pain, sous le nom d'annona civica ; de l'huile, du fromage, quelquefois des légumes, et même de la viande de mouton. Cette dernière, toutefois, n'était donnée que dans de rares circonstances. La boisson ordinaire était de l'eau mêlée d'un peu de vinaigre : on la nommait posca, et quelquefois simplement acetum. Ce ne fut qu'avec le luxe que le vin s'introduisit dons les armées ; auparavant les généraux s'en abstenaient aussi bien que leurs soldats. Caton l'Ancien, au récit de Plutarque, ne buvait jamais que de l'eau dans ses expéditions militaires, et si la chaleur excessive excitait sa soif, il y mêlait du vinaigre. Tel était le régime de l'armée. Voyons maintenant quelle était la mesure de la ration. La ration du soldat d'infanterie était au plus de trois modii par mois, c'est-à-dire 26 lit. 012, pesant environ vingt-cinq kilogrammes ; celle du cavalier, de six modii, 52 lit. 024. Celui-ci recevait de plus, pour son cheval, quarante-deux modii d'orge, qui lui étaient quelquefois payés en argent. Cette différence entre la ration de la cavalerie et celle de l'infanterie avait été introduite par les chevaliers romains quand ils avaient formé la cavalerie légionnaire, et venait de ce que le cavalier était obligé de nourrir les deux serviteurs qui l'accompagnaient pour soigner son cheval. Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que certains soldats recevaient pour récompense une ration double, ou une demi-ration au-dessus de l'ordinaire. Ces bénéficiaires, que Végèce appelle duplares et sesquiplares, étant exempts des travaux militaires, avaient un valet qu'ils nourrissaient de ce surplus. Quant aux officiers, il est probable que la ration était, pour les centurions, le double des soldats, et, pour les tribuns, le double des centurions. Ce fut du moins suivant cette proportion que J. César, à la suite de son quadruple triomphe, régla les largesses qu'il fit à ses soldats et à ses officiers. Les troupes auxiliaires n'étaient pas non plus abandonnées : leurs fantassins avaient la même ration que les fantassins légionnaires ; et leurs cavaliers, recevant pour eux quatre modii de blé, à peu près trente-cinq litres, recevaient en même temps sept modii d'orge pour leurs chevaux. Il y avait même cette différence entre les soldats romains et les soldats auxiliaires, que les premiers devaient abandonner une petite partie de leur solde pour leur nourriture, tandis que les autres, n'étant pas soldés par la République, la recevaient nécessairement sans rien payer. Du reste, le blé que devaient acheter les légionnaires était estimé au prix de l'annone de Rome ; ce prix était toujours très-bas ; la retenue faite sur la solde était peu importante, et la paye d'un jour leur suffisait quelquefois pour la nourriture d'un mois. La distribution des rations se faisait d'une façon très-régulière. Lorsque l'armée était sédentaire dans un camp, in stativis, on donnait ordinairement du blé pour un mois : de là l'expression menstruum, employée pour désigner la subsistance du soldat ; mais, lorsqu'on était en campagne et que la campagne devait durer longtemps, les distributions avaient lieu tous les dix-sept jours[3]. De cette façon, le soldat, qui devait porter son blé dans un sac attaché sur ses épaules, avait une charge moins fatigante dans la marche[4]. La discipline ne réglait pas seulement la mesure et la distribution des vivres, elle réglait même l'heure et la forme des repas. La trompette donnait, deux fois par jour, le signal des repas habituels ; les soldats d'une même chambrée mangeaient ensemble, et le gazon servait de table. Le dîner, qui était un repas très-sobre et très-léger, se prenait debout, d'où l'expression statarium prandium ; mais le souper était plus copieux, et, pour le prendre, on pouvait s'asseoir ou se coucher. Toute cette police qui concernait la distribution des vivres, le temps et la forme des repas, servait à maintenir le bon ordre en bannissant des camps la mollesse et la débauche. Cependant, dans l'origine, toutes ces règles n'avaient pas été établies, tous les citoyens, servant indistinctement dans l'armée, ayant été obligés de pourvoir eux-mêmes à leur nourriture. Rome, dans ces premiers temps, n'était pas assez riche pour entretenir ses enfants : chacun devait se nourrir et s'habiller à ses frais. Cela, d'ailleurs, n'entraînait pas alors de grandes dépenses : la nourriture était très-simple, et l'habillement du soldat, à cette époque, était le même que celui du citoyen. L'habit de paix et l'habit de guerre n'étaient pas encore distingués, et Plutarque, racontant le combat de Marcius contre les Volsques, dit que, lorsque les Romains allaient combattre, c'était leur coutume, avant que de prendre leur bouclier, de retrousser et de ceindre leur toge. Mais ils reconnurent bientôt que la toge nuisait à l'agilité nécessaire pour les mouvements d'un combat : ils l'accourcirent et en firent le sagum, qui fut dès lors le vêtement militaire par excellence. Nous avons vu par exemple que, dans les alarmes soudaines, toute la ville, par arrêt du sénat, quittait la toge et prenait le sayon, pour déclarer que tout citoyen était soldat. Ces vêtements, qui datent du troisième siècle de Rome,' furent ordinairement fournis par la République. Tite-Live nous dit qu'il était souvent question, dans le cours d'une longue guerre, d'en envoyer aux troupes en campagne, et nous remarquons qu'en accordant la paix à un peuple vaincu, le vainqueur lui imposait comme une des principales conditions l'obligation de fournir un certain nombre de Bayons pour ses troupes. Le sayon était fait de laine : c'était une draperie ouverte qu'on mettait par-dessus la cuirasse et qui s'attachait sur l'épaule droite avec une boucle ; la forme en était demi-circulaire, beaucoup plus large vers le bas et propre à envelopper tout le corps, se rétrécissant toujours vers le haut. Celui des soldats ne différait de celui des officiers que par la couleur : il était russatus, d'une couleur rousse, tandis que celui des centurions et des tribuns était d'un rouge écarlate. Le général en avait un aussi, d'une forme un peu plus longue et distinguée par quelques ornements : on l'appelait paludamentum. Celui-ci, d'ailleurs, avait tant de ressemblance avec le sagum, que les auteurs latins les prennent quelquefois l'un pour l'autre, et que tous deux étaient également désignés sous le nom de chlamys[5]. Outre cet habit de dessus, les Romains portaient sous la cuirasse une tunique de laine qui descendait jusqu'aux genoux ; elle était sans ouverture par-devant, et assez ample par le bas pour ne pas gêner les mouvements. Celle des porte-enseignes, des cavaliers, des soldats armés à la légère, qui avaient besoin de plus de liberté, ne dépassait pas la ceinture. Les manches se terminaient au coude, de sorte que le reste du bras demeurait à nu. C'étaient là les deux habits ordinaires du soldat romain. Il y eut bien encore, à différentes époques, les vêtements nommés penula, lacerna, abolla, cirratæ, cucullus ; mais l'usage en fut toujours si restreint que nous ne croyons pas devoir nous y arrêter. Quant au haut-de-chausses, braccæ, il ne fut porté que depuis Auguste, lorsque les guerres qu'on fit dans les climats froids, où l'on trouva cet usage établi, le fit passer aux armées romaines. L'habillement du cavalier légionnaire était le même que celui du fantassin : il n'avait en plus que l'équipement de son cheval, ce qui n'était pas un point de grande importance. Comme on ne connaissait encore ni la selle, ni les étriers, ni la bride, cet équipement se réduisait à la housse. Les officiers en avaient de très-belles, formées de peaux de bêtes ou d'étoffes de pourpre enrichies de broderies ; Silius Italicus représente le consul Flaminius sur un cheval couvert d'une peau de tigre : Stat sonipes vexatque ferox humentia fræna, Caucaseam instratus virgato corpore tigrim. Dans Virgile, Évandre donne à Énée un cheval dont la housse est une peau de lion : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Quem fulva leonis Pellis obit totum, præfulgens unguibus aureis. Et Latinus donne aux Troyens des chevaux richement caparaçonnés : Instratos ostro alipedes pictisque tapetis. Mais les superbes housses que portaient les chevaux des officiers n'étaient pas fournies par l'État : c'étaient les officiers eux-mêmes qui se les procuraient. L'État ne s'occupait que des chevaux des soldats et des chevaux de bagages : la housse des premiers était de drap ou de cuir, celle des seconds n'était que d'une étoffe grossière. Pour la fourniture de l'habillement des soldats, il y avait des hommes attachés au service de l'armée. Lorsque Rome envoyait des Bayes et des tuniques aux troupes en campagne, c'était le trésor qui subvenait à ces dépenses et payait argent comptant aux fournisseurs. Lorsque le trésor était épuisé, on avait recours à de riches particuliers, qui faisaient les avances sans intérêts, et se chargeaient de cette fourniture moyennant l'exemption du service et à condition de dédommagement si les vaisseaux de transport étaient pris par l'ennemi ou submergés par une tempête. Les provinces conquises étaient aussi quelquefois obligées de faire une certaine livraison d'habits, et plus tard même, sous Constantin et ses successeurs, ce furent toujours les provinces qui habillèrent les soldats à leurs dépens, en fournissant soit des étoffes, soit de l'argent[6]. Mais, de quelque manière que les vêtements fussent envoyés à l'armée, dès qu'ils y arrivaient, ils étaient l'objet d'une visite de la part d'officiers spéciaux, procuratores, qui en vérifiaient le nombre et la qualité. Le questeur en tenait un compte exact sur ses registres, et prenait note également de tous les soldats qui en recevaient ; car, si l'État, au commencement d'une campagne, habillait gratuitement les légionnaires, il n'en était pas de même dans le cours de la guerre : ceux qui, par négligence, avaient besoin d'une sage nouvelle ou d'une nouvelle tunique, déposaient une partie de leur solde pour les payer[7]. Outre les procuratores, qui surveillaient la livraison dès habits, et le questeur, qui les surveillait eux-mêmes, il y avait à la suite des légions des ouvriers chargés de les tenir en bon état ou d'en confectionner de neufs : les inscriptions de Bologne, données par Malvasia, font mention de ces faiseurs de Bayes, qu'elles appellent sagarii[8]. La manutention des vivres exigeait aussi un certain nombre d'employés spéciaux. Le questeur, qui était en général chargé de toutes les dépenses, recevait à son départ une certaine somme d'argent ; pendant la campagne, il achetait le blé de différents côtés, et, à son retour, il rendait compte au trésor des recettes et des dépenses qu'il avait faites, ce qu'on appelait rationes ad ærarium referre. Il avait sous ses ordres, dans cette partie de ses fonctions, des officiers particuliers, nommés optiones frumentarii, chargés d'acheter du blé en sou nom ou d'en vérifier la qualité après l'achat, et d'autres qui prenaient le nom de mesureurs, et qui, le jour de la distribution, donnaient à chacun ce qui lui était dû. Tant qu'il n'y eut pas de magasins perpétuels, tant que chaque général plaça les siens dans la ville qui lui paraissait la plus sûre et la plus commode pour ses communications, le nombre de ces fonctionnaires fut très-restreint ; mais, lorsqu'on eut étendu dans tout l'empire des greniers subsistants, mansiones, où il n'était permis de déposer que les denrées appartenant à l'État, fiscalia frumenta, il fallut régler l'administration de ces entrepôts et le transport des vivres aux troupes campées de différents côtés. Alors il y eut, sous les ordres du préfet du prétoire, devenu l'intendant général des vivres, une foule d'employés de toutes classes pour acheter le blé, le faire entrer dans les magasins, l'y conserver, l'en faire sortir, le transporter à travers les provinces, le recevoir à l'armée et l'y distribuer ; chaque province eut son préfet de l'annone, chaque denrée son préposé : ce furent autant de sangsues qui s'attachèrent à l'État pour l'épuiser. En vain leur donna-t-on des surveillants : . . . . . . . . . . Sed quis custodiet ipsos Custodes ?[9] . . . . . les surveillants, corrompus par les fripons, devinrent fripons à leur tour. Et que purent leur dire, après tout, les maîtres suprêmes de l'Empire, qui osaient publier des articles de loi comme celui-ci : S'il arrive qu'une espèce de blé soit tellement altérée par la vétusté qu'on ne puisse la distribuer sans exciter des plaintes, il y faudra mêler de l'espèce nouvelle, afin de déguiser le vice de l'ancienne et que le fisc n'y perde rien[10]. Ces princes, financiers d'une habileté peu scrupuleuse, ne ressemblaient plus en rien aux grands généraux, qui avaient toujours apporté beaucoup de soin à l'habillement et à la nourriture de leurs soldats, persuadés que le bon état des troupes contribuerait à leurs succès. |
[1] Procope, I, 13.
[2] Horace, Sat., II, 2.
[3] Cicéron, Tusculanes,
II, 16 ; Ammien Marcellin, XVII, 9.
[4] Les officiers faisaient porter
le leur sur des bêtes de somme qui suivaient l'armée.
[5] Tacite, Ann., XII, 58 ;
Pline, XXXIII, 19.
[6] Just. Cod., tit. XXXIX,
de Militari Veste, 2, 3, 4.
[7] Polybe, exc. VI ;
Plutarque, Gracchus ; Tacite, Ann., I, 17.
[8] Sect. VII, ch. VI, p. 418.
[9] Juvénal, Sat., VI.
[10] Cod. Justinien, lib. X, tit. 26, leg. 1, 2.