Exercices. — Maîtres d'armes, doctores armorum. — Surveillance des tribuns et des généraux. — Pas militaire ; saut ; nage ; danse ; maniement des armes, escrime ; évolutions générales de la cohorte. — Exercices de la cavalerie— Grands travaux opérés par les armées romaines.Dans l'origine, tous les citoyens étant soldats, et les levées se faisant toujours dans l'intérieur de Rome, l'éducation du soldat était l'éducation même du citoyen : les Romains s'exerçaient aux combats dès leur enfance, et la rigidité de leur vie, qui ne connaissait ni le luxe ni les plaisirs, suffisait pour entretenir dans la jeunesse cette vigueur, cette force de corps et d'esprit si nécessaire dans la guerre. Cependant, l'an 648, le consul P. Rutilius voulut que le soldat fût instruit uniformément dans la science du maniement des armes, dans les travaux et les évolutions militaires. Ces exercices furent dès-lors regardés comme une partie essentielle de l'art de la guerre, et l'on y attacha une telle importance que le mot latin qui signifie une armée n'eut pas d'autre origine : Exercitus, dit Varron[1], quod exercitando fit melior. Il ne se passa pas de jour que les nouveaux soldats ne fussent exercés, et les travaux préparatoires à la guerre furent tellement rudes qu'ils ne le cédèrent en rien aux fatigues de la guerre elle-même. Que dirai-je, s'écrie Cicéron, des exercices de nos légions ? Que de soins pour apprendre à courir sur l'ennemi, à le choquer avec vigueur, à pousser le cri qui commence les batailles ! De là leur vient ce courage qui dans l'action même brave les blessures et la mort. Donnez-moi un soldat d'une égale valeur, mais qui ne soit pas exercé, il ne paraîtra qu'une femme[2]. C'étaient les tribuns qui présidaient aux exercices. Sous leurs ordres se trouvaient des maîtres d'armes, doctores armorum, qu'on choisissait parmi les soldats les plus habiles pour instruire les autres aux évolutions, et des maîtres d'escrime, lanistæ, tirés d'une école de gladiateurs, pour les rendre plus adroits à porter les coups et à les parer. D'après quelques inscriptions du temps des premiers empereurs, il nous est permis de croire qu'il y avait un de ces maîtres par cohorte et un maître supérieur ayant autorité sur tous les autres ; on les appelait doctores cohortis, campi doctor[3]. Les généraux eux-mêmes assistaient souvent et prenaient part aux exercices : ils les regardaient comme l'école des combats et l'apprentissage des victoires. Plutarque dit de Pompée qu'à l'âge de cinquante-huit ans il s'exerçait encore assidûment entre les fantassins et les cavaliers ; et Pline, dans son Panégyrique, adresse pour le même motif les plus grands éloges à Trajan : Quelle admiration, lui dit-il, ne t'es-tu pas attirée de la part de tes soldats, lorsqu'ils apprenaient à supporter avec toi la faim et la soif ; lorsque, partageant les fatigues du champ de Mars, tu ne prenais sur eux d'autre avantage que celui que te donnaient une force et une habileté supérieures ! Confondu avec eux, tantôt tu lançais des traits, tantôt tu attendais ceux qu'ils te lançaient, et, plus les coups qu'ils te portaient étaient rudes, plus tu te félicitais de la vigueur de tes soldats..... Quelquefois, spectateur et arbitre de leurs combats, tu ajustais l'armure sur leur corps, tu éprouvais leurs traits, et, si quelqu'un d'eux trouvait son javelot trop pesant et trop difficile à manier, tu le lançais toi-même[4]. Pour s'offrir ainsi en modèle à toute une armée, il fallait que les généraux eussent reçu pour leur part la plus brillante éducation militaire, et nous ne pouvons en douter, lorsque nous lisons les vers par lesquels Silius Italicus décrit les exercices qui avaient formé Scipion dans sa jeunesse : Ipse
inter primos venturæ ingentia laudis Signa dabat : vibrare sudem,
transmittere saltu Murales
fossas, undosum frangere nando Indutus
thoraca vadum. Spectacula tantæ Ante
acies virtutis erant. Sæpe alite planta Ilia
perfossum et campi per aperta volantem Ipse
pedes prævertit equum : sæpe arduus idem Castrorum spatium et saxo transmisit et hasta. Ces vers nous montrent en même temps combien étaient variés les exercices des Romains ; ils ne négligeaient, en effet, aucune des précautions nécessaires pour perfectionner les qualités de leurs soldats, c'est-à-dire la force du corps, l'agilité, l'adresse à manier les armes, la promptitude et la précision dans les évolutions. Nous avons vu, dans un des chapitres de la première partie, combien était lourde l'armure des légionnaires, et quelle était la pesanteur de leur bagage en campagne : elle leur avait valu le sobriquet militaire de muli mariani. Voici comment on les rendait capables de porter une telle charge. On avait soin, dans les exercices préparatoires, de leur donner des armes provisoires plus pesantes que celles dont ils devaient se servir définitivement ; on y ajoutait un poids de soixante livres[5], et on leur faisait parcourir, ainsi chargés, des distances de vingt-quatre milles[6], tantôt en marchant, tantôt en courant. Quand la campagne était commencée, on les débarrassait de ces armes et de ces poids excessifs ; et les soldats, allégés et dispos, sentaient à peine leur armure et leurs bagages. Dans ces promenades forcées, on les habituait aux différents pas militaires. Car, de même que nous avons aujourd'hui le pas ordinaire, le pas accéléré et le pas gymnastique, ils avaient aussi trois sortes de marches, gradus militaris, plenus gradus, et cursus. Le pas militaire ou ordinaire consistait à faire quatre milles à l'heure en été[7]. Avec le plein pas, on faisait vingt-quatre milles en cinq heures. Pour la course, ne pouvant pas être continue, elle n'avait pas de règles fixes. Nous n'avons pas craint de comparer la marche des légionnaires à celle de nos soldats : car d'Anville a trouvé, par une exacte analyse, que le soldat romain parcourait dans l'espace d'une minute deux cent quarante pieds français, ce qui était précisément la marche prescrite chez nous par l'instruction du 14 mai 1754. Outre ces exercices au pas militaire, on leur apprenait à sauter, à danser tout armés et à nager. Le saut, dit Végèce[8], ne doit pas être négligé. Il met le soldat en état de franchir des fossés et des hauteurs embarrassantes ; de plus, dans une action, un guerrier qui, avec ses traits, s'avance à l'ennemi en sautant et en courant, l'étonne, l'étourdit et le frappe mortellement avant qu'il ait pu se mettre en défense. La danse, que les Grecs avaient si bien connue sous le nom de pyrrhique (πυῥῥίχη), que les anciens Romains nommaient saltatio bellicrepa[9], et qu'on appela du temps de l'empire armatura, leur donnait aussi une souplesse et une légèreté très-utiles dans les combats. Végèce[10] dit que le campi doctor l'enseignait, et que dans les batailles on distinguait facilement ceux qui l'avaient apprise. On obligeait également tous les soldats à nager ; le Tibre, voisin du champ de Mars, permettait facilement d'unir cet exercice à tous les autres : il y avait alors une espèce de lutte entre tous à qui traverserait ce fleuve le plus vite, et nous voyons qu'Horace ne dédaigne pas de louer ce mérite dans un jeune homme : Quamvis non alio flectere equum sciens Æque conspicitur gramine martio : Nec quisquam citas æque Turco denatat alveo[11]. Après cela, venait le maniement des armes. On apprenait d'abord aux légionnaires l'usage du pilum, du bouclier et de l'épée. Tous les jours, régulièrement, deux fois pour les nouveaux soldats, et une fois pour les anciens, il y avait leçon d'escrime, ad palum exercebantur[12]. On leur donnait des boucliers d'osier, bombés, pesant le double du bouclier ordinaire ; des bâtons pour épées, et des bonnets pannoniens fort lourds, afin que leur casque ordinaire leur parût ensuite plus léger. Ainsi équipés, on les faisait escrimer contre des poteaux de bois solidement établis en terre et hauts de six pieds[13]. Le maitre d'escrime, lanista, leur indiquait comment il fallait porter les coups, frapper au visage, attaquer les flancs, se baisser avec précaution pour couper les jarrets ; comment il fallait s'avancer et se rejeter en arrière, en ne découvrant à l'ennemi aucune partie de son corps. Pointer et ne jamais sabrer, dit Végèce, est un des premiers principes de l'escrime : les armes, les habits, les os parent un coup de sabre ou le rendent peu dangereux ; un coup de pointe, au contraire, enfoncé seulement de deux onces[14], est souvent mortel. Les Romains se moquent de sabreurs comme de maladroits. En effet, on ne peut sabrer sans se découvrir tout un côté du corps, tandis que pour pointer l'on ne se découvre pas, et l'on peut blesser son adversaire avant qu'il ait vu votre mouvement[15]. Ceux qui ne profitaient pas suffisamment des leçons du lanista étaient condamnés à recevoir de l'orge pour nourriture ; on ne leur rendait la ration ordinaire des soldats que lorsqu'ils avaient fait preuve d'habileté en présence des chefs. Les exercices des troupes légères n'étaient pas non plus négligés, et les aimes apprenaient également le maniement de toutes les armes. On les habituait à lancer des traits, à tirer de l'arc contre un pieu placé à six cents pieds de distance[16], à se servir de la fronde, à lancer avec la main des balles de plomb et des pierres d'une livre. Chaque arme avait un lieu d'exercice spécial : celui où l'on prenait les leçons d'escrime se nommait palaria ; les autres tiraient leurs noms des armes elles-mêmes. De cette manière, il ne pouvait y avoir aucune confusion, et l'on évitait les accidents qu'une telle mêlée aurait certainement produits. Aussi des peines sévères étaient-elles établies contre ceux qui ne s'exerçaient pas dans les lieux indiqués. Quand on avait ainsi formé chaque soldat en particulier, il fallait leur apprendre à tous à agir en corps dans des mouvements généraux : c'est ce que nous appelons chez nous passer à l'école de bataillon. Les Romains étaient loin de négliger cette seconde partie, si importante, de leur éducation militaire. Sachant combien il est utile dans une bataille de bien garder les rangs, de savoir s'étendre ou se replier sans confusion, sans perdre ses distances, ils attachaient un grand soin à toutes les évolutions de la cohorte. Nous avons montré précédemment tous les avantages qu'offraient les divisions et subdivisions de la légion pour les différents ordres de bataille ; mais il aurait été tout à fait impossible d'en profiter, si les soldats, par des exercices généraux préparatoires, n'avaient été habitués à les comprendre eux-mêmes pour se prêter habilement aux moindres volontés de leurs officiers supérieurs. On faisait d'abord aligner les soldats dans l'ordre le plus simple, sur une seule ligne, en gardant entre les hommes une distance égale et régulière ; puis on doublait les rangs, on formait le bataillon carré, quadratum agmen[17], le bataillon triangulaire, qu'on appelait le coin, cuneus, et le peloton rond, orbis[18], manœuvre dont on se servait pour se défendre lorsqu'on était enveloppé de toutes parts par l'ennemi. Chaque cohorte s'exerçait d'abord en particulier, et opérait en marche ces différentes évolutions. On réunissait ensuite la légion tout entière, ou même plusieurs légions, on les rangeait en bataille, pour les faire agir comme dans un jour de combat, et l'on considérait si toutes les cohortes obéissaient également à tous les signaux, aux commandements des officiers, au son des instruments et aux enseignes[19]. Quelquefois on rangeait deux légions l'une contre l'autre, et elles opéraient tous les mouvements d'attaque, de poursuite et de retraite d'un combat véritable[20]. Les cavaliers prenaient part aussi à ces évolutions générales, après avoir été exercés en particulier comme les fantassins. Ils avaient les mêmes exercices que l'infanterie ; car on voulait qu'ils fussent capables de combattre à pied. De plus, ils apprenaient l'art de combattre à cheval. Ils commençaient, dit Végèce, avec des chevaux de bois sur lesquels on leur apprenait à monter et à descendre à droite ou à gauche, indifféremment, d'abord sans armes, ensuite une épée nue ou une lance à la main ; puis on les formait, avec de véritables chevaux, à toutes les évolutions équestres. En armes, et divisés tantôt par décuries, tantôt par turmes, on leur faisait faire des marches et des contremarches, el simuler des charges, non-seulement en plaine, mais aussi dans des lieux difficiles et coupés de fossés[21]. Tous les légionnaires indistinctement étaient encore instruits à fortifier un camp avec promptitude. Bien n'était abandonné au caprice du soldat. Le cri même par lequel on commençait les batailles avait ses règles. On leur enseignait à pousser de concert ce terrible barritus[22], qui, commençant par un bourdonnement sourd, et s'élevant et se fortifiant par degrés, était capable, dit César[23], d'animer une armée et d'effrayer l'ennemi. Enfin, même lorsqu'une légion composée de vieux soldats avait été bien exercée, même quand son éducation militaire avait été complète, les fatigues ne lui étaient pas épargnées. On l'employait aux ouvrages publics, pour ne pas lui laisser perdre dans l'oisiveté la vigueur et l'habitude des travaux. De grands chemins qui traversaient l'empire dans tous les sens, et dont quelques-uns allaient depuis les colonnes d'Hercule jusque sur les bords du Tigre, des ponts, des temples, des portiques, des canaux nettoyés, des fleuves élargis, des marais desséchés et changés en terres labourables : tels étaient, après tous leurs exercices militaires, ces travaux pacifiques des légions dont nous découvrons tous les jours des monuments précieux. Ainsi les Romains surent garder longtemps leur discipline, en tenant toujours en haleine leurs soldats. C'étaient leurs travaux et leurs nombreux exercices, c'était leur éducation militaire qui leur donnait la supériorité sur les autres peuples. Pour de tels hommes, il n'y avait plus de fatigue extraordinaire : aucun obstacle, aucun ennemi ne leur était redoutable ; car ils avaient en eux-mêmes cette vigueur, cette confiance que donne l'habitude de la guerre, et qui est la véritable armure du soldat. Aucun auteur n'a pu mieux le comprendre que l'historien Josèphe : Si l'on considère, dit-il, quelle étude les Romains faisaient de l'art militaire, on conviendra que la grande puissance à laquelle ils sont parvenus n'est pas un présent de la fortune, mais une récompense de leur vertu. Ils n'attendent pas la guerre pour manier les armes ; on ne les voit pas endormis dans le sein de la paix, ne commencer à remuer les bras que quand la nécessité les réveille : mais, comme si leurs armes étaient nées avec eux, comme si elles faisaient partie de leurs membres, jamais ils ne font trêve aux exercices, et ces jeux militaires sont de sérieux apprentissages des combats. Chaque jour, chaque soldat fait des épreuves de force et de courage : aussi les batailles n'ont-elles pour eux rien de nouveau, rien de difficile. Accoutumés à garder leurs rangs, le désordre ne se met jamais parmi eux ; la peur ne trouble jamais leur esprit ; la fatigue n'épuise jamais leur force. Ils sont sûrs de vaincre, parce qu'ils sont sûrs de trouver des ennemis qui ne leur ressemblent pas ; et l'on pourrait dire, sans crainte de se tromper, que leurs exercices sont des combats sans effusion de sang, et leurs combats de sanglants exercices[24]. |
[1] Ling. lat., IV.
[2] Tusculanes, II, 37.
[3] Gruter., LXXX, 2.
[4] Chap. XIII.
[5] 19 kilogrammes 58.
[6] 35 kilomètres 55.
[7] 5 kilomètres 92.
[8] Végèce, I, 9.
[9] Festus.
[10] Végèce, I, 13.
[11] Horace, Odes, III, 7.
[12] Végèce, I, 11.
[13] 1m,76.
[14] 48 millimètres.
[15] Végèce, I, 11 et 12.
[16] 177m,78.
[17] Salluste, Jugurtha, 100
; Végèce, I, 26.
[18] César, B. G., IV, 37.
[19] Végèce, III, 9 ; Leo. Tact.,
7.
[20] Appien, Reb. civ., III.
[21] Végèce, I, 18, 27 ; III, 2.
[22] Végèce, III, 18.
[23] César, B. civ., III,
92.
[24] Josèphe, Bel. Jud.,
III, 5.