DE LA MILICE ROMAINE

 

QUATRIÈME PARTIE. — ADMINISTRATION DE L'ARMÉE

CHAPITRE II. — CONDITIONS EXIGÉES POUR LE SERVICE MILITAIRE ; SERMENT MILITAIRE.

 

 

Conditions d'âge, de taille, de force, de naissance et de fortune. — Causes d'exclusion. — Causes d'exemption : evocatio josta, necessaria, honeraria. — Enrôlement définitif par le serment militaire.

 

Servius Tullius, dit Aulu-Gelle d'après l'historien Tubéron, mit au nombre des enfants (pueros) ceux qui n'avaient pas dix-sept ans ; il enrôla parmi les soldats les citoyens qui avaient dix-sept ans et qu'il croyait propres au service ; il donna le nom de juniores à ceux qui n'avaient pas atteint quarante-six ans, et il appela seniores ceux qui avaient plus que cet âge. Tubero in historiarum primo scripsit Servium Tullium regem, populi Romani cum illas quinque classes seniorum et juniorum census faciendi gratia institueret, pueros esse existimasse, qui minores essent annis septem decem, atque inde ab anno septimo decimo, quo idoneos iam esse Reipublicæ arbitraretur, milites scripsisse, eosque ad annum quadragesimum sextum juniores supraque eum annum seniores appellasse[1]. Ainsi on entrait dans le service à dix-sept ans, on en sortait à quarante-six, et, durant tout ce temps, les citoyens, dans le style militaire, s'appelaient juniores. Cela ne veut pas dire toutefois que chaque Romain fût obligé de passer sous le drapeau vingt-huit ans de sa vie, mais, dans cette période de temps, on pouvait lui imposer un service de dix ans dans la cavalerie, ou de vingt ans dans l'infanterie[2].

Quelquefois, lorsque l'intérêt de la République l'exigeait, on enrôlait les jeunes gens qui n'avaient pas encore dix-sept ans : dans la deuxième guerre punique, par exemple, on n'eut pas égard à l'âge : juniores ab annis septemdecim et quosdam prætextatos scribunt, dit Tite-Live[3], et le sénat invita les tribuns du peuple à lui proposer de compter à ces jeunes soldats, comme années de service, toutes celles pendant lesquelles ils auraient porté les armes avant d'avoir atteint l'âge régulier : Tribuni plebis, si iis videretur, ad populum ferrent, ut qui minores septem et decem annis sacramento dixissent, iis perinde stipendia procederent, ac si septem et decem annorum, aut majores, milites fæti essent.

Quelquefois aussi les jeunes gens, pour s'initier au métier des armes, s'enrôlaient avant l'âge, de leur propre mouvement ; mais alors leurs années de service antérieures au temps voulu n'étaient pas comptées : le texte que nous venons de citer le prouve suffisamment. L'âge de dix-sept ans fut donc, en règle générale, sous la république, sauf quelques rares exceptions en cas de tumultus ou de guerre civile, le terme fixé pour le commencement du service militaire. Ce ne fut qu'après la république qu'il varia, et il varia de quinze à vingt ans selon la volonté des empereurs.

Il en fut de même pour le terme qui bornait les années du service. Sous la république, la loi fut générale. Il était permis aux soldats qui avaient atteint l'âge de quarante-six ans de servir encore l'État, s'ils s'en sentaient la force, mais ils n'y étaient pas obligés, et, s'ils le faisaient, ils ne servaient plus qu'en qualité d'evocati, ce qui leur donnait un rang distingué dans l'armée. Ce ne fut que sous les empereurs qu'il n'y eut plus rien de fixe dans la durée du service, et nous voyons, dès le commencement du règne de Tibère, les légions révoltées s'en plaindre amèrement : quod tricena aut quadragena stipendia senes et plerique truncato ex vulneribus corpore tolerent..... ne dimissis quidem finem esse  ; sed apud vexillum retentos alio vocabulo eosdem labores perferre[4].....

Après avoir examiné brièvement quelle était la durée légale du service, passons à la seconde condition exigée pour entrer dans la légion, à la taille que devait avoir le soldat. Les Romains en général n'étaient pas grands : César, dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules[5], remarque que la plupart des Gaulois les méprisaient pour ce motif, plerisque omnibus Gallis præ magnitudine corporum suorum brevitas nostra contemptui est, et Strabon dit qu'il a vu à Rome de jeunes Bretons qui passaient d'un demi-pied les plus grands des Romains[6]. La taille de six pieds[7], dont parlent quelquefois les auteurs, devait donc être assez rare dans les armées, et nous devons regarder comme la plus ordinaire, sous la république, celle que Tite-Live appelle media militaris statura, et qu'il dit être, en parlant de Manlius, de cinq pieds dix pouces[8]. Sous l'Empire, on abaissa cette mesure à cinq pieds sept pouces[9], et ceux-là seuls qui n'eurent pas cette taille furent impropres au service, parvitate deformes[10]. Végèce[11] parle de cette diminution dans la mesure régulière : Autrefois on recherchait la grande taille dans le nouveau soldat, et l'on ne recevait parmi les cavaliers des ailes et les fantassins des premières cohortes légionnaires que des hommes de six pieds ou tout au moins de cinq pieds dix pouces ; mais alors on avait à choisir dans le grand nombre de ceux qui prenaient le parti des armes, parce que les charges civiles n'avaient pas encore attiré à elles la plus belle jeunesse de l'État ; quant à présent, lorsqu'on ne pourra faire autrement, il faudra avoir moins d'égard à la grandeur qu'à la force, et se conformer en cela au témoignage d'Homère, qui nous dépeint Tydée petit, mais vigoureux et plein de courage.

La force était donc une condition à laquelle on attachait encore plus d'importance qu'à la taille. Le nouveau soldat, dit Végèce un peu plus loin[12], doit avoir les yeux vifs, la tète élevée, la poitrine large, les épaules fournies, la main forte, les bras longs, le ventre petit, la taille dégagée, la jambe et le pied moins charnus que nerveux... Quand on trouve tout cela dans un homme, on peut se relâcher sur la hauteur de la taille, parce qu'encore une fois il est plus nécessaire que les soldats soient robustes que grands. La vigueur physique du soldat fut de tout temps recherchée par les généraux : César donnait un grand prix à cette qualité, Cæsar militem tantum a viribus probabat[13], et, lorsque Lucain parle d'excellentes cohortes, c'est elle qu'il met en avant[14] :

. . . . . implentur valido tirone cohortes.

Toutes ces qualités qui ont rapport à l'âge, à la taille, à la force, ont été chez tous les peuples requises des futurs soldats, et, si les Romains s'en étaient contentés, il est probable que leur discipline n'aurait pas été supérieure à celle des autres. Mais ils exigeaient de leurs légionnaires d'autres conditions ayant rapport à la naissance, à la fortune, à la profession, à la vie antérieure.

Être soldat était un titre ; oser y prétendre quand on ne le devait pas était regardé comme un crime : dare se militem, cui non licet, grave crimen habetur[15]. Pour pouvoir mériter un tel titre, il fallait être né citoyen romain. Les étrangers servaient en qualité de mercenaires ou d'auxiliaires, mais ils ne faisaient pas partie des légions : celles-ci, selon la juste expression des Grecs, étaient des corps armés de citoyens, πολιτικά στρατόπεδα[16]. A plus forte raison les esclaves en étaient-ils exclus : s'ils y entraient par fraude, la loi les punissait de la peine capitale, ab omni militia servi prohibentur, alioqui capite puniuntur[17], et Dion rapporte[18] que, du temps des triumvirs, un esclave, reconnu parmi les soldats, fut précipité de la roche Tarpéienne. Les affranchis étaient exclus également, et, s'ils servaient, ce ne pouvait être que dans les rangs des socii navales, de ces soldats de marine qui, nous l'avons dit, étaient loin d'être estimés comme les légionnaires, les véritables et les seuls soldats de la République. Ce ne fut que dans les circonstances les plus difficiles, dans les guerres civiles et dans les temps qui suivirent, qu'on put ne plis tenir compte de cette loi fondamentale, dont l'entier oubli, plus tard, fut une des principales causes de la décadence des armées romaines.

Dans les plus beaux siècles de la République, tous les hommes nés citoyens n'étaient pas admis dans les légions. Ceux qui avaient été condamnés pour crimes ou retenus pour dettes, les gladiateurs, les acteurs de théâtre, étaient rayés du rôle des tribus et exclus du service militaire. Ceux qui travaillaient à des métiers de luxe et qui se rabaissaient ainsi à des occupations serviles n'étaient enrôlés que dans les cas d'alarme : Quin opificum quoque, dit Tite-Live en parlant d'une de ces graves circonstances, vulgus et sellularii, minime militiæ idoneum genus, exciti dicuntur ; on en vint jusqu'à enrôler des ouvriers et ceux qui travaillaient à des métiers sédentaires, l'espèce d'hommes la moins propre à la guerre[19]. L'agriculture seule était en honneur à Rome, et l'on choisissait principalement ceux qui travaillaient à la terre : Ex agricolis et viri fortissimi et milites strenuissimi gignuntur[20].

Enfin, jusqu'à la révolution opérée par Marius, la dernière des classes établies par Servius, qui l'enfermait les citoyens les plus pauvres, ne fournissait pas de soldats à l'armée. On les appelait proletarii, parce que, n'ayant aucune fortune, ils ne pouvaient être utiles à la République qu'en lui fournissant des citoyens.

Telles étaient les conditions requises pour le service militaire : tout homme qui n'était pas dans les conditions voulues était déclaré impropre, et le manque d'une de ces qualités était une cause d'exclusion.

Toutefois, il ne faut pas confondre ces causes d'exclusion avec les causes d'exemption. Être exclu du service était presque un déshonneur, en être dispensé était un avantage. Il y avait trois genres de dispenses : on les appelait vacatio justa, necessaria, honoraria. Les vieillards, les magistrats actuellement en charge, les sénateurs, le grand pontife, pontifex maximus[21], et le flamine de Jupiter, flamen dialis[22], jouissaient de la dispense légitime, vacatio justa. A partir d'Hadrien, les médecins eurent le même privilège[23]. La dispense nécessaire, necessaria ou causaria, appartenait à ceux qui, par leur santé, étaient incapables de servir. La troisième exemption, honoraria, se donnait pour récompense d'un grand service rendu à l'État, et était très-rare ; le sénat et le peuple pouvaient également l'accorder[24].

Lorsque les consuls et les tribuns levaient leurs armées, ils prenaient toutes les précautions que leur ordonnaient les lois, tenaient compte de toutes les causes d'exclusion et d'exemption que nous venons d'énumérer, et avaient soin de ne choisir pour soldats que ceux dont les qualités répondaient de la victoire. Quand ce choix était terminé, on passait au serment militaire, et l'on accomplissait cet acte important, qui du citoyen libre faisait un soldat, en l'attachant au service de la République par le lien le plus sacré : Ο στρατιωτικός ὅρκος τῆς Ῥωμαίων ἀρχὴν σεμνόν μυστήριον[25].

Nous ne nous arrêterons pas à ces serments extraordinaires qu'on faisait parfois prêter aux soldats dans les circonstances périlleuses pour leur rappeler sévèrement leurs devoirs. Scipion, par exemple, après la bataille de Cannes, force les jeunes gens retirés à Canuse de prononcer après lui ces. terribles paroles : Ex animi mei sententia, ut ego rempublicam populi romani non deseram ; neque alium civem romanum deserere patiar : si sciens fallo, tum me Jupiter optimus maximus, domum, familiam, remque meam pessimo leto afficiat. — Je jure que je n'abandonnerai jamais la République, ni ne souffrirai qu'aucun citoyen l'abandonne. Si je manque à ma parole, que Jupiter très-bon, très-grand, inflige à ma famille et à moi la plus cruelle mort en détruisant tout ce qui m'appartient[26]. Nous voulons parler ici du serment militaire que tout citoyen devait prononcer avant d'entrer au service.

Ce serment se composait de deux formules bien distinctes. La première, qui se prononçait immédiatement après la levée, consistait à jurer de se rendre à la première convocation des consuls, de faire son possible pour exécuter leurs ordres, et de ne point quitter l'armée sans leur permission[27]. Un seul prononçait la formule, et les autres, en passant devant les tribuns, juraient aussi, en disant simplement : Moi de même. In se deinceps quisque jurat[28]. La seconde partie n'était exigée des enrôlés que lorsqu'ils étaient classés dans leurs différents corps ; la voici : A l'armée, sous les consuls ***, à dix milles à la ronde, ni seul, ni avec plusieurs, je ne commettrai, par ruse ou méchanceté, aucun vol dont la valeur excède un numme d'argent[29]. Toutes les fois que j'aurai pris ou trouvé hors du camp une lance, un bois de lance, du bois, du fourrage, une outre, un sac, une torche, ou quelque autre chose qui ne m'appartiendra pas et vaudra plusieurs nummes d'argent, je le rapporterai aux consuls ou à celui qui sera investi de l'autorité, je lui ferai connaître dans les trois jours tout ce que j'aurai trouvé et enlevé sans mauvais dessein, ou je le rendrai à celui que je croirai en être le maitre. Jamais la peur ne me fera quitter mon drapeau pour prendre la fuite, et je ne sortirai des rangs que pour ramasser un javelot, frapper un ennemi ou sauver un citoyen.

Sous les empereurs, il n'y eut plus qu'une seule formule. On leur jurait obéissance à leur avènement à l'empire, et on renouvelait le même serment tous les ans au premier janvier ; c'est ce que Tacite appelle : Solemne calendarum januarium sacramentum[30].

C'était par ce serment militaire que le citoyen devenait soldat : c'était par là qu'il acquérait le droit de combattre à l'armée, et qu'il s'engageait avec le général pour toute la durée de son commandement. L'engagement était immuable.

 

 

 



[1] Aulu-Gelle, X, 28.

[2] Tite-Live, XLIII, 14 ; Polybe, VI, 4 ; Plutarque, C. Gracchus, 3.

[3] Tite-Live, XXII, 57.

[4] Tacite, Annales, I, 17.

[5] César, B. G., 30.

[6] Strabon, IV.

[7] 6 pieds romains, 1m,777.

[8] 1m,727 ; Tite-Live, VII, 10.

[9] 1m,654.

[10] On se servait pour les mesurer d'une perche nommée incuma ou incoma, du mot grec κόμματα, à cause des entailles qui marquaient la distinction des pieds et des pouces.

[11] Végèce, I, 5.

[12] Végèce, I, 6.

[13] Suétone, Jules César, 65.

[14] Pharsale, I.

[15] Digeste, l. XLIX, tit. 16, leg. 2.

[16] Voir le chapitre préliminaire.

[17] Digeste, l. XLIX, tit. 16, leg. 11.

[18] Dion, XLVIII.

[19] Tite-Live, VIII, 20.

[20] Catulle, R. rust.

[21] Tite-Live, XXVIII, 38.

[22] Aulu-Gelle, X, 15.

[23] Digeste, l. XXVII, tit. I, leg. 6.

[24] Cicéron, de Nat. deor., II, 22 ; Philipp., V, 19 ; Tite-Live, XXIII, 20 ; XXXIX, 19.

[25] Hérodien, Cap. in Gord., 14.

[26] Tite-Live, XIII, 53.

[27] Tite-Live, III, 20 ; Polybe, VI, 21.

[28] Tite-Live, II, 45.

[29] 25 centimes.

[30] Hist., I, 55.