DE LA MILICE ROMAINE

 

TROISIÈME PARTIE. — DE LA MARINE ET DE L'ARMÉE MANŒUVRANT SUR MER

CHAPITRE VIII. — TACTIQUE NAVALE.

 

 

Victoire de Duillius. — Des différents ordres de bataille. — De l'abordage.

 

Les Romains, nous l'avons dit, eurent des vaisseaux avant les guerres puniques, mais ce ne fut réellement qu'à partir de ce temps qu'ils eurent des flottes militaires. Après avoir sauvé les Mamertins, ils formèrent l'ambitieux projet d'expulser les Carthaginois de la Sicile tout entière, et, pour augmenter la puissance de leur république, ils tournèrent vers la marine leurs pensées et leurs calculs. C'est par là surtout, dit Polybe[1], qu'éclatent la grandeur et l'audace de Rome en ses desseins. Les Romains, qui, loin d'avoir les ressources nécessaires en marine, n'en avaient absolument aucune, qui, jusqu'alors, n'avaient jamais songé à paraître sur mer, en conçoivent tout à coup l'idée, et ils la suivent avec tant de hardiesse, que, pour coup d'essai, ils vont se mesurer avec les Carthaginois, qui tenaient de leurs ancêtres, comme un bien héréditaire, l'empire maritime.

Les Carthaginois commencèrent par s'emparer de dix-sept vaisseaux qui étaient partis en avant pour Messine, sous la conduite du consul Cnéius Cornélius, afin de pourvoir aux besoins de la flotte. Mais la joie de ce premier succès ne fut pas de longue durée, car dès que Duillius eut appris le malheur de Cnéius, il confia ses troupes de terre à ses tribuns, se rendit en personne à bord, et là, instruit des ravages exercés par les ennemis sur le territoire de Myles, il appareilla avec toutes ses forces, et remporta bientôt une victoire éclatante.

Polybe raconte cette première victoire navale[2]. Nous voyons, d'après son récit, qu'Annibal avait été surpris par l'arrivée des Romains. Dans ces circonstances, il aurait dû former sa première ligne, et attendre ainsi l'ennemi, sans avancer lui-même, pour donner à la seconde ligne le temps de se former derrière la première. Mais il était plein de dédain pour l'inexpérience maritime des Romains ; il croyait en avoir facilement raison, et il vogua étourdiment à leur rencontre avec ses premiers vaisseaux, lorsque les autres n'avaient pas encore levé l'ancre.

Dès qu'ils furent proches ; ils aperçurent sur les proues romaines ces nouvelles machines, qu'on appelait corbeaux. C'étaient des espèces de grues, armées de crochets puissants qui s'attachaient aux vaisseaux ennemis pour les retenir, et en même temps munis de ponts volants qui servaient à l'abordage. L'aspect de ces machines, qu'ils n'avaient jamais vues, les étonna bien un peu ; mais ils reprirent bientôt leur élan, et ce fut cette vigueur même qui causa leur perte ; car leurs vaisseaux, combattant à mesure qu'ils arrivaient, ne pouvaient avoir dans leurs mouvements l'ensemble et le bon ordre qu'avait su garder la flotte des Romains.

Ceux-ci, se trouvant ainsi supérieurs en nombre, profitèrent de cet avantage : ils s'avancèrent en ne présentant que la proue, abordèrent, et firent tomber les corbeaux sur les galères carthaginoises, dont la première ligne tout entière fut ruinée. Les autres employèrent en vain plus de précautions pour en venir aux mains, la ruine de la première ligne devait entraîner pour les Carthaginois la perte de la journée. Ce fut là pour les Romains un magnifique succès, et Duillius, de retour à Rome, obtint des honneurs tout à fait nouveaux. On ne se contenta pas de lui décerner le triomphe, on lui érigea une colonne rostrale, et l'on fit un décret public qui lui permit de se faire conduire à sa demeure, aux flambeaux et au son des flûtes, toutes les fois qu'il aurait soupé chez des amis,

Cette première victoire navale apprit aux Romains qu'il leur suffisait d'aborder pour retrouver, dans les combats sur mer, tous les avantages qui leur assuraient la supériorité dans les combats sur terre. Ils surent profiter souvent, dans la suite, de l'expérience qu'ils avaient acquise dans cette journée ; quoique leurs machines de guerre fussent assez puissantes pour leur permettre de combattre de loin comme nous combattons aujourd'hui au moyen de l'artillerie, ils aimèrent toujours mieux aller à l'ennemi immédiatement et en venir tout aussitôt à l'abordage. Il en résulte que leur tactique fut toujours très-simple.

Ils avaient cependant plusieurs ordres de bataille pour les combats sur mer. Quelquefois leurs vaisseaux allaient au combat rapprochés les uns des autres, de manière à ne laisser entre eux aucun intervalle dont aurait pu profiter l'ennemi pour les couper. D'autres fois, ils étaient divisés en plusieurs lignes, se suivant et se soutenant réciproquement, comme les manipules de la légion dans l'armée de terre : la première ligne engageait l'action, et, quand elle était affaiblie, elle se retirait derrière la seconde, qui recommençait le combat avec une nouvelle vigueur.

L'ordre en croissant ou demi-cercle, ordo lunatus[3], était le plus usité. Le vaisseau du général, prætoria navis, occupait le centre, et les plus forts bâtiments étaient placés aux extrémités : par la position du navire prétorien, le général pouvait embrasser toute la flotte d'un coup d'œil, ou lui donner facilement des ordres au moyen de signaux ; on mettait aux deux ailes les navires les plus forts, parce que, dans l'ordre demi-circulaire, ils étaient les plus avancés et devaient attaquer ou soutenir l'attaque les premiers. Les autres se rangeaient entre les navires des ailes et le navire prétorien, tous en ordre d'échiquier, pour mieux défendre les intervalles. Chaque aile avait un commandant particulier sous les ordres directs du général en chef.

Il y avait encore l'ordre en croissant renversé qu'on appelait incurvus ordo, et qu'on ne formait que lorsqu'il fallait se serrer beaucoup pour résister à l'attaque d'un ennemi supérieur en nombre ; l'ordre en coin, cuneus, qui avait ordinairement la figure d'un triangle et sur lequel Végèce donne quelques détails ; l'ordre en forceps, dont la figure était celle d'un U, et que Polybe[4] décrit en parlant de la flotte carthaginoise. Mais les Romains employaient rarement ces derniers[5].

Les généraux choisissaient aussi, autant que possible, une position et un temps convenables à l'action. Comme c'était presque toujours dans le voisinage de quelque terre que se livraient les batailles navales, l'avantage de la position consistait à occuper le large, pour n'être pas acculé à la côte en cas de mouvement rétrograde. Léon VI conseillait même cette précaution à son fils pour un autre motif : il lui recommandait de ne jamais se battre très-près de ses propres rivages, de peur d'être abandonné par ses soldats, à qui la fuite eût été facile. Quant au temps, quant à la connaissance des parages dans lesquels on se trouvait, le général devait tenir compte des avis que lui donnaient les pilotes : Quicumque exercitum armatis classibus vehit, dit Végèce[6], turbinum signa debet ante prænoscere ; et ailleurs[7] : Nauticorum, gubernatorumque solertia est, loca in quibus navigatur, portusque cognoscere : ut infesta prominentibus, vel latentibus scopulis, vadosa ac sicca vitentur. C'est surtout au moment du combat que ces précautions, déjà très-importantes en temps ordinaire, deviennent tout à fait nécessaires et indispensables : qu'aurait pu faire en effet le général d'une armée navale qui se serait trouvé en présence de l'ennemi, avec des vents contraires, au milieu de rochers et d'écueils inconnus ?

Dès que l'armée avait pris son ordre de bataille, le général adressait des prières aux dieux, puis, monté sur un léger bâtiment, il parcourait la flotte et haranguait les troupes. A la bataille d'Actium, dit Plutarque, Antoine, porté par un actuaire autour des navires qui composaient sa flotte, exhortait les chefs à bien faire leur devoir. C'est ainsi que Diodore de Sicile (liv. XIII) nous montre aussi Nicias, faisant le tour des trières athéniennes, et appelant chacun des triérarques par son nom, pour leur inspirer à tous du courage et de la confiance. Cet usage de l'antiquité fut longtemps conservé ; et nous voyons, à la bataille de Lépante[8], don Juan d'Autriche parcourir sur une frégate rapide les escadres des princes chrétiens pour exciter au combat les capitaines et les soldats.

Aussitôt, les matelots et les guerriers se préparaient pour l'action (se expediebant) ; on repliait les voiles et les cordages ; la mâture était placée de manière à ne pas être un embarras dans le combat ; on apprêtait les petites chaloupes qui devaient être parfois d'un grand secours dans la mêlée ; on élevait les corbeaux, les harpagons, les ponts volants ; on dressait à la hâte ces tours de bois, derrière lesquelles on devait combattre comme sur terre, et l'on amassait les flèches, les dards, les pierres et les brûlots qui seraient lancés sur l'ennemi. Dans les grands dromons, dit Léon[9], on bâtira des châteaux de bois d'où les soldats pourront jeter au milieu du navire ennemi de grosses pierres, de lourds morceaux de fer, façonnés en masses pointues, et plus loin[10] : De grands triboles de fer, et des clous plantés dans des sphères de bois recouvertes d'étoupe, ou de quelque autre matière embrasée, seront jetés dans toutes les parties des vaisseaux ennemis pour y mettre le feu.

Un pavillon rouge, déployé sur le navire prétorien, donnait le signal de l'engagement. Aussitôt, les maîtres de chiourmes, assis sur la poupe, commandaient la manœuvre ; les trompettes sonnaient la charge[11], et l'armée tout entière faisait entendre une triple acclamation[12]. Les rameurs déployaient tous leurs efforts pour une nage vigoureuse, les navires tressaillaient sous la vive impulsion de la rame ;

. . . . . impulsæ tonsis tremuere carinæ[13] . . . . .

et, dès qu'il ne restait plus entre les deux flottes que l'espace qu'un vaisseau pouvait franchir d'une seule nage, les combattants et les rameurs jetaient mille cris qui couvraient tous les autres bruits.

Ut tantum medii fuerat maris, utraque classis

Quod semel excussis posset transcurrere tonsis,

Innumeræ vasto miscentur in æthere voces :

Remorumque sonus premitur clamore : nec ullæ

Audiri potuere tubæ[14] . . . .

Alors le plomb, les traits, les flèches, les brandons enflammés étaient lancés de toutes parts : Sagittis, missilibus, fundis, fustibalis, plumbatis, onagris, ballistis, scorpionibus, jacula invicem diriguntur et saxa[15].

Stupea flamma manu, telisque volatile ferum

Spargitur[16] . . . .

Les vaisseaux se joignaient, se heurtaient proue contre proue ; on cherchait à briser les rostres de l'ennemi, ou bien on allait frapper de l'éperon les carènes qui s'ouvraient violemment à la ligne de flottaison en noyant leurs rameurs de l'étage inférieur, ou, parfois, en s'abîmant tout à coup dans les flots.

Puis, quand le premier choc avait détruit l'ordre primitif, et qu'on pouvait pénétrer au milieu des lignes de bataille dérangées, on manœuvrait pour priver son ennemi de ses rames. On s'avançait obliquement vers lui à nage forcée, on rentrait vivement ses propres rames, et, par un coup de gouvernail donné à temps, on longeait le flanc du vaisseau en brisant tous ses avirons : le contrecoup renversait souvent les rameurs, ou les tuait sur leurs bancs.

On se servait aussi des petites chaloupes pour arrêter la manœuvre d'un vaisseau ennemi. Quelques soldats audacieux montaient dans une de ces barques, se glissaient furtivement sous la poupe du vaisseau, coupaient les cordages qui attachaient son gouvernail, et le rendaient ainsi incapable de manœuvrer.

Mais un tel moyen ne pouvait pas réussir souvent : l'ennemi prenait toutes sortes de précautions pour défendre ses rames, son gouvernail et sa liberté d'action. Aussi fallait-il recourir aux corbeaux, aux harpagons pour en venir à l'abordage ; et, au moyen de ces crochets de fer, on s'attachait pour ainsi dire le vaisseau qu'on voulait aborder : Ferreis manibus injectis navem religabant[17]. Polybe décrit très-bien la manière dont les Romains montaient à l'abordage : Si le corbeau, dit-il[18], enchaînait les deux navires de telle manière qu'ils fussent rapprochés dans toute leur longueur, les soldats montaient pêle-mêle à l'abordage ; mais lorsqu'il avait seulement frappé la proue, ils descendaient deux à deux sur le pont. Les premiers rangs de la colonne paraient, à l'aide de leurs boucliers, les coups qu'on leur portait en face ; ceux qui suivaient protégeaient leurs flancs contre les blessures en appuyant leurs boucliers mêmes sur le parapet du pont volant.

Dans un abordage général, les vaisseaux, attachés les uns aux autres, ne formaient plus qu'une masse :

Jam non excussis torquentur tela lacertis,

Nec longinqua cadunt jaculato vulnera ferro :

Miscenturque manus. Navali plurima bello

Ensis agit[19] . . . .

on ne se servait plus que de l'épée, on se saisissait corps à corps, le combat naval se changeait en une sorte de combat terrestre : In adversariorum naves transeunt, ibique gladiis, manu ad manum, et, ut dicitur, cominus dimicant[20].

 

 

 



[1] Polybe, I, 20.

[2] Polybe, I, 23.

[3] Végèce, IV, 45 ; Silv., XIV, 370.

[4] Polybe, I.

[5] Voir Jal, Flotte de César.

[6] Ch. XXXVIII.

[7] XLIII

[8] 1571.

[9] Chap. XIX, art. 7.

[10] Art. 59.

[11] Silius Italicus, XIV, 372 ; Lucain, III, 540.

[12] Dion Cassius, XLIX, 9.

[13] Lucain, III, 528.

[14] Lucain, III, 537-541.

[15] Végèce, ch. XLIV.

[16] Virgile, Æn., VIII, 694.

[17] César, de Bel. civ., II, 6.

[18] Polybe, I, 22.

[19] Lucain, III, 567-570.

[20] Végèce, V, 14.