Passage de Scipion en Afrique, de César en Bretagne.Lorsque nous voyons les poètes anciens comparer parfois les vaisseaux qui fendent les ondes aux oiseaux dont l'aile rapide fend les airs, ces comparaisons ambitieuses et hyperboliques ne doivent nous faire aucune illusion sur la légèreté de marche des navires de l'antiquité. Les Grecs et les Romains ne pouvaient avoir une idée de ces longues traversées, promptement accomplies, que font aujourd'hui nos vaisseaux modernes, grâce à l'impulsion de la vapeur. Il est certain que leurs trirèmes et leurs birèmes n'eurent jamais une marche plus rapide que celle des galères du seizième et du dix-septième siècle. Or, voici comment à cette époque on estimait la vitesse des galères. On comptait par palades, comme on compte aujourd'hui par nœuds. La palade était la plus grande distance que franchissait le bâtiment entre deux coups d'aviron, c'est-à-dire entre le moment où la pale de la rame entrait dans l'eau et celui où elle en sortait. Elle était égale à la distance comprise entre la première rame et la septième, 7m,46. Dans une vogue forcée, des rameurs vigoureux pouvaient obtenir 24 pelades par minute (179m,30), ce qui aurait fait pendant une heure 10.758 mètres, c'est-à-dire 6 milles moins 354 mètres. Mais il était impossible de forcer continuellement la marche pendant une heure entière, et la vitesse ordinaire devait être d'environ 5 milles. M. Jal estime que le bâtiment construit suivant certaines proportions indiquées par lui conformément aux descriptions des anciens, aurait un déplacement de 220 tonneaux — poids de la coque, 110 tonneaux ; œuvres mortes de la poupe et de la proue, tour, machines de guerre, etc., 24 tonneaux ; matériel d'armement, mâture, rames, ancres, etc., 40 tonneaux ; équipage, 3 tonneaux ; vivres et eau pour quinze jours, 25 tonneaux ; armes, ustensiles, etc., 18 tonneaux —, et qu'avec ce déplacement sa petite trirème aurait une vitesse approximative, en calme, de quatre milles marins et demi, c'est-à-dire qu'elle ferait, à la rame, 8.133 mètres par heure, ou une lieue marine (5.555 mètres) et 2.578 mètres (un peu moins d'une demi-lieue). Ce calcul de M. Jal serait en rapport avec la vitesse des galères du seizième siècle : nous devons donc supposer que M. Jal est resté dans le vrai, et a adopté, dans ce calcul, la marche véritable des navires de l'antiquité. Les auteurs anciens d'ailleurs, toutes les fois qu'ils ne se sont pas livrés à leur imagination poétique pour se servir de métaphores trompeuses, ont parlé en termes assez clairs de la lenteur de leurs vaisseaux et de la difficulté qu'on éprouvait à les manœuvrer. Florus, à propos du combat d'Actium, dit que la flotte de Marc-Antoine comptait vingt grands vaisseaux, munis de tours, tels que les vents avaient peine à les remuer. Silius Italicus, en parlant d'un grand vaisseau que dirigeaient quatre cents rameurs, dit, qu'il marchait superbe sous une large voile, quand Borée rapide l'enflait et quand on recueillait tout le souffle du vent entre les deux extrémités de son antenne, mais qu'il allait lentement s'il était tiré sur les flots par les seuls bras des rameurs : . . . . . . . . . . Veloque superba
capaci Cum rapidum hauriret Boream et cornibus omnes Colligeret flatus, lento se corpore agebat, Intraret fluctue solis si pulsa lacertis. La marche des vaisseaux romains n'était donc pas rapide : c'est là un point important, sur lequel nous avons cru devoir nous arrêter, parce qu'il peut nous faire comprendre plus facilement la tactique navale des Romains et les difficultés qu'un général avait à surmonter pour transporter par mer toute une armée. Nous avons dit, dans le chapitre précédent, les principales précautions qu'on avait coutume de prendre pour l'embarquement et le débarquement des troupes. Il nous suffira donc maintenant de choisir un ou deux exemples parmi les plus célèbres, pour montrer le plus clairement possible la manière dont s'opérait le transport de troupes nombreuses. Scipion, en faisant passer de Sicile en Afrique toute une armée romaine, nous fournit un de ces exemples. Bien des flottes, dit Tite-Live[1], étaient parties de la Sicile et du port même de Lilybée ; mais, ni dans le cours de cette guerre, ni dans la première guerre punique, aucun départ n'avait offert un si imposant spectacle : Multæ classes romanæ e Sicilia atque ipso illo portu profectæ erant. Ceterum non eo bello solum, sed ne priore quidem, ulla profectio tanti spectaculi fuit. Scipion voulait transporter trente-deux mille hommes en Afrique : il avait à sa disposition cinquante vaisseaux longs et quatre cents onéraires. Afin que l'embarquement se fit sans confusion, le général le surveilla lui-même. H fit d'abord embarquer les marins et ordonna à C. Lælius, qui commandait la flotte, de les contenir dans les vaisseaux ; il confia le chargement des vivres aux soins du préteur M. Pomponius, voulut que la flotte reçût des provisions pour quarante-cinq jours et que, sur cette quantité, il y en eût de cuites pour quinze jours : puis il dirigea lui-même l'embarquement de ses soldats dans un ordre régulier : Ipse eam sibi curam sumpsit. Quand toute l'armée fut à bord, il envoya des chaloupes parcourir toute la flotte et avertir le pilote, le commandant et deux soldats de chaque vaisseau qu'ils eussent à se rendre au forum pour prendre les ordres. Lorsqu'ils furent réunis, il leur demanda s'ils avaient embarqué l'eau nécessaire aux hommes et aux animaux pour autant de jours qu'ils avaient de vivres. Puis il enjoignit aux soldats de rester silencieux et paisibles, de ne point chercher querelle aux marins, et de les seconder ponctuellement dans l'exécution des manœuvres. Il promit de veiller à la sûreté des bâtiments de transport, en se tenant lui-même, ainsi que L. Scipion, à l'aile droite, avec vingt vaisseaux éperonnés, et en chargeant C. Lælius, commandant de la flotte, et M. Porcins Caton, alors questeur, de protéger la gauche avec des forces pareilles. Un fanal serait allumé la nuit sur chaque vaisseau éperonné, deux sur chaque onéraire, et le vaisseau prétorien en aurait trois, afin qu'on pût le distinguer. Après leur avoir donné ces instructions, Scipion leur commanda de retourner à bord, et de lever l'ancre le lendemain, avec la protection des dieux, dès qu'ils en auraient le signal. Dès qu'il fit jour, le général, du haut du vaisseau prétorien, commanda le silence par la voix du héraut et adressa une prière aux dieux : Ubi Illuxit, Scipio e prætoria nave, silentio per præconem facto, Divi Dovæque, inquit..... puis il jeta dans la mer, comme c'était la coutume, les entrailles crues d'une victime, et fit sonner l'ordre du départ, tubaque signum dedit proficiscendi. Un vent favorable et assez fort fit bientôt perdre à la flotte la vue des côtes. Vers midi, il s'éleva un brouillard si épais que les vaisseaux avaient peine à ne pas se heurter. Le vent devint plus doux en pleine mer. Le brouillard continua la nuit suivante, mais il se dissipa au lever du soleil, et le vent souffla avec plus de force. Déjà l'on apercevait la terre, et bientôt le pilote annonça qu'on n'était plus qu'à cinq milles de l'Afrique. Scipion, à l'aspect de la côte, pria les dieux que la république et lui-même n'eussent qu'à se louer d'avoir vu l'Afrique ; puis il ordonna de faire force de voiles et d'aller plus bas chercher un point de débarquement. Le même vent poussait la flotte ; mais il s'éleva, à peu près à la même heure que la veille, un brouillard qui déroba la vue de la terre. La nuit vint ensuite augmenter l'incertitude ; aussi, pour empêcher les vaisseaux de se heurter ou d'échouer, on jeta l'ancre. Au point du jour, le vent souffla de nouveau, dissipa le brouillard et laissa voir toute l'étendue des rivages de l'Afrique. La flotte s'y porta et toutes les troupes furent débarquées. Eo classis decurrit : copiæque omnes in terram expositæ sunt. Tel est à peu près le récit que fait Tite-Live du passage de Scipion de Sicile en Afrique. Nous pouvons remarquer comment l'historien latin mentionne les différentes coutumes que nous avons énumérées précédemment : la prière du général avant le départ, le sacrifice, l'ordre de l'embarquement, la nouvelle prière adressée aux dieux à l'arrivée, etc. Nous remarquons aussi que la traversée s'opère en deux jours et une nuit, ce qui donne à la marche des vaisseaux la vitesse moyenne que nous avons adoptée plus haut. Tite-Live ne s'arrêtant pas au débarquement, et n'entrant dans aucun détail à ce sujet, il est probable qu'il y avait, pour ces sortes de mouvements, une règle générale qu'on suivait en toutes circonstances. Chaque onéraire transportait un nombre déterminé de décuries, et, à l'arrivée, les vaisseaux chargés des premières subdivisions de l'armée abordaient les premiers, de sorte qu'à mesure qu'elle opérait sou débarquement la légion se trouvait en ordre, soit pour la marche, soit pour le combat. Scipion, ayant quatre cents onéraires, avait trente-deux mille hommes à transporter ; Tite-Live nous dit que ses légions avaient été composées de six mille soldats ; chaque cohorte comptait donc six cents hommes : en en plaçant une centaine sur chaque onéraire, il fallait six onéraires pour le transport d'une cohorte, ce qui faisait un vaisseau par centurie. Cette division était très-facile à suivre pour l'embarquement et le débarquement des troupes, et nous pouvons supposer que Scipion sut en profiter. De ses quatre cents vaisseaux, trois cent vingt auraient donc été employés au transport des troupes, et quatre-vingts à celui des chevaux. Ces navires-écuries, que les Romains nommaient hippagogæ, avaient une construction particulière. Au-dessus de la sentine se trouvait un entrepont partagé de chaque côté contre la muraille en stalles de grandeur uniforme, dont le nombre pouvait varier de vingt à vingt-cinq. Le navire-écurie portait ainsi quarante ou cinquante chevaux. M. Jal, dans son Glossaire nautique[2], a donné le plan d'un navire passe-chevaux du moyen âge, et croit que cette organisation ne diffère pas beaucoup de celle qui avait été adoptée pour les navires hippagogues de l'antiquité. Seulement, au moyen âge, une porte était ouverte à l'arrière pour l'embarquement, et, quand le chargement était fait, cette porte, se trouvant au-dessous de la ligne de flottaison, était soigneusement fermée. H est probable que les anciens n'avaient pas recours à ce moyen, qui aurait rendu plus difficile la construction de leurs bâtiments ; leurs chevaux étaient sans doute conduits à bord. à l'aide de planches poussées de terre (scalæ), puis on les descendait par les écoutilles avec des palans (trochleæ). Les mêmes moyens servaient à les ramener sur terre. Quelque facilité que les divisions et subdivisions do l'armée pussent fournir au général pour l'embarquement et le débarquement de troupes nombreuses, cette seconde opération était très-difficile et très-dangereuse, quand il fallait l'exécuter en présence de l'ennemi. C'est ce que nous voyons dans la première expédition de César en Grande-Bretagne. Ayant réuni environ quatre-vingts vaisseaux de charge, ce qui lui semblait suffisant pour le transport de deux légions, César distribua tout ce qu'il avait en outre de navires longs au questeur et aux légats. A cette flotte, il fallait encore ajouter dix-huit vaisseaux de charge, arrêtés à huit mille pas de là, et que les vents contraires empêchaient de se rendre au port où les autres étaient rassemblés : il les réserva pour sa cavalerie, et laissa Sulpicius Rufus avec une garnison suffisante à la garde du port. Ces dispositions faites, il profita d'un vent favorable, et leva l'ancre vers la troisième veille. Il avait ordonné à la cavalerie d'aller s'embarquer au port voisin, et de le suivre ; mais celle-ci fit peu de diligence, et il n'avait que ses premiers vaisseaux lorsqu'il arriva en Bretagne, vers, la quatrième heure du jour, c'est-à-dire vers dix heures du matin[3]. Le spectacle qui frappa ses yeux en ce moment dut le surprendre. Devant lui s'élevaient de hautes falaises dont le sommet était couvert d'une foule immense de soldats : Ibi in omnibus collibus expositas hostium copias armatas conspexit. Ce n'était certainement pas là la réception qu'avait dû lui annoncer l'ambassade bretonne qu'il avait reçue quelques jours auparavant. Or la mer était en cet endroit si resserrée par les montagnes, il y avait entre les flots et le pied des falaises une plage si étroite, adeo montibus angustis mare continebatur, que les traits lancés des hauteurs pouvaient atteindre le bord de l'eau, uti ex locis superioribus in littus telum adjici posset. Vouloir débarquer sur un pareil point, c'eût été se condamner à une mort certaine, sans aucun moyen de résistance : César ne le voulut pas. La flotte mit à l'ancre, et il réunit immédiatement sur son vaisseau prétorien tous les chefs de l'armée. Alors il leur donna ses instructions, leur lut le rapport de Volusenus, qui signalait, à peu de distance du point où l'on se trouvait, une plage basse et douce, sur laquelle on pouvait prendre terre, et leur fit comprendre, par des ordres précis, tout l'ensemble de l'action qu'on allait tenter. Le vent et la marée étant devenus favorables, à un signal donné, l'ancre fut levée, la flotte s'avança à sept mille pas de là environ, et s'arrêta devant une plage unie et découverte, aperto ac plano littore naves constituit. Les Bretons, qui, du haut de leurs falaises, surveillaient tous les mouvements de la flotte, comprirent le dessein de César. Ils envoyèrent à la hâte, pour occuper la place menacée, toute leur cavalerie et ces chars armés de guerriers dont ils avaient coutume de se servir dans les combats ; puis l'infanterie elle-même accéléra la marche, et toutes leurs forces se trouvèrent réunies au moment où les Romains commençaient le débarquement. Plusieurs circonstances, dit César[4], rendaient la descente difficile : la grandeur de nos vaisseaux les forçait de s'arrêter en pleine mer ; nos soldats, ignorant la nature des lieux, les mains embarrassées, chargés du poids de leurs armes, devaient à la fois s'élancer du navire, lutter contre les flots et faire face à l'ennemi, tandis que celui-ci, combattant à pied sec, ou s'avançant très-peu dans la mer, libre de ses membres, connaissant bien les lieux, lançait ses traita avec assurance, ou poussait sur nous ses chevaux accoutumés à ce genre d'attaque. Nos soldats, troublés et peu faits à ces combats, n'avaient point cette ardeur et cette fermeté qu'ils ont ordinairement sur terre. César, comprenant le désavantage qu'avaient ses soldats dans une telle lutte, ordonna de diriger ses vaisseaux longs, à force de rames, vers le flanc découvert de l'ennemi, et d'employer, pour le repousser, les frondes, les traits et les machines. Ce fut une heureuse diversion. Les Bretons, étonnés de la forme et du mouvement de ces navires, effrayés des effets que produisaient dans leurs rangs les catapultes et les balistes, perdirent leur premier élan et s'arrêtèrent. Les Romains, toutefois, hésitaient encore ; mais tout à coup le signifer primipile de la dixième légion s'élance dans les flots et porte l'aigle en avant. Compagnons, s'écrie-t-il, sautez à la mer et suivez-moi, si vous ne voulez livrer votre aigle aux barbares. Pour moi, j'aurai fait mon devoir envers la République et le général : Desilite, inquit, commilitones, nisi vultis aquilam hostibus prodere : ego certe meum Reipublicæ arque imperatori officium præstitero. Il dit, et les légionnaires suivent leur enseigne, prêts à le défendre de leur vie : l'exemple d'un seul entraine la légion tout entière. On combat des deux côtés avec acharnement ; César, derrière ses lignes, remplit de soldats de réserve les chaloupes des galères et les esquifs d'observation : il les envoie au secours de ceux qu'il voit sur le point de plier. Les Romains sortent enfin des flots. Dès lors, libres de leurs mouvements, ils reprennent tous leurs avantages, ils fondent sur les barbares et les mettent en fuite : la victoire est à eux, la plage leur appartient. Mais il n'est pas possible de poursuivre les vaincus en désordre ; car la cavalerie n'a pu mettre à la voile pour suivre l'armée. C'est la seule chose, dit l'auteur des Commentaires, qui manque à la fortune accoutumée de César : Hoc unum ad pristinam fortunam Cæsaris defuit. D'après ce récit, que nous avons abrégé le plus possible, il est facile de comprendre combien il fallut d'habileté au général et de courage aux soldats pour débarquer avec succès en présence d'une grande multitude armée, et combien le transport des troupes dans un pays ennemi est une opération périlleuse. Les historiens nous en offriraient d'autres exemples ; mais c'est assez sur ce sujet. Passons à la tactique navale des Romains, aux grandes actions livrées par les flottes romaines, soit en pleine mer, soit à l'entrée des ports des villes maritimes assiégées. |