DE LA MILICE ROMAINE

 

TROISIÈME PARTIE. — DE LA MARINE ET DE L'ARMÉE MANŒUVRANT SUR MER

CHAPITRE V. — RESTITUTION DES ANCIENNES TRIRÈMES.

 

 

Restitution des anciennes trirèmes : un mot de la trirème romaine, récemment construite à Paris.

 

Nous ne pouvons énumérer les différentes parties d'un vaisseau de guerre romain, nous ne pouvons en étudier la construction, sans dire un mot des essais qu'on a tentés récemment de rétablir la trirème antique. L'Empereur ayant manifesté le désir de faire construire une de ces trirèmes pour se bien rendre compte du système mis en pratique par les constructeurs grecs et romains, M. Jal, qui s'était attaché durant de longues années à l'étude de la marine ancienne, réunit tous les renseignements que ses études antérieures pouvaient lui fournir, en fit un travail curieux qu'il intitula la Flotte de César, et s'empressa de l'adresser à l'Empereur. M. Dupuy de Lôme, directeur des constructions navales, en eut aussitôt connaissance, et, bientôt après, les habitants de Paris, de Saint-Cloud et de Rouen purent voir flotter dans les eaux de la Seine un antique vaisseau long ayant trois rangées de runes actives.

Dans une restitution des vaisseaux longs des Latins, dit M. Jal en commençant, on ne doit pas craindre de paraître exagéré en supposant des bâtiments de dimensions égales à celles de certains navires du moyen âge et des temps modernes. La longueur totale de la galère ordinaire du dix-septième siècle était, d'un bout à l'autre, sur le pont, de 4m,92, ou, en chiffres ronds, de 41 mètres. Sa plus grande largeur était de 6m,17 : le rapport de la longueur à la largeur étant de 7 à 1 environ. Le creux, mesuré de la quille au pont, était de 2m,43, la hauteur du pont à la flottaison d'environ trois pieds, 0m,97, et l'appareil des rames était à peu près à 1m,62 de cette ligne d'eau..Or les vaisseaux de grandeur moyenne, au temps de César et d'Auguste, pouvaient avoir les mêmes dimensions. En les diminuant, et en ne tenant pas compte de quelques modifications postérieures à cette époque, on obtiendrait donc un vaisseau long unirème ; et l'unirème cataphractée, navis longa testa, grandie dans toutes ses parties, deviendrait la birème à cinquante rames, le dromon-dicrote de Léon VI, dont nous avons parlé précédemment. Quant à la trirème, après bien des essais, des doutes, des tâtonnements, voici ce qu'avait proposé M. Jal.

Posant d'abord en principe qu'il n'a pas la prétention de faire un navire d'une marche supérieure qui puisse, pour sa vitesse, être comparé à ceux qui reçoivent l'impulsion des roues ou de l'hélice, mues par la vapeur, M. Jal suppose sa trirème, large à sa flottaison de 5m,80 et longue de 42 mètres, à peu près dans le rapport de 1 à 8 plus favorable à la marche que celui de 1 à 7 dont nous venons de parler. La hauteur de la quille au pont serait de 2m,90. Mais tout le système de jougs et de parapets pour soutenir les rames, couvrir les rameurs et protéger les soldats, ajoutant au poids de la coque une trop grande pesanteur, la muraille, afin d'être plus légère, n'aurait qu'un mètre d'élévation et 0m,20 d'épaisseur. La trirème, en charge, aurait 1m,80 de tirant d'eau.

A 0m,20 au-dessous de la ligne de flottaison, on construirait un plancher couvrant la sentine, où l'on établirait deux pompes pour vider les eaux, et, au-dessus de ce premier pont, on en établirait un second à la hauteur de 1m,60. C'est dans cet entrepont que se placeraient les rameurs thalamites qui, assis sur un banc haut de 0m,45, et maniant une rame longue seulement d'environ 4m,15, auraient une liberté d'action suffisante et pourraient se lever de leur banc pour donner plus de force à ces mouvements de la nage allongée que Lucain a bien décrits, quand il a dit[1] :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . tum cærula verrunt,

Atque in transtra cadunt, et remis pectora pulsant.

Le sabord de nage de la rame du thalamite serait à 0m,70 au-dessus de la ligne de flottaison, et cette rame irait chercher son point d'appui dans la mer à 2m,10 du flanc du navire.

Sur le pont seraient assis les zygites et les thranites. Les zygites auraient des bancs de 0m,20 seulement de hauteur et manieraient des rames de 6m,40. La partie antérieure de ces rames, longue de 1m,40, serait garnie de plomb pour en faciliter le mouvement, et la partie extérieure, longue de 5 mètres, irait chercher son point d'appui dans l'eau à 3m,60 du flanc de la trirème. Les bancs des thranites seraient à la hauteur du siège du magister, le thranos, et auraient environ 0m,50 d'élévation leurs rames, garnies de plomb comme celles des zygites, traverseraient les sabords à 0m, 70 au-dessus du pont, seraient longues de 8m,75, et iraient chercher leur point d'appui à 5 mètres du flanc de la trirème.

La ligne des scalmes des thranites serait à 0m,40 au-dessus de celle des zygites, et celle-ci à 1m,05 au-dessus de celle des thalamites. De plus, les sabords de ces trois lignes de rames n'étant pas, chez les anciens, placés immédiatement au-dessous les uns.des autres, il faudrait les ranger dans un ordre oblique comme les sabords de nos vaisseaux modernes à plusieurs batteries.

Toutes ces rames, ainsi disposées, seraient au nombre de cent soixante-seize : il y aurait, de chaque côté, vingt-neuf thranites, trente zygites et vingt-neuf thalamites, occupant de l'avant à l'arrière une longueur de 30 mètres.

On réserverait à la poupe une place pour le timonier qui aurait à diriger ses deux gouvernails suspendus aux flancs de la trirème, pour le thranos, siège du capitaine, et pour quelques soldats pendant le combat ou quelques matelots manœuvrant les voiles. A la proue, on laisserait un espace vide, de 7 mètres de longueur, et élevé d'un mètre environ au-dessus du pont : cette place serait réservée aux soldats et l'on pourrait y ériger une tour de bois.

Dans toute la longueur des 30 mètres occupés par les rameurs on tracerait une coursie large de 1m,20 ; c'est dans ce passage (agea, πάροδος) que se promenaient le hortator remigum et le symphoniacus : on y percerait les écoutilles pour la communication de la cale et de l'entrepont avec le pont supérieur : on y pratiquerait une ouverture longue pour le mâtage et le démâtage du mât, et en avant du modius, conduit demi-circulaire qui descendrait du pont à la quille pour recevoir cet arbre, on placerait une pompe allant à la sentine et venant en aide aux deux autres pompes établies déjà dans l'entrepont.

De plus, entre les bancs des zygites et le plat-bord, on laisserait un espace d'un demi-mètre pour y placer des rames de rechange.

On laisserait le même espace dans l'entrepont pour les rames de rechange des thalamites. A la poupe serait la chambre du capitaine, à la proue les logements des autres officiers : la partie intermédiaire servirait d'entrepôt pour le gréement, et de dortoir pour les soldats pendant la nuit.

La sentine, outre le lest, contiendrait des vivres, de l'eau, des cordages, etc. Voilà pour l'intérieur.

Quant à l'extérieur, M. Jal n'oublie rien des ornements et des armes dont nous avons parlé dans le chapitre consacré aux différentes parties d'un vaisseau de guerre. Il mentionne, comme importantes et ne devant pas être oubliées, des ceintures ou préceintes, au nombre de deux ou de trois : elles seraient en chêne et auraient une épaisseur peu considérable ; elles seraient décorées d'un ornement léger, mais visible, et produisant un certain effet. Au-dessus de la poupe et de la proue, on ferait des constructions légères qui affecteraient des formes agréables : l'acrostole de la proue se terminerait à sa partie recourbée par un bouclier, une spirale, une boule, etc. ; l'extrémité de la poupe recevrait cette sorte de panache qu'on nommait aplustrum ou amplustram, et au sujet de laquelle on combattait sur mer de la même façon qu'on luttait sur terre pour défendre son enseigne ou pour s'emparer de celle de l'ennemi :

. . . . . . . . . . . . . . . Dum pagnat ab alta

Poppe Caïus, Graïumque audax splustre retentat,

Terga simul pariter missis et pectora telis

Transigitur[2] . . . . .

A la poupe on peindrait aussi l'image du dieu protecteur du navire, Minerve, Apollon, Neptune ou Jupiter, et, au-dessus de cette figure (παράσημον), on écrirait le nom du navire dans un cadre rond ou ovale, noblement orné, scutulum. Les poètes latins out souvent parlé de ces divers ornements. Nous lisons dans Virgile[3] :

. . . . . Aurato fulgebat Apolline puppis ;

dans Ovide[4] :

Est mihi, sitque precor, flavæ tutela Minervæ,

Navis et a picta casside nomen habet ;

et ailleurs encore[5] :

Monte nec inferior proræ puppique recurvæ

Insilit, et pictos verberat unda deos.

Mais ces parties élégantes du travail ne feraient pas négliger les parties, plus utiles et plus importantes, composant l'armure propre de la trirème. Sous le parasémon on établirait solidement, dans un massif de bois, cet éperon si redoutable dans l'abordage, cet éperon à trois dents, rostrunt tridens, que les pontes se sont aussi plu à décrire :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Totumque dehiscit

Convulsum remis, rostrisque tridentibus æquor[6].

. . . . . . . . . Volet immissis cava Pinus habenis

Infinditque eolum, et spumas vorat ære tridenti[7].

Et au-dessus de l'éperon, de chaque côté de la trirème, on placerait les épotides, qui la défendraient au cas où l'éperon viendrait à lui manquer.

Tel est tout le système proposé par M. Jal. Mon hypothèse, dit-il, n'est point d'un savant hasardeux, qui, sans connaître la marine et les conditions d'existence d'un vaisseau long, se livre à un travail arbitraire, cherche une solution ingénieuse, et, des termes du problème posé, néglige ceux qui l'embarrassent... Je ne prévois pas quelles puissantes objections on pourrait m'opposer... Je donne mon travail avec quelque confiance, en insistant toutefois sur ce point capital, qu'un ingénieur aurait certainement projeté un navire à trois rangs de rames, dans des conditions meilleures, au point de vue de la marche ; mais que je n'étais pas libre de faire mieux, renfermé dans un cercle de documents écrits ou figurés, dont je ne pouvais pas me dégager.

M. Dupuy de Lôme adopta donc, dans la construction de sa trirème antique, les conclusions générales du mémoire de M. Jal, qui lui avait été communiqué. Il ne prit pas, il est vrai, tous les chiffres proposés dans ce mémoire : comme le navire qu'il avait à faire n'était exécuté qu'à titre d'essai, il importait d'en réduire les dimensions ; il fallait le rétrécir pour lui permettre d'évoluer facilement dans les eaux de Paris, et de passer à l'aise sous les ponts de la Seine depuis Asnières jusqu'à l'Institut. Il lui donna de longueur à la flottaison 39m,25 ; de largeur, 5m,50 ; de creux, 2m,18. Pour le rendre bon marcheur, il lui prêta les façons étroites qu'avaient à l'arrière les galères contemporaines de Louis XIV, et cette finesse, en donnant plus d'élégance à son bâtiment, lui enleva quelque chose de sa vérité historique.

Il est à regretter que M. Dupuy de Lôme n'ait pas cru devoir munir d'épotides la proue de son navire. Craignit-il de ne pas être compris du public ? Mais le public ne pouvait pas mieux comprendre l'éperon, le système de rames, et bien d'autres parties qui furent cependant adoptées. Eut-il peur d'enlaidir l'avant de sa trirème ? Certes, l'élégance est une grande qualité dans une construction navale ; mais, puisqu'il fallait faire avant tout une trirème antique, et que le plus grand nombre des vaisseaux anciens étaient munis d'épotides, il eût été préférable, selon nous, d'être un peu moins élégant, et d'ajouter au bâtiment cet accessoire ordinaire, dût-on le trouver étrange.

Nous reprocherons encore à M. Dupuy de Lôme d'avoir doublé en cuivre sa trirème. Les carènes des vaisseaux romains, avant d'être lancées à la mer, étaient simplement enduites de poix et de suif, depuis la ligne de flottaison jusqu'à la quille : c'est ce que Virgile appelle uncta carina ; et l'on renouvelait souvent cette onction, par l'habitude qu'avaient les Romains de tirer souvent leurs vaisseaux à terre ; mais jamais ils n'employèrent les plaques de métal pour rendre ces navires plus solides et meilleurs marcheurs. Les carènes doublées en cuivre sont tout à fait modernes ; pourquoi donc en avoir orné une trirème qui devait être une trirème antique ? Pourquoi avoir pris tant de précautions pour chercher à donner à sa marche une vitesse plus grande, quand cette vitesse n'est qu'un anachronisme évident ?

Nous nous permettons de relever les quelques défauts que nous découvrons dans cette trirème, nous nous y croyons autorisé, puisque nous nous sommes plu tout d'abord à remarquer l'utilité et l'intérêt attachés à une pareille construction[8].

 

 

 



[1] Lucain, III, 541.

[2] Lucain, III, 585.

[3] Virgile, Énéide, X, 171.

[4] Ovide, Tristes, I, IX, 1.

[5] Ovide, Tristes, I, III, 109.

[6] Virgile, Énéide, V, 143.

[7] C. Balbus, Argon.

[8] Voir, pour ce chapitre, le Journal de l'Instruction publique, année 1861, compte rendu des études de M. Jal ; le journal l'Illustration du 23 mars 1861, page 184, gravure représentant la Trirème romaine construite d'après les instructions de l'Empereur ; et les autres journaux de la même époque, qui, presque tous, en rendant compte de cette construction, ont parlé en termes plus ou moins exacts de la marine ancienne.