DE LA MILICE ROMAINE

 

TROISIÈME PARTIE. — DE LA MARINE ET DE L'ARMÉE MANŒUVRANT SUR MER

CHAPITRE IV. — DE LA CONSTRUCTION DES FLOTTES ET DE LEUR ÉQUIPAGE.

 

 

Rapidité avec laquelle on construisait une flotte ; exemples ; ce qu'en dit Montesquieu. — Équipage. — Généraux ou préfets des flottes ; capitaines des vaisseaux ; pilotes et aides des pilotes ; rameurs et matelots.

 

Après avoir énuméré toutes les parties d'un vaisseau de guerre, il n'est pas inutile de voir quelle en était la construction, de quel bois on le faisait, et comment les Romains équipaient leurs flottes une fois construites. Nous trouvons sur ce sujet des détails très-précieux dans quelques lettres écrites par Cassiodore, au nom de Théodoric, à Abundantius, capitaine des gardes de ce prince. Voici ce que nous lisons dans la seizième lettre du cinquième livre : Nous nous sommes souvent demandé, dit Théodoric, pourquoi l'Italie n'a pas de navires, elle qui a du bois en si grande quantité qu'elle peut en envoyer aux autres provinces de l'empire, quand elles en ont besoin. Par l'inspiration divine, nous avons donc décidé qu'on construirait tout de suite mille vaisseaux propres au transport du blé, et en même temps au combat, si l'occasion se présente. Nous croyons pouvoir nous en remettre de l'exécution d'un projet si important à ton zèle, dont nous connaissons la grandeur. Envoie donc, sans tarder, dans toute l'Italie, des ouvriers qui rechercheront les bois propres à l'œuvre que nous entreprenons. Si, dans le voisinage de la mer, tu trouve des cyprès ou des pins, offre un prix convenable aux propriétaires.... Ce passage nous indique la qualité des bois employés alors dans la construction des navires : c'étaient généralement des bois blancs et l'usage s'en perpétua très-longtemps au moyen âge pour la fabrication des galères.

Ces deux bois, que nous voyons cités par Cassiodore, Végèce les conseille pour la construction des liburnes : Que la liburne, dit-il[1], soit faite surtout de cyprès, de pin domestique, de sapin et de larix. Le mot surtout (præcipue contexatur) prouve de plus qu'on pouvait encore employer d'autres bois. Pline, préfet de la flotte de Misène, recommandait le larix et le sapin aux charpentiers de navires, parce qu'ils ne se fendent pas et ne sont pas exposés à la carie[2]. Le sapin, dit-il encore ailleurs[3], doit être préféré aux autres arbres hauts et droits pour la fabrication des mâts et des antennes. Ce précepte de Pline fut toujours suivi dans tous les chantiers de galères, et, aujourd'hui encore, tes mâts de nos bâtiments sont de bois de pin et leurs vergues de sapin. Il est vrai que le corps de nos navires est composé de bois très-solide, recouvert lui-même de plaques de métal ; mais ce ne fut qu'assez tard qu'on introduisit cette innovation, et il semble même que le chêne n'ait été employé que pour fortifier les bois moins pesants, lorsque les premières applications des armes à feu eurent été faites sur les vaisseaux de guerre[4].

Les bois blancs, en donnant plus de légèreté aux navires, rendaient aussi le travail plus facile et la construction plus rapide. Aussi voyons-nous Théodoric, très-peu de temps après sa première lettre à Abundantius, lui en adresser une seconde pour le féliciter d'avoir construit rapidement les mille vaisseaux commandés. Tu as achevé, dit-il, une œuvre qu'on pouvait croire à peine ébauchée ; si bien que la promptitude apportée dans la construction de ces navires ne pourrait être comparée qu'à la rapidité de leur course (ut pene quanta velocitate navigari solet, constructio navium tanta sit celeritate completa). Et ce ne sont pas seulement des paroles vaines qui m'ont été rapportées à ce sujet par mon envoyé ; tu as montré en un instant à nos yeux une forêt navale remplie d'hommes (classeam sylvam hominum), des maisons flottantes, des transports pour les armées, qui supporteront les plus dures fatigues à la mer, et mèneront à leur destination des guerriers courageux et inébranlables ; galères qui montrent un nombre de rames et cachent avec soin les figures des hommes (trireme vehiculum remorum tantum numerum prodens, sed hominum facies diligenter abscondens)..... Que le Pô envoie maintenant à la mer nos navires italiens, et que le sapin, qui s'élevait sur les rives nourricières du fleuve, apprenne à franchir les vagues marines. Dans la guerre contre Hiéron, Rome, en quarante-cinq jours, arma et construisit deux cent vingt navires. Scipion, au rapport de Pline, pendant la seconde guerre punique, équipa une flotte en quarante jours ; et César, au siège de Marseille, ayant besoin d'une marine pour fermer le port, fit construire à Arles, en trente jours, vingt-deux bâtiments de guerre qu'il mit sous le commandement de Brutus.

Dans cette dernière circonstance, il est vrai, César n'eut pas à se louer de la précipitation qu'on avait mise à la construction de cette flotte : les conditions de vitesse et de légèreté avaient été tout à fait négligées, ses vaisseaux avaient été faits de bois vert (factæ enim subito ex humida materia). Cet exemple nous prouve donc que c'était souvent aux dépens de la perfection qu'on achetait cette rapidité d'exécution. Cependant, nous ne pouvons nous empêcher de nous étonner d'une telle promptitude, quand nous voyons, de nos jours, des ouvriers habiles et en très-grand nombre travailler durant des années entières à la confection de quelques vaisseaux seulement.

Montesquieu fait, à ce sujet, une comparaison pleine de justesse entre l'art des constructions navales d'autrefois et celui d'aujourd'hui. Les vaisseaux anciens étant à rames, dit-il, les plus légers brisaient aisément celles des plus grande, qui, pour lors, n'étaient plus que des machines immobiles, comme sont aujourd'hui nos vaisseaux démâtés. — Depuis l'invention de la boussole, on a changé de manière : on a abandonné les rames, on a fui les côtes, on a construit de gros vaisseaux ; la machine est devenue plus composée, et les pratiques se sont multipliées. — L'invention de la poudre a fait une chose qu'on n'aurait pas soupçonnée : c'est que la force des armées navales a plus que jamais consisté dans l'art ; car, pour résister à la violence du canon et ne pas essuyer un feu supérieur, il a fallu de gros navires ; mais à la grandeur de la machine on a dû proportionner la puissance de l'art.... Aussi à peine, à présent, toute une vie suffit-elle à un prince pour former une flotte capable de paraître devant une puissance qui a déjà l'empire de la mer[5].

Ainsi, d'après Montesquieu, c'était surtout le peu d'art qu'apportaient les Romains à leurs constructions navales qui leur permettait cette promptitude dont nous nous étonnons. Et il est certain que, au temps des guerres puniques, la puissance d'un navire était moins dans ses propres qualités que dans le courage de ceux qui le montaient ; presque toute la force d'un vaisseau de guerre était alors dans son équipage. On combattait sur mer de la même façon à peu près que sur terre : on mettait toute une armée sur une flotte, les vaisseaux s'accrochaient, et l'on combattait de plain-pied. C'est ainsi que dans la bataille navale gagnée par Regulus, on vit combattre cent trente mille Romains contre cent cinquante mille Carthaginois. Pour lors, ajoute Montesquieu, les soldats étaient pour beaucoup et les gens de l'art pour peu : à présent les soldats sont pour rien, ou pour peu, et les gens de l'art pour beaucoup.

Quelque nombreux que fût cet équipage, on le recrutait facilement. On prenait pour matelots et pour rameurs, nautæ et remiges, des esclaves et des affranchis, qu'on appelait aussi socii navales[6]. Les citoyens et les alliés étaient obligés, chacun selon sa fortune, de fournir un nombre déterminé de ces marins, ou, quelquefois, de les remplacer temporairement par des contributions[7]. Les nautæ s'occupaient spécialement des voiles et de la direction du navire ; les remiges ne faisaient que ramer, et comme les vaisseaux étaient partagés en trois divisions dans leur hauteur, le fond (thalamus), l'étage supérieur (thranus) et la partie intermédiaire (zyga), on divisait aussi les rameurs en trois classes distinctes, d'après la position qu'ils occupaient dans le bâtiment : c'étaient les thranites à l'étage supérieur, les zygites au centre et les thalamites au fond. Les thranites, maniant les rames les plus longues, les plus lourdes et les plus difficiles à manœuvrer, recevaient une solde plus élevée que les autres, et les thalamites, pour la même raison, étaient les moins soldés de tous les rameurs.

A côté des nautæ et des remiges étaient les classiarii, soldats exercés pour combattre à bord, et répondant ainsi, sous beaucoup de rapports, à nos soldats de marine[8]. Dans les premiers temps, les soldats légionnaires avaient combattu également sur terre et sur mer ; mais quand Rome eut une marine régulière, elle y employa des troupes particulières, milites in classem scripti[9], qui furent appelées du nom de classiarii ou du nom grec d'epibatæ (έπιβάται). Cette partie du service militaire était regardée comme moins honorable que l'autre, et l'on confondait même quelquefois, sous le terme général de classiarii, les soldats de marine avec les matelots et les rameurs, qui n'étaient cependant que des esclaves et des affranchis[10]. Les alliés et les peuples vaincus étaient obligés d'en fournir un nombre déterminé[11].

Lorsque, dans les premiers temps, l'on construisait et l'on équipait une flotte pour les besoins du moment, c'était ordinairement un des deux consuls qui en prenait le commandement, et, en son absence, c'était un légat qui commandait sous ses ordres, comme Lælius sous Scipion[12]. Plus tard, lorsqu'il y eut des flottes permanentes, lorsqu'Auguste en eut établi une en station dans la mer de Toscane, à Misène, une autre dans l'Adriatique, à Ravenne, et quelques autres sur de grands fleuves, tels que le Rhin et le Danube[13], on donna aux commandants de ces flottes le titre de dux præfectusque classic[14]. Ils avaient, comme les consuls autrefois, le droit de vie et de mort sur tous les soldats de marine, matelots et rameurs ; le navire qu'ils montaient, plus grand et plus orné que les vaisseaux ordinaires, prenait le nom de navis prætoria, et, durant la nuit, portait trois flambeaux comme signal distinctif[15].

Sous les ordres du préfet de la flotte étaient tous les commandants particuliers des vaisseaux. On les appelait navarchi, trierarchi, præfecti ou magistri navium. Leur grade répondait à ceux de nos capitaines, et leurs fonctions à celles de nos maîtres d'équipage : c'étaient eux qui dirigeaient la navigation du vaisseau, qui donnaient des ordres au timonier, aux marins, aux rameurs, et, pour surveiller les mouvements, ils se tenaient assis dans une cabine à l'arrière du bâtiment. Cette cabine, cette espèce de tente ou de pavillon, s'appelait σκηνή chez les Grecs, et ce qu'en dit Arrien en parlant d'Alexandre[16] nous la montre comme mobile et facile à démonter : Quand le navire qui portait le roi, dit-il, fut près du camp, ce prince, voulant être bien vu de tous, ordonna qu'on enlevât la tente de la poupe de son vaisseau.

Après le magister venait immédiatement le gubernator (κυβερνήτης), timonier ou pilote. Il était habillé d'une façon particulière, et se tenait assis à la poupe : c'était lui qui ordonnait de serrer ou de déployer les voiles, de faire jouer ou d'arrêter les rames, expandere, contrahere vela, incurnbere remis, eos inhibere, etc.[17] On lui demandait de connaître les mers qu'il devait parcourir et les côtes qu'il avait à visiter. La science des indices du temps, des variations des vents, des signes précurseurs de la tempête, devait lui être familière ; et, la nuit, quand la vue des terres ne pouvait le guider, on exigeait qu'il sût diriger sa course d'après l'aspect des étoiles : car, la boussole n'existant pas, il fallait nécessairement recourir aux étoiles ; de là cette expression d'Horace, quand il parle d'une tempête qui ne laisse aucun espoir :

. . . . . . . . . . . neque certa fulgent

Sidera nautis. . . . . . . . .

On ne sait plus sur quel astre se guider[18].

La plupart des vaisseaux de guerre ayant deux gouvernails, il y eut dans l'origine deux pilotes par bâtiment. Mais il est probable qu'on reconnut bientôt les nombreux inconvénients qui devaient résulter de cette double action simultanée, et l'on ne tarda pas à mettre les deux gouvernails sous la direction d'un seul pilote.

Le pilote, d'ailleurs, avait un aide utile dans le proreta (πρωρήτης). Celui-ci, comme l'indique son nom, se tenait à l'avant du navire, pour examiner la mer, et indiquer par des signes au timonier sur quel point il devait gouverner. Il commandait en second sous le gubernator, et avait sous sa surveillance immédiate tout ce qui tenait au gréement et à l'armement du navire[19].

Les rameurs avaient encore un chef spécial qui, dans l'ordre hiérarchique, venait après le gubernator et le proreta : c'était le hortator (κελευστής). Il dirigeait leurs manœuvres et réglait leurs mouvements à l'aide du chant nautique, appelé en grec κέλευσμα, et en latin celeusma ou celeuma. Il aidait les rameurs à frapper la mer en mesure, et, en quelque sorte, les animait à leur tâche : de là son nom : solet hortator remiges hortarier[20]. Il était assis à l'arrière ou se promenait le long des bancs des rameurs en battant la mesure au moyen d'un bâton qu'il tenait à la main et qui était l'insigne de sa charge. Souvent, son chant nautique ne suffisant pas à encourager les plus paresseux, il avait recours à son bâton qui les excitait d'une manière plus sensible. Aussi les rameurs le nommaient-ils souvent portisculus, du nom de ce redoutable insigne[21].

Auprès du hortator était quelquefois un symphoniacus, qui jouait sur la flûte certains airs bien rythmés pour faire ramer en cadence, ou qui chantait sans accompagnement certaines chansons vives et gaies pour délasser les rameurs. Les officiers se servaient quelquefois de ces musiciens pour transmettre, au moyen des sons de la musique, des ordres et des signaux à toute la flotte.

 

 

 



[1] Végèce, IV, 34.

[2] Pline, XVI, 10.

[3] Pline, XVI, 36.

[4] Voir Jal, Archéologie navale.

[5] Grandeur et Décadence des Romains, ch. IV.

[6] Tite-Live, XXI, 49, 50, XIV, 17.

[7] Tite-Live, XXVI, 35.

[8] Hirtius, Bel. Al., 20.

[9] Tite-Live, XXII, 57.

[10] Hirtius, Bel. Al., 121 ; Tacite, Ann., XIV, 4.

[11] Tite-Live, XXXVI, 43 ; XLII, 48 ; Cicéron, Verr., V, 17.

Les Romains ne faisaient cas que des troupes de terre, dont l'esprit était de rester toujours ferme, de combattre au même lieu et d'y mourir. Ils ne pouvaient estimer la pratique des gens de mer, qui se présentent au combat, fuient, reviennent, évitent toujours le danger, emploient la ruse, rarement la force. Tout cela n'était point du génie des Grecs (Platon, des Lois, l. IV), et était encore moins de celui des Romains.

Ils ne destinaient donc à la marine que ceux qui n'étaient pas des citoyens assez considérables pour avoir place dans les légions (Polybe, V) : les gens de mer étaient ordinairement des affranchis.

Nous n'avons aujourd'hui ni la même estime pour les troupes de terre, ni le même mépris pour celles de mer. Chez les premières, l'art est diminué ; chez les secondes, il est augmenté ; or on estime les choses à proportion du degré de suffisance qui est requis pour les bien faire. (Montesquieu, Esprit des lois, l. XXI, ch. XIII.)

[12] Tite-Live, XXVII, 42 ; XXIX, 25.

[13] Suétone, Auguste, 18 et 49 ; Tacite, Ann., IV, 5 ; XII, 30 ; Florus, IV, 12, 26.

[14] Cicéron, Verr., V, 34.

[15] Tite-Live, XXIX, 23.

[16] L. VI, Exp. d'Alex.

[17] Virgile, V, 12 ; X, 218 ; Cicéron, Orat., I, 33 ; Att., XIII, 21.

[18] Horace, Odes, II, 16, 3.

[19] Plaute, Rud., IV, 3, 86 ; Scheffer, Mil. nav., IV, 6.

[20] Plaute, Merc., IV, 25 ; Ovide, Met., III, 418 ; Silius Italicus, VI, 361 ; Virgile, Æn., V, 177.

[21] Voir Jal, Flotte de César.