Unirèmes, birèmes, trirèmes, quadrirèmes, quinquérèmes. Ces noms distinctifs des vaisseaux de guerre leur étaient donnés d'après le nombre de rangs de rames qui servaient à les faire Mouvoir. Les unirèmes étaient donc des vaisseaux que faisait mouvoir un seul rang de rames, et l'on en trouve un assez grand nombre représentés sur les médailles et sur les bas-reliefs. Le nombre des rames, rangées ainsi sur la même ligne, variait d'après l'étendue du navire, et l'on ajoutait souvent à cette première force l'impulsion des voiles. Aussi était-ce un mérite apprécié chez un marin de savoir toujours disposer ses voiles de la façon la plus favorable : Lucain loue cette habileté au troisième livre de sa Pharsale : Semper venturis componere carbasa ventis. Et M. Jal, dans son Virgilius nauticus, IV, prouve qu'on ne prenait pas toujours le vent en poupe, et qu'on savait aussi profiter de celui qui venait d'une direction oblique au plan vertical supposé passant par le milieu de la quille. Les Romains avaient des voiles pour les temps différents : ils savaient, en louvoyant, naviguer contre le vent, comme nous le faisons aujourd'hui, et de là un grand nombre d'expressions qui n'ont pas toujours été bien expliquées : obliquare sinus, tendere contra ventum ; solvere sinus nunc dextros, nunc sinistros, etc. Toutefois, quelle que fût leur habileté dans ces différentes manœuvres, et malgré la double impulsion des rames et des voiles, souvent simultanée dans les vaisseaux longs unirèmes, on comprend facilement qu'ils ne pouvaient lutter contre des temps tout à fait contraires, il leur fallait céder à la nécessité, et, lorsqu'on voit César parti de Leptis, et poursuivant Varus qui a pu doubler le cap derrière lequel est le golfe d'Adrumète, contraint de mouiller au sud de ce cap, et d'abandonner la chasse jusqu'au lendemain, il ne faut accuser ni la conformation de ses vaisseaux longs, ni l'ignorance de ses marins[1]. Les birèmes avaient une forme assez semblable à celle des unirèmes, mais ils étaient mus par deux rangs de rames. L'espèce la plus remarquable de ce genre était la liburne, liburna navis[2]. Les Liburniens étaient un peuple de la Dalmatie adonné à la piraterie ; ils couraient les mers sur des navires rapides et légers, et c'est de là, dit Appien, que les birèmes légères et vites à la course sont nommées liburnes par les Romains. Cette légèreté leur donnait de grands avantages dans les combats : Auguste s'en servit à Actium, et y dut, en grande partie, sa victoire sur Antoine au secours qu'il en tira[3]. Aussi, à partir de cette époque, les vaisseaux de guerre des Romains furent-ils généralement des liburnes : on abandonna presque immédiatement les trirèmes qui, à cause des manœuvres plus lentes qu'elles nécessitaient, donnaient dans le combat un certain désavantage à ceux qui les montaient. Nous n'avons pas de grands détails sur la construction de ces birèmes ; Végèce nous en donne quelques-uns : La liburne, dit-il[4], est faite principalement de bois de cyprès, de pin domestique et de sapin : pour sa construction, il vaut mieux employer des clous d'airain que des clous de fer... Mais il ne dit rien de la disposition des rames. Quelle était-elle ? Les uns prétendent que tous les rameurs des deux rangs étaient également sur le pont, ceux qui maniaient les avirons inférieurs assis sur des bancs peu élevés, ceux des avirons supérieurs sur des bancs beaucoup plus hauts. Les autres ne mettent sur le pont que les rameurs supérieurs, et logent les rameurs inférieurs dans un entrepont, d'où ils font sortir les raines par des sabords percés dans la muraille du vaisseau. Rien ne nous empêche d'adopter cette seconde hypothèse et de nous appuyer pour cela sur tout ce que dit Léon VI dans son Traité des tactiques militaires au sujet des vaisseaux de son temps, nommés dromons. La muraille des dromons,
dit Léon[5], ne doit pas être trop épaisse ni trop lourde, de peur
qu'ils ne soient lents à la course ; elle ne doit pas être non plus trop
mince, de peur que le choc des navires ennemis ne brise facilement cette
coque fragile et sans résistance. Mais il faut que leur construction soit
d'une force raisonnable, afin que, légers à la course, faciles à emporter
avec la rame, ils soient on même temps solides et capables de repousser
l'ennemi. — Que tout dromon, continue-t-il[6], soit long, large en proportion de sa longueur, et porte
deux rangs de rames, l'un supérieur, l'autre inférieur. Que chaque rangée ait
au moins vingt-cinq bancs pour asseoir les rameurs, l'un à droite,
l'autre à gauche ; que le nombre des
soldats et des rameurs, rameurs et soldats tout à la fois, soit de cent, en
comprenant les deux rangs. Et plus loin[7] : Mets, autant que tu le pourras, les soldats les plus
braves, les plus robustes, les plus actifs, dans la partie supérieure du dromon ; car ce sont eux qui doivent en venir aux mains avec les
ennemis. Si, parmi tes soldats, tu découvres quelques hommes sans force et
sans courage, rejette-les dans le rang inférieur des rameurs. Si tes soldats d'en haut sont mis
hors de combat par des blessures, remplace-les par des matelots du rang d'en bas. Il n'y a pas moyen d'équivoquer sur la disposition des rames dans ces dromons : il n'est pas douteux que les rameurs étaient assis par étage, l'un couvrant l'autre, comme la seconde batterie d'un vaisseau de ligne couvre aujourd'hui la batterie basse ; et que les rameurs inférieurs se trouvaient ainsi dans un entrepont, où l'on envoyait les mauvais soldats, pour qu'ils fussent à l'abri des traits de l'ennemi[8]. Or ces dromons du temps de l'empereur Léon VI étaient les vaisseaux de guerre qui avaient remplacé les anciens navires, les trirèmes, les birèmes et les liburnes. Il est donc probable qu'on suivait pour leur construction les règles qui avaient été suivies antérieurement pour celle des antiques vaisseaux de guerre, et cela nous autorise suffisamment à admettre la seconde hypothèse dont nous avons parlé. Si nous sommes ainsi réduits aux conjectures pour la disposition des rames de la birème, nous serons encore bien plus embarrassés pour celle des trois rangs de la trirème. Ce genre de vaisseau n'ayant plus été en usage dès le commencement de l'empire, l'ancienneté de son existence jette une plus grande obscurité sur cette étude. Nous en trouvons encore, il est vrai, quelques représentations sur les monuments de l'empire ; mais ne voyons-nous pas aujourd'hui la ville de Paris adopter pour ses armes un vaisseau tout à fait impossible ? et les érudits de l'an trois mille pourront-ils s'en autoriser pour prétendre que les Français du dix-neuvième siècle faisaient quelquefois usage de pareilles constructions navales ? Malgré les monuments de l'empire, nous maintenons donc que le mot triremis à cette époque avait perdu son vrai sens, et que la véritable trirème ancienne avait disparu[9]. Mais alors, comment reconstituer aujourd'hui cette trirème disparue depuis Auguste, ce grand bâtiment de guerre du temps de la lutte contre Carthage, du temps de César et de Pompée ? C'est ce à quoi M. Jal a travaillé, et voici sa solution. Réunissant les deux hypothèses dont nous venons de parler au sujet des birèmes, ce savant place deux rangs de rameurs sur le pont, et le rang inférieur dans un entrepont. Il prouve l'existence de cet entrepont par plusieurs textes, et entre autres par ce passage de Silius Italicus[10] : Intrat diffusos pastis vulcania passim Atque implet dispersa foros : trepidatur
omisso Summis remigio ; sed etiam tam rebus in arctis Fama mali nondum tanti penetrarat ad imos. Si les rameurs d'en bas,
dit-il, ignorent encore que le feu ravage tout
l'étage supérieur du navire, il faut admettre nécessairement que ces rameurs,
le plus bas logés, sont dans un entrepont inférieur au pont que ruine la flamme
lancée par Corbulon. Se rendant à cette conclusion, M. Dupuy de Lôme,
directeur des constructions navales, et directeur du matériel au ministère de
la marine, chargé par l'Empereur de la construction d'une trirème antique,
construisit, d'après l'avis de M. Jal, cette trirème dont nous dirons plus
tard quelques mots. Ainsi, les rames d'une trirème étaient sur trois rangs. Celles du rang inférieur devaient être très-courtes, puisque les sabords de l'entrepont par lesquels elles passaient pour aller à la mer ne pouvaient pu être très-éloignés de la ligne de flottaison du navire. Celles du rang intermédiaire étaient plus longues, et les rames supérieures étaient les plus grandes de toutes. Cela se comprend parfaitement. Mais M. Jal croit trouver chez les anciens deux passages contraires à ce système : deux phrases d'Aristote et de Galien, qui, en comparant les rames d'un vaisseau aux doigts de la main, sembleraient faire la rame du milieu la plus longue des trois. Voici la phrase d'Aristote : Καί ό έσχατος δέ μικρός όρθώς, καί ό μέσος μακρός, ώσπερ κώπη μέσον νεώς[11]. Et celle de Galien : Καθάπερ, οΐμαι, κάν ταΐς τρεήρεσι τά πέρατα τών κωπών είς ΐσον έξικνέΐται, καίτοιγ' ούκ άπασών ούσών, τοιγαροΰν κάκεΐ τάς μέσας μεγίστας άπεργάζονται διά τήν αύτήν αίτίαν[12]. M. Ch. Daremberg traduit ainsi les quelques mots d'Aristote : C'est avec raison que le dernier doigt est petit, et que le doigt du milieu est grand, de la même manière que la rame du milieu dans un vaisseau. Et la paraphrase de Galien : Il en est de même, je pense, sur les trirèmes où les extrémités des rames arrivent sur la même ligne, bien qu'en réalité les rames elles-mêmes ne soient pas égales. C'est pour la même raison qu'on fait les rames du milieu les plus longues[13]. Quoi donc ! s'écrie M. Jal, la rame du milieu fut faite la plus longue par analogie avec le plus long doigt ou médius. C'est à n'y pas croire..... J'en demande bien pardon aux traducteurs d'Aristote et de Galien, mais ils se sont laissé tromper par des paroles qui n'ont pas de sens raisonnable, ou, pour mieux dire, qui présentent le plus fâcheux contre-sens. Nous ne croyons pas qu'il faille nécessairement recourir à une pareille conclusion. Par amour de la langue grecque, dont nous avons appris à distinguer souvent les nuances et les délicatesses sous l'habile et savante direction d'un maître aimé et respecté, nous oserons élever ici la voix en faveur d'Aristote et de Galien, nous oserons combattre l'opinion de leurs traducteurs et celle de M. Jal lui-même. Ne pouvons-nous pas dire qu'Aristote compare seulement le doigt du milieu au petit doigt de la main, et la rame du milieu à la petite rame inférieure ? Ne pouvons-nous pas comprendre la phrase ainsi : C'est avec raison que le dernier doigt est petit, et que le doigt du milieu est grand, de la même manière que la rame du milieu dans un vaisseau.... (s.-ent.)... est grande en comparaison de la dernière rame qui est petite ? Galien, en reprenant la comparaison d'Aristote, n'a-t-il pas fait ce qui arrive souvent en pareille circonstance, et ne s'est-il pas contenté d'amplifier les termes d'Aristote ? Aristote avait dit que la rame du milieu était grande, Galien dit très grande : C'est pour la même raison qu'on fait les rames du milieu très-longues... (s.-ent. en comparaison des rames inférieures). Ne sommes-nous pas autorisé à traduire Feyter24 par très-grandes et non par les plus grandes P Si Galien avait voulu dire les plus grandes, n'aurait-il pas écrit τοιγαροΰν κάκεΐ τάς μέσας τάς μεγίστας, et non pas simplement τάς μέσας μεγίστας ? Nous croyons qu'on pourra nous permettre cette nouvelle interprétation, et nous espérons que M. Jal nous pardonnera d'être d'un avis contraire au sien, puisque nous essayons par cela même de le débarrasser des deux seules autorités qu'il croyait avoir trouvées chez les anciens contre son système. Reste la question des quadrirèmes et des quinquérèmes. Nous devons remarquer tout d'abord que, sur les monuments qui nous font voir des vaisseaux antiques, nous distinguons parfaitement des unirèmes, des birèmes et des trirèmes, sans pouvoir découvrir un seul navire à quatre ou cinq étages de rames l'un au-dessus de l'autre. Cette remarque a son importance. Nous savons en effet que les artistes avaient imaginé un moyen très-aisé de représenter les rangs de rames superposés : ils les figuraient simplement par des lignes de points. Ce n'était donc pas la difficulté qui les aurait empêchés de montrer un vaisseau à quatre et à cinq rangs de rames, puisqu'il leur aurait suffi pour cela de marquer une quatrième ou une cinquième ligne de points au-dessus des trois premières. Il nous est permis de supposer que, s'ils ne l'ont pas fait, c'est que les vaisseaux quadrirèmes et quinquérèmes n'étaient réellement pas ce qu'on a coutume de croire. L'expression de Lucain elle-même, quater ordo surgens remigis[14], n'implique pas l'idée de quatre rangs de rames superposés, mais simplement un arrangement quadruple de rames s'élevant avec le navire au-dessus de la mer. De cette manière, pour faire une quadrirème d'une trirème, il n'aurait pas été nécessaire de construire un nouvel entrepont, il aurait suffi de doubler les bancs et les avirons de la première classe de rameurs, en donnant nécessairement, pour l'action des deux avirons, une largeur double au sabord de nage. Pour faire une quinquérème, on aurait doublé de la même façon les bancs et les avirons des deux premières classes. Cette hypothèse peut très-bien être admise, mais ce n'est, après tout, qu'une hypothèse. Quant aux hexères, heptères, octères, nonères, décères, etc., il est encore plus difficile de comprendre ce qu'ils pouvaient être, et des hommes d'un grand talent, après avoir étudié durant de longues années toutes les questions qui ont rapport à la marine ancienne, après avoir épuisé toutes les conjectures, se sont vus obligés de renoncer à la solution de ce problème. N'y a-t-il pas là, dit M. Jal, quelque chose d'aussi compliqué que sous les dénominations : corvettes, frégates et trois-ponts ? Probablement ; mais quoi ? Je l'ai beaucoup cherché, sans l'avoir trouvé, et je m'accuserais de ce manque d'intelligence, si de grands esprits, des hommes vraiment supérieurs par leur sagacité, des princes de la science, n'avaient été contraints d'avouer, moins heureux qu'Œdipe, qu'ils étaient vaincus par le Sphinx, et que l'énigme restait inexplicable pour eux. |
[1] Jal, Flotte de César,
p. 92.
[2] Horace, Épodes, I, 1.
[3] Denys, XXIX, 82.
[4] Végèce, IV, 34.
[5] Art. IV.
[6] Art. VII et VIII.
[7] Art, XII.
[8] Jal, Archéologie navale.
[9] Voir le Rapport au ministre
de la marine, juillet 1839.
[10] Les guerres puniques,
XIV, 423.
[11] De Partibus animalium,
III, p. 633, éd. de Casaubon, in-fol., Lyon, 1590.
[12] De Usu partium corporis
humani, I, ch. XXIV, p. 85, éd. de Kühn, 1822.
[13] Œuvres de Galien,
in-8°, t. Ier, p. 165.
[14] III, 528-30.
. . . . . . . . . . . . . validæque triremes,
Quasque quater
surgens exstructi remigis ordo
Commovet . . . . . . . . . . . . . . .
. . . .