DE LA MILICE ROMAINE

 

TROISIÈME PARTIE. — DE LA MARINE ET DE L'ARMÉE MANŒUVRANT SUR MER

CHAPITRE PREMIER. — DES DIFFÉRENTES SORTES DE VAISSEAUX.

 

 

Onéraires ; actuaires ; vaisseaux longs.

 

Léon le Philosophe se plaignait de ne pouvoir trouver de renseignements suffisants sur la marine des anciens dans les ouvrages de ceux qui avaient écrit avant lui sur l'art militaire des Romains. Depuis cette époque douze siècles se sont écoulés, qui ont ruiné et fait disparaître une grande partie des monuments d'alors, et, malgré les nombreuses recherches de ces dernières années, malgré les travaux remarquables de savants aussi consciencieux qu'habiles, la marine romaine ne peut être connue que d'une manière imparfaite. Les questions élémentaires y sont encore à l'ordre du jour, et nous ne pouvons nous empêcher d'entrer dans cette troisième partie de notre travail avec une certaine appréhension et une certaine défiance de nous-même. Nous nous efforcerons de saisir la vérité partout où il nous sera permis de l'entrevoir.

Tant que les Romains n'eurent à combattre que les peuples voisins, tant que leurs conquêtes ne s'étendirent pas au loin, ils attachèrent peu d'intérêt à la navigation. Ils n'eurent alors que des bateaux construits avec de grosses planches[1], semblables à ceux que portait le Tibre. Les Romains, dit Montesquieu[2], n'avaient aucune connaissance de la navigation. Une galère carthaginoise échoua sur leurs côtes ; ils se servirent de ce modèle pour en bâtir : en trois mois de temps leurs matelots furent dressés, leur flotte fut construite, équipée ; elle mit à la mer, elle trouva l'armée navale des Carthaginois, et la battit. Montesquieu, en parlant ainsi, d'après Polybe[3], de la victoire du consul Duillius, semble avancer qu'avant ce temps les Romains n'avaient eu aucun vaisseau de guerre. Tite-Live parle cependant d'une flotte antérieure à cette époque[4]. Nous nous contenterons donc de dire que, jusqu'à la première guerre punique, les Romains ne firent rien d'important sur mer.

Lorsqu'ils eurent à combattre les Carthaginois, dont toute la puissance reposait sur le commerce maritime, il leur fallut une marine capable de lutter contre celle de leurs adversaires. Alors furent construits des navires de différentes grandeurs et de forces inégales, qu'ils perfectionnèrent peu à peu d'après les modèles qu'ils trouvèrent chez les peuples vaincus. Mais quand la ruine de Carthage eut donné à Rome l'empire incontesté de la mer, sa marine de guerre lui devint moins utile. On s'en servit bien encore dans les guerres civiles qui suivirent : César et Pompée, Octave et Antoine en firent usage ; mais, après l'établissement de l'empire, quand le pouvoir d'un seul eut été affermi, l'intérêt qu'on avait attaché aux vaisseaux de guerre se porta naturellement sur la marine marchande ; de sorte que, pour étudier l'armée des Romains manœuvrant sur mer, nous devons porter nos regards de préférence sur les temps qui séparent la première guerre punique de la fin du règne d'Auguste, c'est-à-dire sur le sixième et le septième siècle de Rome.

Il y avait alors deux grandes classes de vaisseaux les vaisseaux ronds, que les Romains appelaient naves onerariæ ou frumentariæ, et les vaisseaux longs, naves longæ ; les premiers, plus pesants, marchant avec plus de lenteur (graviores), destinés à porter les approvisionnements, les machines et les soldats en grand nombre ; les autres, plus rapides, plus faciles à manœuvrer, et destinés au combat. On se servait de voiles longues et larges pour les vaisseaux de transport, et principalement de rames pour les autres[5].

Entre ces deux classes était une espèce de vaisseau mixte, nommé actuaria navis, du grec άγω, conduire, emporter, ab agendo, dit Nonius, quia cito agi potest. Il obéissait également à l'impulsion des voiles et à l'action des rames : Actuaria navis est quæ velis simul agitur et remis[6] ; aussi les Grecs l'appelaient-ils ίστιοκώπη, vaisseau à mât et à rames. Il était, pour cette raison, plus rapide que l'onéraire ; on s'en servait toutes les fois que l'on voulait transporter en peu de temps des hommes et des chevaux. Il y en avait de différentes grandeurs, et Cicéron, dans une lettre à Atticus, parle de trois petits actuaires à dix avirons seulement : tribus actuariolis decem scalmis[7]. Les actuaires qui servaient au transport des chevaux prenaient le nom d'hippagogæ[8].

De même qu'il y avait de grands et de petits actuaires, il y avait de grands et de petits onéraires. Les vaisseaux longs étaient de dimensions très-variées ; on les appelait birèmes ou dicrotès[9], trirèmes ou trières, quadrirèmes, pentères ou quinquérèmes. César cite toutes ces sortes de vaisseaux longs, mais il ne va pas au-delà de la quinquérème, qui semble être le grand navire de cette époque. Pendant les guerres puniques, c'était déjà le plus employé : Polybe en parle très-souvent : Dans une des deux guerres, dit-il[10], il y eut à la fois sur le même champ de bataille plus de cinq cents quinquérèmes, et, dans l'autre, environ sept cents.... Si on les compare aux trirèmes dont se servirent les Perses, les Athéniens et les Lacédémoniens, on conviendra qu'il n'y eut jamais d'armée navale aussi puissante que celle dont il vient d'être question.

On voit d'après cela que les Romains avaient peu de vaisseaux supérieurs aux quinquérèmes ; aussi, pour désigner ces bâtiments supérieurs, ne se servaient-ils que de mots grecs : ils les appelaient hexères, heptères, ennères, etc., ou bien ils employaient des circonlocutions. Tite-Live parle quelquefois des hexères et des heptères : Regia classis, dit-il[11], septem et triginta majoris formæ navium fuit, in quibus tres hepteres et quatuor hexeres habebat ; præter has, decem triremes erant. Plus loin[12], on lit encore : Hostium classis undenonaginta navium fuit, et maximæ formæ naves, tres hexeres habebat et duas hepteres. Au livre XLV, 34, pour désigner un navire que Polybe appelle έκκαιδεκήρης, il emploie une circonlocution : navis ingentis magnitudinis quam sexdecim versus remorum agebant.

Ce manque de termes, que nous remarquons dans la langue latine, pour désigner les bâtiments supérieurs, nous montre suffisamment que ces bâtiments n'étaient pas en grand usage à Rome. Les anciens cependant connurent des navires plus grands encore que les navires à quinze rangs de rames ; Hiéron, avec le secours d'Archimède, fit construire un vaisseau à vingt rangs dont Athénée nous a laissé une description. Ce fut, il est vrai, une merveille qui n'eut aucune utilité, et, pour l'envoyer à Alexandrie, on le fit partir à voiles dans s'aviser d'employer les rames. Il en fut de même du fameux bâtiment de Ptolémée Philadelphe, à quarante rangs de rames. Nous n'essayerons donc pas de donner des détails sur ces monstres marins ; tous ceux qui ont voulu le faire se sont perdus dans de vastes hypothèses, très-ingénieuses sans doute, mais peu compréhensibles. Nous ne ferons aucun effort pour les imiter : nous croyons que là, où l'on ne sait rien, il faut avouer franchement son ignorance, et c'est ce que nous faisons.

Nous ne parlerons que des vaisseaux de guerre ordinaires, et nous essayerons, d'après les renseignements que nous avons puisés dans les excellents travaux de M. Auguste Jal[13], historiographe de la marine impériale, d'exposer brièvement ce qu'il nous est permis d'entendre sous les noms d'unirèmes, birèmes, trirèmes, quadrirèmes et quinquérèmes.

 

 

 



[1] Ex tabulis crassioribus (Festus).

[2] Grandeur et Décadence des Romains, IV.

[3] Polybe, I, 20 et 21. — An de Rome 492.

[4] Tite-Live, IX, 30, 38.

[5] César, Bel. G., IV, 25 ; Cicéron, Fam., XII, 13.

[6] Cicéron, Orig., XIX.

[7] Cicéron, Ep., XVI.

[8] Tite-Live, XLIV, 28 ; Aulu-Gelle, X, 25.

[9] Cicéron, Att., V, II, XVI, 4 ; Hirtius, B. Alex., 47.

[10] Polybe, I, 83.

[11] Tite-Live, XXVIII, 23.

[12] Chap. XXXI du même livre.

[13] Voir l'Archéologie navale, le Glossaire nautique, la Flotte de César, le Συστόν ναύμαχον, le Virgilius nauticus de M. Auguste Jal. — Voir aussi le Journal de l'Instruction publique, année 1861, page 398, qui rend compte de ces études sur la marine antique.