DE LA MILICE ROMAINE

 

DEUXIÈME PARTIE. — DE L'ARMÉE MANŒUVRANT SUR TERRE

CHAPITRE IV. — DE L'ORDRE DE BATAILLE.

 

 

Des différents ordres auxquels la légion pouvait se prêter. — Des ordres de bataille indiqués par Végèce. — Récit de la bataille de Cannes et de la bataille de Zama.

 

De toutes les précautions qu'un chef d'armée peut prendre avant et pendant l'action, la principale, sans contredit, est, dans la disposition de ses troupes, le choix d'un bon ordre de bataille. Voici quel était, sous la République, celui que suivaient ordinairement les généraux romains.

Tout le corps des hastats était en première ligne, divisé en dix troupes par légion, chacune de seize hommes de front sur dix files : l'intervalle laissé entre deux troupes était égal à l'espace occupé par le front de chacune d'elles. La seconde ligne, composée des princes, se plaçait à une certaine distance derrière les intervalles des hastats ; et les triaires, en troisième ligne, derrière les intervalles des princes. Mais, comme chaque troupe de triaires attachée à une cohorte n'était que de soixante, ils n'étaient rangés que dix de front sur six files. Ainsi les dix cohortes étaient toutes sur le même front, formant trois lignes bien distinctes de fantassins pesamment armés : les hastats de la première cohorte soutenus par ses princes, ceux-ci par ses triaires ; et ainsi des autres jusqu'à la dixième.

On mettait trois pieds de distance entre chaque soldat, non compris l'espace qu'il occupait, afin qu'il eût toute la liberté de mouvements nécessaire au maniement de ses armes. Les Romains en bataille, dit Polybe[1], observaient trois pieds de distance entre chaque soldat légionnaire et celui qui était derrière lui. De plus, la distance observée d'une ligne à l'autre était trois fois la profondeur d'une troupe ; or on comptait dix files par troupe, il y avait trois pieds de distance d'une file à une autre, non compris l'emplacement du soldat qui peut être évalué à un pied, et la profondeur d'une troupe était de trente-sept pieds romains ; on laissait donc entre deux lignes un intervalle de cent onze pieds romains.

Les vélites, au commencement de l'action, se mettaient en tète, à deux cents pieds au moins de la première ligne.

La cavalerie légionnaire était divisée en dix turmes chaque turme sur quatre rangs, et huit hommes de front. Chaque cavalier avait cinq pieds pour son emplacement, y compris l'épaisseur de son cheval ; une distance de quatre pieds était observée d'un rang à l'autre, et l'intervalle entre deux turmes était égal au front de chacune d'elles. Toutefois, quand les javelots étaient lancés et qu'il fallait charger, les cavaliers de chaque turme se resserraient sur le centre, pour avoir plus de solidité, et, quelquefois même, deux turmes se joignaient ensemble pour doubler leur front.

L'infanterie légionnaire occupait le centre ; les deux ailes étaient formées par l'infanterie des alliés, et soutenues par la cavalerie. Il arrivait souvent que d'un côté l'on plaçait toute la cavalerie romaine, et de l'autre celle des alliés tout entière ; quelquefois, cependant, on divisait cette dernière en deux parties égales qu'on postait aux deux ailes, et alors les cavaliers légionnaires, en réserve, devaient appuyer les côtés faibles.

C'étaient ordinairement les vélites qui commençaient l'attaque. Placés en avant de la première ligne, ils lançaient sur l'ennemi leurs traits et leurs pierres, et cherchaient par leur attaque irrégulière à jeter dans ses rangs quelque confusion. Cette attaque n'était ni très-inquiétante ni très-dangereuse, mais elle servait à amortir le premier choc, et elle privait les ennemis d'une partie de leurs armes de jet, puisqu'ils étaient obligés de s'en servir pour la repousser. Pendant ce temps, les trois lignes d'infanterie pesamment armée, intactes et immobiles, restaient disposées comme nous venons de le dire : les deux premières debout, la troisième baissée et un genou en terre, chaque soldat couvert de son bouclier.

Les vélites, se retirant peu à peu, se repliaient sur le corps d'armée, et par les intervalles des trois lignes laissés libres, allaient se placer derrière les triaires. En ce moment, les hastats s'ébranlaient, lançaient leurs traits, puis chargeaient l'épée à la main. Les princes les suivaient pour les soutenir et pour empêcher l'ennemi de pénétrer par les intervalles.

Lorsque les efforts de cette première ligne réussissaient, et que l'ennemi prenait la fuite dès la première attaque, les vélites et les cavaliers avaient mission de le poursuivre, les fantassins pesamment armés marchant derrière eux et en ordre pour les soutenir au besoin. Ils demeuraient fermes, dit Végèce, pour ne pas se rompre, et de peur que l'ennemi, revenant tout à coup sur eux, ne profitât de leur désordre. Mais si les hastats étaient obligés de plier, ils se retiraient, comme les vélites, par les intervalles laissés libres derrière eux, et les princes prenaient leur place. Si ceux-ci essuyaient le même sort, les triaires, se levant tout à coup, s'avançaient avec tout le courage d'une troupe d'élite, et, tandis qu'à eux seuls ils soutenaient les efforts d'un ennemi toujours supérieur en nombre, les hastats et les princes se préparaient à reprendre de nouveau leur ordre primitif.

Cette disposition en échiquier des.armées romaines facilitait tous les mouvements nécessaires pour prendre tel ordre de bataille que le général jugeait à propos, selon les positions de l'ennemi, selon le terrain et selon les armes dont il voulait faire usage. Elle permettait, par des manœuvres très-aisées et presque imperceptibles à l'ennemi, de changer en un moment tout un plan, pour combattre soit en ligne pleine, soit en ligne tant pleine que vide, soit même en colonnes. C'est ce qui fait dire à Polybe[2] que l'ordonnance de la légion la rendait propre à toutes sortes d'action.

Quand on avait à combattre un corps d'infanterie, par exemple, dont les mouvements étaient lourds.et pénibles, et dont la force consistait dans l'ordre serré, on gardait la disposition primitive telle que nous venons de la décrire, on formait ainsi l'attaque de tous côtés simultanément par des manipules séparés, et l'on finissait par rompre en quelque endroit ce corps pesant qui, une fois entamé, ne tardait pas à s'ébranler et à se dissoudre. Ce fut ce qui assura la victoire de Paul-Émile[3], et Polybe énumère en habile tacticien tous les avantages de la légion romaine sur la phalange macédonienne. Polybe, avec son bon sens ordinaire, dit Montesquieu[4], compare l'ordonnance des Romains avec celle des Macédoniens, qui fut prise par tous les rois successeurs d'Alexandre... Il donne la préférence à l'ordonnance romaine, et il y a apparence qu'il a raison, si l'on en juge par tous les événements de ces temps-là. Bossuet, dans son Discours sur l'Histoire universelle[5], fait aussi de ces deux armées une très-belle comparaison dont la conclusion est la même.

Au contraire, à l'approche d'adversaires vifs et alertes, comme les Gaulois, quand on pouvait craindre de voir les intervalles occupés et les premiers manipules tournés par l'ennemi, on formait un grand front continu, sans observer les distances ordinaires. Il ne suffisait pour cela que de faire avancer les princes, pour occuper, entre les hastats, les espaces vis-à-vis desquels ils étaient placés. Quelquefois aussi, dans des circonstances où l'on avait affaire à un ennemi du même genre et à qui l'on ne voulait pas donner la facilité de se glisser dans les intervalles, on employait un autre moyen. Au lieu de faire passer les vélites derrière les triaires après leur première attaque, on leur ordonnait de rester en tête de l'armée, d'occuper les intervalles de la première ligne, et de former ainsi de front une ligne pleine conjointement avec les hastats ; de cette façon on se conservait les princes en seconde ligne pour appuyer au besoin et remplacer la première, et l'on avait toujours les triaires pour réserve.

Dans les batailles où l'on avait à redouter les éléphants, les manipules des princes se plaçaient derrière les hastats par un mouvement de flanc très-facile à opérer ; les triaires, en restant à leur place, se trouaient naturellement derrière les princes. Les cohortes, séparées les unes des autres à égale distance, étaient alors rangées en colonnes : et les éléphants, qu'excitaient et chassaient les vélites, trouvant des issues dans ces intervalles réguliers, passaient derrière l'armée sans y faire aucun mal. Cette ordonnance, suivie par Scipion à la bataille de Zama, lui assura la victoire.

Quand un corps d'infanterie, de beaucoup inférieur en nombre, était entouré de tous côtés par l'ennemi, de même qu'aujourd'hui nous formons le carré, les Romains formaient le rond. On recommandait aux troupes, dit Végèce, de former des ronds, évolution par laquelle les soldats bien exercés pouvaient se défendre et empêcher la déroute totale de l'armée. Cette évolution, bien répétée dans le camp, s'exécutait aisément sur le champ de bataille. A la bataille de Nicopolis que Domitius perdit contre Pharnace, la trente-sixième légion, à sa droite, avait mis en fuite à elle seule toute la cavalerie ennemie très-nombreuse et avait opéré des exploits remarquables ; mais, la gauche de l'armée romaine ayant été complètement battue, le vainqueur dirigea ses forces sur cette légion, qui se trouva tout à coup enveloppée. Elle forma le rond aussitôt et se défendit dans cet ordre avec tant de courage que l'ennemi cessa de la pousser davantage. Elle put alors se retirer en bonne contenance vers une montagne voisine et gagner les hauteurs. César, dans ses Commentaires[6], parle du même ordre sans le désapprouver. Quand nos ennemis, dit-il, virent la plus grande partie de nos troupes engagée dans une vallée étroite, tout à coup ils se montrèrent des deux côtés du vallon, nous attaquèrent en queue, arrêtèrent l'avant-garde, et nous forcèrent de combattre dans la position la plus dangereuse. Alors Titurius, surpris, éperdu, se trouble, court çà et là, dispose les cohortes mais avec hésitation... Cotta, qui avait prévu le danger, et qui, pour cette raison, s'était opposé au départ, n'oubliait rien pour le salut commun... Comme l'armée était trop étendue pour que les lieutenants pussent tout faire par eux-mêmes et pourvoir aux besoins de chaque poste, ils donnèrent l'ordre d'abandonner les bagages et de se former 'en cercle. Cette résolution est assez convenable en pareille conjoncture : quod consilium in ejusmodi casa reprehendendum non est...... Malgré tous leurs désavantages, nos soldats résistèrent : une grande partie du jour était écoulée, et le combat avait duré depuis le lever du soleil jusqu'à la huitième heure[7], sans qu'on eût rien fait qui fût indigne du nom romain.

Il y avait encore quelques dispositions particulières pour certaines divisions déterminées de l'armée. Le coin, cuneus, se formait d'un certain nombre de gens de pied postés en tête, et tout près du corps de bataille : ils le débordaient de plusieurs rangs, de sorte que le premier était composé d'un petit nombre d'hommes, et que les suivants s'étendaient de plus en plus, à proportion qu'ils, étaient plus près de leur corps de bataille.

La tenaille était une défense naturelle contre lé coin : elle se composait d'une troupe d'infanterie choisie, disposée en forme d'un V majuscule et destinée à recevoir le coin. Elle l'enfermait des deux côtés et en rompait facilement tout l'effort.

La scie était aussi composée d'une troupe d'infanterie d'élite, rangée en droite ligne. On l'opposait à l'ennemi, sur le front de bataille, quand on voulait donner le temps à quelque troupe rompue de se rallier derrière elle[8].

Telles étaient les principales dispositions particulières qui pouvaient facilement s'allier à l'ordonnance générale de l'armée. La légion, en se prêtant par sa composition à toutes les volontés du général, lui donnait plusieurs moyens de combattre et de vaincre.

Quelque bonne cependant que paraisse cette tactique des anciens Romains, l'expérience y fit trouver quelques défauts. Les grandes pertes que Rome avait essuyées dans les guerres puniques provenant en partie de ce qu'Annibal attaquait toujours avec une cavalerie beaucoup plus nombreuse que celle des Romains, ceux-ci comprirent qu'il fallait augmenter leurs turmes, et qu'il était nécessaire aussi de changer quelque chose à la tactique de leur infanterie. C'était en effet leur réserve qui avait la meilleure arme contre la cavalerie, et ils comprirent que la pique des triaires, si elle était placée sur le front, pourrait plus facilement soutenir le choc des cavaliers ennemis. Aussi, quand la division en cohortes eut prévalu, les différentes armes furent-elles réunies dans le même corps : on les distribuait suivant l'espèce d'ennemi qu'on avait à combattre, et il suffisait de faire faire quelques évolutions très-simples et très-promptes pour placer chaque arme comme l'exigeait la nature du combat.

Dès lors la distance primitive de trois pieds ne fut plus fondamentale dans l'ordonnance romaine. On la garda toujours dans les combats contre l'infanterie, mais on l'abandonna toutes les fois qu'on eut à lutter contre un corps nombreux de cavaliers. Pour résister au choc, les fantassins se serraient les uns contre les autres, et l'infanterie légionnaire paraissait ainsi tellement redoutable, que la cavalerie ennemie ne l'attaquait souvent que de loin et à coups de flèches. Les Parthes n'osèrent aborder les légions commandées par Antoine[9] ; la nombreuse cavalerie du roi Orodès fut facilement défaite par Pompée[10], et, dans la bataille de Nicopolis, toute celle du roi Pharnace fut chargée et mise en fuite par une seule légion de l'armée de Domitius[11].

Cette distinction qu'on avait établie entre l'ordre de bataille employé contre l'infanterie et celui dont on se servait contre la cavalerie était excellente : elle eut, nous le voyons, de beaux résultats. Mais plus tard, en voulant ajouter innovations sur innovations, on altéra toute l'ancienne ordonnance, et c'en fut fait de l'antique et glorieuse tactique qui avait produit tant de triomphes. On ne peut voir sans indignation, dit un habile commentateur[12], la mauvaise ordonnance que les Romains, au temps de Végèce, avaient substituée aux anciens modèles  Presque toutes leurs armes étaient des armes de jet comme des arcs et des frondes. D'un rang à l'autre il y avait six pieds d'intervalle, mais dans les files on avait retranché les trois pieds de distance, parce qu'on ne se battait plus avec l'épée : on avait même oublié le véritable usage du pilum On ne saurait rien imaginer de plus pitoyable, et les deux chapitres de Végèce marquent bien clairement la décadence de la bonne discipline chez les Romains.

Un tel jugement, porté par un homme qui a écrit sur la tactique des anciens et des modernes plusieurs ouvrages très-estimés des savants et des hommes de l'art, n'est pas fait pour nous engager à entrer dans une étude approfondie de l'ordonnance exposée par Végèce. Celui-ci, d'ailleurs, de l'avis de tous ses commentateurs, donne sur ce sujet peu de renseignements bien exacts. Il confond à chaque instant des choses qui ont rapport à des époques toutes différentes, et nous ne pourrions que nous égarer en voulant le suivre pas à pas. Nous négligerons les détails où il nous semble se perdre, et nous nous contenterons d'énumérer brièvement les sept ordres de bataille qu'il nous dit avoir été les plus usités de son temps.

Le premier ordre est un carré long, présentant la plus grande face à l'ennemi. Les habiles militaires, ajoute-t-il, ne le trouvaient pas le meilleur, parce que l'armée occupant une très-grande étendue de terrain, il lui est, pour ainsi dire, impossible, à cause des inégalités que présentent les plaines même les plus unies, de marcher d'un front égal ; ce qui l'expose à être facilement enfoncée.

Le second ordre est oblique. La gauche sert de pivot, la droite opère sur elle un quart de conversion, et l'on attaque avec cette droite la gauche de l'ennemi.

Le troisième est semblable au second ; seulement, c'est la droite qui sert de pivot et la gauche qui attaque.

Le quatrième est direct ; mais tout le front n'agit pas en même temps, les deux ailes vont en avant et attaquent les deux ailes qui leur sont opposées, tandis que le centre, laissé en arrière, attend, pour opérer, que la confusion se soit mise dans les rangs de l'ennemi.

Si celui-ci résiste à la double attaque des deux ailes, le centre reste alors découvert et peut être enveloppé. Le cinquième ordre consiste à le défendre en plaçant devant le front les fantassins légèrement armés.

Le sixième est presque semblable au second ; la droite attaque la gauche de l'ennemi, et la gauche reste en arrière : mais, en même temps que cette droite attaque, il y a d'autres troupes qui prennent, en flanc et par derrière, la partie attaquée de front.

Enfin, le septième consiste à prendre un appui naturel, un fleuve, une montagne, pour un des flancs On porte sur l'aile qui n'a aucun appui la plus grande partie de ses forces et surtout la meilleure cavalerie. C'est ainsi que César, à la bataille de Pharsale, ayant beaucoup moins de cavalerie que Pompée, appuie la droite de son infanterie à une rivière, range ses cohortes en bataille et poste à leur gauche sa cavalerie tout entière.

Ces différents ordres, nous le comprenons, pouvaient être facilement suivis dans l'ancienne ordonnance de l'armée romaine, et il n'était nullement besoin de tous les changements survenus au temps de Végèce pour en rendre l'exécution plus prompte et plus aisée.

Nous voyons donc l'apogée de la tactique militaire des Romains vers la fin des guerres puniques, au temps de Marius, au temps de César, et c'est à cette époque que nous nous attachons le plus volontiers ; c'est alors que nous pouvons le mieux apprécier le mérite des généraux ; car la composition de l'armée se prêtant, comme nous l'avons dit, à toutes leurs volontés, ils se servaient, selon leur mérite personnel, des avantages que mettait entre leurs mains le commandement d'un tel corps. Avec l'ordonnance légionnaire, telle que nous l'avons décrite, un bon général était presque sûr de la victoire, et si, pendant les guerres puniques, la République éprouva de grands revers, nous pouvons les attribuer à l'incapacité personnelle de quelques généraux imprudents non moins qu'à l'habileté de l'ennemi qu'ils eurent à combattre. Pour rendre cette vérité plus sensible, il suffit d'examiner deux batailles dont les résultats furent tout à fait différents : l'une, qui fut une sanglante défaite pour les Romains, et qui mit, par l'imprudence du consul, la République tout entière à deux doigts de sa perte ; l'autre, qui fut un triomphe éclatant, et qui la fit sortir victorieuse de la lutte la plus terrible qu'elle eût jamais eu à soutenir. Nous voulons parler de la défaite de Cannes et de la victoire de Zama.

L'armée romaine était commandée par Æmilius et par Varron, l'un prudent et voulant se tenir sur la défensive, l'autre emporté et brûlant du désir de combattre. L'impatient Varron n'a pas plutôt reçu la lettre du sénat qui inclinait à la bataille, qu'il n'écoute plus rien et se résout à la donner dès que son jour de commandement est arrivé. Sans comprendre la véritable composition de son armée, il juge à propos de changer l'ordonnance ordinaire de l'infanterie. Pensant que les succès antérieurs d'Annibal tenaient à ce qu'il donnait à ses troupes une plus grande hauteur, il tache de lui opposer une ligne aussi profonde que la sienne. Il donne, dit Polybe, dans cette circonstance, aux manipules, plus de profondeur que de front, et resserre par conséquent les intervalles entre les manipules à proportion de cette diminution de front. Il résulte de cette disposition que l'infanterie romaine ne peut profiter de sa supériorité numérique pour s'étendre sur un assez grand front, et, quoique la légion ne soit pas faite pour manœuvrer en ordre serré dès le commencement d'une bataille, Varron lui impose cet ordre. Cela fait, il porte la cavalerie romaine à l'aile droite et celle des alliés plus nombreuse à l'aile gauche.

Annibal, qui voit cette disposition, oppose d'abord à la cavalerie romaine sa cavalerie gauloise et espagnole, beaucoup plus nombreuse, et s'assure le succès de ce côté : il place à l'aile gauche ses cavaliers numides, qui doivent simplement tenir les alliés en respect, en attendant que la cavalerie de l'aile droite, victorieuse, arrive à leur secours. Puis, pour profiter de la première faute de Varron, il donne à son infanterie moins de profondeur qu'à l'ordinaire, et étend sa ligne en proportion : les Africains aux deux ailes, les Gaulois et les Espagnols au centre, l'infanterie légère en avant.

Le combat s'engage, comme toujours, entre l'infanterie légère des deux partis et entre les deux corps de cavalerie. Les cavaliers gaulois et espagnols, pair une charge brillante, renversent la cavalerie romaine : les Romains, se voyant pressés, sautent à bas de leurs chevaux pour combattre à pied. Ce n'est plus, dit Polybe, un combat de cavalerie comme des peuples bien disciplinés et bien exercés le livrent, mais un combat à la façon des Barbares, sans observer ni rang ni ordre. Plutarque raconte qu'Annibal, en leur voyant opérer cette imprudente manœuvre, s'écria : Je les aime mieux comme cela que si on me les eût livrés pieds et poings liés[13].

Certain du succès de sa cavalerie, il ordonne aussitôt au centre de son infanterie de pousser en avant, et de former dans cette marche une courbe, une espèce d'arc de cercle appuyé des deux côtés aux deux ailes d'infanterie restées en droite ligne. Les troupes légères s'étant bientôt retirées, la charge commence, et les Romains s'élancent avec valeur sur le saillant de la courbe qui leur est présentée. Les Gaulois et les Espagnols tiennent bon, et, tout en résistant courageusement, se retirent peu à peu devant le choc des Romains, pour obéir aux ordres qu'ils ont reçus.

Les Romains croient triompher : ils ont repoussé la courbe du centre, ils veulent maintenant le percer : la réserve se joint pour cela aux princes et aux hastats, elle augmente les files en les confondant. Les troupes, dit Polybe, se serrent toutes vers le centre, au point de s'attrouper et de confondre les files. Annibal, sans perdre de temps, réunit les troupes légères, retirées derrière l'armée, en forme un corps capable de résistance, et le place sous le centra attaqué, en lui faisant décrire une courbe semblable à la première, mais en arrière. Les Gaulois, qui ont résisté courageusement avec huit hommes de profondeur, peuvent alors plier devant l'ennemi, et reçoivent l'ordre de se retirer sur cette nouvelle courbe. Les Romains, plus emportés que jar mais par la certitude d'une victoire facile, s'élancent dans le piège. Tout accourt, tout s'attroupe et se fait entraîner avec le centre dans la crevasse[14]. Dès qu'Annibal voit que les ailes romaines se sont dégarnies pour se précipiter ainsi vers le centre, il ordonne aux deux ailes de son armée un simple mouvement de conversion : les Romains se trouvent pris sur le front et sur les deux côtés en même temps. Les Africains de la droite, en faisant la conversion de droite à gauche, se trouvent tout le long du flanc de l'ennemi, aussi bien que ceux de la gauche, qui la font de gauche à droite[15]. Nul effort ne peut rétablir l'ordre parmi les Romains. C'est en vain qu'Æmilius accourt au mi. : lieu des siens pour les soutenir : il meurt en combattant avec eux.

Pour les achever, la cavalerie d'Asdrubal, qui vient de mettre en fuite successivement celle des Romains et celle des alliés, s'élance victorieuse par le seul côté qui leur laissait encore une issue ; dès lors, ils sont tout à fait enveloppés, et trois mille hommes à peine survivent au massacre que font les Carthaginois. Grand désastre, qu'on ne peut imputer, nous le voyons, à l'ordonnance de l'armée romaine, mais bien à l'incapacité de Varron, qui, se livrant à son imagination impatiente de toutes les règles, voulut changer la disposition ordinaire des légions, et commit coup sur coup plusieurs fautes irréparables.

Il n'en fut pas de même à la bataille de Zama. L'habileté de Scipion n'innova rien dans la composition des manipules ; il sut, en laissant aux rangs et aux files leur nombre d'hommes régulier, trouver la victoire dans l'ordre légionnaire. Si l'imprudence de Varron avait pu donner un moment à Annibal, à la bataille de Cannes, l'espoir de triompher de Rome et de conquérir l'Italie, la tactique prudente et réservée de Scipion devait lui enlever, à Zama, avec tous ses grands projets, la consolation de sauver sa patrie.

Annibal avait rangé son armée sur trois lignes : la première composée des Gaulois, des Liguriens, des Baléares et des Maures que la République avait pris à sa solde ; la seconde, des Carthaginois et des Africains de nouvelle levée, et la troisième, à une assez grande distance de la seconde, composée de ses vieilles bandes d'Italie. Aux deux ailes de sa première ligne se trouvait la cavalerie : à l'aile droite, les Numides, et à l'aile gauche, les Carthaginois. Enfin, sur le front de l'armée, étaient postés plus de quatre-vingts éléphants.

Scipion, voyant cette disposition, oppose aux cavaliers numides d'Annibal la cavalerie nombreuse de Massinissa, son allié, et aux cavaliers carthaginois la cavalerie romaine et italienne commandée par Lælius. Son intention est de se débarrasser d'abord des éléphants ; il adopte donc dans son infanterie l'ordre en colonnes, dont nous avons parlé plus haut, et place les manipules des princes derrière ceux des hastats, pour rendre aisé le passage des éléphants par les intervalles réguliers qui se répondent l'un à l'autre sur les trois lignes. Les vélites se tiennent dans ces intervalles, à la première ligne, tout prêts à s'élancer, et à s'attaquer aux éléphants, afin de leur faire rebrousser chemin ou de les diriger dans les intervalles.

Lorsque tout fut prêt, dit Polybe, après plusieurs escarmouches engagées par les Numides des deux armées, Annibal donna ordre aux conducteurs des éléphants de marcher à l'ennemi. Mais, au bruit des trompettes et des clairons qui sonnaient de toutes parts, ces animaux, effarouchés, se retournèrent en grande partie contre les Numides auxiliaires de Carthage, et Massinissa, profitant de l'occasion, dégarnit de sa cavalerie l'aile gauche de l'ennemi par un rapide combat. Les autres éléphants tombèrent sur les vélites, entre les deux armées, et rendirent largement tout le mal qu'on leur put faire, jusqu'à ce que, saisis de crainte, les uns se lancèrent à travers les intervalles ménagés dans l'armée romaine, qui, grâce à la prévoyance du général, put les recevoir sans que rien fût troublé, tandis que les autres, emportés à droite et criblés de traits par la cavalerie de Lælius, furent enfin poussés hors du champ de bataille. Lælius, à la vue du tumulte causé par les éléphants dans la cavalerie carthaginoise, se jeta sur elle, la força à fuir en désordre et la poursuivit avec ardeur ; Massinissa en fit autant[16].

Alors les hastats s'avancent sur la première ligne d'infanterie ennemie. Celle-ci reçoit leur choc avec courage, et se maintient pendant quelque temps. Les princes viennent au secours des hastats, les soutiennent et doublent leurs forces. La seconde ligne d'Annibal, au contraire, paralysée par la crainte, ne fait rien pour soutenir les mercenaires, sur qui retombe tout le poids de la lutte. Furieux d'être ainsi abandonnés, ils tournent leur rage contre cette seconde ligne, qui ne leur a pas prêté secours, la culbutent, et prennent la fuite avec elle devant les hastats et les princes, qui les poursuivent. Ils fuient jusqu'à la réserve, et Annibal, pour les empêcher d'y jeter la confusion, ordonne à ses vétérans de croiser les piques sur eux sans les admettre dans leurs rangs. Il ne laissa pas ceux qui avaient échappé à la mort se mêler à ses troupes, et ordonna à ses soldats de baisser leurs sarisses pour les repousser, si bien qu'ils se virent forcés de se réfugier vers les ailes ou dans la plaine des deux côtés ouverte à leur fuite[17].

Reste donc cette redoutable infanterie, composée des vieilles bandes tant de fois victorieuses des Romains en Italie : c'est en elle qu'Annibal met toute sa confiance, c'est elle qui va décider du sort de Carthage. Scipion craint que son ennemi ne profite de la marche en avant des hastats et des princes pour se jeter sur eux ; il les rappelle immédiatement, prend toutes les précautions nécessaires pour un second combat, qu'il suppose devoir être plus terrible que le premier, rassemble toutes ses troupes, et marche à cette troisième ligne, lentement et en bon ordre. Tout est égal entre ces fiers combattants : la plupart meurent obstinément à leur place, et la bataille est longtemps indécise[18]. Mais tout à coup Lælius et Massinissa, sans s'amuser à poursuivre ceux qu'ils ont mis en fuite tout d'abord, reviennent sur leurs pas, et prennent en queue l'armée d'Annibal, qui ne peut tenir contre ce nouvel ennemie Le carnage est terrible : vingt mille Carthaginois restent sur la place, le reste est fait prisonnier. L'empire du monde appartient aux Romains.

C'est après le récit de cette mémorable journée que Polybe, en examinant la conduite d'Annibal[19], fait sur l'ordre en bataille des Romains une observation générale, qui terminera ce chapitre : Rien de plus difficile, dit-il, que de rompre leurs colonnes et leur ordre de bataille. Ils n'ont qu'une manière de ranger leurs troupes, mais ils le font si bien, que les soldats, isolés ou réunis, combattent partout à la fois, et que les manipules, qui se trouvent le plus près du péril, se tournent toujours avec une merveilleuse précision du côté où il menace. Leur armure ajoute encore à leur sûreté et à leur audace. La grandeur de leurs boucliers et la forte trempe de leurs épées en font des adversaires toujours redoutables et presque invincibles[20].

 

 

 



[1] Polybe, XXII.

[2] Polybe, VII.

[3] Tite-Live, XLIV.

[4] Grandeur et Décadence des Romains, ch. V.

[5] Bossuet, Disc. s. l'hist. un., IIIe partie, ch. VI.

[6] César, Commentaires, V, 33.

[7] Deux heures après midi.

[8] Végèce, III, 18.

[9] Plutarque, Antoine.

[10] Dion Cassius, XXXIV, 1.

[11] Hirtius, de Bel. Alexandrino, 40.

[12] Guischardt, Mém. milit.

[13] Voir ce que dit Machiavel de ce mot d'Annibal (Disc. sur Tite-Live).

[14] Polybe.

[15] Polybe.

[16] Polybe, XV, 12.

[17] Polybe, XV, 13.

[18] Polybe, XV, 13.

[19] Polybe, XV, 15.

[20] Voir Bossuet, Histoire universelle, l. III, VI.