DE LA MILICE ROMAINE

 

DEUXIÈME PARTIE. — DE L'ARMÉE MANŒUVRANT SUR TERRE

CHAPITRE III. — DES MACHINES DE JET ET DE QUELQUES PRÉCAUTIONS PRISES PAR LES GÉNÉRAUX AVANT LA BATAILLE.

 

 

Catapultes ou onagres ; balistes ; scorpions.

 

Les Romains, pour passer une rivière en présence de l'ennemi, construisaient souvent, avons-nous dit, à la tête du pont, des retranchements élevés à la hâte pour protéger leur marche. La même chose arrivait quelquefois dans les combats en rase campagne ; lorsque les généraux comprenaient que leurs soldats étaient trop inférieurs en nombre aux ennemis, ils cherchaient tous les moyens possibles de compenser cette infériorité par l'avantage de leur position. Alors, entre l'ennemi et l'armée, on creusait des fossés, à l'extrémité desquels. on élevait des tours et des espèces de forts on y établissait des batteries de machines de guerre, et celles-ci lançaient sur l'armée des ennemis un grand nombre de pierres et de traits, en même temps que l'infanterie légère commençait l'attaque de son côté. César, en nous racontant la première campagne contre les Belges, nous dit qu'au moment d'en venir aux mains avec eux, il ne négligea pas de prendre cette précaution, afin d'éviter que sa ligne de bataille ne fût tournée. Quand il vit que les nôtres ne le cédaient en rien aux ennemis, il choisit, en avant du camp, pour ranger son armée, un terrain favorablement disposé par la nature. La colline sur laquelle le camp était placé était peu élevée au-dessus de la plaine, et, du côté qui faisait face aux Belges, elle offrait assez d'espace polir y former l'armée en bataille. De chaque côté ses flancs étaient escarpés ; elle se relevait vers le centre et se raccordait avec la plaine par une pente douce. César fit creuser, à partir de chacun des flancs de cette colline, un fossé transversal d'environ quatre cents pas, et, aux extrémités des fossés, il construisit des forts, dans lesquels il établit des machines, de peur que, quand il aurait pris sa ligne de bataille, l'ennemi, profitant de l'avantage du nombre, ne pût l'envelopper pendant le combat, en tournant ses deux ailes... Ab utroque latere ejus collis transversam fossam obdurit circiter passuum C D et ad extremas fossas castella constituit, ibique tormenta collocavit, ne quum aciem instruxisset, hostes, quod tantum multitudine poterant, ab lateribus pugnantes suos circumvenire possent. Ainsi, les Romains, non contents de toutes ces armes défensives et offensives que nous avons énumérées précédemment, employaient encore, dans leurs combats, des machines de jet montées en batterie dans des retranchements ; et ces machines, au récit de leurs auteurs, possédaient une puissance vraiment remarquable.

Il y en avait de trois espèces : les catapultes ou onagres, qui lançaient des pierres, les balistes et les scorpions, qui lançaient des traits. Lorsqu'on en eut reconnu l'utilité, on les multiplia, on en attacha à chaque division de la légion. Végèce compte une catapulte par cohorte, une baliste ou un scorpion par centurie, de sorte que chaque légion possédait alors dix catapultes, cinquante-cinq balistes et cinq scorpions. Chaque machine était servie par onze hommes.

La baliste était un arc immense, pouvant quelquefois lancer un poids de deux cent cinquante livres : elle envoyait au loin de véritables poutres en forme de flèches. Cependant, pour la rendre moins volumineuse et plus facile à manœuvrer, on se contentait, le plus souvent, d'un poids de cent livres : on l'appelait alors balista centenaria[1]. Cela suffisait pour la rendre redoutable : Ni la cavalerie, ni l'infanterie armée de boucliers, dit Végèce, ne résistait aux traits qu'elle lançait.... On la plaçait souvent sur des chariots tirés par deux bœufs, afin qu'en la transportant du côté où l'on prévoyait l'attaque, on pût tirer de loin sur l'ennemi[2]. Elle se composait, d'après la description de Folard, d'un châssis de fortes charpentes, posé sur deux montants verticaux assemblés par une double traverse. Entre ces montants s'allongeait une rigole de fer, destinée à renfermer le trait qui devait être lancé. De chaque côté de la rigole était un faisceau de cordes de nerfs, qu'on tordait au moyen de deux petits axes de fer tournants, fixés sur la double traverse ; en se tordant, ces cordes serraient deux leviers horizontaux, formant l'arc, et ayant, comme les deux extrémités d'un arc, une corde qui croisait sur la rigole. Au bas de la baliste était un moulinet servant à tendre cette corde : quand elle était tendue, que le trait était placé, on lâchait la détente ; les deux leviers, comme le bois de l'arc qui lance la flèche, reprenaient avec violence leur position primitive, et le trait partait avec la rapidité de nos boulets de canon[3]. Quelquefois même on lançait plusieurs traits à la fois : alors on en plaçait les talons dans une boîte, qui, étant de la grosseur de la corde, en recevait l'impression, qu'elle communiquait à tous les traits qu'elle contenait.

Le scorpion, qui lançait aussi des traits, avait à peu près la même forme que la baliste, mais il était beaucoup plus petit, et pouvait se porter à la main : Végèce l'appelle manubaliste. Il répondait assez bien aux arbalètes dont on se servait, il y a quelques siècles, dans les combats, et dont on se sert encore aujourd'hui dans quelques parties de la France pour certains jeux d'adresse. César, dit Hirtius, en avait un assez grand nombre dans son armée : Cæsar scorpionum magnam vim habebat.

La catapulte ou l'onagre lançait ordinairement des pierres ou des masses de plomb, et était une machine plus forte encore que la baliste. Son agent moteur était un gros faisceau de cordes tordues, tendu horizontalement entre deux poutres parallèles. Ce faisceau retenait solidement, dans la position verticale, un gros levier dont l'extrémité supérieure, en forme de cuiller, devait recevoir la pierre ou la masse de plomb qui devait être lancée. Au moyen d'un moulinet que manœuvraient quatre hommes, et qui tirait tout un appareil de cordages, on abattait le levier dans la position horizontale, on l'y retenait par un crochet, on chargeait la cuiller, et dès qu'un coup de maillet était donné sur le crochet, le levier se redressait en lançant la charge. Comme en se redressant il donnait sur une traverse de bois qui le retenait dans la position verticale, on plaçait ordinairement le long de la traverse de la paille hachée, pour le préserver de la violence du choc.

Folard, qui se montre très-ingénieux dans la longue et savante description qu'il fait de toutes ces machines, compare volontiers la baliste à notre canon moderne, et la catapulte à notre mortier, la baliste lançant ses traits en ligne droite, et la catapulte leur imprimant ordinairement une direction parabolique. Aussi donne-t-il des embrasures aux batteries de balistes, tandis qu'il n'en donne pas aux autres. L'intérêt qu'il avait attaché à cette étude lui avait inspiré l'idée de se construire une petite catapulte. Par ma petite catapulte, dit-il, qui n'a que dix pouces de longueur sur treize de largeur, j'ai chassé une balle de plomb d'une livre à deux cent trente toises, le bandage étant poussé jusqu'à trente-six degrés. Par cet essai, fait sur une si petite machine, on peut comprendre que les anciens ne nous en ont pas imposé à l'égard de leurs grands appareils dont les effets devaient être vraiment redoutables. César nous dit qu'au siège de Marseille les machines des Marseillais lançaient des poutrelles de douze pieds de longueur, armées par le bout d'une pointe de fer, qui, après avoir percé quatre rangs de claies, s'enfonçaient encore dans la terre. Végèce ajoute que les pierres mêmes n'étaient pas à l'abri de leurs coups.

Tous ces appareils, cependant, quelle qu'en fût la puissance, ne pouvant agir qu'au commencement d'une bataille, en même temps que les troupes légères, décidaient rarement du sort de la journée. Les généraux ne négligeaient pas d'en munir leurs armées, mais ils se gardaient bien d'y concentrer toute leur attention, que beaucoup d'autres soins réclamaient en même temps.

On évitait ordinairement d'engager le combat avec des troupes à jeun ou trop fatiguées par une longue marche. Quand les soldats, par leur air, leur démarche, leurs mouvements, donnaient des signes de crainte, on se contentait de les mettre en présence de l'ennemi pendant quelques jours, dans un lieu fortifié, et on les habituait ainsi à sa vue : car on ne craint plus, dit Végèce, les objets les plus terribles en apparence, dès qu'on se les est rendus familiers. Quand le général jugeait, à leur contenance, que le jour de combattre était venu, il entretenait leurs bonnes dispositions par des discours guerriers dont les historiens latins nous ont conservé de beaux modèles. Il rangeait ses troupes dans le lieu le plus avantageux pour l'action, d'après l'étude du pays qu'il avait da faire précédemment. Alors, dit Végèce dans les conseils qu'il donne sur l'ordre de bataille, trois choses méritent principalement votre attention : la poussière, le soleil, le vent. Si vous avez la poussière dans les yeux, elle vous oblige de les fermer ; si vous y avez le soleil, il vous éblouit ; si vous y avez le vent, il détourne et affaiblit vos traits, tandis qu'il dirige ceux des ennemis et en augmente la force. Quelque médiocre que soit un général, il sait éviter ces inconvénients dans son ordonnance pour les premiers instants du combat ; mais le propre du grand général est d'étendre ses précautions à tous les temps de l'action, en réglant de bonne heure ses diverses évolutions sur les divers aspects du soleil pendant le jour, et sur le souffle du vent, qui s'élève ordinairement à une certaine heure, d'un certain côté. Disposez donc votre armée de sorte qu'elle ait derrière elle les trois choses dont nous venons de parler, et que l'ennemi les ait, s'il se peut, en face.

 

 

 



[1] Hon. Marcell.

[2] Végèce, II, 24.

[3] Vitruve, X, 15, 19 ; Am. Marcellin, XXIII, 4.