DE LA MILICE ROMAINE

 

PREMIÈRE PARTIE. — COMPOSITION DE L'ARMÉE

CHAPITRE VI. — DE LA MUSIQUE ET DES ENSEIGNES.

 

 

Musique : tuba, cornu, buccina, Muas. — Enseignes : l'aigle, enseigne générale de la légion ; étendards particuliers de la cohorte et de la centurie ; signala ; veralum ; dragon.

 

Nous ne voulons, dans cette première partie de notre travail, considérer l'armée romaine que dans ses membres militants : nous en considérerons plus tard le côté administratif. Ainsi, parmi les officiers, nous n'avons pas parlé des questeurs, des préfets des ouvriers, etc. ; il en sera de même de tous ceux qui étaient attachés à la légion sans en faire réellement partie : nous les réservons pour le moment où nous traiterons de l'administration même de l'armée.

Il ne nous reste donc à voir maintenant, dans la milice, après avoir étudié les soldats et leurs officiers, que la musique et les enseignes. Celles-ci en effet touchent de près et se rattachent' immédiatement au sujet du chapitre précédent, les officiers ne donnant pas toujours leurs ordres de vive voix, mais se servant tantôt des instruments militaires pour donner quelque ordre général à une division entière de soldats, et tantôt des enseignes pour les réunir plus facilement en corps alors qu'ils ont été dispersés. Végèce distingue avec raison tous les signaux militaires en trois espèces : les vocaux, qui se donnent par la voix des officiers ; les demi-vocaux (signa semivocalia), par les instruments, et les muets, qui ne parlent qu'aux yeux, comme les étendards. Il ne peut y avoir d'armée régulière sans musique et sans enseignes.

 

Musique. — Il y avait dans l'infanterie romaine trois sortes de soldats qui sonnaient des instruments de guerre : c'étaient les tubicines, les cornicines, et les buccinatores, ainsi appelés du nom de leurs instruments, tuba, cornu, buccina. Quant à la cavalerie, elle avait un instrument particulier, le lituus.

La tuba était une trompette assez semblable à la nôtre, avec un tube droit, une embouchure étroite, et s'élargissant par l'extrémité, en forme de cloche ou d'entonnoir[1]. Elle produisait des sons éclatants et brisés, fractos sonitus, dit Virgile[2], et Ennius :

At tuba terribili sonitu taratantara dixit[3].

A l'origine elle était faite d'os, puis elle fut d'airain. Elle réglait les mouvements de l'armée, annonçait les exercices, sonnait la charge, la poursuite, la retraite, et marquait chacun de ces différents ordres par un air spécial. Il y avait des tubicines pour la légion en général, et d'autres attachés à chaque cohorte en particulier. Voici, d'après Dion[4], comment ils donnaient le signal du combat : Un seul trompette, dit-il, commença d'entonner le signal dans chacune des deux armées ; à ce son répondirent plusieurs autres trompettes, rangés en cercle dans un certain lieu, et cet air n'était que pour avertir les soldats de se tenir fermes dans leurs rangs et de préparer leurs armes. Bientôt après, les autres trompettes, distribués dans les divers corps, firent entendre des airs propres à enflammer le courage. A ce son guerrier succéda un silence de quelques moments : puis tous les trompettes, par un concert terrible, firent retentir l'air d'un son perçant et aigu ; les deux armées poussèrent un grand cri et se chargèrent avec fureur.

La corne, cornu, était dans l'origine une simple corne de bœuf, puis on y ajouta une embouchure d'argent, et plus tard on la fit d'airain : Cornua quæ nunc sunt ex œre, dit Varron[5], tunc fiebant ex bubulo cornu. Elle ressemblait assez bien à nos cors de chasse, mais elle était ornée d'une barre transversale qui lui conservait sa forme et qui aidait le cornicen à la tenir solidement. On s'en servait pour rappeler les signifères, pour faire planter ou enlever les enseignes : elle accompagnait les trompettes dans le combat, et sonnait dans les exécutions qui se faisaient à la porte Décumane du camp[6].

La buccina était un instrument d'airain comme les deux autres, mais recourbé sur lui-même[7]. Il servait principalement à annoncer les veilles : C'est la coutume, dit Polybe[8], qu'au temps du souper tous les buccinatores s'assemblent auprès de la tente du général, et qu'ils entonnent le signal de concert, parce que c'est alors que tous les gardes de nuit se rendent à leur poste. Quand il fallait changer ces gardes de nuit aux différentes heures, c'était encore la buccine qui en donnait le signal, comme nous l'indique Properce[9] :

Et jam quarta canit venturam buccina lucem ;

et Silius Italicus[10] :

..... Mediam somni cum buccina noctem

Divideret.....

Les trois sortes de trompettes de l'infanterie étant toutes d'airain, on appela du nom général d'æneatores tous ceux qui en sonnaient, les tubicines, cornicines et buccinatores. Mais il n'en était pas de même du lituus de cavalerie. Il était d'un bois mince revêtu de cuir, recourbé en forme de bâton augural, et rendait un son très-aigu comme nos clairons. Lucain distingue bien ce son aigu du clairon du son éclatant de la trompette : Stridor lituum clangorque tubarum[11] ; aussi Virgile dit-il qu'il faut prendre soin d'habituer les chevaux à un tel bruit :

Primus equi labor est, animos atque arma videre

Bellantum, lituosque pati[12]....

Tels étaient les instruments de guerre des Romains : il n'y en avait que quatre espèces : car le classicum, qu'on a quelquefois pris pour un instrument particulier, n'était qu'un air de trompette et de cor que le général seul avait le droit de faire sonner. Passons maintenant aux enseignes qui, comme les trompettes et les clairons, sont établies dans les armées dans un but d'ordre et de discipline, et dont l'usage est de la plus grande utilité.

 

Enseignes. — Les enseignes ou drapeaux, dit le maréchal de Saxe[13], méritent une attention particulière ; ils doivent tous être de couleurs différentes, afin que l'on puisse par eux reconnaître dans les combats les légions, les régiments et les centuries qui se distinguent. Les soldats de chaque centurie doivent se faire une religion de ne jamais abandonner leur drapeau ; il doit leur être sacré, et l'on ne saurait y attacher trop de cérémonies pour le rendre respectable et précieux. C'est un point essentiel, et si vous pouvez parvenir une fois à rendre cet objet de conséquence aux troupes, vous pouvez aussi compter sur toutes sortes de bons succès : leur fermeté, leur valeur en seront les suites. Si, dans les affaires périlleuses, un homme déterminé prend en main le drapeau, sa valeur passe dans toute la troupe qui le suivra au plus grand danger. Les Romains l'avaient bien compris ; leurs enseignes n'étaient jamais confiées qu'aux meilleurs soldats, et elles étaient sacrées pour eux, dit Denys d'Halicarnasse, comme les statues de leurs dieux[14] : τιμιτατα ωμαοις τά σημεΐα π στρατεας, κα σπερ δρματα θεν ερ νομζονται. C'était par elles qu'ils juraient[15], et ce serment était plus sacré que tout autre, de sorte qu'ils regardaient non-seulement comme la plus grande infamie, mais encore comme la plus grande impiété de les laisser prendre par l'ennemi ; les perdre était donc un grand crime puni par la discipline[16], et l'on vit quelquefois des généraux, pour ramener leurs soldats au combat, saisir les enseignes et les jeter dans les rangs ennemis[17].

Dans l'origine, nous l'avons dit, ces enseignes étaient de simples perches surmontées d'une poignée de foin[18]. Mais quand les Romains eurent des armées régulières, ils inventèrent d'autres signes de ralliement, qu'ils désignèrent sous le nom général de signa, et dont nous avons à distinguer les différentes espèces.

Les enseignes romaines étaient toutes formées d'une longue pique se terminant par une pointe de fer qui servait à les fixer en terre : elles ne différaient entre elles que par leurs ornements. Ces ornements consistèrent d'abord en figures d'animaux, et pendant longtemps il y eut cinq enseignes générales qui furent l'Aigle, le Loup, le Minotaure, le Cheval et le Sanglier[19]. Quelques années avant Marius, la coutume s'établit de ne plus porter aux batailles que l'Aigle, et de laisser les quatre autres dans l'intérieur du camp ; puis Marius, dans son second consulat, supprima tout à fait ces dernières et ne garda que l'Aigle qu'on devait bientôt surnommer le dieu des légions[20]. C'est du moins ce que Pline nous raconte : Romanis aquilam legionibus C. Marius, in secundo consulatu suo, proprie dicavit. Erat et antea prima cum quatuor aliis : lupi, minotauri, equi, apique singulos ordines anteibant. Paucis ante annis sols in aciem portari cœpta erat ; reliqua in castris relinquebantur. Marius in totum ea abdicavit[21]. L'aigle, choisi probablement pour symbole du commandement comme le plus fort et le roi des oiseaux[22], devint ainsi l'enseigne générale de la légion, et, à partir de cette époque, on désigna souvent le nombre des légions par celui des aigles.

L'aigle romaine était d'or ou d'argent, et quoiqu'elle ne fût pas d'un volume aussi grand que nature, la pique qui la supportait était un fardeau qui demandait toute la force d'un homme vigoureux[23]. Elle tenait ordinairement dans ses serres des foudres d'or ; on y gravait le nom de la légion, et on y suspendait souvent un médaillon de l'empereur. Dans les camps, on la plaçait devant la tente du primipile, et dans la marche on la portait à la tête de la première cohorte.

Après l'enseigne générale de la légion venaient les enseignes particulières des différents corps légionnaires ; il y en avait pour les cohortes et les turmes, il y en avait pour les centuries ; en comptant dix cohortes, dix turmes et soixante centuries, on trouve quatre-vingts enseignes de second ou de troisième ordre dans les différentes parties de la légion. Aussi, les porte-enseignes formaient-ils toute une corporation. Ils s'appelaient du nom général de signiferi, mais ils avaient aussi des noms particuliers répondant à chaque espèce de guidon ; ainsi, celui qui était chargé de l'aigle se nommait aquilifer, ceux qui portaient les vexilles, vexillarii, et les autres, imaginarii.

Le guidon de la cohorte se nommait vexillum ; celui de la centurie, n'ayant pas de nom particulier, était désigné par le terme général de signum. Comme cette distinction entre le signum et le vexillum, ainsi que leur assignation à la centurie et à la cohorte, n'a pas été faite exactement par les auteurs anciens, elle est aujourd'hui très-controversée. Mais Le Beau, remarquant que, sur la colonne Trajane, le nombre des vexilles est beaucoup moindre que celui des simples enseignes, signa, et rappelant que, dans la légion, il y avait six centuries contre une cohorte, semble en conclure avec raison que les vexilles appartenaient aux cohortes et les simples enseignes aux centuries.

Le vexillum était une pique le long de laquelle étaient rangés divers ornements : des couronnes, des médaillons, une main isolée ou entourée d'une couronne de laurier, des globes, des croissants, une image de la victoire ou de quelque divinité, etc., etc. Puis la pique était surmontée d'une traverse à laquelle était attachée une pièce d'étoffe de deux ou trois pieds. Ce drapeau était ordinairement de couleur éclatante : on y inscrivait le nom de la légion et le numéro de la cohorte, ainsi que le nom du général sous la république, et plus tard celui de l'empereur. Les cohortes alliées, les détachements des vétérans qu'on envoyait en colonie ou qui servaient dans l'armée en attendant leur congé, en un mot, tous les corps composés d'un nombre de soldats à peu près égal à celui de la cohorte, avaient un vexille. Végèce dit aussi[24] que le vexille était l'enseigne propre de la cavalerie et qu'il y en avait un par turme ; cela ne doit pas nous étonner, puisque nous avons déjà remarqué que la turme était la division de cavalerie correspondant à la cohorte d'infanterie.

C'était uniquement par le drapeau dont il était surmonté, que le vexillum se distinguait du signum de la centurie. Celui-ci était une pique garnie de tous les ornements dont nous venons de parler. Ce fut Marius qui le donna comme enseigne particulière à chaque centurie ; car auparavant il n'y en avait qu'un par manipule[25].

Depuis Marius jusque sous Trajan, il n'y eut pas de changement dans les enseignes de la légion ; mais, après Trajan, il y en eut un grand. La centurie prit le vexillum de la cohorte, et celle-ci adopta un nouveau guide, nommé dragon. On portait alors sur une pique une tète de dragon, la gueule béante, entourée de pièces d'étoffes de différentes couleurs : ces étoffes étaient disposées de telle façon que, lorsque l'enseigne était en marche, et que le vent venait à souffler, elles prenaient la forme et la grosseur de l'animal[26]. C'est ce que le poète Némésien nous dépeint par deux vers qui ne manquent pas d'élégance[27] :

Aurea purpureo longe radiantia velo

Signa micant, sinuatque truces levis aura dracones.

La turme de cavalerie prit ce nouveau guidon en même temps que la cohorte. Mais, au milieu de ces changements, l'aigle resta toujours l'enseigne générale de la légion : elle lui survécut même, et se conserva au temps de la décadence de l'armée, comme le titre de son ancienne valeur et de sa noblesse primitive.

 

 

 



[1] Varron, L. L., IV ; Végèce, III, 5 ; Ovide, Met., I, 98, Juvénal, II, 118.

[2] Géorgiques, IV, 72.

[3] Ennius ap. Servius, ad. Æn., IX, 503.

[4] Dion, L., 47, récit de la bataille de Philippes.

[5] Varron, L. L., V, 117.

[6] Végèce, III, 5 ; II, 22.

[7] Quæ in semetipsam æreo circulo flectitur (Végèce, III, 5). — Cava buccina tortilis, in latum quæ turbine crescit ab imo (Ovide, Met., I, 335-3381. - Burney, Hist. de la musique.

[8] Polybe, VI.

[9] Properce, IV, élégie 4.

[10] Silius Italicus, VII.

[11] Lucain, Pharsale, I.

[12] Virgile, Géorgiques, III.

[13] L. I, ch. VI.

[14] VI, 45 ; X, XI.

[15] Tertullien, Apologétique, 16.

[16] Ovide, Fastes, III, 114 ; Tite-Live, II, 59.

[17] Tite-Live, III, 70 ; VI, 8 ; XXV, 14 ; XXVI, 5 ; Val. Maxime., III, 2, 20.

[18] Ovide, Fastes, III, 115 : Illa quidem fœno ; sed erat reverentia fœno. — Plutarque, Romulus, 8. — Donat. in Tarent., Eunuc., IV, 7, v. 6.

[19] Végèce, II, 13 ; III, 8 ; Tacite, Ann., XIII, 38.

[20] Sequerentur romanas aves, propria legionum numina (Tacite, Ann., II, 17).

[21] Pline, X, 4.

[22] Josèphe, B. Jud., III, 66.

[23] Florus, IV, 4 ; Suétone, Auguste, 10.

[24] Végèce, II, 14.

[25] Tite-Live, XXVII, 14 ; Varron, L. L., V, 88.

[26] Végèce, Mil., II, 13 ; Am. Marcellin, XVI, 10, 7, et 12, 39 ; Claude, III, Consul. Honor., 138.

[27] Cyneg., 84.