Quand on parle du consulat de Cicéron, ce n’est guère que
pour rappeler la défaite de Catilina et l’exécution de ses complices. Il
semble que les premiers mois de l’année 691 aient été à peu près vides d’événements
et que le consul, comme un auteur de tragédies qui sacrifie à l’effet du
dénouement tout le reste de la pièce, ait ménagé ses efforts et son activité
au début de sa magistrature, pour la terminer par un coup de théâtre
éclatant. C’est un peu la faute de Cicéron lui-même, qui a célébré si souvent
et en termes si pompeux sa victoire sur Catilina ; mais c’est aussi notre
faute à nous, qui, dans l’histoire ancienne surtout, allons droit aux
situations dramatiques et négligeons volontiers les autres. En réalité, bien
que la pensée de Catilina et de la conjuration ait occupé dès le commencement
l’esprit de Cicéron, il a dû, pendant son consulat, soutenir des luttes
nombreuses contre plus d’un adversaire. Il énumère, dans un passage de son
discours contre Pison[1], les services qu’il
a rendus à De tous ces actes de Cicéron, le seul qu’on se propose d’étudier ici est son intervention dans le procès de C. Rabirius. MM. Mommsen et Merivale ont bien montré l’importance de cet épisode, qui est, sans contredit, un des plus curieux de la lutte engagée alors entre la démocratie et l’aristocratie. La question mérite cependant d’être reprise. Certains détails, que les deux éminents historiens ont dû passer sous silence ou traiter fort rapidement, demandent à être mis en lumière. Ce plaidoyer est un des plus courts que l’orateur ait jamais prononcés ; il ne nous est arrivé qu’incomplet, mais il fournit des renseignements précieux sur la politique et le caractère de Cicéron, sur ses relations avec l’aristocratie, dont il sert les intérêts avec tant de dévouement, après les avoir longtemps combattus. On peut même y recueillir è l’avance quelques indications sur la conduite que tiendra le consul, lorsqu’il se sera assuré de la personne de Lentulus et de ses complices et devra décider de leur sort. — I —L’année 690 est une date importante dans la vie de
Cicéron. C’est le moment où il accomplit son évolution politique, abandonnant
le parti populaire, dont il avait été l’orateur le plus brillant, pour s’attacher
au parti sénatorial. Par un renversement de rôles assez singulier, Cicéron se
trouve être, à ce moment, le candidat de la noblesse, dont sa naissance et
son passé le séparaient, tandis que les démocrates soutiennent Catilina et C.
Antonius, qui tous les deux étaient des transfuges de l’aristocratie,
préférant ainsi ces ouvriers de la onzième heure à l’homme qui leur avait
prêté un concours si efficace, lorsqu’il s’était agi de battre en brèche la
constitution de Sylla. 0n doit reconnaître que Cicéron avait hésité, avant d’accepter
le patronage de l’aristocratie. Sûr des suffrages de l’ordre équestre et de l’appui
de Pompée, il semble s’être demandé de quel côté il irait chercher l’appoint
qui était nécessaire au succès de sa candidature. Il n’aurait pas été éloigné
de s’adresser aux chefs de la démocratie ; on sait que, en 689, il fut sur le
point de plaider pour Catilina, accusé de concussion par P. Clodius. J’espère, s’il est acquitté, écrit-il alors à
Atticus, l’avoir pour allié dans ma candidature[2]. Cette intention
ne fut pas suivie d’effet ; mais, ce qui n’est pas moins remarquable,
Cicéron, cette même année, défendait l’ancien tribun de Presque. au lendemain de ce discours, quand personne n’avait eu le temps d’oublier ces paroles véhémentes, il était difficile à Cicéron de mettre en pratique les conseils de son frère Quintus. Celui-ci lui recommande de chercher à se concilier tous les partis. Un candidat qui veut réussir doit être l’ami de tout le monde. Cicéron a déjà pour lui, outre la bienveillance de Pompée que Quintus mentionne soigneusement à plusieurs reprises, l’ordre des chevaliers, la nombreuse clientèle des accusés qu’il a défendus et sauvés, les jeunes gens, qui sont les admirateurs de son talent, le peuple, qui conserve le souvenir de ses discours politiques et de ses plaidoyers. Il lui reste à gagner les sympathies de la noblesse. Ici, la tâche était délicate, niais Quintus n’était pas homme à se laisser embarrasser. Il faut persuader aux chefs de la noblesse que, dans les affaires publiques, nous avons toujours eu la même opinion que l’aristocratie et que nous n’avons été, en aucune façon, les amis du peuple. Si parfois, dans nos discours, nous avons caressé le parti populaire, c’était dans l’intention de nous ménager l’alliance de Pompée[6]. Malgré la souplesse de l’esprit de Cicéron, il est permis de douter qu’il soit jamais venu à bout d’une pareille entreprise. A moins d’avoir la mémoire bien courte et l’esprit bien complaisant, la noblesse romaine ne pouvait oublier les attaques que l’orateur avait dirigées contre ses privilèges, en particulier contre les cours de justice sénatoriales. Quintus est égaré par un zèle excessif ; il a trop bonne opinion de l’adresse de son frère, à laquelle il propose un problème à peu près insoluble, et trop mauvaise opinion d’une éloquence qui avait laissé des souvenirs plus durables qu’il ne paraît le croire. Mais les nécessités politiques devaient mieux servir la candidature de Cicéron que toutes ces petites habiletés. Du môme coup elles allaient imposer à l’aristocratie l’obligation de travailler au succès d’un candidat que dans toute autre circonstance elle aurait combattu, et pousser Cicéron, jusqu’alors hésitant, à rompre les liens qui l’attachaient encore au parti démocratique. Parmi les sept compétiteurs qui se disputaient le consulat en 690, trois, P. Sulpicius Galba, Q. Cornificius, C. Licinius Sacerdos, étaient d’honnêtes gens, personnages inoffensifs et par suite peu redoutables[7] ; un quatrième, L. Cassius Longinus, était un être lourd et grossier, iners ac stolidus, qui n’avait aucune chance de parvenir[8]. La lutte était donc circonscrite entre Cicéron, Catilina et Antonins. Que pouvait faire l’aristocratie ? Elle ne comptait dans ses rangs personne qui voulût se charger du pouvoir dans des circonstances aussi critiques ; des trois candidats qui restaient seuls en présence, deux étaient ses ennemis mortels, le troisième était un homme nouveau, qu’elle n’aimait pas et qu’elle n’avait aucune raison pour aimer. Forcée de choisir entre deux maux, elle se décide pour celui qui lui paraissait le moins dangereux. De son côté Cicéron, abandonné par ses anciens amis, n’avait pas d’autre ressource que d’accepter la situation qui lui était faite et de s’allier avec ses adversaires de la veille. Nous savons, par les fragments du discours in toga candida, qu’il flétrissait la coalition d’Antonins et de Catilina. Il est vraisemblable qu’il ne ménageait pas non plus le tribun Q. Mucius Orestinus, qui, dans l’intérêt des deux associés, s’était opposé aux mesures prises par le sénat pour réprimer la brigue. C’était, à une année de distance, la contrepartie des éloges qu’il avait décornés au tribun Cornelius, et en même temps un gage de reconnaissance et de dévouement qu’il donnait à ses nouveaux patrons. Il serait injuste d’ailleurs de ne voir dans cette affaire qu’une question mesquine d’ambition personnelle. La rupture qui se produisait alors était amenée par des causes plus sérieuses et plus lointaines. Unis pour renverser la constitution de Sylla, les chevaliers et les démocrates devaient tôt ou tard se diviser après la victoire. En 684, les premiers avaient obtenu ce qu’ils désiraient ; par le vote de la loi Aurelia, ils avaient repris leur place dans les tribunaux et leur influence dans l’Etat. En même temps, il est vrai, la puissance tribunitienne avait été rétablie ; mais ce succès, pourtant si considérable, ne suffisait pas aux démocrates. Excités par ce premier avantage, ils poursuivaient avec plus d’acharnement la lutte qu’ils avaient entreprise contre le parti aristocratique ; M. Mommsen les compare aux soldats du train, qui se jettent sur le camp après qu’il a été pris. Ils ne voulaient pas s’arrêter avant d’avoir abattu complètement leurs ennemis. Les chevaliers, moins ardents et dont l’ambition était satisfaite, continuaient à marcher d’accord avec eux, mais par habitude plutôt que par conviction, persévérant mollement et presque à regret dans une opposition dont ils avaient déjà recueilli les résultats et dont ils n’attendaient guère de nouveaux profits. Les caractères et les intérêts étant ainsi différents, il était évident que les deux partis reprendraient leur liberté d’action, dés que l’occasion s’en présenterait. Chacun irait alors où l’appelaient ses instincts naturels, les démocrates ne reculant pas devant une alliance avec les anarchistes et l’ordre équestre se rapprochant de l’aristocratie. On voit quelle était la situation politique au commencement du consulat de Cicéron. A vrai dire, il n’y avait eu ni vainqueurs ni vaincus dans les comices de 690. Si Catilina avait été écarté une troisième fois de la magistrature suprême, C. Antonins, le second candidat de la démocratie, avait été élu. La partie était donc loin d’être perdue pour les chefs populaires. Ils trouvaient plutôt dans ce demi-succès qu’ils avaient obtenu, un encouragement à poursuivre la lutte. C’est ainsi qu’on les voit harceler le gouvernement et le tenir continuellement en haleine. En revanche, à chaque pas qu’ils font en avant, ils rencontrent Cicéron qui s’efforce de les arrêter. Élu grâce aux suffrages de l’aristocratie, le consul tenait à ne pas se montrer ingrat. C’est avec un zèle de néophyte et de converti qu’il défend les intérêts du sénat ; le jour même où il prend possession du consulat, aux calendes de janvier, il prononce son premier discours contre la loi agraire de Rullus. Il était impossible de mettre plus d’empressement à s’acquitter de, ses dettes, et la noblesse avait lieu d’être satisfaite de son choix. Elle dut s’en applaudir encore davantage lorsque, quelque temps après, C. Rabirius fut accusé. — II —Par les explications qui précèdent, il est facile de se rendre compte des dispositions et des sentiments de Cicéron pendant toute la première partie de son consulat. S’il avait voulu ou s’il avait pu examiner froidement la situation, il aurait vu que, en somme, il n’était pas tenu à tant de, reconnaissance envers l’aristocratie. C’était la force même des circonstances, bien plus que le choix volontaire et les sympathies de la noblesse, qui avait assuré le succès de sa candidature. Mais, naturellement, il ne songeait pas même à cette explication, qui flattait moins sa vanité, et il aimait mieux croire que les voix qui s’étaient portées sur lui avaient été données librement, de plein gré, à son mérite personnel. Il en résultait qu’il se considérait comme l’obligé d’un parti auquel, en réalité, il ne devait rien et qui avait été trop heureux de se servir de son nom pour faire échec aux candidats de la démocratie[9]. De plus, avec tout son esprit, Cicéron a toujours eu, dans ses rapports avec la noblesse, quelque chose d’un parvenu. Quand il est brouillé avec l’aristocratie, il lance ses épigrammes les plus acérées contre ces gens à qui les premières dignités de l’État arrivent en dormant[10], ou bien, avec un juste sentiment de fierté, il s’oppose, lui, homme nouveau, qui n’a que son éloquence et son mérite, à ces nobles corrompus et incapables qui déshonorent la mémoire de leurs ancêtres[11]. Quand l’aristocratie lui fait quelques avances, il n’est pas de complaisance et de flatterie qu’il ne prodigue à ses nouveaux amis. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’il se soit porté avec empressement au secours du sénat, dés qu’il vit que son autorité était menacée par la poursuite intentée à Rabirius. Eu chargeant un de ses agents d’accuser Rabirius, César continuait audacieusement la campagne qu’il avait entreprise contre le gouvernement de la noblesse. Neveu par alliance de Marius, gendre de Cinna, il avait travaillé de bonne heure à devenir le chef du parti populaire. Ses débuts au barreau présentent quelque analogie avec ceux de Cicéron. Comme l’accusateur de Verrés, il s’était fait l’avocat des provinciaux, moins par sympathie pour leurs souffrances qu’afin de trouver l’occasion de flétrir l’administration des sénateurs et la façon dont ils rendaient la justice. En 677, il avait traduit devant les tribunaux, pour crime de concussion, le consulaire Cn. Cornelius Dolabella ; un peu plus tard, il avait accusé C. Antonius, celui-là même qui devait être le collègue de Cicéron. En 686, à la mort de sa tante Julie, veuve de Marius, il avait exposé, au milieu des images de ses ancêtres, le buste du vainqueur des Cimbres, de l’homme dont la mémoire était restée si chère au peuple et que l’aristocratie exécrait et redoutait encore après sa mort. Edile en 689, il avait relevé au Capitole les trophées de Marius et l’aristocratie, malgré ses répugnances et l’opposition déclarée de Catulus, avait dû subir cet outrage. L’année suivante, président d’un tribunal criminel, il avait autorisé les poursuites contre les assassins des proscriptions, au mépris de l’impunité et de l’exemption particulière que Sylla leur avait accordées. C’est ainsi que L. Bellienus et L. Luscius avaient été condamnés ; il parait que Catilina lui-même avait été accusé, et, s’il a échappé, c’est que le chef de la démocratie voulait ménager un homme dont l’audace pouvait être utile à ses desseins. Le procès de Rabirius se rattache étroitement à ces premières tentatives de la politique de César. Ses succès précédents lui ayant donné la mesure de ce qu’il lui était permis d’oser, ce n’est plus seulement la mémoire de Sylla qu’il attaque, mais le sénat lui-même et ses décrets. Le crime dont Rabirius était accusé était déjà ancien. On le traduisait en justice pour avoir tué, trente-sept ans auparavant, en 654, le tribun Saturninus. Ce Rabirius, qui appartenait à l’ordre des chevaliers, était un homme dur et violent ; propriétaire dans l’Apulie et dans la Campanie[12], il semble s’être fait redouter de tous ses voisins par la rudesse et la brutalité de son caractère[13]. Mais, quelle que fût sa vie privée, il n’avait pas commis l’acte qui lui était imputé. Il était avéré que le meurtrier de Saturninus était un esclave du nom de Scæva, auquel on avait accordé une récompense publique[14]. Tout ce que l’on pouvait dire de Rabirius c’est qu’il était au premier rang de ceux qui avaient attaqué Saturninus et ses adhérents, après qu’ils avaient été enfermés dans le palais du sénat sur l’ordre de Marius, qui leur avait promis la vie sauve et voulait les mettre à l’abri de la fureur du peuple[15]. D’ailleurs, depuis 654, Rome avait été le théâtre de bien d’autres scènes sanglantes. Saturninus et ses meurtriers étaient à peu près oubliés de tout le monde, lorsque le souvenir de cette affaire fut réveillé par Labienus. T. Attius Labienus, tribun du peuple en 691, était le neveu d’un certain Q. Labienus, qui avait suivi le parti de Saturninus et avait été massacré en même temps que lui. On aurait tort cependant de croire que, en attaquant Rabirius, il était poussé uniquement par le désir de venger la mémoire de son oncle. Avant de le féliciter d’avoir eu cette délicatesse si grande sur tout ce qui touchait a l’honneur de sa famille, il convient de se rappeler qu’il était un des agents de César. Il le sert alors devant les tribunaux, comme il le servira plus tard sur les champs de bataille, dans les Gaules, où il sera son meilleur lieutenant, jusqu’au moment où il le trahira, au début de la guerre civile. Si l’on s’en tient aux apparences, on trouvera que César et Labienus ont étrangement choisi leur point d’attaque. Aller chercher, dans un passé aussi lointain, le souvenir de Saturninus, c’était presque exhumer une curiosité archéologique. Cette première impression est encore fortifiée, si l’on considère la procédure que suit l’accusateur. Rabirius n’est pas cité devant une cour de justice ordinaire, il est accusé de haute trahison (perduellio) et traduit devant les duumvirs, cet antique tribunal, qui, d’après la tradition, aurait jugé Horace, meurtrier de sa sœur Camille. Le châtiment que Labienus prétend lui faire appliquer a également quelque chose de suranné. Cicéron est tout étonné que l’on ose encore invoquer dans Rome les termes de cette vieille formule : Va, licteur, attache-lui les mains ; voile-lui la tête ; suspends-le à une croix[16]. Il s’imagine être reporté au temps de Tarquin le Superbe et refuse de rien comprendre à cette évocation du passé. Il ne faut pas s’y tromper cependant, c’est le présent, c’est la politique de son temps qui occupe Labienus. D’abord cette procédure oubliée qu’il ressuscite, il l’accommode, par un léger changement, à ses intérêts et à ses passions. Les duumvirs qui jugeront Rabirius ne sont pas choisis par le peuple, suivant l’ancienne coutume, mais désignés par le préteur. Et sur qui se porte le choix du magistrat ? Précisément sur César et son parent Lucius, un des consuls de l’année précédente[17]. Ensuite, mettre en cause le meurtrier de Saturninus, c’était proclamer une fois de plus l’inviolabilité de la puissance tribunitienne et venger, par un exemple éclatant, les droits de la magistrature populaire ; c’était aussi attaquer l’autorité du sénat, dont le décret avait armé les consuls de 654 contre le séditieux tribun, et restreindre les effets de la fameuse formule : Videant consules ne quid detrimenti respublica capiat, en montrant que les pouvoirs extraordinaires qu’elle conférait ne devaient pas justifier les illégalités et les violences commises en son nom[18]. Enfin cette accusation, qui semblait ne porter que sur le passé, paralysait, pour l’avenir même, l’action du gouvernement. Elle le désarmait à l’avance devant les entreprises de Catilina. Il y a en effet une certaine analogie entre les circonstances où périt Saturninus, et l’exécution de Lentulus, de Cethegus et de leurs complices. Dès les premiers mois de 691, il était facile de prévoir qu’il se présenterait sans doute quelque occasion où le sénat et le consul seraient forcés de prendre des mesures extrêmes pour le salut de l’État. En poursuivant Rabirius, César et Labienus les avertissaient qu’il était dangereux de sortir de la légalité et jetaient l’inquiétude dans leur esprit. Toute la conduite du procès prouve que César voulait obtenir un succès politique, qu’il se souciait fort peu de la personne de Rabirius et qu’il lui suffisait d’intimider le sénat. L’accusé fut condamné par les duumvirs et il ne lui restait plus d’autre ressource que d’en appeler au peuple. Mais, comme satisfait de ce premier avantage, César, qui avait montré d’abord une animosité extrême contre Rabirius[19], semble avoir renoncé subitement à pousser jusqu’au bout les conséquences de sa victoire. Quand l’affaire arrive devant le peuple, il ne s’agit plus de savoir si Rabirius, conformément à l’ancienne législation, sera attaché à une croix ; il n’est plus question que de lui infliger une amende[20]. Dans l’intervalle des deux jugements, Cicéron et le sénat étaient intervenus pour faire adoucir la forme de l’accusation. Il n’y avait donc plus lieu de craindre pour la vie de Rabirius, mais le débat politique restait toujours aussi grave. Aussi on s’explique que Cicéron ait accepté, de concert avec Hortensius, de défendre l’accusé. Il ne pouvait guère se promettre un grand triomphe oratoire, — Labienus avait imposé à chacun des avocats l’obligation de ne parler que pendant une demi-heure[21] ; — mais, puisque l’intérêt du sénat et les droits mêmes du gouvernement étaient en jeu, le consul avait le devoir de plaider pour eux. — III —Hortensius, en portant la parole dans ce procès, était
fidèle à tous ses antécédents. Depuis ses débuts au barreau, il avait
toujours été l’avocat du parti aristocratique. De tout son plaidoyer, il ne
nous est parvenu que deux mots : cicatricum mearum[22], qui paraissent
appartenir à la péroraison. Par un mouvement familier aux orateurs romains,
il invoquait la pitié du peuple en rappelant les blessures que Rabirius avait
reçues en combattant pour Malgré la découverte de Niebuhr, le plaidoyer de Cicéron reste incomplet. Cependant, tel qu’il est, il nous permet d’apprécier l’argumentation de l’orateur et le rôle qu’il a cru devoir prendre. De son aveu même, Cicéron s’était attaché surtout au côté politique du procès. Dans l’affaire de C. Rabirius, accusé de haute trahison, il s’agissait de l’autorité même du sénat qui était intervenue quarante ans auparavant ; je l’ai maintenue contre des attaques malveillantes et je l’ai sauvegardée[25]. Cette tâche était plus difficile que celle qu’Hortensius s’était réservée. Le souvenir du Pro Cornelio et de tant d’autres discours où il avait flatté le parti populaire était gênant pour l’avocat. Mais il avait assez d’habileté pour sauver au moins les apparences et échapper aux reproches que ce démenti, donné à ses anciennes opinions, risquait de lui attirer. A ce point de vue, l’exorde du Pro Rabirio est
admirable[26].
L’orateur se représente comme le défenseur du gouvernement et de son autorité
; il ne sert pas un intérêt de parti, mais un intérêt social, supérieur à toutes
les dissensions politiques. Il n’est pas l’avocat d’une faction ; il plaide
la cause de Ce qui nous importe ici, c’est moins de faire ressortir la force et la gravité de ce langage que d’en indiquer exactement la portée politique. L’accusation intentée à Rabirius n’était pas seulement une attaque dirigée contre le sénat, c’était aussi un piège tendu au consul. César, qui était un homme d’esprit en môme temps qu’un chef de parti, se donnait le plaisir de jeter Cicéron dans l’embarras, de le forcer à rompre ouvertement avec la démocratie, qu’il aurait voulu ménager, tout en passant dans le camp opposé. Déjà, au moment de la discussion sur la loi agraire de Rullus, Cicéron avait été mis en demeure de se prononcer entre le parti populaire, qui soutenait la proposition, et l’aristocratie, qui la repoussait. Il s’était tiré très adroitement de cette première épreuve ; les arguments qu’il avait employés pour combattre la loi n’étaient pas de ceux qui devaient déplaire à la plèbe de Rome[29]. Placé de nouveau dans la même situation, il sait encore déjouer les calculs de ses adversaires. Il n’accepte pas les termes du débat tels qu’ils ont été posés. Il refuse de se laisser enrôler dans aucune des factions qui divisent la ville ; il semble se mettre en dehors et au-dessus d’elles pour se préoccuper uniquement du péril public. L’avocat de la noblesse disparaît ; on ne voit, on n’entend que le consul, qui ne veut point ‘laisser périr dans ses mains les intérêts généraux dont il est le gardien. Cette intention de Cicéron se révèle dans le discours à plusieurs reprises. Il est si éloigné de se donner comme le champion du parti sénatorial, qu’il cherche à battre Labienus sur son propre terrain, en se faisant plus populaire que lui. Labienus flattait le peuple, en choisissant un mode d’accusation qui remettait la décision, en dernier ressort, à l’assemblée des citoyens, dont il proclamait ainsi la souveraineté. Il est curieux de voir par quels arguments Cicéron critique cette procédure. Allons, Labienus, lequel de nous deux est le meilleur ami du peuple ?[30] Cette manière d’agir, que l’on voudrait présenter comme un hommage rendu au peuple, il la dénonce comme un vestige de la royauté, de ce temps odieux où Rome ne connaissait pas encore la liberté[31]. Pour la flétrir, il invoque le souvenir de ces hommes vraiment populaires, de ces tribuns qui ont adouci successivement la rigueur de la législation primitive, répudié l’héritage de l’antique cruauté et assuré l’inviolabilité de la personne du citoyen romain. Il parle et de la loi porcienne, si chère aux Romains, et de C. Gracchus, qui aurait enduré mille fois la mort la plus affreuse plutôt que d’introduire le bourreau dans une assemblée qu’il aurait convoquée[32]. Il met une sorte d’affectation à prononcer, en l’accompagnant d’éloges, ce nom de C. Gracchus. Il est heureux de placer l’opinion qu’il soutient sous le patronage de cette gloire démocratique et de défendre la cause de la noblesse avec des arguments que les consuls n’avaient guère, jusqu’à lui, l’habitude d’employer. Quelquefois, il est vrai, Cicéron semble abandonner ce
rôle qu’il s’est donné. Ainsi, au début de la narration, dans un mouvement de
fierté, qui fait songer par avance à l’argumentation de Il y a autre chose ici qu’une habileté oratoire, et Cicéron songe bien moins au passé qu’au présent. Il désirerait reformer contre Catilina, contre le péril prochain et imminent, la coalition qui a triomphé autrefois de Saturninus. Dans ce procès où, sinon la vie, du moins la fortune et l’honneur de Rabirius sont en cause, sa personne n’est qu’un objet très secondaire pour ceux qui l’accusent aussi bien que pour ses défenseurs. On parle des événements de 654 ; mais, des deux côtés, c’est de l’année présente, c’est de 691 qu’on se préoccupe, des conflits dans lesquels on est engagé, et des luttes, plus graves encore, que chacun prévoit. En apparence, Labienus travaille à réhabiliter la mémoire de Saturninus ; son but véritable est d’inquiéter le sénat et de faire naître dans l’esprit du consul des craintes qui gêneront son action, lorsqu’il faudra combattre Catilina. De même Cicéron, en célébrant les heureux effets qu’a produits dans le passé l’accord de tous les ordres de l’État réunis dans un effort commun, indique aux Romains le moyen qui conjurera, s’ils le veulent, les dangers dont ils sont menacés. Il se prépare des alliés pour la lutte qu’il doit soutenir. C’est toujours la même pensée qu’il avait exprimée avec tant de force au début de son discours. Ses adversaires voudraient isoler et affaiblir le gouvernement ; il leur répond en cherchant à constituer, pour venir au secours de l’autorité du sénat et des consuls, le grand parti des honnêtes gens. Il s’adresse à tous ceux qui mettent le salut de l’État au-dessus de leurs préférences personnelles ; il leur ouvre les rangs de l’armée conservatrice, il les exhorte à y prendre place, de manière à ne laisser en dehors que les ennemis de la paix sociale, les anarchistes décidés à tout bouleverser. On a reproché au discours de Cicéron d’être un appel aux passions bien plus qu’au jugement et à l’équité des auditeurs[35]. Le reproche serait fondé, s’il s’était agi uniquement d’établir l’innocence de l’accusé ; mais du moment que le débat était tout politique, que l’autorité même du gouvernement et l’étendue de ses droits étaient mises en discussion, en quoi le consul est-il coupable d’avoir essayé de déjouer la tactique des accusateurs, d’avoir restitué au procès son véritable caractère ? Il se sentait attaqué ; ne lui était-il pas permis, au lieu de se renfermer dans un examen aride et minutieux de témoignages qui n’intéressaient personne, de défendre ses actes et ses intentions, de revendiquer pour l’avenir le libre exercice de ce pouvoir que ses adversaires se proposaient de restreindre et de désarmer ? — IV —Cependant sur un point important, le plus important de
tous peut-être, Cicéron a manqué de clairvoyance ou d’énergie. Pris dans son
ensemble, le discours est bien celui d’un magistrat qui est résolu à remplir
tous ses devoirs et à ne reculer devant aucune responsabilité ; ces
engagements, il est juste de reconnaître que Cicéron les a tenus et qu’il s’est
opposé aux desseins de Catilina avec toute l’activité, toute la fermeté que Lorsque Saturninus et ses amis, assiégés dans le Capitole par Marius, s’étaient vus forcés de se rendre, il semble qu’une convention ait été conclue entre eux et le consul. Marius leur aurait garanti qu’ils auraient la vie sauve, et les aurait fait entrer dans le palais du sénat pour les protéger contre les colères du peuple. Ignorant les clauses de la capitulation ou peu soucieuse de les respecter, la foule s’était précipitée sur le palais, en avait enlevé les tuiles et, avec les armes qu’elle s’était ainsi procurées, avait mis à mort Saturninus et ceux qui l’accompagnaient[36]. On comprend sans peine combien cette circonstance est importante. Quelle était la valeur des engagements pris par Marius ? A vrai dire, c’est là qu’est tout le procès. Suivant la réponse que l’on fait à cette question, Rabirius est innocent ou coupable. Si l’engagement pris par Marius est nul, le massacre des séditieux est légitime et Rabirius est le ministre, l’exécuteur irresponsable de la vindicte publique ; si l’engagement est valable, il n’est plus qu’un assassin vulgaire qui mérite d’être puni, Devant un tribunal moderne, on peut dire que ce point de droit aurait seul exigé une discussion approfondie, puisque la question de fait avait été traitée par Hortensius. Il est complètement sacrifié par Cicéron. C’est à peine si l’avocat y fait une allusion rapide et dédaigneuse, trouvant plus commode sans doute de nier la valeur de l’objection que de la réfuter. S’il y a eu un engagement de pris avec Saturninus — et c’est un argument sur lequel vous revenez sans cesse — ce n’est pas Rabirius qui a donné sa parole, mais Marius, et c’est lui qui est coupable s’il n’a pas tenu sa promesse. D’ailleurs, cet engagement, Labienus, comment a-t-il pu être pris sans l’intervention du sénat ? Êtes-vous donc assez étranger dans cette ville, assez ignorant de nos traditions et de nos coutumes pour ne pas connaître cette règle ? On dirait que vous êtes de passage dans une cité qui n’est pas la vôtre, et non pas que vous exercez une magistrature dans votre propre patrie[37]. On reconnaît le raisonnement qu’employait le consul Sp. Posthumius après le désastre des Fourches Caudines : J’affirme que, sans l’autorisation du peuple, on ne peut conclure aucune convention qui constitue pour le peuple un engagement véritable[38]. C’est un moyen facile pour s’affranchir de l’obligation de tenir sa parole ; mais, au moins, faudrait-il apporter des preuves. Dans l’espèce, sans examiner la question en général, il est évident que Marius n’avait pas excédé les limites de son droit. Il avait été armé par le sénat d’un pouvoir extraordinaire ; il lui appartenait donc de prendre toutes les mesures qu’il jugeait utiles au salut de l’État. Que le sénat eût des raisons sérieuses pour se défier de Marius, que l’ancienne liaison du consul avec les aventuriers politiques qu’il était chargé de punir pût être suspecte, que sa conduite, dans ce moment même, fût indécise et équivoque[39], c’est un autre ordre d’idées dans lequel il était possible à Cicéron d’aller chercher des arguments pour démontrer l’innocence de son client. Mais, en contestant que Marius eût le droit d’agir par lui-même, il affaiblissait, à son insu, l’autorité qui devait lui être confiée, quelques mois plus tard, contre Catilina. Assurément on ne saurait songer un seul instant à blâmer Cicéron d’avoir tenu ce langage. Plaidant pour Rabirius, il a résolu la question de droit de la manière qui était la plus favorable à son client, et n’a pas eu d’autre préoccupation. Il est assez curieux, cependant, de l’entendre ainsi exposer, dans ce plaidoyer, une théorie qu’il appliquera lui-même à la fin de son consulat. On ne se trompe pas, je crois, en pensant que cette indication n’a pas échappé à César. S’il est vrai que, en faisant accuser Rabirius par un de ses agents, il ait voulu troubler le sénat et mettre le consul à l’épreuve, il a dû recueillir avec soin tout ce qui pouvait le renseigner sur les dispositions de ses adversaires politiques. Il avait besoin de savoir jusqu’à quel point il lui était permis de pousser ses attaques contre le gouvernement de la noblesse et le degré de résistance qu’il rencontrerait. Après le discours de Cicéron, il était éclairé. Il avait reconnu qu’il avait devant lui un magistrat, dévoué à la cause de l’aristocratie, bien décidé à la soutenir et assez habile pour s’assurer, dans les luttes qui se préparaient, le concours de l’ordre équestre. En se rapprochant du sénat, le consul avait encore conservé toute son influence sur les chevaliers, ses anciens alliés, et il les avait entraînés à sa suite dans son évolution. Loin de se laisser isoler, il était devenu le chef d’une coalition qui réunissait autour de lui, pour la défense des intérêts communs, les deux ordres privilégiés, effrayés également par les menaces de Catilina. Mais, en même temps, César avait surpris chez le consul une marque de faiblesse. Avec les intentions les plus droites et les plus généreuses, il était aisé de prévoir que Cicéron hésiterait avant de prendre des résolutions extrêmes, qu’il chercherait à s’abriter derrière le sénat au lieu de le diriger, comme il en avait le droit et le devoir, et qu’il serait toujours tenté de délibérer dans les circonstances où il faudrait agir. César jugea sans doute que l’expérience était suffisante. Rien ne lui était plus facile que de perdre Rabirius ; il préféra l’épargner, après l’avoir conduit jusqu’au bord du précipice. On aimerait à croire que l’accusé dut son salut à l’éloquence de son avocat ; malheureusement cette opinion est démentie par les faits. Le procès de Rabirius devait conserver jusqu’à la fin le caractère qu’il avait eu au début, et la procédure surannée que Labienus avait tirée de l’oubli allait être terminée par l’exhibition d’une vieille coutume, qui n’avait plus sa raison d’être. Malgré les efforts d’Hortensius et de Cicéron, Rabirius était sur le point d’être condamné et il était impossible de se méprendre sur les dispositions hostiles de l’assemblée, lorsque Metellus Celer, qui était alors augure et préteur, enleva l’étendard qui flottait sur le Janicule. Jadis, dans les premiers temps de Rame, c’était un signal d’alarme qui avertissait les citoyens de l’approche des ennemis. Ils devaient alors courir aux armes en abandonnant brusquement la délibération commencée[40]. Cet ancien usage ne signifiait plus rien, maintenant que les frontières de l’empire avaient été portées au loin ; il s’imposait encore cependant au respect des Romains. L’assemblée se sépara immédiatement et, grâce à cette fiction dont personne n’était dupe, le procès fut terminé. Il ne fut plus question de l’amende que Labienus prétendait faire infliger à l’accusé. On a insinué que Metellus Celer était d’accord avec les auteurs de la poursuite[41]. Le fait n’est pas prouvé, et la conduite du préteur dans les événements qui suivirent viendrait plutôt contredire cette assertion[42]. Ce qu’il y a de certain, — Dion le dit en termes formels (XXXVII, 28), — c’est que le procès aurait pu être repris et que Labienus se désista volontairement. César et lui avaient obtenu à peu prés ce qu’ils désiraient. Ils avaient agité l’opinion ; ils avaient démontré, par une manifestation audacieuse, que la démocratie, loin d’abdiquer, était résolue à fatiguer le sénat par ses attaques et à lui chercher querelle sous tous les prétextes, même les plus imprévus ; ils avaient rappelé au consul et au gouvernement qu’il fallait compter avec une opposition, sinon bien redoutable, du moins importune et provocante. Dès lors, à quoi bon s’obstiner à réclamer la condamnation de Rabirius et s’acharner sur une victime qui, au fond, leur était complètement indifférente ? Quand on étudie cette affaire, il y a une conclusion qui se présente d’elle-même et qu’il est difficile de ne pas indiquer. Cicéron a joué dans ce procès un rôle de dupe. Il s’est mis très inutilement en frais d’éloquence et d’indignation, puisque son discours n’a exercé aucune influence sur le sort de l’accusé. Depuis le commencement jusqu’à la fin, les événements sont dirigés par la volonté de César, toute-puissante pour mettre Rabirius en péril et pour le sauver au dernier moment. C’est sa main qui tient tous les fils de cette comédie politique, au milieu de laquelle Cicéron parle et s’agite, mais dont il n’a pas le secret. Tandis qu’il est sur le devant de la scène, haranguant le peuple et ne ménageant, pour l’attendrir, aucune des ressources de son éloquence, l’intrigue de la pièce se noue et se dénoue derrière lui, sans sa participation et à son insu. On aurait tort, cependant, de s’en tenir à cette première
impression. Si l’on veut aller au fond des choses, on verra que la victoire
de César est plus apparente que réelle. Il importe assez peu que Rabirius ait
été sauvé par Cicéron ou sans lui ; ce qui est intéressant, c’est l’attitude
du consul et de ses adversaires, c’est la lutte qui se poursuit entre eux et
dont cette affaire est un des épisodes les plus remarquables. Les deux
politiques en présence s’y accusent nettement. Quoi qu’en puissent penser les
détracteurs de Cicéron, son élection au consulat avait été un événement
considérable. En acceptant, en patronnant la candidature d’un homme nouveau,
de celui que son éloquence et ses services passés avaient mis à la tête de l’ordre
équestre, le parti aristocratique s’était fortifié et, en quelque sorte,
rajeuni. Il avait compris, devant les menaces de Catilina, que son isolement
était une cause de faiblesse ; la peur avait fait fléchir son orgueil et il
avait appelé à lui des alliés que, en toute autre circonstance, il aurait
repoussés. Dés lors le gouvernement n’était plus le gouvernement d’une
coterie, mais il était protégé par la popularité de Cicéron et appuyé par le
dévouement des chevaliers[43]. Grâce à ce concours,
il avait acquis une force de résistance qu’il ne possédait pas auparavant, et
était devenu capable de faire tête à ses ennemis. César s’en était bien
aperçu ; aussi à peine cette union était-elle formée qu’il essaya de la
rompre. De là ces attaques, sans cesse renouvelées, qui ont pour but de
diviser les partis coalisés en ravivant le souvenir de leurs anciennes
discordes. Le consul, de son côté, n’a pas de plus grande préoccupation que
de maintenir cet accord, qui est moins son œuvre personnelle peut-être que l’œuvre
des circonstances, mais qui s’est fait sur son nom et qu’il considère comme
le triomphe de sa politique. Il est tellement convaincu de cette nécessité qu’il
lui sacrifie jusqu’à son passé, reniant ses opinions d’autrefois pour mieux
servir les intérêts du moment, comme dans son discours de proseriptorum filiis, et confondant,
comme dans le Pro Rabirio, la cause
du sénat avec celle de La victoire finira par rester à César, niais plus tard seulement, quand le chef de la démocratie, à son retour d’Espagne, sera devenu un personnage considérable avec lequel Pompée lui-même devra compter, et quand la maladresse de Caton aura brouillé l’ordre équestre avec le sénat[44]. Alors le premier triumvirat sera formé et la puissance de l’aristocratie définitivement abattue. Mais, dans les premiers mois de 691, les tentatives de César, si bien conduites qu’elles aient été, devaient âtre impuissantes parce qu’elles étaient prématurées. Les chevaliers et les sénateurs, dont les intérêts matériels, non moins que l’influence politique, étaient menacés par les projets de Catilina, ne pouvaient pas commettre la faute de se diviser en face de l’ennemi commun. Le grand mérite de Cicéron est d’avoir défendu cette union contre toutes les attaques, tout au moins d’en avoir exposé la nécessité et les bienfaits chaque fois qu’elle était mise en péril, et de n’avoir pas permis un seul instant à la discorde de se glisser dans les rangs de l’armée conservatrice. C’est pour cette raison que les commencements de son consulat méritent d’être étudiés. Le triomphe qu’il a remporté sur Catilina, il l’avait préparé de longue main par une vigilance attentive. Ce dénouement brillant, un peu théâtral même si l’on veut, et qu’il a eu le tort de célébrer trop indiscrètement, a été la récompense d’une suite d’efforts patients et laborieux. Si ce point de vue est vrai, nous avons le droit de restituer à son rôle dans le procès de Rabirius une importance qu’on est tenté, au premier abord, de lui refuser. Il n’a point fait acquitter l’accusé, qui a été sauvé par d’autres moyens ; mais, sur le fond même du débat, sur la question politique qui s’y trouvait engagée, son intervention n’a pas été inutile, puisqu’il a su profiter de l’occasion pour démontrer, une fois de plus, les avantages de l’union des deux ordres et faire passer dans l’esprit de ses auditeurs la conviction qui l’animait. Le plaidoyer de l’avocat a pu rester sans effet ; les déclarations de, l’homme d’État n’en conservent pas moins leur valeur. Elles étaient de nature à être comprises par tout le monde, par les adversaires du gouvernement aussi bien que par ses amis : aux premiers, elles signifiaient que le consul ne se laisserait pas déconcerter parleurs manœuvres ; aux seconds, elles indiquaient où était le salut et la voie clans laquelle il fallait persévérer, éclairant ainsi l’opinion publique et lui montrant les principes qui devaient la diriger. R. LALLIER. |
[1] In Pis., 2. Cf. sur la politique de Cicéron dès le début de son consulat : Tenebam memoria, nobis consulibus, ea fundamenta jacta ex kalendis Januariis confirmandi senatus... (Ad div., 1, 9).
[2] Spero, si absolutus exit, conjunctiorem illum nobis fore in ratione petitionis. (Ad Att., I, 2.)
[3] Tacite, Diag. des Orat., 39 ; Quintilien, IV, 3 ; V, 13 ; VI, 6 ; VII, 4, etc. ; Cicéron, Orat., 29, 30, 67, 70.
[4] Pro C. Cornelio, de majestate, orat. prima, fr. 23 et 24 (éd. Reinhold Klotz).
[5] Pro C. Cornelio, de majestate, orat. prima, fr. 40 ; orat. secunda, fr. 1.
[6] De Petit. Cons., 1.
[7] Ascon., Ad or. in toga candida.
[8] Ascon., Ad or. in toga candida.
[9] C’est ce qui a été très bien mis en lumière par M. Boissier, Cicéron et ses amis, p. 53, 54.
[10] Quibus omnia populi romani beneficia dormientibus deferuntur. In Verr., Act. secundo, V, 70.
[11] Non idem mihi licet, quod iis, qui nobili genere nati sunt... In Verr., Act. secundo, V, 70.
[12] On voit, par un passage d’une lettre de Cicéron, qu’Atticus avait voulu acheter une maison que Rabirius possédait à Naples (ad Att., I, 6).
[13] Cicéron, Pro. C. Rab., 3.
[14] Cicéron, Pro. C. Rab., 11.
[15] Sur les circonstances du meurtre de Saturninus, voyez, outre le plaidoyer de Cicéron, Appien, de Bell. civ., I, 32.
[16] I, lictor, colliga manus ; caput obnubito ; arbori infelici suspendito. (Pro C. Rab., 4.)
[17] Dion Cassius, XXXVII, 27.
[18] Dion, XXXVII, 26, fait bien ressortir l’importance du procès intenté à Rabirius et la consternation qu’il jeta dans les rangs des sénateurs.
[19] Suétone, César, 12.
[20] Nam de perduellionis judicio, quod a me sublatum esse criminari soles, meum crimen est, non Rabirii... Quid enim optari posset, quod ego mallem, quam me in consulatu meo carnificem de foro, crucem de campo sustulisse. (pro C. Rab., 3.) — Sur ce point obscur et controversé, je suis l’opinion de Niebuhr, qui a été adoptée par M. Mommsen. La version de Merivale est moins nette. Pour expliquer comment la forme de l’accusation a pu être adoucie dans l’intervalle des deux jugements, Niebuhr rappelle très justement le commentaire qui nous est parvenu sur un des fragments du discours in Clodium et Curionem (V de l’édition R. Klotz). Il s’agit du procès intenté à P. Appius Claudius Pulcher après la défaite de Drépane. Postea tribuni plebis intercesserunt, ne iidem homines in eodem magistratu perduellionis bis eumdem accusarent. Itaque, actione mutata, iisdem accusantibus, mulla irrogata, populus eum damnavit, Cicéron et le sénat auraient obtenu pour Rabirius, à ce qu’il semble, le même adoucissement que les tribuns du peuple dans l’affaire de P. Claudius Pulcher.
[21] Pro C. Rab., 2.
[22] Meyer, Orat. rom. fragm., LXV, 13.
[23] Cicéron, de Orat., II, 28 ; in Verr., art. secunda, V, 1.
[24] Pro C. Rab., 6.
[25] In Pis., 2.
[26] Merivale, qui d’ordinaire est plutôt favorable à Cicéron, me parait juger le Pro Rabirio avec trop de sévérité (tome I, p. 126 de la trad. fr.). Ce n’est pas le discours, on le verra, qui a sauvé Rabirius, mais le consul a fait tout ce qu’il pouvait faire dans une pareille circonstance. Son attitude a été, à la fois, énergique et habile ; cette conclusion me parait ressortir de la lecture attentive du plaidoyer.
[27] Pro C. Rab., 1.
[28] Pro C. Rab., 22.
[29] V. notamment de Leq. Agr. II, 27. — M. Belot (Hist. des chevaliers romains depuis le temps des Gracques jusqu’à la division de l’empire romain, p. 305) fait très bien remarquer que le meilleur commentaire des arguments que Cicéron met ici en avant serait peut-être le vers d’Horace : Fornix tibi et uncta popina Incutiunt urbis desiderium.
[30] Pro C. Rab., 4.
[31] Non tribunitia actione, sed regia. Pro C. Rab., 5.
[32] Pro C. Rab., 5.
[33] Pro C. Rab., 6.
[34] Pro C. Rab., 7 et 9.
[35] Merivale, ouvr. cit., tome I, p. 125, note 2.
[36] Appien, de Bell. civ. I, 32.
[37] Pro C. Rab., 10.
[38] Tite-Live, IX, 9.
[39] Appien, de Bell. civ., I, 32.
[40] Dion Cassius, XXXVII, 27-28.
[41] Merivale, ouv. cit., tome I, p. 127.
[42] Dans les lettres mêmes qui furent échangées, au commencement de l’année suivante, entre Cicéron et Metellus Celer, il est facile de voir, malgré le refroidissement qu’avait amené entre les deux correspondants le discours prononcé par Cicéron contre Metellus Nepos, que le préteur de 691 avait prêté au consul un concours actif et dévoué (Ad. div., V, 1 et 2).
[43] Parmi toutes les circonstances qui témoignent de l’ardeur avec laquelle les chevaliers soutinrent le gouvernement en 691, une des plus remarquables est celle-ci : le sage et prudent Atticus lui-même s’était enrôlé dans la troupe des chevaliers qui veillaient aux portes du sénat et formaient la garde du corps de Cicéron (Ad Att., II, 1).
[44] Ad Att., II, 1