LE SANS-CULOTTE J.-J. GOULLIN

 

CHAPITRE ONZIÈME.

 

 

Dilapidations du Comité établies par l'enquête. — Renvoi de ses membres devant le Tribunal révolutionnaire de Paris, pour y être jugés. — Départ des accusés. — Leur voyage. — Leur désespoir à la nouvelle de la chute de Robespierre. — Effets du 9 thermidor. — Publication à Paris de la relation du voyage des 132 Nantais. — Procès et acquittement de ceux-ci. — Goullin entendu comme témoin. — Conséquence de ce procès pour les membres du Comité révolutionnaire de Nantes. — Goullin au Tribunal révolutionnaire de Paris. — Mise en accusation de Carrier. — Courants divers de l'opinion publique à ce sujet. — Les témoins amis des membres du Comité hostiles à Carrier. — Appréciation des débats par le témoin Laënnec.

 

On a peut-être remarqué que l'arrêté du 24 prairial qui ordonnait l'arrestation des membres du Comité, ne les renvoyait pas, comme Phelippes, au Tribunal de Fouquier-Tinville ; ce qui montre que l'intention avait été d'abord de les traduire devant le Tribunal criminel du Département, aux termes de la loi du 7 frimaire an II[1], comme auteurs de divertissements commis dans la garde de meubles appartenant à la République. Ce fut seulement quarante jours plus tard, et sur le vu des déclarations qui avaient afflué à, la Municipalité, que Bô ordonna leur renvoi au Tribunal révolutionnaire de Paris, par un arrêté du 6 thermidor (24 juillet), dont voici les motifs :

Considérant que le résultat des dépositions et déclarations faites à la Municipalité prouve l'abus de pouvoirs de plusieurs membres, des actes arbitraires, des arrêts de mort qui ont sciemment confondu l’innocent avec le rebelle, une négligence suspecte dans la tenue des registres, une dilapidation scandaleuse dans les effets pris chez des particuliers, une immoralité révoltante ; arrête que les nommés Goullin, Chaux, Bachelier, Grandmaison, Perrochaux, Levêque, Naux, Bollognel, tous membres du Comité révolutionnaire de Nantes, seront traduits, sans aucun délai, au Tribunal révolutionnaire de Paris[2].

Le voiturier Dardare, dont le fouet claquait pour tout le monde, car il avait conduit le convoi des 132 Nantais à Paris, et avait choisi la berline pour le gai voyage de Goullin à Paris en ventôse, fut requis de tenir prêtes trois voitures pour minuit[3]. Le hasard fit que l'on adjoignit aux membres du Comité, comme compagnon de voyage également destiné au Tribunal révolutionnaire, un capitaine de navire nommé Abram, qui arrivait de Brest, et qui aurait sans doute préféré une autre société ; Abram était accusé d'avoir arboré à son bord la cocarde blanche, sur laquelle était écrit : Vive Louis XVII, et d'avoir dit que les membres de la Convention étaient tous des scélérats qui méritaient la corde[4].

C'est par lui que l'on a connu le désespoir de ses compagnons de voyage, à la nouvelle de la chute et de la mort de Robespierre, qu'ils apprirent sur la route, avant d'arriver à Versailles. Goullin prit sa tête à deux mains et, la laissant tomber sur ses genoux, s'écria : Ah ! Ciel, est-il possible ! — Grandmaison dit : Si cela est, nous sommes perdus ! — Chaux, donnant tous les signes du désespoir, se prenant aux cheveux et pleurant, fit entendre plusieurs exclamations. Un gendarme s'en étonna et chercha à les rassurer sur ce que la nouvelle de la chute de Robespierre n'était pas encore confirmée. Abram ne put s'empêcher de témoigner de l'étonnement, en voyant un tel désespoir et en entendant des exclamations qui lui parurent extraordinaires. Grandmaison lui répondit : Robespierre est notre défenseur ; s'il est perdu, nous sommes f...[5].

Il est fort douteux que Robespierre les eût défendus, par l'excellente raison que Robespierre, qui a perdu froidement presque tous ses amis les uns après les autres, et qui, grâce à Dieu, finit par se perdre lui-même, n'aurait point supporté que le Comité de Salut public fît venir à Paris des gens qu'il aurait voulu sauver. Chaux était beaucoup plus près de la vérité, quand il déclara plus tard, dans le cours du procès, dont chaque séance chargeait davantage la responsabilité de Carrier, l'agent principal, et ne dégageait nullement celle de ses complices : Sans la révolution du 9 thermidor, nous ne serions plus ; on aurait formé de nous toute une charretée, on nous aurait conduits à l'échafaud, sans nous entendre. Nous devons tous rendre justice au tribunal, car la manière dont on a instruit notre procès a découvert des coupables. On avait un grand intérêt à nous sacrifier, on voulait tout ensevelir avec nous[6].

Il est peu probable, en effet, que le Tribunal révolutionnaire eût fait des façons pour condamner les membres du Comité révolutionnaire de Nantes, s'ils avaient été traduits à sa barre. Fort heureusement pour eux, la Convention avait, après le 9 thermidor, suspendu les séances de ce tribunal, bien que juges et jurés fussent venus la féliciter d'avoir détruit la faction de Robespierre ; elle avait aussi abrogé la terrible loi du 22 prairial et ordonné le remplacement de plusieurs des juges, les plus compromis avec la faction proscrite. Sur la proposition de Bourbon de l'Oise, il avait été en outre décrété que les juges prononceraient sur la question intentionnelle, de telle sorte que les accusés pussent être acquittés, malgré la constatation de certains faits coupables, s'il apparaissait que ces faits n'avaient point été accomplis avec des intentions contre-révolutionnaires[7].

Non contents de sauver leur tête, Goullin et ses complices auraient peut-être échappé aussi aux malédictions de la postérité, sans les Nantais qu'ils avaient envoyés à Paris. Quatre-vingt-douze de ces malheureuses victimes de leurs ressentiments, qui avaient survécu à tous les périls, languissaient oubliées à Paris, dans diverses maisons de détention[8], et, par un juste retour des choses d'ici-bas, c'est de leur bouche qu'allait sortir le cri d'indignation qui attira l'attention publique sur la conduite du Comité révolutionnaire de Nantes et du représentant Carrier.

Trois d'entre eux, patriotes avérés, Peccot, Pineau du Pavillon et Villenave qui avaient, dès avant le 9 thermidor, mis en commun leurs souvenirs et rédigé une relation de leurs malheurs, la firent imprimer à la fin de thermidor. La liberté de la presse, que le régime déchu n'avait pas moins maltraitée que les autres libertés, venait tout justement d'être proclamée et acclamée à la Convention[9] ; le moment d'ailleurs était favorable pour demander justice d'un emprisonnement qui durait depuis neuf mois. Des porteurs, chargés de faire parvenir à la Convention un ballot de six cents exemplaires de la Relation, cédèrent à la tentation de les crier et de les vendre dans la rue pour leur propre compte ; leur succès fut complet ; des exemplaires se vendirent dix francs, et pendant plusieurs jours il fallut réimprimer la brochure pour satisfaire à l'empressement des acheteurs[10]. Tout Paris s'intéressa au sort des Nantais, et leur affaire ne tarda pas à être mise au rôle du Tribunal révolutionnaire, devant lequel ils furent appelés le 22 fructidor an II (8 septembre 1794), pour répondre à des chefs d'accusation fort divers[11]. Ceux d'entre eux qui étaient patriotes étaient accusés de menées fédéralistes ; les autres, qui étaient en réalité des royalistes, les Pellerin, les de Fleuriot, les Pichelin, les Bascher, etc., avaient à répondre de faits qui témoignaient, d'une façon plus ou moins grave, de leurs sympathies pour les rebelles de la Vendée.

Leur procès était à peine commencé que Merlin de Thionville avait déjà intéressé la Convention à leur sort en signalant, comme une manœuvre, l'arrestation de l'avocat Réal, qui avait accepté de les défendre. On a voulu l'en empêcher, dit Merlin, parce qu'on savait qu'il aurait indiqué les vrais coupables, et qu'il aurait fait traîner à l'échafaud les vrais conspirateurs et leurs complices (Mouvement d'indignation)[12].

Goullin fut, dans ce procès, l'un des principaux témoins entendus ; ignorant sans doute le mouvement de l'opinion publique et sans remords des tourments qu'il avait contribué pour une si large part à infliger à ces malheureux, il chargea autant qu'il put les accusés ; mais les répliques sanglantes qu'il s'attira intervertirent bientôt les rôles, et le procès n'était pas achevé que les témoins étaient devenus les véritables accusés pour la foule avide de ces débats. En quelques mots, l'avocat Tronson-Ducoudray caractérisa la situation : Il suffit, dit-il, citoyens jurés, d'avoir jeté un coup d'œil sur les figures des accusateurs pour être pleinement convaincus que le crime accusait l'innocence[13]. Les Nantais furent tous acquittés, et leur acquittement avait mis en évidence les persécuteurs et les accusateurs.

Dans la séance du 22 vendémiaire an III (13 octobre 1794), un membre de la Convention demanda que le Tribunal révolutionnaire s'occupât, toute affaire cessante, de juger les membres du Comité révolutionnaire de Nantes, prévenus d'être les principaux auteurs des atrocités qui ont eu lieu dans le département de la Loire-Inférieure. André Dumont, faisant allusion à d'autres coupables, qui pouvaient se trouver sur les mêmes bancs que lui, insista pour que justice fût faite contre tous ceux qui se trouveraient compromis. Sa proposition fut décrétée[14], et, dès le lendemain, les membres du Comité révolutionnaire, auxquels Bô avait joint quelques-uns de leurs agents, reçurent copie de l'acte d'accusation, et les débats commencèrent le 27 vendémiaire an III - 18 octobre 1794[15].

Une partie notable des preuves et des démonstrations des excès de pouvoir de Goullin ayant été, dans le cours de ce récit, empruntée à ses réponses, à ses dénégations, à ses aveux devant le Tribunal, je ne pourrais, sans tomber dans des redites, suivre cet accusé devant ses juges. Les divers comptes rendus le montrent prenant la parole à tout propos, niant quelquefois avec effronterie ce qui devait peu après être mis dans une complète évidence ; et, dans d'autres moments, où il semblait tirer vanité du rôle prépondérant qu'il avait joué au Comité, se laissant aller à des aveux plus effrontés encore que ses dénégations, prétendant qu'il s'était dévoué pour le salut de la République, et qu'il n'était point de massacres que la raison d'État ne pût justifier. Il souleva un moment contre lui toute la salle, en invoquant l'exemple des journées de septembre. Durant les soixante séances que dura ce procès, où à chaque instant il s'était trouvé en scène, à force d'ergoter, d'interpeller, il avait acquis une certaine habileté de parole, qui lui permit deux ou trois fois, et notamment à la dernière heure, de transformer sa sellette en une véritable tribune. Jusqu'au moment où Carrier vint prendre place sur les mêmes bancs que lui, il ne cessa de s'abriter derrière ses ordres, et quand tous les deux se trouvèrent face à face, Goullin adjura directement le représentant de reconnaître que le Comité n'avait fait que céder à son influence.

La mise en accusation de Carrier, que les perpétuelles accusations de Goullin et de ses camarades avaient en quelque sorte forcé la Convention de prononcer, fut certainement l'un des épisodes les plus importants de l'époque de transition qui suivit le 9 thermidor, époque durant laquelle la terreur avait cessé sans que la réaction eût encore osé s'affirmer nettement.

Ce n'était pas que Carrier en lui-même excitât le moindre intérêt, mais il semblait qu'en le livrant, la porte serait ouverte à toutes les représailles, et le nombre était grand de ceux qui étaient intéressés à ce que cette porte ne fût jamais ouverte. Le club des Jacobins était devenu la citadelle où s'étaient concentrées toutes les forces de ce parti ; la suspension des séances et la fermeture de la salle de cette Société, décrétées le 22 brumaire an III (12 novembre 1794), aux applaudissements de la Convention, furent les premiers signes de la défaite des terroristes. La mise en accusation de Carrier devait s'en suivre, et la Convention la vota peu après (3 frimaire-23 novembre 1794). Les divers incidents de cette lutte ne furent point étrangers à la longueur du procès, et l'incapacité de Dobsent, président du Tribunal, qui laissa continuellement s'égarer le débat ; le grand nombre des témoins entendus, dont la plupart ne faisaient que répéter ce qui avait été surabondamment établi, ne furent pas les seules causes du retard apporté au jugement du Comité ; il ne me paraît pas douteux que l'on voulût gagner du temps, afin que Carrier pût comparaître au Tribunal en même temps que ceux qui l'accusaient, et peut-être l'affaire eût-elle eu une fin toute différente si la mise en accusation de Carrier n'avait pas été prononcée.

Tandis que dans la ville on se passionnait pour ou contre Carrier, devenu l'enjeu des partis, l'unanimité des Nantais appelés en témoignage au Tribunal révolutionnaire lui était hostile, mais ils n'en étaient pas moins fort divisés dans leurs appréciations sur la part de criminalité des membres du Comité. Les témoins qui avaient été leurs complices plus ou moins directs rejetaient tout sur Carrier ; les autres, convaincus avec raison que l'entourage avait largement contribué aux crimes du proconsul, ne pouvaient s'empêcher de souhaiter que la justice usât envers tous de la même sévérité. On rappelle, disait le Mercure français[16], les atrocités des brigands pour atténuer celles du Comité. On veut faire croire que les témoins ne sont que des brigands, des Vendéens et des Chouans, tandis que toute la ville de Nantes est venue déposer, mais cette tactique est trop connue et trop usée pour faire illusion au peuple.

Quelques passages, extraits des lettres qu'écrivait de Paris à sa famille le docteur Laënnec, l'un des témoins les plus notables entendus au procès[17], marquent bien la tendance d'une certaine catégorie de témoins à distinguer la cause du Comité de celle du représentant.

Après avoir écrit, la veille de l'ouverture des débats[18] : Tout va bien, les buveurs de sang sont aux abois, et la Société, ainsi que les autorités constituées, qui ont laissé noyer les gens si complaisamment sans s'y opposer, vont bientôt payer leur dette ; il s'exprimait ainsi le 8 brumaire an III-29 octobre 1794, sur la déposition de Champenois : Champenois, comme nous nous y attendions, témoigna pour ses amis, ou plutôt témoigna fortement contre Carrier, car c'est la marotte de tout le parti... Mais Vilmain vint après, et développa avec tant d'intérêt les persécutions exercées contre les Thoinnet, pères de douze enfants, les vols immenses faits dans leur maison ; il prouva si clairement que ces dilapidations étaient l'ouvrage du Comité tout seul, que les mouvements d'indignation reprirent toute leur force. Il sera encore entendu aujourd'hui, et c'est un témoin d'autant plus terrible, pour ces scélérats, qu'il parle comme tuteur de douze mineurs.

Le 10 frimaire, le troisième jour de la comparution de Carrier, il écrivait : Carrier est perdu ; notre plus grande inquiétude est que ses complices échappent à ses dépens ; et, peu après, le 14 frimaire (4 décembre 1794) : J'ai été entendu ce matin dans l'affaire de Carrier ; M. Goullin m'est tombé sur le corps avec sa radoterie de fédéralisme. Il parait que ma déposition a vivement embarrassé son défenseur qui, à la sortie de l'audience, m'a demandé par deux fois la litanie frappante et curieuse de dates précises, dans laquelle j'ai classé, en une minute, tous les faits qui se sont passés, et toutes les horreurs qui ont été commises à Nantes depuis la fin d'avril 1793 jusqu'au 28 pluviôse an II.

Le reproche de fédéralisme, adressé par Goullin au témoin Laënnec, pouvait faire à celui-ci l'effet d'une radoterie, surtout à un moment où s'agitait très sérieusement la question de faire rentrer à la Convention les députés proscrits au 31 mai ; ce n'en était pas moins une habileté véritable, de la part des accusés, d'exploiter à leur profit les préjugés contre le fédéralisme, car, ainsi que nous le verrons tout à l'heure, leur insistance à se donner comme ayant été d'abord les ennemis du fédéralisme, et ensuite les victimes de ce parti, aurait été la cause principale de leur acquittement.

 

 

 



[1] Collection de lois, VI, 304.

[2] Pièces originales.

[3] Pièces originales.

[4] Dénonciation de Brest, du 28 messidor an II (16 juillet 1794). Lettre de Bô.

[5] Relation du voyage des cent trente-deux Nantais, envoyés à Paris, 30 thermidor an II, p. 43.

[6] Compte rendu du procès du Comité, séance du 9 frimaire an III. Mercure français, n° du 30 frimaire, p. 189.

[7] Campardon, Le Tribunal révolutionnaire de Paris, in-8°, t. II, 429. Moniteur du 24 thermidor an II. Réimpression, p. 448.

[8] Une lettre de rappel fut adressée au sujet des Nantais, par Bô, à l'accusateur public de Paris, le 17 thermidor an II (4 août 1794). Après avoir dit, dans cette lettre, que certains Nantais sont les victimes de vengeances particulières, il ajoute que plusieurs sont véritablement coupables de fédéralisme, et il invite à les mettre en jugement, en se servant du dossier qu'il a formé et qu'il adresse à Paris (Registre de copies de lettres de Bô. — Archives départementales).

[9] Séance du 19 thermidor an Il (6 août 1794). Réimpression du Moniteur, XXI, 413.

[10] Biographie universelle de Michaud (biographie de Réal), t. LXXVIII, p. 378.

[11] Le procès des Nantais est compris dans les n° 16-26, pages 62-103, de la sixième partie du Bulletin du Tribunal révolutionnaire. — Il est fort abrégé dans le Moniteur, n° du 30 fructidor an II et suiv.

[12] Séance du 24 fructidor an II. Réimpression, p. 725.

[13] Courrier républicain, 2e sans cul. an II. - 18 sept. 1794, p. 141.

[14] Réimpression du Moniteur, XXII, 227.

[15] Voir cet acte d'accusation dans le Moniteur du 26 vendémiaire an III.

[16] N° du 15 brumaire an III, p. 315.

[17] C'est à la bienveillance de M. Charles Laënnec, avocat, petit-fils du docteur Guillaume-François Laënnec, que je dois la communication de ces lettres qui, ayant été écrites sous l'impression des événements, forment un dossier d'un très grand intérêt pour l'histoire du procès de Carrier.

[18] Lettre du 24 vendémiaire an III - 15 octobre 1794.