LE SANS-CULOTTE J.-J. GOULLIN

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

Goullin et la famille de Coutances. — Les joyaux de Mme Walsh. — Confiscations de bijoux et d'argenterie par le Comité. — Exclusion des marchands des ventes publiques d'objets précieux confisqués. — Ventes à vil prix. — Lettre de Goullin sur le désintéressement, condition nécessaire pour assurer le règne de la République.

 

La tyrannie du Comité ne se faisait pas sentir seulement par les violences contre les personnes ; tous les jours quelques familles étaient, à l'occasion des arrestations, victimes de pillages et de confiscations. Sous prétexte d'assurer le fonctionnement urgent de certains services dans la cité, des citoyens étaient taxés de la façon la plus arbitraire, et le Comité encaissait les sommes considérables qu'on s'empressait de lui verser comme rançon de la vie ou de la liberté.

Ces dilapidations qui, d'après les affirmations réitérées du représentant Bô, furent la seule cause de l'arrestation des membres du Comité, pourraient devenir l'objet d'un interminable chapitre qui dépasserait les limites de ce travail. Un fait d'un caractère presque innocent au prix des autres mérite cependant d'être rapporté avec quelques détails parce qu'il donne, ce semble, assez bien la mesure de la délicatesse de Goullin dans la vie privée.

Goullin demeurait rue Félix, maison Bellevue, Cours Saint-Pierre, dit alors Cours de la Liberté, chez Pierre Gallon, dont il avait fait un commissaire du Comité révolutionnaire. Dans la même maison demeuraient M. de Coutances et sa famille ; M. de Coutances fut l'un des notables de Nantes arrêtés le 24 brumaire et envoyés à Paris. Son appartement avait été envahi lors de son arrestation ; une somme considérable, cachée dans un lit, avait été découverte et enlevée, puis les scellés avaient été apposés sur la porte extérieure. Cet appartement, d'un voisinage immédiat, tenta Goullin, qui trouva l'occasion bonne pour installer ses hôtes et lui-même d'une façon plus commode. Il suffisait de le vouloir, et ordre fut donné à Gallon, de lever les scellés apposés chez Coutances[1]. Ce fut sans doute pour planter dignement la crémaillère dans le nouvel appartement que Gallon se fit délivrer le 22 pluviôse (10 février), par le citoyen Coignard, tonnelier, quarante bouteilles de vin de Bordeaux appartenant à MM. Clanchy et Parent, dont les marchandises avaient été saisies et déposées chez ce tonnelier[2].

Le 9 thermidor (27 juillet 1794) seulement, plusieurs semaines après l'arrestation du Comité, Mme de Coutances se risqua à faire, dans une requête adressée au président de la Société populaire, le récit de ses malheurs. Par une coïncidence étrange, car elle ne croyait pas si bien dire, sa requête commence ainsi : Le jour de la justice et de l'humanité est arrivé.

Elle est, dit-elle, au Bon-Pasteur avec un de ses jeunes enfants ; l'autre est aux Saintes-Claires. Le seul crime de mon mari et le mien, ajoute la pétitionnaire, est d'avoir demeuré dans la même maison que les citoyens Gallon, sa famille et Goullin, nos plus grands ennemis, parce qu'ils ont désiré s'emparer de nos propriétés. Pour y parvenir, il fallait sacrifier ma malheureuse famille ; ils y sont parvenus en partie, puisque j'ai perdu mon mari six semaines après son arrestation. A cette époque, les citoyens Goullin, Gallon et sa famille ont pris possession de mon appartement et de mon mobilier[3]. Le 28 vendémiaire an III (19 octobre 1794), Mme de Coutances était encore au Bon-Pasteur, et elle adressait au District une pétition, semblable à la première, dont le District ordonna l'envoi à Paris pour qu'elle fût jointe aux pièces de la procédure dirigée contre Goullin et Gallon[4].

On lit, dans le compte rendu du procès — texte du Bulletin du Tribunal révolutionnaire :

Le président à l'accusé Gallon : Avez-vous connu la citoyenne Coutances ? l'avez-vous arrêtée ? — Par Gallon : Je ne connais pas cette citoyenne et ne l'ai point arrêtée. — Le président au même : N'avez-vous pas apposé les scellés chez cette citoyenne ? — Par Gallon : Je n'ai point fait cette apposition, et n'ai pu la faire, puisque j'étais à Ingrai (?) quand la citoyenne Coutances a été arrêtée. — Le président à Goullin : Avez-vous connaissance de cette arrestation ? — Par Goullin : J'en ai entendu parler, mais je n'y ai participé en aucune manière... cette expédition s'est faite par la Compagnie Marat[5].

 

Goullin était trésorier du Comité et déposait, dans une armoire dont il avait la clef, une foule d'objets précieux[6]. Il lui arriva même d'en apporter chez lui pour les faire admirer à ses amis ; c'est ainsi que l'on vit étalés chez Gallon les magnifiques joyaux de Mme Walsh, qui avaient été saisis dans une cache de la maison Grou[7].

Un décret du 23 brumaire an II prononçait, il est vrai, la confiscation, au profit de la République, de tous les objets précieux trouvés enfouis, et accordait une récompense au dénonciateur, mais il ordonnait aussi aux Comités révolutionnaires d'envoyer au Comité de Sûreté générale tous les objets qui seraient ainsi découverts[8]. Aucun envoi ne fut fait conformément à la lettre de ces prescriptions ; des matières d'or et d'argent furent seulement remises à la Monnaie de Nantes en assez grande quantité, et sans qu'il soit possible d'établir que les remises à la Monnaie aient été en rapport avec la valeur des objets confisqués. L'argenterie cachée de l'église Notre-Dame, par exemple, avait été découverte sur la dénonciation de la femme d'un gendarme ; six mois après cette femme demanda sa récompense à diverses reprises ; Goullin lui dit : Tu n'auras rien sans un certificat de civisme ; elle l'obtient de la Société populaire, le porte au Comité, et Goullin lui répond : C'est singulier, je n'ai entendu parler de cette argenterie qu'à toi. Lors de la déposition de cette femme, au procès, chacun se renvoya la balle, et il n'y eut qu'un seul point réellement établi, savoir, que cette argenterie qui représentait une somme considérable n'avait jamais été remise à la Monnaie[9]. Mainguet, membre du Comité, manifestait un jour son étonnement de voir des tas d'argent qu'on mettait dans des sacs : Bast, lui répondit Goullin, cela te regarde bien ![10]

Une vente, tout au moins de bijoux et autres effets précieux, eut lieu par les ordres du Comité ; et les bijoux de Mme de la Bourdonnaie, veuve du général, furent compris dans cette vente, mais le Comité avait une étrange manière de prendre les intérêts du fisc : il avait interdit, par une affiche, à tous les marchands d'assister à ces ventes, parce que, — et c'est Bachelier qui donna cette raison, — les gens qui achètent pour revendre n'offrent pas toujours la juste valeur des objets mis en vente ; et souvent ils se coalisent ensemble pour se faire adjuger, à vil prix, les effets sur lesquels ils veulent bénéficier ; d'ailleurs, il était interdit à tous les membres du Comité de se trouver à la vente[11] (!) Ce fut un citoyen nommé Aregnaudeau qui déposa à l'audience un exemplaire imprimé de l'affiche relative à la vente des bijoux, qui a été, dit-il, la source de bien des brigandages ; personne n'osant paraître à son aise à Nantes, on ne se rendit pas à cette vente. On a vendu cent mille francs de dentelles pour dix-huit francs ; un diamant, vrai ou faux, vingt-cinq francs[12]. Goullin néanmoins ne laissait pas de conseiller aux autres la plus sévère intégrité, ainsi que le montre la lettre suivante écrite de sa main au District de Guérande, pour le hâter de mettre sous le séquestre les biens d'un émigré : Célérité, de grâce, si vous désirez succès ; sans cela les dilapidations et le gaspillage pourront diminuer le bienfait de la mesure ; braves camarades, travaillons de concert à asseoir et à enrichir la République ; elle réclame des bras vigoureux et des cœurs désintéressés. Tant de traîtres l’ébranlent, et tant de fripons la pillent. Constance et incorruptibilité, et son trône devient inébranlable[13]. Le trône de la République semblera peut-être une image risquée, mais il faut faire sa part à la hâte de l'improvisation ; ce n'est pas en un jour qu'on dépouille le vieil homme, et Goullin avait eu le malheur de vivre longtemps sous la monarchie !

Ces quelques faits suffiront, je pense, à faire connaître comment Goullin et ses collègues entendaient le respect du bien d'autrui.

 

 

 



[1] Registre du Comité. Séance du 18 pluviôse an II (6 février 1794. Greffe).

[2] Registre des Déclarations, n° 65. On trouve, au n° 58, une déclaration d'un citoyen Plissonneau d'après laquelle Gallon se serait fait remettre, le 8 ventôse an II, deux barriques de vin appartenant au citoyen Rousseau, en disant qu'il les paierait, soit à Rousseau, soit à la République. (Archives municipales.)

[3] Papiers des Sociétés populaires (Archives départementales.).

[4] Petit registre des arrêtés du District, 28 vendémiaire an III, f° 113, v°. Lettre à l'accusateur public à Paris, registre de Correspond., f° 42 (Archives départementales.). Trois ou quatre autres documents qu'il est inutile de mentionner, confirment l'exactitude des faits.

[5] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 240.

[6] Déclaration de Garreau, officier municipal, entré en fonctions au Comité le 27 pluviôse an II (Registre des Déclaration, n° 104) ; de Gaultier membre du Comité, eod., n° 67 (Bulletin, VI, 294).

[7] Requête de Mme Walsh, du 5 messidor an II. — Déclaration de Mme Lacanterie, registre des Déclaration, n° 221 (Archives municipales.).

[8] Duvergier, Collection de lois, VI, 283.

[9] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 296.

[10] Registre des Déclarations, n° 124.

[11] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 364.

[12] Notes d'audience de Villenave, séance du 19 frimaire an III.

[13] Lettre adressée au District de Guérande, brumaire an II, Cartons de ce District (Archives départementales.).