LE SANS-CULOTTE J.-J. GOULLIN

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Ordres du Comité révolutionnaire relatifs aux noyades. — Préparatifs et exécution de la noyade du Bouffay. — Propos atroce de Goullin. — Affiche signée de Goullin interdisant les sollicitations en faveur des prisonniers. — Goullin élu président du Comité révolutionnaire.- Exécutions sans jugement ; Carrier et Goullin au pied de la guillotine. — Goullin menace de mort des prisonniers coupables d'avoir jeté du riz. — Attitude des membres du Comité en présence des maux de la cité. — Arrêté du Comité relatif aux enfants de l'entrepôt ; scène de Goullin avec Carrier. — Les lettres de recommandation de Goullin. — Goullin et les jeunes convalescents du médecin Thomas. — Exécution de 24 prisonniers à l'Eperonnière, ordonnée par le Comité.

 

Ce double échec n'avait point calmé la passion du meurtre qui animait Carrier et ses complices du Comité ; il leur avait montré seulement la nécessité de certaines précautions pour écarter les obstacles.

Un arrêté du Comité, daté du 16 frimaire, et que signèrent six de ses membres, dont Bachelier et Goullin, autorisa Affilé à requérir les charpentiers et les bateliers nécessaires à l'exécution de la mission qui lui était confiée. Le lieutenant de port reçut aussi une réquisition de bateaux, et Carrier, de son côté, signa un laissez-passer qui donnait implicitement à Lamberty le pouvoir de faire tout ce qu'il voudrait, sans que personne eût le droit d'y mettre la moindre entrave. Le 17 frimaire, un nouvel arrêté, signé de Goullin et de deux autres de ses collègues, enjoignait à tous les bargers d'obéir aux réquisitions d'Affilé, sous peine d'être déclarés mauvais citoyens[1]. Avis fut donné par Carrier à Boivin de changer la garde nationale de poste aux divers lieux où devaient s'exécuter les noyades[2].

Ces pièces, qui ont été conservées, et dont plusieurs sont de l'écriture de Goullin, montrent que l'on organisa en quelque sorte administrativement un nouveau supplice, celui de la noyade, en créant des bourreaux qui seraient, aussi bien que celui qui maniait la guillotine, les agents de la vengeance nationale.

Cinquante-huit prêtres venaient précisément d'arriver d'Angers ; le Comité les fit mettre à l'Entrepôt[3], prison plus abordable que celle du Bouffay ; la Compagnie Marat les noya dans la nuit du 20 frimaire.

Quelques jours après qu'on eut découvert le complot du Bouffay, Guillet, — alors membre du Comité, — entendait dire au Comité que tous les coupables n'étaient pas encore punis ; qu'il existait encore des scélérats qui cherchaient à égorger les patriotes, et Goullin fut chez le représentant du peuple Carrier, accompagné, croit-il, de Chaux, pour l'instruire de ces faits. Il fut décidé qu'il fallait faire venir celui qui avait dénoncé le complot et l'interroger sur la façon de penser de plusieurs des prisonniers, afin de purger la prison. Il fut introduit dans le Comité le soir ; Goullin avait la liste des prisonniers, l'interrogeait sur chacun de ceux qu'il lui nommait, en demandant si tel ou tel étaient plus entêtés, et la manière dont ils se comportaient. D'après les informations, il fit une liste des dits prisonniers qui devaient, par mesure de sûreté, être déportés[4].

 

La plupart des noms furent vraisemblablement empruntés à la liste rédigée quelques jours auparavant pour la fusillade. Goullin a prétendu avoir opéré sur une liste de conspirateurs fournie par Hubert, par le greffier, l'accusateur public du Tribunal révolutionnaire et la femme du concierge des prisons[5], étendant ainsi, contre toute vraisemblance, le nombre de ses complices ; mais Guillet, qui signa seul avec Goullin, le 24 frimaire, l'ordre de livrer les détenus du Bouffay à la Compagnie Marat, doit avoir été bien informé.

On sait que le mot déporter, employé par Guillet, était à ce moment dans le langage du Comité synonyme de noyer. Je n'ai point à retracer ici les incidents connus de cette nuit horrible du 24 frimaire, durant laquelle Goullin dirigea en personne les démarches de la Compagnie Marat pour l'enlèvement des détenus, surveilla les détails de l'exécution, et, par son activité, en assura l'accomplissement. Il y a, dit-on, dans la vue du sang répandu, quelque chose qui enivre le meurtrier ; ici, rien de semblable : c'est pendant l'hiver, la nuit ; cent vingt-neuf individus sont liés deux à deux, et quelques-uns n'ont même été saisis que pour faire nombre ; sur la Fosse, des charpentiers arrivent avec leurs haches pour préparer le bateau, et Goullin crie : Chers amis, dépêchons-nous, la marée baisse ![6]

La marée baisse ! Voilà un de ces cris comme en pousserait un tigre, auquel sa proie échappe, si les tigres savaient parler. Ce fut Goullin qui, peu après, par la terreur qu'il inspirait à Bachelier, le força de signer l'envoi dans un cul de basse fosse de Julien Leroy, le seul des prisonniers du Bouffay qui eût échappé à la noyade[7].

Le remords n'est pas le seul tourment de ceux qui proscrivent. Tel qui, lorsqu'il est seul, se croit impitoyable, éprouve une indicible souffrance à l'entretien de ceux qui viennent le conjurer d'épargner un parent ou un ami. Souffrance, ou plutôt ennui d'être importuné, Goullin trouva le secret de décourager même la prière. Dans cette journée du 24 frimaire (14 décembre 1793), il avait fait placarder l'affiche dont la teneur suit :

Le Comité révolutionnaire, investi, désolé par des demandes perpétuelles, qui entravent ses travaux, neutralisent ses opérations, arrête que, dorénavant, il sera sourd à toutes réclamations faites en faveur des détenus, par leurs parents ou alliés.

Le Comité déclare même qu'il regardera comme suspect tout individu qui sollicitera pour son parent. Il prévient en outre que les mandats de délivrance devront, pour être valables, être revêtus de la signature de huit membres au moins.

Les concierges des diverses maisons d'arrêt tiendront sévèrement la main à l'exécution du présent. Signé, pour le président, GOULLIN, secrétaire[8].

 

Ainsi deux signatures pouvaient suffire pour envoyer à la mort les détenus du Bouffay, et, pour en élargir un seul, il fallait l'accord de huit membres du Comité !

Goullin, s'étant aperçu du mauvais effet produit, par la lecture de cette affiche, sur ses juges et dans l'auditoire, prétendit que, par une faute de rédaction, on avait omis après : sollicitera, ces mots : dans la demeure des membres du Comité, pour n'en pas faire des antichambres de ministres. Il affirma les avoir écrits à la main sur plusieurs affiches, et notamment sur celle qui était à sa porte[9].

Mais Minée répondit : J'ai quelquefois de la mémoire. L'affiche du 24 frimaire ne portait aucune modification à la main, comme l'a dit Goullin. Il avait fait faire une barricade en bois devant la porte du Comité. Il y avait un factionnaire et les citoyens ne pouvaient y entrer[10]. — On ne pouvait entrer par la grande porte du Comité ; il y avait un mauvais homme qui ne laissait entrer personne[11]. Ainsi, lors même que les sollicitations faites au domicile des membres eussent été seules interdites, elles étaient à peu près impossibles au Comité ; d'ailleurs, le Comité faisait le plus mauvais accueil aux solliciteurs[12].

Goullin avait, en qualité de secrétaire et pour le président, signé l'affiche ; il était en effet le véritable président du Comité et sur le point d'en obtenir même le titre ; le 25 frimaire, le bureau fut renouvelé par l'élection, et Bachelier, cédant à Goullin sa présidence, devenait secrétaire à son tour. Les corps des noyés de la nuit étaient à peine refroidis ; le sensible Chaux, l'intègre Bachelier, le bouillant Grandmaison, étaient dignes de donner à Goullin cette nouvelle preuve de leur estime et de leur confiance[13].

Il est bien vrai que Carrier était insatiable de carnage ; mais, soit qu'il craignît de se compromettre, soit que le moindre effort d'intelligence coûtât à sa nature engourdie par la débauche, soit qu'il trouvât dans ceux qui l'entouraient des agents capables de comprendre, et même de prévenir ses désirs, son action ne s'exerça le plus souvent que d'une manière indirecte. Il est cependant une circonstance où il intervint de sa personne, circonstance souvent rappelée par les historiens et qui fut l'une des causes de sa condamnation, je veux parler de l'ordre donné à deux reprises différentes d'exécuter, tout de suite et sans jugement, cinquante et un prisonniers vendéens amenés à Nantes. Le 27 frimaire (17 décembre 1793), ces prisonniers étaient au nombre de vingt-quatre, dont quatre enfants, deux de quatorze et deux de treize ans. Je passais, dit Carrier, sur la place du Bouffay, je vis 24 ou 25 brigands ; des canonniers demandaient qu'on les exécutât ; je dis à Phelippes de les juger, Goullin était avec moi... il y avait beaucoup d'effervescence, je montai au tribunal... Phelippes envoya un membre de la Compagnie Marat dire à Carrier qu'il y avait des enfants : S... mille Dieux ! répondit celui-ci, en s'accoudant sur la cheminée, dans quelle ville suis-je ? Tout comme les autres. — Carrier vint lui-même avec Goullin, dans sa voiture, au pied de l'escalier du Palais-de-Justice, faire des injonctions[14].Ce fut l'un de ces enfants qui, pendant qu'on le liait sur la bascule, fit au bourreau cette question déchirante : Me feras-tu bien du mal ?[15]

Le lendemain, 28 frimaire, arrivent encore vingt-sept prisonniers, parmi lesquels les quatre sœurs de la Métérie. C'est au Bouffay, à deux pas de la guillotine, que le Comité les envoie. On lit, à cette date, sur le registre des procès-verbaux : Envoyé au Bouffay, vingt hommes et sept femmes condamnés à la peine de mort par le Comité révolutionnaire de Nozay[16]. Les Comités révolutionnaires n'étaient point des tribunaux, mais leurs sentences valaient bien les jugements de ce temps-là. Le 29 frimaire, Carrier prenait un arrêté analogue à celui du 27, et tous les malheureux portés sur la liste étaient exécutés sans jugement.

Ce dut être vers ce temps-là[17] que Goullin se transporta à la prison des Saintes-Claires, et menaça de mort les prisonniers qui jetaient du riz. Cet abus d'autorité lui semblait une chose si simple qu'il ne songea même pas à se défendre de l'avoir commis : Sur la dénonciation, de Forget et de Gérardeaux, que les prisonniers, au lieu de consommer leur riz, le jetaient, je me suis à la vérité, dit Goullin, transporté dans les prisons, et j'ai menacé les détenus, non pas de les faire décimer, mais bien de les faire fusiller. Ces mesures de sévérité (continue fort sérieusement Goullin) étaient nécessaires, parce que les détenus se jetaient le riz l'un à l'autre et prodiguaient ainsi une nourriture essentielle, lorsque les comestibles étaient de toute rareté, et que les citoyens de Nantes étaient réduits à une demi-livre de pain. menace qui a contenu les détenus au point qu'il ne s'est plus perdu de riz[18].

Les grandes noyades eurent lieu dans le courant de nivôse, sous la direction de Lamberty ; Goullin et le Comité ne paraissent pas s'en être mêlés directement ; quelques bateaux achetés, quelques mariniers payés, voilà toute la part de complicité de Goullin et de ses collègues du Comité dans ces abominables expéditions[19]. Il eût certainement dépendu d'eux que des précautions fussent prises pour empêcher que la prison de l'Entrepôt, lieu de misères et de souffrances, ne devînt un foyer de contagion, et ce qui le prouve, c'est qu'ils s'en avisèrent, le 2 pluviôse (21 janvier 1794), quand la ville sembla menacée ; mais ces gens-là se montraient après tout humains à leur manière, en ne disputant pas à la maladie des prisonniers qu'attendait une mort plus douloureuse. Presque tous ces êtres immoraux dépouillés de toute espèce de sensibilité, au milieu de la consternation générale paraissaient satisfaits au récit des noyades, fusillades, et de tous les malheurs publics[20]. Ne trouvaient-ils pas plaisant de répondre à ceux qui leur reprochaient de traiter si lestement les affaires : Nous marchons ici sur les corps morts et les jolies femmes[21].

Des centaines d'enfants étaient parqués à l'Entrepôt dans un étroit espace ; épuisés par la marche, enfoncés dans l'ordure, la vue de leur misère eût excité la compassion des cœurs les plus impitoyables. Des patriotes de toutes les conditions se firent un devoir d'arracher à la mort un certain nombre de ces enfants, en les recueillant chez eux. Le Comité révolutionnaire imagina que cet élan généreux devait déplaire à Carrier, et que le représentant lui saurait gré de l'avoir arrêté. Un avis fut affiché ordonnant aux - citoyens qui avaient recueilli des enfants de les ramener à l'Entrepôt[22]. J'ai reproduit ailleurs le récit de Savary, où il dépeint l'indignation de Kléber à la vue de cette affiche, et l'étonnement de Carrier lorsqu'on lui donna connaissance de l'ordre du Comité. Carrier fait mander le Comité qui arrive, le président à la tête. — Que signifie, dit-il en jurant, cet avis du Comité concernant les enfants vendéens, et qui t'a autorisé à le faire afficher ?Citoyen représentant, répondit en balbutiant le président, le Comité a pensé qu'il ne faisait que prévenir tes intentions, il n'a pas cru te déplaire en cela. — Si dans cinq minutes le Comité n'a fait afficher un avis qui détruise celui-ci, je vous fais tous guillotiner[23]. Ce président du Comité si empressé à prévenir les intentions du représentant, était Goullin, élu, on se le rappelle, le lendemain de la noyade du 24 frimaire. S'il n'est pas absolument certain que tous les enfants de l'Entrepôt aient été noyés, ce fut le sort de plusieurs d'entre eux ; d'autres, en grand nombre, périrent misérablement, et l'enfant de 14 ans, qu'un citoyen nommé Aignes ramena à l'Entrepôt, pour se conformer à l'avis du Comité, fut envoyé le lendemain à la fusillade[24].

Parmi les pièces remises à la Commission des Vingt et un, chargée de se prononcer sur la mise en accusation de Carrier, il s'en trouve une, signée de Goullin, le 1er brumaire an III, qui a pour objet de mettre le représentant en demeure de justifier ses agents, en s'avouant le seul coupable. Carrier, lit-on dans cette pièce, força la Commission militaire d'assassiner légalement au moins trois mille brigands qui empestaient la cité[25]. Le mot assassiner est sévère pour la justice républicaine, quoiqu'il soit exact ; mais ce qui n'est pas moins vrai, c'est que le Comité contribua largement pour sa part à fournir la Commission militaire des prisonniers qu'elle faisait assassiner. Quand il s'agissait de simples brigands, qui, pendant quarante jours, dit Goullin, arrivaient si nombreux deux ou trois fois par jour, on donnait seulement décharge des présents, sans s'inquiéter de ceux qui, portés sur la liste, avaient été fusillés en route[26] ; mais si le brigand était un homme de condition, il était renvoyé devant la Commission militaire avec une recommandation spéciale ; tel fut le cas de M. Hervé de la Bauche, arrêté le 18 nivôse (7 janvier 1794), en même temps que sa femme et sa fille, et amené à Nantes devant le Comité. — Goullin, dit M. de la Bauche, dont j'avais lieu d'attendre des égards, me traita de brigand, et lorsque Chaux était d'avis de nous envoyer au Bouffay, je m'aperçus que Goullin toucha le pied de Chaux pour le ramener à sa volonté, qui était de nous faire conduire à l'Entrepôt, maison, comme l'on sait, destinée aux noyades et aux fusillades. Le mouvement de pied de Goullin m'inquiétait ; il me donnait mauvaise opinion de cet Entrepôt que je ne connaissais pas encore ; je le priai donc d'avoir des égards pour moi et ma petite famille ; mais Goullin, d'un ton ironique et perfide, me répond :Oui, soyez-en sûr, j'aurai grand soin de vous et des vôtres. — Il me tint parole, puisqu'il nous envoya de suite à l'Entrepôt[27].

Ce n'était pas assez, et dans une lettre de recommandation à la Commission militaire, lettre commune à M. de la Bauche et à M. Luzeau de la Mulonnière, Goullin disait tout ce qu'il fallait pour les faire promptement fusiller :

Le nommé Luzeau, dit Mulonnière, renommé de tout temps pour son aristocratie ; sa femme et sa fille, tous déguisés en paysans, ont été trouvés dans les marais de la Giraudière, chez la veuve Alliot, et ont été saisis et conduits devant le Tribunal révolutionnaire par le citoyen Pinard ;

Ont été conduits par le même et trouvés cachés dans le même lieu, le nommé Hervé, dit Labauche, et sa fille, également déguisés en paysans.

On recommande les brigands ci-dessus, qui, outre le crime de s'être cachés, déguisés, d'avoir brigandé, sont chargés en outre de celui d'avoir chacun deux fils émigrés.

Ces honnêtes gens sont fatigués, malades, ont besoin des soins les plus délicats ; c'est justice de leur expédier des billets d'hôpital. En vérité, en vérité, le Comité révolutionnaire ne peut s'empêcher de les recommander à ses frères de la Commission militaire et révolutionnaire.

Nantes, 18 nivôse an II. Signé : GRANDMAISON, secrétaire, GOULLIN, CHAUX[28].

 

Fouquier-Tinville, qui 'était un maître dans Fart des ironies cruelles, aurait envié celle-là. Heureusement le trait décoché par Goullin ne porta pas ; l'affaire de M. de la Bauche fut instruite par la Commission militaire avec un soin inusité, et ceux que Goullin devait qualifier d'assassins furent plus humains que lui.

L'énergie et la résistance du docteur Thomas firent également échouer la tentative de Goullin de vouer à la mort, en les envoyant à l'Entrepôt, vingt-sept jeunes gens convalescents détenus à l'hospice révolutionnaire, et qui ne demandaient qu'à prendre du service dans l'armée[29].

Il est de toute évidence, dit le président du Tribunal révolutionnaire, que vous réserviez le même sort (qu'à la Bauche) aux trente-sept individus pour lesquels Thomas vous sollicitait, car c'est une dérision de votre part, que de prétendre qu'en les envoyant à l'Entrepôt votre intention était de les soustraire à l'épidémie de l'hospice, à moins que vous ne vouliez admettre avec nous que votre but était de les guérir de tous leurs maux en les faisant noyer[30].

En ce temps où la vie des hommes était comptée pour si peu de chose, le Comité révolutionnaire, dont Faction s'étendait à toutes les branches de l'administration, prit du moins une mesure que les âmes les plus sensibles n'auraient pu s'empêcher d'approuver ; il s'agissait, il est vrai, de la vie des jeunes veaux. Considérant l'énorme quantité de bestiaux détruits par le défaut de soins et le gaspillage des brigands, le Comité interdit, sous les peines les plus sévères, de tuer aucun veau. Cet arrêté envoyé à la municipalité, avec prière de l'approuver, était accompagné de la lettre suivante :

Au secrétaire de la municipalité.

1er pluviôse an II. (20 janvier 1794).

Je t'envoie copie de l'arrêté du Comité révolutionnaire. Tâche de faire approuver tes confrères. C'est le moyen de ne pas nous sevrer de lait et de beurre dans deux ans. En plaidant pour tous, je plaide pour moi, car je suis un peu muscadin en fait de beurre et de lait surtout. Salut et succès pour l'arrêté. Signé : GOULLIN[31].

 

Les hommes de ce temps-là n'étaient pas tout d'une pièce ; épicuriens légers quand ils avaient de l'esprit, l’absence complète de sens moral leur permettait d'allier le goût d'un aimable badinage à la pratique des actes les plus odieux. Le matin, on se vantait avec coquetterie d'aimer la crème et le beurre frais, et, le soir, on se faisait gloire de penser comme Marat, qui aurait voulu pouvoir s'abreuver du sang de tous les ennemis de la patrie[32].

Les ennemis de la patrie, c'étaient ceux dont, pour une raison quelconque, on désirait se débarrasser.

Quand, les 27 et 29 frimaire, Carrier avait fait guillotiner sans jugement cinquante prisonniers, ce n'est pas qu'il doutât que les juges pussent hésiter à les condamner à mort, mais la passion de meurtre qui l'obsédait voulait être satisfaite sans délai. Plusieurs membres du Comité furent, paraît-il, obsédés de la même façon, le 16 pluviôse (4 février 1794), car on ne peut expliquer autrement l'ordre qu'ils donnèrent ce jour-là à la Commission Lenoir, de se transporter à l'Eperonnière pour y juger de suite trente-cinq brigands, amenés d'Ancenis. L'ordre portait de les juger sommairement et de suite, et l'un des considérants était que le pain était rare. L'huissier de la Commission fut chargé d'aller rechercher les pièces qui pourraient servir à libeller le jugement ; le commandant déplacé auquel on les demanda répondit qu'un hussard les avait portées au Tribunal révolutionnaire. Le Comité envoya un de ses agents les demander à l'accusateur public près le Tribunal révolutionnaire, qui ne voulut pas les donner. L'huissier, de retour, osa dire à la Commission qu'il fallait rapporter acte du transport et se retirer, mais, en sa qualité, il eut bouche close quand on lui apposa qu'il fallait obéir à l'ordre du Comité.

Les détenus furent jugés, plusieurs réclamèrent des pièces qui devaient être attachées à celles du Comité de surveillance d'Ancenis, lesquelles, disaient les réclamants, devaient justifier que, s'ils avaient passé la Loire, ils y avaient été forcés ; mais, soit crainte de déplaire au Comité, soit par d'autres raisons, 22 furent condamnés à mort et exécutés de suite. Un nommé Huteau vint quelques jours après réclamer son frère, avec des attestations prouvant qu'ils étaient sept frères qui avaient tout sacrifié pour la patrie. L'huissier ayant envoyé cette réclamation à l'accusateur public, celui-ci le dénonça au Comité, et, sans l'intervention de Lenoir, il ne sait pas ce qu'il serait devenu[33].

 

 

 



[1] Voir le texte de ces ordres : Noyades de Nantes, 2e édit., p. 18 et 19.

[2] Déclaration de Goullin, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, n° 99, 408.

[3] Déposition de Trappe. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 3i5.

[4] Registre des déclarations, 11*199. Déclaration de Guillet.

[5] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 227. Double calomnie de Goullin : on se rappelle que Goudet, accusateur public, s'était joint à Phelippes pour résister à l'enlèvement des détenus dans la nuit du 15 au 16 frimaire. Quant à Bernard Laquèze: — Le concierge du Bouffay (Bernard Laquèze) avait porté, envers les détenus, l'humanité et les égards, les procédés et les services au-delà de ce qu'on aurait pu attendre en un temps ordinaire. Tous avaient à se louer de ses complaisances, plusieurs avaient reçu ses bienfaits, et quelques-uns lui devaient la vie. Ma justification, par M. de la Robrie. Nantes, Brun, 1815, in-8°, p. 30.

[6] V., sur la nuit du 34 frimaire an II, les Noyades de Nantes, 2e édit., p. 24-39.

[7] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 252.

[8] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, n° 98, 401. — Joseph Lebon, le proconsul d'Arras, fut accusé d'avoir mis sur sa porte une affiche analogue à celle de Goullin. Courrier républicain du 18 vendémiaire an III, p. 301. — Lors du procès des Nantais, Goullin eut l'effronterie de nier que cette affiche émanât du Comité. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 89.

[9] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, n° 98, 401. — Bachelier protesta contre l'accusation d'avoir pris part à une mesure aussi révoltante. Eod., VI, 226.

[10] Notes de Villenave, collect. de M. G. Bord, p. 523.

[11] Notes de Villenave, p. 523. Déposition d'Edme Jomar, frère du membre de la compagnie Marat.

[12] Déposition de Lenoir, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, II, n° 97, 397.

[13] Registre du Comité, séance du 25 frimaire an II, f° 61.

[14] Notes d'audience de Villenave, déjà citées, séance du 16 frimaire an III. — Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 355 ; VII, 64. — Noyades, fusillades, par Phelippes p. 65.

[15] Plaidoyer de Tronson-Ducoudray dans l'affaire du Comité, in-8°. Paris, Desenne, an III, p. 27.

[16] Registre du Comité, f° 63. (Archives du Greffe).

[17] Le fait de la rejection du riz, dit Goullin, est postérieur aux séances des 14 et 15 frimaire. (Notes d'audience de Villenave. Séance du 15 frimaire an III.)

[18] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 270.

[19] Aveu relatif aux bateaux. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 55.

Le Président parla aux débats du procès d'ordres de noyades, signés de Goullin postérieurement à l'exécution de Lamberty, mais cette allégation était évidemment le résultat d'une erreur. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 271.

[20] Déposition de Caton, maître de poste. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 362.

[21] Déposition de Lamarie, reproduisant un propos de Chaux, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 333.

[22] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 262, 323, 331, 356, 362.

[23] Guerres des Vendéens et des chouans, t. III, 3i. — Noyades de Nantes, 2e édit. 73.

[24] Déposition de Bourdin, forgeron. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 322.

[25] Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 65.

[26] Compte rendu du procès du Courrier républicain, du 24 brumaire an III, p. 116.

[27] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 254 et 255.

[28] Papiers de la Commission militaire qui siégeait à l'Entrepôt (Archives du greffe). Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 264. Rég. du Com. 19 nivôse.

[29] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 263, 266, 267, 271. Le Bulletin porte 37, mais la déclaration écrite du directeur de l'hospice révolutionnaire porte 27. Déclaration n° 78. — Noyades, fusillades, p. 28.

[30] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 264.

[31] Archives municipales.

[32] Paroles de Goullin. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 292.

[33] Déclaration de Claude Bouchereau, huissier et rédacteur des jugements près la Commission militaire, du 11 messidor an II, n° 120 bis. (Archives municipales.) — Registre de la Commission Lenoir, 16 pluv. an II, f° 130 et suiv. Le registre mentionne 24 exécutions ; il y avait un certain nombre d'enfants qui furent épargnés ; les 24 furent de suite fusillés. Parmi les noms des victimes, j'ai relevé ceux de M. Binet des Marais, de Mme de Guinebaud et de sa fille, et de Mme de Boisbaudran. (Archives du greffe.) Cette affaire ne fut mentionnée que d'une manière incidente dans les débats du procès par le témoin Jeanne Lavigne qui en parla comme elle aurait fait des autres fusillades, si nombreuses en ce temps-là. (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 302.)