Le club de la Halle. — Opinion des membres de ce club. — La fermeture en est ordonnée par les Représentants. — Nombreuses arrestations. — L'établissement d'une compagnie révolutionnaire proposé par le Comité. — Propositions de grandes mesures contre les prisonniers. — Menaces de fusillades. — Arrivée de Carrier à Nantes. — Formation de la compagnie Marat. — Tentative de divers habitants pour quitter Nantes. — Augmentation de la solde des gardes nationaux. — Motifs futiles des arrestations. — Conspiration du 22 brumaire an II. — Arrestation des habitants désignés plus tard sous le nom de Cent trente-deux Nantais. — Mesures prises à leur égard. — Leur envoi à Paris pour y être jugés par le Tribunal révolutionnaire. — Ignorance de Carrier des causes de cet envoi. — Absence de pièces de conviction contre ces accusés. — Correspondance à ce sujet de Fouquier-Tinville avec les membres du Comité révolutionnaire de Nantes et avec Carrier. — Conduite de Goullin dans cette affaire.Le premier soin de toute tyrannie qui se fonde est de
bâillonner ses adversaires. Les membres du club de la Halle avaient combattu
l'insurrection vendéenne, applaudi à la mort du roi, abjuré le fédéralisme,
et adhéré chaudement à toutes les mesures de persécution contre le clergé
réfractaire, et ils les avaient même souvent provoquées. Cette société
contenait néanmoins quelques hommes intelligents et énergiques, que le Comité
présumait devoir être peu disposés à approuver la terrible proposition de la
Commune de Paris, que la Convention s'était appropriée : Plaçons la Terreur à l'ordre du jour[1]. Influents dans
un centre où leur opposition aurait pu recruter des adhérents, ces hommes
effrayaient Goullin et ses collègues, qui trouvèrent plus commode de les
disperser d'abord et de les proscrire ensuite. Un arrêté fut demandé aux
Représentants, et, dans sa seconde séance, tenue le 12 octobre 1793, le
Comité envoya un de ses membres au club de la Halle pour en opérer la
fermeture. Le lendemain, les diverses chambres de lecture furent également
fermées[2]. Ainsi, dès le 13 octobre 1793, le silence régnait à Nantes, et le Comité n'avait à craindre aucune contradiction. Les arrestations devinrent plus nombreuses ; le 17 octobre, des agents reçurent une mission à ce sujet, d'après les pouvoirs illimités dont étaient chargés les membres du Comité[3]. Le 14 octobre le Comité, ayant reconnu son impuissance à faire exécuter par des commissaires de police toutes les arrestations qu'il projetait, avait chargé Chaux et Goullin d'aller se concerter avec les Représentants pour la création d'une compagnie attachée au Comité ; idée première de cet abominable corps qui devait, peu après, s'appeler la compagnie Marat. Les divers édifices transformés en prisons étant insuffisants pour contenir les détenus, on voit poindre dès ce moment les dispositions à rechercher le prétexte de grandes mesures propres à diminuer leur nombre, et des bruits de conspirations commencent à être répandus, le jour même où Carrier arrive à Nantes. Le témoin Gicqueau dit que, le 28 du premier mois (19 octobre 1793), le président du Département somma le représentant Gillet, au nom du Comité, de sauver la ville de Nantes... en prenant avec ses collègues un parti décisif[4]. Les prisonniers du Bouffay étaient accusés d'avoir dit qu'il était inutile de leur tremper la soupe, parce qu'ils seraient libres le lendemain ; et, sur ce soupçon, le Comité envoie un de ses membres annoncer aux prisonniers qu'ils seront fusillés sur l'heure, s'ils n'avouent qui a pu leur donner des renseignements capables de nourrir l'espoir dont ils se flattent[5]. Cette menace de fusillade, écrite en toutes lettres sur le registre du Comité, demeura à l'état de menace, mais elle montre clairement quelle sorte de parti avait en vue le Comité, quand il proposait de prendre un parti décisif contre les prisonniers. Le Comité pouvait tout oser dès ce moment, mais, pour tout
faire, il lui fallait des aides ; il obtint, peu après, la formation de la compagnie
qu'il avait demandée. La compagnie créée sur les
demandes du Comité révolutionnaire le fut sous le nom de Compagnie
Révolutionnaire, mais ses membres préférèrent porter le nom de Marat, cet
ami vrai et constant du peuple... aussi
avaient-ils, par la commission qu'ils tenaient des représentants du peuple,
le droit d'incarcérer d'eux-mêmes, et cela était bien essentiel dans les
premiers moments de leur établissement, pour que rien ne ralentît leur zèle.
En révolution, il vaut mieux que dix patriotes aient à souffrir d'une erreur
involontaire que de voir échapper un seul conspirateur[6]. L'arrêté du 7 brumaire an II (28 octobre 1793), par lequel Carrier et Francastel approuvèrent et confirmèrent la Compagnie révolutionnaire telle qu'elle était organisée, est le premier de la série des arrêtés terroristes qui portent la signature de Carrier[7]. Le Comité avait, la veille, demandé au directeur du Séminaire de laisser s'assembler dans le réfectoire de sa maison la compagnie dite des Brutus[8]. Cette compagnie se composait de quarante membres, selon les uns, de soixante, selon d'autres. Goullin, lors de sa formation, opinait hautement pour que les plus scélérats y fussent admis, et, à chaque nomination, il demandait : N'y en a-t-il pas un plus scélérat ? car il nous faut des hommes de cette espèce pour mettre les aristocrates à la raison[9]. Un menuisier, membre de cette compagnie, a raconté qu'il fut, avec ses camarades, conduit chez Carrier par Goullin et par Chaux, où le représentant leur promit qu'ils seraient bien payés, et que l'état-major fut nommé à l'élection dans l'église Saint-Pierre où s'étaient rassemblés les membres de la Compagnie[10]. Le procès-verbal de la séance dans laquelle ces mêmes membres prêtèrent serment de mort aux royalistes, aux fanatiques, aux muscadins, aux feuillants, aux modérés, et adoptèrent pour leur patron, aux applaudissements du Comité, le véritable ami du peuple, est signé Bachelier, Grandmaison et Goullin[11]. Bien que la plupart des soldats de cette compagnie fussent sortis de la Société populaire de Vincent-la-Montagne, cette Société fit paraître, durant le procès, une protestation indignée contre le bruit qui avait couru que la Compagnie Marat avait prêté ce serment à l'une de ses séances. Visant les membres du Comité et de la Compagnie Marat, la protestation se termine ainsi : Leurs œuvres sont à eux, et ce serait en vain qu'ils voudraient compromettre, dans leurs déclarations, une masse d'hommes purs et vertueux qui n'ont appris qu'en frémissant d'horreur, les crimes qui se dévoilent aujourd'hui[12]. Goullin, et cela montre la valeur de ses affirmations, n'en persista pas moins à soutenir, à diverses reprises, que le représentant Carrier, qui seul avait créé la Compagnie Marat[13], devait seul répondre de ses actes. La vérité est que Carrier, pour récompenser la compagnie Marat de l'exactitude avec laquelle elle avait accompli les ordres qu'on lui avait donnés, accorda à chaque individu, membre de ladite compagnie, dix livres par jour pour favoriser les besoins de chaque individu et subordonna entièrement ses opérations à la surveillance du Comité[14]. Ces façons d'agir n'étaient nullement rassurantes, et ceux des citoyens qui pouvaient ouvertement, par quelque prétexte plausible, motiver leur départ de Nantes, essayèrent de prendre passage sur des navires en partance. Comme les citoyens capables de former un pareil projet n'étaient pas les moins riches, et que ce qu'ils emporteraient avec eux serait autant de moins pour les pillages commencés, le Comité décida, le 15 brumaire (5 novembre 1793), que les représentants du peuple seraient invités à mettre embargo provisoire sur tous les navires prêts à partir, afin qu'il soit fait une visite exacte de tous les effets que recèlent ces bâtiments[15]. Le même jour, le Comité décrétait l'incarcération de tous les gens d'esprit que l'opinion désigne comme suspects[16]. Afin d'intéresser la garde nationale à toutes ces mesures, le Comité, qui n'avait aucun droit de s'ingérer dans les questions militaires, décida que les citoyens, les jours de garde, recevraient une augmentation de paye qui porterait à trois livres le prix de leur journée[17]. Lorsque le Comité daigne à cette époque mentionner le motif d'une arrestation, ce motif est toujours futile et souvent ridicule. C'est, par exemple, le curé constitutionnel de Saint-Similien qui s'est présenté revêtu de quelques débris de la livrée sacerdotale (15 brumaire). C'est le citoyen Hervieux qui a mis sa domestique à la porte, parce qu'elle était patriote, alors que lui-même a, jadis, été employé dans les fermes ; nous savons que Goullin n'aimait pas les anciens collecteurs d'impôts. On envoie au Bon-Pasteur une maîtresse d'école parce qu'on a trouvé chez elle 1,628 liv. 8 sous et 3 deniers (17 brumaire). On peut relever sur le procès-verbal de la séance du 18 brumaire cette phrase : La fille Descarsin soupçonnée d'intelligence avec son père. — Dès le moment de l'installation du Comité les arrestations furent des plus multipliées ; elles étaient toutes dictées par la haine et l'animosité, et portées à tel point que tout le monde tremblait pour sa tête[18]. Sans doute, le représentant Carrier approuvait tout cela, mais, nouveau venu à Nantes où il ne connaissait personne, pourvu que la terreur fût à l'ordre du jour, il laissait au Comité le soin de désigner les suspects. Ces suspects étaient, au dire de Proust, — le seul des membres du Comité qui méritât quelque considération, — ceux qui avaient eu le malheur de déplaire à Goullin, à Chaux ou bien à Bachelier. Goullin, ajoute-t-il, était le rédacteur ordinaire du Comité, et chargé de recueillir les signatures[19]. Le Comité révolutionnaire pourtant n'avait encore fait que peloter en attendant partie. Il rêvait de se débarrasser d'un seul coup de tous les patriotes tièdes, anciens membres du club de la Halle, dont le crime était moins leur tiédeur que leur influence dans la cité, et sur lesquels l'accusation de royalisme ne pouvait avoir aucune prise. Les membres du Comité, dit M. Guépin[20], ne pouvaient oublier la séance du 5 juillet, les actes des girondins et les marques de mépris qu'ils en avaient reçues ; quelques-uns d'ailleurs convoitaient leur fortune ; aussi profitèrent-ils de leur puissance pour se venger. Les traduire devant les tribunaux était impossible dans une ville où de nombreux citoyens leurs amis seraient venus témoigner de leur patriotisme ; pour les arrêter même il fallait un prétexte. La prétendue découverte d'une conspiration fournira ce prétexte, que l'on invoquera pour arrêter en même temps une centaine d'habitants, plus ou moins suspects d'aristocratie à cause de leur nom ou de leur fortune, et, les arrestations faites, les uns comme les autres seront expédiés à Paris. C'est Goullin, Chaux et Carrier
avec ses acolytes qui inventèrent la ruse infernale de la conspiration du 22
brumaire pour faire périr les Nantais[21]. Il se pourrait
aussi que Goudet y fût pour quelque chose, car il s'est vanté d'avoir trouvé
ce moyen pour pincer les riches[22] ; en tout cas,
on trouve sur le registre du Comité la trace de plusieurs mesures
préparatoires, telles que le désarmement de prétendus suspects opéré
plusieurs jours auparavant, et la remise de listes d'arrestations aux Commissaires
dits bienveillants[23]. Voici comment,
d'après une lettre insérée au Moniteur du 1er frimaire, les choses se
seraient passées : Nantes, le 22 brumaire (12 novembre 1793).
Ce matin on a battu la générale pour prévenir un complot qu'on a découvert ;
il ne s'agissait rien moins que d'égorger les Représentants du peuple qui
sont ici, et toutes les autorités constituées ; mais, grâce aux bons
patriotes qui dominent toujours dans notre ville, ce complot a été déjoué. On
a braqué du canon sur plusieurs places et arrêté beaucoup d'individus
soupçonnés d'avoir conspiré contre la ville. Le complot n'existait que dans l'esprit de ceux qui l'avaient inventé, et l'accusation était tellement vague, que l'on peut affirmer qu'il ne fut pas libellé une seule pièce contenant l'accusation d'un fait précis de conspiration contre un seul des individus arrêtés. Plusieurs réunions des diverses autorités avaient eu lieu pour former la liste des individus qui devaient être arrêtés ; et, malgré la confusion qui règne dans les dépositions de Minée, on finit par y découvrir que, pour dresser la liste des prétendus conspirateurs, on prit d'abord un almanach et ensuite les registres de la Municipalité[24]. Une déclaration fort longue de Forget, concierge de la prison des Saintes-Claires, faite à la Municipalité le 2 messidor an II, longtemps avant le procès des membres du Comité, montre que Goullin et Chaux jouèrent le principal rôle dans les diverses réunions où l'on décida du choix des gens à envoyer à Paris. Je me retirai de l’une de ces réunions, indigné, dit-il, de la légèreté et de la partialité qu'on mettait dans l'envoi des prisonniers à Paris. Convaincu que plusieurs n'étaient incarcérés que par des motifs de vengeance personnelle, je crus devoir aller au Comité réclamer entre autres Thébaud. Je savais que le principal motif de son arrestation était le refus qu'il avait fait à Chaux de lui livrer une partie de sirop qu'il ne lui avait vendue autrement que l'argent sur la balance. Je réclamai aussi Pantin et Fleuriot, d'Ancenis, par la raison que le Tribunal révolutionnaire les avait acquittés juridiquement du fait dont le Comité les accusait. Chaux, Goullin et Grandmaison me répondirent qu'ils étaient de f. nobles et que cela suffisait pour les envoyer à Paris[25]. D'autres arrestations eurent lieu dans les jours qui suivirent. Le long arrêté, signé Grandmaison et Goullin, qui organisa le voyage de ces malheureux, témoigne de l'importance que le Comité attachait à leur éloignement de Nantes. D'après cet arrêté ils devaient être, à leur arrivée à Paris, envoyés à la prison de l'Abbaye, après que le Comité de sûreté générale aurait été prévenu de leur arrivée (art. 4). Ils étaient avertis que s'ils faisaient le moindre mouvement pour s'enfuir, ils seraient fusillés et leurs biens confisqués. Cet ordre sera exécuté irrémissiblement (art. 7)[26]. Carrier approuva cet arrêté, et les Nantais, qui étaient à un certain moment au nombre de cent trente deux, et plus tard un peu plus nombreux, partirent de Nantes le 7 frimaire an II (27 novembre 1793). Par une décision particulière, non comprise dans l'arrêté, on devait, à Oudon, leur enlever leur argent et leurs assignats, et les verser dans la caisse du Commissaire trésorier civil attaché au convoi[27]. Réquisition fut adressée à la municipalité de ne pas délivrer de passeports aux femmes des prisonniers d'Etat, jusqu'à deux décades et plus[28]. Carrier se fera plus tard un mérite d'avoir détruit l'effet de cette réquisition, en autorisant, contre le vœu du Comité, les femmes à accompagner leurs maris dans la route, pour leur fournir tous les secours et l'argent dont ils pourraient avoir besoin dans leur état de détention[29]. Quelques femmes réussirent en effet à obtenir des passeports. Goullin et ses collègues espéraient ne jamais revoir les proscrits, soit qu'ils eussent lieu de penser que ceux-ci seraient massacrés en route, soit que les recommandations au Tribunal Révolutionnaire de Paris dussent assurer leur condamnation par ce tribunal. Goullin et Chaux croyaient si bien qu'ils seraient massacrés, qu'ils disaient ouvertement qu'ils n'iraient point jusqu'à Paris[30]. Il fallut le concours de plusieurs circonstances extraordinaires, pour que cent vingt d'entre eux, que la fatigue et la maladie avaient épargnés, arrivassent à Paris ; car le soin qu'avait eu le Comité de les signaler comme des complices des brigands de la Vendée, les exposait à toutes les violences dans les villes qu'on leur faisait traverser. Si nous les avons indiqués, dit Goullin, comme brigands de la Vendée, c'est que nous regardions plusieurs des accusés comme complices avec ces brigands, et ayant servi même sous leurs étendards[31]. Plusieurs des accusés étaient certainement sympathiques aux Vendéens, mais il y en avait d'autres, et en assez grand nombre, qui avaient combattu les rebelles les armes à la main, et les avaient poursuivis devant les tribunaux. Cette qualification perfide de soldats vendéens les suivit néanmoins jusqu'à Paris. On lit dans un journal, sous le titre : Nouvelles de Paris, du 16 nivôse an II (5 janvier 1794) : Nous avons vu arriver aujourd'hui cent vingt prisonniers faits sur l'armée fanatique de la Vendée. Ils sont actuellement dans les prisons de cette capitale, et l'on s'attend à les voir paraître incessamment au Tribunal Révolutionnaire[32]. On comprend difficilement que Bachelier ait osé soutenir que le Comité avait seulement eu l'intention d'envoyer les Nantais au Comité de sûreté générale pour qu'il en tirât des renseignements précieux. En expédiant les Nantais de la façon qui vient d'être dite, le Comité révolutionnaire faisait tout ce qu'il était en son pouvoir de faire pour leur nuire, et il est certain que le Tribunal Révolutionnaire de Paris devait, dans les intentions du Comité, avoir raison de ceux que les dangers de la route auraient épargnés. Le compte rendu du Comité, du 14 nivôse, le dit en propres termes : Il (le Comité) sentit la nécessité d'obtenir un prompt jugement qui frappât définitivement les auteurs du fédéralisme à Nantes ; en conséquence on arrêta que les Dorvo, etc., iraient rejoindre à Paris les Baco, etc.[33] Goullin, dans sa confrontation avec les Nantais, lorsqu'il déposa comme témoin dans leur procès, prétendit d'ailleurs que la recommandation du Comité, relative aux Nantais, d'expédier promptement, recommandation à laquelle on donnait à tort une signification sinistre, voulait dire seulement qu'il fallait s'occuper promptement du jugement des accusés[34]. Il n'est pas douteux que le retard apporté au renvoi des Nantais devant le Tribunal Révolutionnaire de Paris n'eut pas d'autre cause que l'insuffisance et le défaut de précision des charges de la dénonciation. Fouquier-Tinville[35] voulut donner à son réquisitoire une base plus sérieuse que la lettre adressée par le Comité révolutionnaire de Nantes à celui de la Section Lepelletier à Paris, le 5 pluviôse an II (24 janvier 1794), où se trouvaient des phrases comme celle-ci : Les Nantais, par nous envoyés à Paris, sont de gros coquins, tous marqués du sceau de la réprobation et connus par leurs manœuvres contre-révolutionnaires[36]. A la fin de janvier on crut devoir s'adresser à Carrier pour obtenir des renseignements sur l'affaire, et, ce qui montre bien que celui-ci avait signé de confiance l'arrêté pris par le Comité au moment du départ des Nantais, c'est l'ordre qu'il donna à ce même Comité, le 11 pluviôse an II (30 janvier 1794), de lui envoyer sans délai les motifs des arrestations de tous les individus suspects envoyés à Paris[37]. Carrier se montra patient, car on trouve sur le registre du Comité, un mois plus tard, une mention ainsi conçue : Lettre de Carrier en date du 6 ventôse, qui nous demande les motifs d'arrestation des détenus envoyés à Paris, afin qu'il les transmette de suite à l'accusateur public, qui les réclame à grands cris. Quelques femmes de détenus ayant réussi à se faire délivrer des passeports pour Paris, la présence à Paris de personnes capables de faire découvrir la vérité par leurs sollicitations, sembla un danger qu'il fallait empêcher, et le II germinal an II (31 mars 1794), le Comité écrivait à la Municipalité de Nantes, de ne plus délivrer de passeports aux femmes des détenus de Paris[38]. Les sollicitations de ces femmes les exposaient à tous les périls : Carrier avait, à Paris, menacé l'une d'entre elles de la faire arrêter[39]. Goullin et Chaux, durant un séjour à Paris dont il sera bientôt parlé, avaient eu toutes facilités pour renseigner l'accusateur public, mais ils s'en étaient si peu souciés que, le 27 floréal (16 mai 1794), Fouquier-Tinville attendait encore les documents demandés. Ce jour-là même, en effet, les membres du Comité lui adressaient une lettre qui, résumée dans le Bulletin du Tribunal Révolutionnaire, commence par cette phrase : Nous demander des pièces de conviction contre les Nantais traduits à votre tribunal, des charges plus concluantes, des faits plus précis contre des gens aussi évidemment coupables, c'est vouloir nous réduire à l'impossible, c'est vouloir ralentir les mesures révolutionnaires, etc.[40] Gaullier, membre obscur du Comité, avait signé cette lettre, comme mille autres qui ont pu lui être présentées, dit-il, pour sa défense ; il aurait dû ajouter qu'elle avait été rédigée par Goullin, car le brouillon, beaucoup plus étendu que le texte donné par le Bulletin, en existe encore aux archives départementales, tout entier de la main de ce dernier : À l'Accusateur public du Tribunal Révolutionnaire, à Paris, le Comité révolutionnaire de Nantes. Intrépide Camarade, Les mesures révolutionnaires seules peuvent asseoir la Révolution. Voilà nos principes et, sans doute, les tiens. Exiger des faisceaux de preuves matérielles, contre des gens intimement jugés suspects, c'est vouloir à peu près l'impossible, c'est ne pas se reporter à l'époque désastreuse où nous avons agi, c'est enfin, il nous semble, risquer de ralentir le cours de la Révolution. Eh ! quoi ! quelques faits positifs, beaucoup de bruits publics, des témoins à l'appui, tu ne traites cela que de notes et tu réclames en outre des pièces ! Franchement, nous n'entendons rien à cette distinction. Veuille donc nous éclairer mieux sur l'objet de ta demande. L'art. 3 de la loi du 17 septembre 1793, relative aux gens suspects, porte : Les Comités révolutionnaires sont chargés de donner, chacun dans leur arrondissement, la liste des gens suspects, et de décerner contre eux les mandats d'arrêt. Commis à l'exécution de cette loi, nous en avons rempli le but avec réflexion et fermeté. Avons-nous été au delà en exportant les coupables ? Mais notre excuse est dans notre position. Entourés de brigands, au centre de la plus affreuse des guerres civiles, c'était bien assez d'avoir des traîtres à nos portes, tels furent les motifs qui nous déterminèrent à leur déportation, après avoir pesé les circonstances. Nous avons fait plus ; désirant mettre nos démarches à l'abri de tout soupçon, craignant d'avoir atteint un seul innocent, nous appelâmes hautement la censure de la Société populaire sur nos jugements, et de cet appel au peuple, résulta l'arrêté dont nous t'envoyons copie. Tu y liras que pas une voix n'osa s'élever en faveur de ceux que notre juste discernement avait frappés. Voilà le tableau de notre conduite ; maintenant voici notre avis : Si les preuves citées, et dont tu es dépositaire, paraissent trop vagues au Tribunal Révolutionnaire pour asseoir un jugement certain, les coupables alors rentrent sous la férule de la Société populaire et, dans ce cas, ton devoir, nous le pensons, te prescrit de lui transmettre nos notes, afin quelle puisse prononcer en hâte, et nous débarrasser de cette dégoûtante et minutieuse besogne. Des cent trente-sept proscrits, cent environ, à ce moment, étaient encore vivants ; les autres étaient morts de misère, et Goullin s'indignait des hésitations de Fouquier-Tinville à livrer au bourreau des gens qu'il n'avait pas osé faire juger à Nantes ! Avait-il le pressentiment que ces hommes s'élèveraient un jour contre lui et révèleraient ses crimes ? Quoi qu'il en soit, les atermoiements de Fouquier-Tinville furent le salut des Nantais ; et les efforts de Goullin pour les perdre, n'ont eu d'autre résultat que de procurer à l'accusateur public de Paris la chance inespérée de rencontrer, dans son odieuse carrière, un montagnard plus passionné, plus injuste et plus cruel que lui. Bien d'autres circonstances inconnues seraient à relever dans l'affaire des Nantais ; il y aurait à étudier, notamment, les causes du retour de quelques-uns d'entre eux, qui furent ramenés d'Angers, après avoir réfléchi sur la portée de ces paroles que Naud leur avait adressées la veille de leur départ : C'est aujourd'hui la guerre des gueux contre les riches[41]. Cet incident mériterait de devenir l'objet d'une monographie spéciale ; car je n'ai guère rapporté que les faits qui m'ont paru être directement imputables à Goullin. |
[1] Séance du 5 sept. 1793, Moniteur du 8.
[2] Voir le Compte rendu du Comité révolutionnaire au District, reproduit par Mellinet. La Commune et la Milice de Nantes, t. VIII, p. 399, et registre du Comité, f° 3.
[3] Pouvoirs donnés à Nicolas Davert, pièce signée : Goullin et Chaux, 26e jour du premier mois. Pièce originale. (Archives Nationales, W, 493.)
[4] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 363, et VII, 58.
[5] Procès-verbaux du Comité, du 19 octobre 1793, f° 7. (Archives du Greffe).
[6] Compte rendu du Comité révolutionnaire au district, déjà cité. Mellinet. t. VIII, p. 403.
[7] Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 50.
[8] Procès-verbaux du Comité, f° 15.
[9] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 235, Phelippes, et 240, Naud.
[10] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 340 et 290.
[11] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI. 365.
[12] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 331.
[13] Eod., VI, 240 et 278.
[14] Arrêtés des 30 brumaire et 8 frimaire an II. (Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 51.)
[15] Procès-verbaux du Comité, f° 24 et suiv., signés Goullin, secrétaire.
[16] Procès-verbaux du Comité, f° 24 et suiv., signés Goullin, secrétaire.
[17] Procès-verbaux du Comité.
[18] Déposition de Binet, commandant à Nantes. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, n° 97, 400.
[19] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, n° 98, 402.
[20] Histoire de Nantes, in-8°, 1839, p. 459.
[21] Bulletin du Tribunal révolutionnaire. Déposition de Pierre Fournier, VI, 282.
[22] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 320, — Voir aussi la déposition de Jomard, VI, 350.
[23] Déposition de Sarradin, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 311.
[24] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 326.
[25] Registre des Déclarations, n° 97 (Archives municipales.)
[26] Le texte entier de l'arrêté fait partie des Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 53-55.
[27] Registre du Comité, séance du 6 frimaire an II, 26 novembre 1793 (Archives du Greffe).
[28] Registre du Comité, séance du 7 frimaire an II, 27 novembre 1793 (Archives du Greffe).
[29] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, Procès des Nantais, VI, 93.
[30] Registre des Déclarations, Mainguet, n* 124. — Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, Badeau, 320 ; Bonamy, 298 ; Forget, 294. — Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 20.
[31] Bulletin du Tribunal révolutionnaire. Procès des Cent trente-deux Nantais, VI, 83 (46 erroné).
[32] Courrier Républicain, n° du 17 nivôse an II, p. 27. — On disait à Paris qu'ils seraient fusillés sur le Champ-de-Mars. Beaulieu, Essais historiques sur les causes et les effets de la Révolution française, t. VI, p. 105.
[33] Compte rendu du Comité, La Commune et la Milice de Nantes, VIII, 402. Voir aussi la Déposition de Bachelier, procès des Nantais ; il soutint que les corps administratifs avaient coopéré à la traduction des Nantais au Tribunal Révolutionnaire. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 98. — Le Comité, dit Carrier, parla de les traduire au Tribunal Révolutionnaire (même procès, VI, 93).
[34] Procès des Nantais, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 83.
[35] Procès de Fouquier-Tinville. Histoire parlementaire de la Révolution, de Buchez, XXXIV, 259, 414.
[36] Lettre mentionnée aux débats du procès. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 358 ; lettre infâme, dit Villenave dans son Plaidoyer, p. 44.
[37] Registre du Comité, f° 128.
[38] Second Registre du Comité, f° 18.
[39] Déposition de Mme Pineau du Pavillon, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 294.
[40] Bulletin, VI, 358. — Le brouillon n'est pas daté, et, d'après le Bulletin, cette lettre serait du 19 prairial (7 juin 1794), date évidemment erronée, puisqu'à ce moment le Comité avait assez de se défendre, sans accuser les autres ; la lettre est du 27 floréal (16 mai), puisque, à cette date, on lit sur le procès-verbal du Comité : Lettre à l'accusateur public, à Paris, demandant des pièces et renseignements.
[41] Procès des Nantais, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 98.